Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 206-208).

Un bienfait n’est jamais perdu


Je vivais donc heureux. J’eus la sottise de ne pas le reconnaître ; j’imaginai qu’il me fallait revoir les hommes de ma race. Si du moins j’avais eu de la famille ! Mais point ! Il me restait tout juste un oncle pour qui j’étais moins intéressant qu’un cigare, et un cousin qui m’exécrait. Quant aux amis, je n’en avais eu réellement que deux, — et tous deux étaient morts. Néanmoins, je me persuadai qu’il fallait songer au retour. Et j’y songeais, — mollement. Ce fut la cause qui me fit refaire connaissance avec mes semblables. Un incident y aida. Un jour que je rôdais seul autour de mon domaine, je vis un Nvoummâ couché sur le sol. Cet homme, à mon approche, essaya de se lever et de s’enfuir, mais il était blessé aux jambes : il retomba. Comme la plupart des sauvages, il savait se plier à la fatalité. Puisqu’il ne pouvait se défendre, il se résigna, il attendit, immobile, le coup que j’allais lui porter. Je tâchai de lui faire comprendre, à l’aide de signes, que je ne lui voulais aucun mal. Comme j’avais beaucoup pratiqué cette sorte de langage, je parvins à lui inspirer un peu de confiance. Petit, comme tous les hommes de sa race, et très grêle, il ne devait guère peser plus qu’un enfant. Je m’en convainquis en le soulevant ; je le transportai au bord d’un ruisseau où je le fis boire, et où je le pansai avec quelques feuilles aromatiques. Ensuite, je le repris dans mes bras et, suivant ses gestes, je le portai dans la direction du nord où se trouvait sans doute son village. Le hasard nous favorisa : en route, nous aperçûmes, venant dans notre direction, des hommes de sa tribu. Il les héla, tandis que je leur faisais signe : saisis de stupeur, et sans doute de crainte, ils s’arrêtèrent. Je ne m’amusai pas à essayer de les rassurer ; ma tâche étant finie, je déposai mon fardeau dans les herbes et m’éloignai à grands pas. Je ne pensais pas que le blessé se souviendrait de moi. Mais il faut croire que les Nvoummâ sont reconnaissants, car ce petit homme, dès qu’il fut guéri, n’eut pas de cesse qu’il ne m’eût rencontré et, avec une confiance absolue, une confiance de sauvage, il vint se jeter à mes pieds un après-midi que je pérégrinais dans la prairie. Je le revis assez souvent pour apprendre sa langue, — une des langues les plus rudimentaires qui soient, car, plus mimique que parlée, elle comporte une cinquantaine de termes.