Léger Brousseau, imprimeur (p. 1-7).

UNE FABLE

I


M. Fréchette m’adresse dans la Patrie, en ma qualité de premier souffleur dans la troupe Baillairgé, une fable, qu’il a fait signer par son cornac, le propriétaire du National, et dans laquelle le lauréat se compare, avec sa modestie bien connue, à un chêne qui dresse ses rameaux dans l’espace, etc.

Ce roi de la forêt artistique me rappelle un autre chêne auquel M. Fréchette comparait un vénérable prêtre du diocèse de Trois-Rivières dans une poésie de circonstance qui a paru dans L’Électeur du 19 août 1890.

Aussi, rien d’étonnant que ce dernier chêne me revienne à la mémoire : il est le cousin germain d’un arbre — l’Érable — que j’ai cultivé avec sollicitude et fait connaître aux lecteurs du Monde le 16 janvier 1889.

Quelques citations, pour comparer, feront comprendre mieux qu’une colonne d’explications les liens d’affinité qui unissent les deux géants dont je veux parler :


CHAPMAN


Il est plein de sève et de force ;
L’ouragan ne peut le plier ;
Pourtant les fibres de son torse
Sont aussi souples que l’acier.


FRÉCHETTE


La sève des puissants filtrait sous son écorce ;
Pourtant, pendant la rafale ébranlait ses arceaux,
Le vieux géant n’avait — suave dans sa force
Que des murmures doux comme un chant de berceaux.


CHAPMAN


Il peut protéger de son ombre
Le troupeau le plus populeux ;
En été, des oiseaux sans nombre
Chantent sur son front onduleux.


FRÉCHETTE


Sous ses rameaux touffus flottaient des ombres douces ;
Et quand midi flambait, largement abrité,
Maint troupeau, sommeillant dans la fraîcheur des mousses,
Sous sa voûte oubliait les ardeurs de l’été.


CHAPMAN

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les oiseaux s’en viennent en foule
Saluer ses beaux rameaux verts,
Et, dans l’ombre qu’il leur déroule,
Jusqu’au soir lui disent des vers.


FRÉCHETTE


Tous les petits oiseaux l’aimaient ; sous sa feuillée,
Grives et rossignols, mésanges et pinsons,
Penchés au bord des nids, de l’aube à la veillée,
Lui payaient leur écot en joyeuses chansons.


CHAPMAN


Il est bon autant que robuste ;
Il berce au vent le nid moelleux,
Et dépouille sa tête auguste
Pour couvrir le gazon frileux.


FRÉCHETTE


Et le grand chêne, droit comme un vieillard auguste,
La tête dans l’azur, les bras au firmament,
Semblait sourire au ciel qui l’avait fait robuste,
Et bénir le Très-Haut de l’avoir fait élément.


La seule différence qu’il y a ici, n’est-ce pas ? c’est que mon érable est bon, et que le chêne de M. Fréchette est… clément.

Au reste, les citations que je viens de faire sautent assez aux yeux pour se passer de commentaires.

Je ferai cependant remarquer en passant que M. Fréchette ne fait pas une comparaison juste quand il dit que le grand chêne était droit comme un vieillard auguste.

En effet, on peut bien comparer un homme, resté droit malgré le grand âge, à un chêne ; mais on ne peut comparer avec justesse un arbre à un vieillard qui, bien qu’auguste, peut être affreusement courbé.

II


Le chêne de la fable de M. Fréchette — avec lequel sa modestie s’est vue forcée de s’identifier — me rappelle encore un autre chêne qui, comme tous les chênes, porte des glands, — dont sont très friands les pourceaux, — le chêne du lauréat dis-je, me remet à l’esprit une bucolique que M. Fréchette publiait, à la date du 7 septembre 1871, à la page 431 de l’Opinion Publique, et dans laquelle figurent avec avantage deux compagnons de saint Antoine.

Cette poésie, qui portait le titre de Souvenirs de jeunesse, se lisait ainsi :


C’était un lieu charmant, une roche isolée,
Seule, perdue au loin dans la bruyère en fleur.
La ronce y rougissait, et le merle siffleur
Y jetait les éclats de sa note perlée.

C’était, un lieu charmant. Là, quand les feux du soir
Estompaient l’horizon d’une lueur mourante,
En écartant du pied la luzerne odorante,
Tout rêveurs, elle et moi, nous allions nous asseoir.

Ce qui se disait là d’ineffablement tendre,
Nul langage ici-bas ne peut le répéter ;
La brise se taisait comme pour écouter ;
Des fauvettes, tout près, se penchaient pour entendre.

Propos interrompus, sourires épiés,
Ces serrements de cœur que j’éprouvais près d’elle,
Je me rappelle tout, jusqu’à mon chien fidèle
Dont la hanche servait de coussin pour ses pieds.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’y retournai quinze ans plus tard. La folle avoine


De tons fades avait jauni le champ vermeil,
Et sur la roche, hélas ! sommeillaient au soleil
Deux compagnons de saint Antoine.

Quelle profanation !

Et dire que cette monstruosité est d’un Canadien, qu’elle est passée inaperçue, qu’elle n’a pas tué du coup M. Fréchette sous le poids du ridicule et du mépris !

Peut-on s’étonner, après cela, que notre public n’ait pas remarqué les vols que le Bon Combat signale depuis quelque temps, et qui prouvent clairement que notre lauréat n’est qu’un audacieux plagiaire ?

Oui, c’est M. Fréchette qui, à l’âge de trente-deux ans, a eu l’imagination, le jugement, la fierté, et surtout la dignité de mettre des compagnons de saint Antoine là où les fauvettes se penchaient pour écouter ce qui se disait d’ineffablement tendre entre lui et son adorée.

Oui, mes chères lectrices, c’est M. Fréchette, que votre imagination vous faisait voir comme un poète, un chercheur d’idéal, qui a trouvé sur la roche perdue au loin dans la bruyère en fleur deux pourceaux pour l’y remplacer avec celle à qui il avait murmuré, peut-être à genoux, le mot le plus suave que des lèvres puissent adresser à la créature comme à Dieu même : — Je t’aime !

M. Fréchette, en volant Victor Hugo, a écrit dans ses Oiseaux de neige :


Et puis il faut monter pour aller jusqu’à toi.


Assurément, je ne puis aujourd’hui répéter à M. Fréchette ce qu’il disait au lac de Belœil, qu’il confondait avec l’Arc de Triomphe, car il ne faut guère s’élever pour aller jusqu’à lui.

La tâche que l’on s’impose en s’occupant de M. Fréchette comme littérateur est certainement peu enviable. Soit ! Mais je l’accomplirai, cette tâche, pour venger tous les écrivains canadiens que le lauréat, a toujours essayé d’écraser de toute la hauteur de sa réputation usurpée. Et quand le Bon Combat aura fini de fustiger le chêne Fréchette, qu’il lui aura fait tomber tous ses glands, c’est-à-dire ceux de Victor Hugo & Cie, je prendrai, à mon tour, la gaule, je lui ferai choir jusqu’à sa dernière feuille, j’en ferai un tronc qui ressemblera à ceux de ces arbres que les vers ont mangés et que l’on dédaigne parce qu’ils ne peuvent plus servir même comme combustible.


III


Pour donner aux littérateurs canadiens, que le chêne de la Patrie a toujours voulu cacher de sa frondaison d’emprunt, un avant-goût de ce que je pourrai leur révéler quand le Bon Combat m’aura passé la gaule, je vais comparer deux strophes des Foins d’André Theuriet avec une dizaine de vers de Première moisson de M. Fréchette :


THEURIET


Au clair appel du coq chantant sur son perchoir,
Les faucheurs se sont mis à l’œuvre, et la prairie
Dans la blanche rosée a déjà laissé choir,
Derrière eux, un long pan de sa robe fleurie.


FRÉCHETTE


Et, sous l’effort commun, le sol transfiguré
Laisse choir tout un pan de son manteau doré.


THEURIET


Les bruissantes faux, vibrant à l’unisson,
Ouvrent dans l’herbe mûre une large tranchée ;
Deux robustes faneurs, là-bas, fille et garçon,
Retournent au soleil l’odorante jonchée.


FRÉCHETTE


La javelle, où bruit un essaim de grillons,
S’entasse en rangs pressés au revers des sillons
Dont le creux disparaît sous l’épaisse jonchée ;
Chaque travailleur s’ouvre une large tranchée.


Toute la différence qu’il y a encore ici, c’est que Theuriet a le foin, et M. Fréchette la… paille.

D’après ce qu’on vient de voir, le foin doit assurément, même en poésie, avoir plus de prix que la paille… volée.

Une autre fable, M. Fréchette !