Le Lion
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 209-218).

Une séparation qui ne pouvait durer


Il arriva que tantôt l’un, tantôt l’autre de ses compagnons de clan le suivirent, d’abord à distance, puis de près. Ces relations se resserrèrent ; je devins un ami de tout le village, ou plutôt un fétiche — car ces gens ne purent jamais considérer comme leur égal le grand individu pâle qui vivait avec les lions. Ma réputation se répandit à travers toute la race, si bien que je recevais des nouvelles de pays assez lointains. C’est ainsi que la rumeur publique me vint apprendre qu’une caravane, guidée par des hommes pâles, avait fait son apparition de l’autre côté de la forêt, le long du fleuve Oumgo. Quoique je me crusse décidé à retourner en Europe, je passai plusieurs jours dans une incertitude mélancolique. Maintenant que j’allais pouvoir le quitter, je sentais combien mon grand lion m’était devenu cher : j’espère ne scandaliser personne en disant que, en dehors de ma mère et de mon père, je n’avais eu autant d’affection pour aucune créature. Je souffrais véritablement à l’idée de l’abandonner ; je savais que je souffrirais plus encore lorsque je ne le verrais plus. Puis je m’étais profondément attaché à cette terre. Si encore j’avais pu emmener mon fauve camarade ! Hélas ! c’était impossible ; c’eût été une cruauté et une trahison. Néanmoins une force impérieuse me dominait — où, plus que le désir de revoir mon pays, je découvrais je ne sais quel sentiment du devoir. À la fin, je me décidai. Je partis, les larmes aux yeux, un matin, alors que le lion dormait. Pendant dix jours, je marchai à travers la contrée d’arbres ; je ne découvris pas trace de caravane. Le onzième jour, je trouvai une pirogue abandonnée, et je pensai que je gagnerais du chemin en m’y embarquant. Le courant était assez rapide quoique égal. Je naviguai une demi-journée sans incident notable. Mais dans l’après-midi, comme je contournais un îlot, j’entendis le rugissement d’un lion. Je me tournai. Ma stupeur et mon émotion furent extrêmes lorsque j’aperçus Saïd : je l’eusse reconnu au milieu d’un peuple de lions, tellement chacune de ses formes, chacun de ses mouvements m’étaient familiers. D’où venait-il ? Comment avait-il joint ma trace, comment savait-il que j’étais sur le bateau — ce sont là les mystères de l’instinct, plus insondables pour nous que ceux de l’intelligence. Il bondissait sur la rive, il s’efforçait de gagner l’embarcation de vitesse. Il y réussit aisément, quoique la rapidité du courant fût extrême. Mais comme tous ses congénères, il ne pouvait tenir longtemps la course, à cause de la flexibilité de son épine dorsale. Bientôt la distance resta stationnaire, puis elle augmenta.

Je ne sais quel sentiment m’empêcha de suivre tout de suite l’élan d’affection et d’attendrissement qui me commandait d’atterrir ; sans doute cette force d’inertie qui nous oblige à poursuivre les choses commencées, et qui est plus forte encore chez les hommes d’action que chez les autres. Saïd poussa un rugissement si prolongé et si lamentable que je ne pus m’empêcher d’y répondre par notre cri de ralliement. Comme le canot m’emportait, il éleva des clameurs nouvelles, et brusquement il se jeta à l’eau, il essaya de me rejoindre à la nage… Je n’hésitai plus ; je me dirigeai vers la rive. Et je vous assure que la minute où Saïd se lança sur moi, au risque de m’écraser, et où sa langue râpeuse caressa mon visage, fut égale en émotion aux minutes les plus saisissantes de ma vie.


Cependant je ne voulus pas retourner dans notre forêt. L’Occident et le Nord m’attiraient invinciblement. Saïd me suivit d’abord avec une vive répugnance. À la longue, il s’accoutuma à l’existence nomade. Nous voyageâmes, tantôt par d’affreuses solitudes, tantôt par la forêt et tantôt contournant des villages nègres. Comme nous marchions presque toujours de nuit, nos risques étaient de beaucoup diminués : les nègres ne sont pas, en général, des chasseurs nocturnes. De plus, dans les ténèbres, l’instinct de mon compagnon déployait ses ressources ; moi-même, j’avais fortement développé mes sens et mon intuition pendant nos randonnées.

Une nuit, nous étions à la recherche d’un abreuvoir. Comme nous n’avions rien bu depuis quinze heures, notre soif était vive. Saïd explorait la lande d’un air morose. Une demi-lune cuivreuse descendait parmi les constellations.

La solitude élevait ses voix sinistres. On sentait partout la terreur et la férocité. La vie m’apparaissait dans les pénombres comme un perpétuel mensonge, comme un piège sans fin. Aucune bête qui n’eût la préoccupation de tromper sur sa présence, — l’une pour fuir la dent et la griffe, pour éviter d’être engloutie, toute palpitante encore, l’autre pour capturer la chair et le sang dont elle tissait ses muscles. Malgré le voisinage de Saïd, le frisson de la mort me passait parfois sur l’échine : il suffisait de si peu pour anéantir ma chétive structure… Nous avancions cependant ; la soif nous tourmentait davantage ; et je commençais à m’énerver, lorsque Saïd poussa un rauquement joyeux. Je le connaissais assez pour savoir que l’eau devait être proche. Elle ne tarda pas à paraître. C’était, parmi des palmiers, une petite nappe qui vacillait faiblement. La source, à peine jaillie de terre, y rentrait par une fissure. À notre arrivée, un sanglier grogna et s’enfuit ; une panthère bondit parmi les feuillages ; des chacals s’écartèrent. Je m’avançais dans l’ombre de Saïd, participant de sa force et de son dédain. Nous buvions sans hâte, dans une sécurité profonde, lorsqu’un rugissement se fit entendre. Et nous sentîmes que nous n’étions plus les maîtres de la solitude. Celui qui jetait, là-bas, sa menace à travers l’étendue, était un dominateur des forêts, des brousses et des sables. Mon grand lion s’était dressé. Ses yeux luirent, globes de béryl trempés de phosphore ; la peau de son visage houla, et sa crinière frissonnait ainsi qu’une onde. Un second rugissement ébranla l’espace ; Saïd, de toute son énergie, y répondit. Ce fut une minute des vieux âges, alors que l’homme était encore une créature négligeable. Comme firent, pendant les millénaires, nos ancêtres, c’est aux arbres que je songeai pour conjurer le péril : je réussis à me hisser sur un palmier avant que l’ennemi apparût. Quoique l’épouvante fût encore au fond de mes os, déjà une curiosité sauvage m’envahissait. Qui ne garde au fond de soi quelque chose de cette âme qui précipitait les Romains vers le cirque ? Ce n’est pas seulement, comme on l’a si souvent prétendu, de la férocité ; il s’y mêle un instinct longtemps indispensable, une admiration et une curiosité de la force, qui n’ont pas pour principe la cruauté, mais plutôt l’amour de la vie, de la vie magnifiée et courageuse. En écoutant rugir mes deux lions, je ne pensais ni au sang ni aux souffrances : je sentais la beauté des grands fauves et que cette beauté n’aurait pu naître sans lutte… Comme je rêvais ainsi, un pas où l’on percevait ensemble la force d’une structure massive et la légèreté de muscles flexibles, commença de s’entendre. Les herbes sifflèrent, le sol craqua ; je vis surgir un lion noir dans un rai de lune. C’était un félin trapu, à l’aise dans sa fourrure sableuse, moins haut que Saïd, avec une rude crinière semée d’ombre. Devant la stature et la face menaçante du rival, il s’arrêta. Tous deux se considérèrent, avec la patience et la ruse de leur race. Le sentiment de n’être pas sur son territoire de chasse faisait hésiter Saïd. Il attendait l’attaque au lieu de la mener. Le lion noir, au contraire, avait l’impression d’un droit ; il en tirait certaine confiance. Il recula plusieurs fois, ploya sur ses pattes musculeuses et bondit. Saïd ne reçut pas directement l’assaut, son instinct connaissait trop bien le désavantage de l’immobilité. Il se jeta sur le côté et tenta de saisir le flanc de l’antagoniste. Mais le lion noir se tourna à temps ; les griffes se rencontrèrent. Mêlée impétueuse et colossale ! Je vis tournoyer ces vastes structures, étinceler les crocs en poignards et s’emmêler les crinières. Les blessures béèrent, le sang ruissela. Attaqué de liane, Saïd fléchit vers la source, et dut rompre le contact. Je crus que la bête sombre et trapue allait l’emporter sur le grand lion jaune. Mais d’un mouvement vertigineux, mon compagnon reprit l’attaque. Le lion noir fléchit, ses pattes s’embrouillèrent, des mâchoires implacables lui ouvrirent la gorge ; deux coups de griffe firent jaillir les entrailles. Ce fut une agonie retentissante. La voix du lion noir roula comme le tonnerre sur les nuées ; puis, ce fut le grondement d’une cataracte ; puis, un halètement sourd tandis que Saïd continuait à déchirer les muscles, à disjoindre les os et transpercer les entrailles…

Les blessures de mon lion, plus larges que profondes, guérirent assez rapidement. Après quelques semaines, il n’y paraissait plus. Nous continuâmes notre voyage, sans qu’il nous arrivât rien de notable, jusqu’à l’aventure de la caravane.