Société de la Revue Le Feu (p. 121-131).



VI



NIOBÉ


Seigneur, quel est leur nom ? Seigneur, quel est leur âge ?
          Vous ne répondez pas.
Ils sont morts. Mais la mort est-elle sans partage ?
          Lorsque l’été viendra

Que faudra-t-il répondre à ces femmes lointaines
          Qui, de l’aube à la nuit,
Du seuil de leur maison, en dévidant la laine,
          Depuis des mois, depuis


Toujours, ne savent rien de leur fils ? Cette terre
          Sur laquelle, Seigneur,
Je me penche que contient-elle ? Sous ces pierres
          Je sens bouger des cœurs.

Remuons le charnier ; il faut tout reconnaître.
          Elles veulent savoir.
Pitié ! Voyez, Seigneur, ces femmes aux fenêtres
          Dans leurs vêtements noirs,

Qui demandent l’endroit de l’espace où reposent
          Ceux qu’elles ont perdus !
Seigneur, il faut creuser parmi ces tombes closes
          Et ces murs abattus,

Écarteler la boue, interroger la cendre.
          Les morts ont un pays.
Seigneur, portez la voix qui doit se faire entendre
          De ces ensevelis !



 

Ô ma mère, mes yeux qui sont baignés d’argile
Te voient. Je suis couché près d’un cyprès. La ville
De Charmes-sur-Moselle est en face de moi.
Au jour de la Toussaint, pour que je n’aie plus froid,
Les filles m’ont couvert des bouquets de la plaine.
Je repose. Le vent qui cerne les fontaines
Et monte le plateau me berce doucement.
Ma tête est sur mon sac et Dieu garde mon camp.
Je suis tombé dans un combat, à Rozelieures,
Dans les Vosges… Ne pleure pas ou, si tu pleures,

Que ce soit d’un orgueil tranquille et bienheureux.
Ma mère, la Patrie est un champ rouge et bleu
Qu’avec le grain des forts il faut qu’on ensemence.
Dans la terre des morts je suis du blé de France ;
De mon sang répandu je nourris la moisson.
Prends ton rouet, ma mère, et relève ton front.
À tes côtés comprends que mon ombre travaille,
Que je suis appuyé sur ton cœur qui tressaille ;
En étant séparés nous sommes réunis.
Ne vends pas la maison qui regarde au midi
La vigne et l’olivier ; mon âme la visite.
Que t’importe ma mort puisque je ressuscite
Puisqu’un laurier en main, passant l’éternité,
Je retrouve un chemin que je n’ai pas quitté.



 

Niobé ! Niobé ! devant ta grange ouverte
          Que fais-tu ? Le soleil est haut
Dans le ciel. Sur le puits pèse une cruche verte
          Qui ruisselle de gouttes d’eau.

Un voyageur est-il annoncé sur la route ?
          Niobé, qui vient se louer ?
Les hommes sont partis et les femmes sont toutes,
          De leurs beaux cheveux dénoués,


À s’essuyer les yeux. Il a plu. Rien sur l’aire.
          La vigne a crevé ses raisins.
Que fais-tu, Niobé, dans cette âpre lumière
          Qui monte et descend les chemins ?

L’huile et le vin n’empliront pas tes douze jarres
          Lorsque l’hiver sera venu.
Plus de laine aux troupeaux ; les vergers sont avares,
          Le vent passe sur un corps nu.

Dans ce printemps gercé la neige s’accumule.
          As-tu, Niobé, des sarments ?
L’âtre sent la misère et la flamme recule,
          La pierre de l’évier se fend.

Prends ton châle de l’Inde et vide tes armoires.
          Je vais atteler les chevaux.
Fuyons ! Tout est maudit. Compte tes robes noires ;
          Ce pays n’est plus qu’un tombeau.



 

Roulier, à l’horizon, vois-tu ces ailes d’or ?
La Victoire descend et la terre est moins nue.
Si les bras des vivants sont trop faibles, les morts
Avec la main de Dieu conduiront les charrues.



 

Au pied des oliviers, tendrement maternelles,
          Le sein lourd, les yeux clos,
Les femmes, dans leurs bras, serrent l’aube nouvelle.
          De la mer à la Crau

Le ciel est un manteau de thym et de verveine.
          Sur le Rhône reprend
Le chant des bateliers. Du sommet de la plaine
          Le berger qui descend


Mène avec son troupeau des manades d’étoiles.
          Le temps est revenu
De l’amour. Il fait chaud dans les robes de toile.
          Les chemins sont vêtus

De ruches. Tout l’azur est constellé d’abeilles.
          Le vent sur Montmajour
Bat les cloches. Sous les mûriers et sous les treilles
          Résonnent, tour à tour,

Le pas des fiancés et le vol des palombes.
          Le dieu du Rhin s’est tu.
Entre les beaux cyprès les blés couvrent les tombes.
De trop se souvenir on ne se souvient plus.



En Lorraine et en Provence
1914-1917.