Le Laurier noir/III/Reflets dans la Nuit

Société de la Revue Le Feu (p. 57-60).

REFLETS DANS LA NUIT


Éternité, comme tu pèses sur ma porte !
          De mes yeux sans sommeil
Je creuse l’horizon que quatre murs supportent.
          J’ai marché. Le soleil

Des Vosges m’a livré l’éclat de sa misère ;
          Maintenant c’est la nuit.
Dans la chambre, où le vent rôde sur mes paupières,
          Je me glisse sans bruit


Vers les pauvres reflets de mon pélerinage.
          Je reprends, lentement,
La route défoncée où les tristes villages,
          Entre des arbres blancs,

Cahotent dans les murs écroulés et la cendre.
          Ce matin, d’un roulier
J’ai repris la charrette étroite pour me rendre
          Près de Moyen-Moutiers.

Il pleuvait. L’homme avait rabattu la capote,
          Il me montrait du poing,
Sur la plaine éventrée, la haine qui clapote
          Et ne se tarit point.

Le cheval nous traînait dans une boue épaisse.
          Au penchant d’un hameau
Le roulier dit : « Ces champs sont couverts de jeunesse »,
          Et je vis des tombeaux.

En chantant, des soldats du train des équipages
          Passèrent près de nous.
Leur fourgon ruisselait et des brins de fourrage
          S’accrochaient aux cailloux.


La Meurthe s’en allait de bourgade en bourgade.
          Les maisons d’Étival
Apparurent au loin et devant la brigade
          S’arrêta le cheval.

Ô mon frère, égaré dans le mouvant espace
          Qui borde les combats,
Dans le vent, sous la pluie incessante et vorace,
          Qu’ils étaient beaux nos bras

S’enlaçant, longuement, quand nous nous retrouvâmes !
          J’étais la voix d’amour
Qui gravit les sommets quand tu restais la flamme
          Qui l’entretient toujours.

Images du pays que nos cœurs effeuillèrent !
          Au ciel tremblait midi.
Nous parlâmes des jours auprès de notre mère
          Et puis je repartis.

Mon chemin s’enfonça dans un nouveau silence.
          L’âme des peupliers
Sanglotait sous le ciel des frontières de France,
          Et toujours le roulier


Étendait son poing lourd contre le paysage.
          Une femme passa
Qui pleurait. Des chasseurs couraient vers un village.
          Un aigle s’élança

De la montagne en deuil sur le sang de la plaine.
          La monotone ardeur
Des canons reprenait. Aux vasques des fontaines
          L’eau se changeait en pleurs.

Éternité, comme tu pèses sur ma porte
          Et mon recueillement !
Je creuse l’horizon que quatre murs supportent
Et je sens, contre moi, les morts et les vivants.