Le Laurier noir/II/Le Départ

Société de la Revue Le Feu (p. 17-22).



II



LE DÉPART


Vide ton verre et pars ! Le goût du vin de France
          Doit te porter bonheur.
Comme ta mère est vieille et comme ton absence
          Est déjà sur son cœur !

Regarde ta maison dans les pins. C’est pour elle
          Que tu quittes, ce soir,
La faux et la charrue. Ô la route éternelle
          Entre les lauriers noirs !


Lourdement le tocsin sonne sur les villages.
          Les femmes en cheveux
Sont sur leur porte. Un vieux parle de son courage,
          La terre pense à Dieu.

Ton sac est sur ton dos posé comme une gerbe,
          Voici l’aire, le puits,
Le banc sous le mûrier et dans l’éclat de l’herbe
          Les corbeilles de fruits.

Le soleil s’est couché. Tu marches… Des lumières
          Contre les volets verts
S’appuient. Qui dormira cette nuit ? Le mystère
          Plane sur l’univers.

Une torche à la main, Bellone, sur la plaine,
          Court entre les troupeaux.
On entend les rouets pleurer sur les fontaines.
Tremperas-tu tes mains dans le sang des ruisseaux ?




Les trains sifflent. Les feux éclairés des machines
Creusent l’obscurité. Brillants, les rails cheminent

Entre un entassement de pierre et de charbon,
Un cheval, lourdement, fait rouler un wagon.
Sur les quais, des soldats chantent La Marseillaise.
Comme un gouffre béant et comme une fournaise
La gare, sans lumière, emporte dans la nuit
Les troupes. Les drapeaux, serrés dans leur étui,
Regardent l’horizon qui déploiera leur flamme.
Des enfants accrochés à des jupes de femmes
Fixent de leurs grands yeux la voûte des tunnels.
Une épouse aux flancs lourds interroge le ciel :
« Verra-t-il la moisson que dans mon sein je porte ? »
Un hangar… un fourgon… Un homme ouvre une porte,
Et, dans la nuit, surgit un visage d’acier.
On pousse les canons sur le corps des madriers.
Un tumulte de fer court vers le paysage.
Ô Seigneur, protégez de David le courage
Pour qu’il puisse revoir au retour des combats,
Cette plaine dans l’ombre et ce fils dans ces bras.




Ma fenêtre est ouverte au bord d’un grand silence.
          Je songe à mes amis :
Sur les routes de l’Est leur cortège s’avance…
          Seigneur, suis-je maudit


Que vous n’ayez jeté dans mes mains immobiles
          Le glaive et le laurier ?
Je suis seul et mon cœur au courage stérile
          Pleure, sacrifié.

Mes yeux que le destin dépouille de lumière
          Ne sont pas assez morts.
Seigneur, comblez ma nuit si l’éclat de la guerre
          Doit enchaîner mon corps.