Le Lauréat/Le dédain d’un plagiaire

Léger Brousseau, imprimeur (p. 9-17).


LE DÉDAIN D’UN PLAGIAIRE



Je détache de la dernière lettre de M. Fréchette à M. Baillairgé la perle que voici :

Une toute petite remarque, monsieur l’abbé : vous croyez m’humilier en disant que j’imite Victor Hugo et Lamartine ; je vous avouerai que j’aime mieux imiter ces grands maîtres qui ont alimenté la littérature du siècle, que de signer du Chapman.

Sans doute, M. Fréchette aurait pu encore, il y a à peine quelques mois, faire gober ce qui précède aux trois quarts des lecteurs du National, qui sont peut-être loin d’être des critiques ; mais depuis que le Bon Combat a démontré par des comparaisons foudroyantes que l’auteur des Fleurs boréales a plagié, à plume que veux-tu, Victor Hugo, Lamartine, Musset, Leconte de Lisle, François Coppée, Crémazie, et jusqu’à son frère Achille, tout ce qu’il peut écrire aujourd’hui ne fait — selon une expression qu’il a dû voler à Rabelais ou à Paul-Louis Courrier — pas plus d’effet sur l’abonné qu’une goutte d’eau sur l’aile d’un canard.

Bien plus, quand j’aurai fait le triage complet des vers qui appartiennent au lauréat parmi ceux qui ne lui appartiennent pas, quand j’aurai fait voir dans les Fleurs boréales, la Légende d’un peuple et les Feuilles volantes tous les grossiers pastiches, toutes les pièces mal charpentées, tous les rabâchages, tous les lieux communs, tous les clairs de lune, tous les contresens et toutes les gaucheries qui s’y trouvent, je défierai alors M. Fréchette de trouver un écrivain canadien de quelque valeur qui veuille signer sa moins mauvaise pièce.

En attendant, certain qu’un tout petit article de l’Étendard, publié à la date du 23 janvier 1884, sous la signature de Perse, va surabondamment prouver que M. Fréchette n’a pas toujours fait fi du Chapman, et que ce n’est pas d’hier qu’il en plagie, je me hâte de citer le journal en question, qui — par parenthèse — m’était alors très hostile :

M. Chapman, de la Patrie, a publié, à l’occasion du jour de l’an, deux sonnets dans lesquels il décrit les joies et les souffrances de l’hiver.

Ces sonnets sont bien pâles, et cependant M. Fréchette les a trouvés tellement bons, qu’il les a imités, sinon copiés, dans une pièce de vers qu’il vient de publier dans le dernier numéro du Journal du Dimanche.

Plagier Larousse, passe encore ; mais en être réduit à plagier M. Chapman, c’est désolant pour le poète-lauréat.

Pour prouver que M. Fréchette a bien plagié M. Chapman, je cite les sonnets de celui-ci et les vers que le Journal du Dimanche a publiés.

Ses citations faites, Perse ajoutait :

Comme vous voyez par les italiques, M. Fréchette a emprunté à M. Chapman ses idées, ses vers, ses mots et jusqu’à ses rimes.

Y a-t-il eu entente entre les deux poètes ? Est-il convenu que M. Chapman empruntera à M. Fréchette ses idées, ses vers, ses mots et ses rimes dans la prochaine poésie qu’il publiera ?

Je l’ignore. Mais toujours est-il que cet échange serait bien aussi drôle que l’échange que la Patrie et la Minerve font depuis quelque temps de leurs caractères.

Avant de faire comparer les vers de M. Fréchette avec les miens, je ferai remarquer — avec une modestie moins connue que celle du chêne de la Patrie — que je n’ai pas jugé mes sonnets, Joies et souffrances d’hiver, dignes de figurer dans mes Feuilles d’Érable tandis que le Bonhomme Hiver s’étale crânement dans les Feuilles volantes, où le lauréat a eu le soin, par exemple, pour faire disparaître un peu les traces de son plagiat, de ne pas rééditer la dernière partie de la pièce en question.

Cela dit, je laisse les deux poètes parler alternativement, me contentant d’indiquer çà et là les endroits où le Maître semble avoir eu un peu plus ou un peu moins d’admiration pour son disciple.


CHAPMAN

Le ciel est radieux ; le soleil de janvier
Fait miroiter au loin les coteaux pittoresques
Où de joyeux essaims d’enfants chevaleresques
Glissent sur leurs traîneaux prompts comme l’épervier.


FRÉCHETTE

Quand le soleil luit, la neige est coquette ;
Mol et lumineux, son tapis attend
Le groupe rieur qui sur la raquette
Au flanc des coteaux chemine en chantant.


Le Maître avait cru qu’en mettant sur les coteaux des raquettes au lieu de traîneaux il cacherait son jeu. Malheureusement le jeu a tourné contre lui, à cause de mes yeux de lynx, pour parler comme M. Fréchette.

Mais reprenons nos citations des vers du Maître et du disciple :


CHAPMAN

Sur le cristal glacé des fleuves gigantesques,
Les patineurs, montés sur leurs lames d’acier,
Tracent en tournoyant de folles arabesques,
Ou luttent de vitesse avec quelque coursier,


FRÉCHETTE

Dans les soirs sereins, l’astre noctambule
Plaque vaguement d’un reflet d’acier
La clochette d’or qui tintinnabule
Au harnais d’argent du fringant coursier.


Je vous avouerai, Maître, qu’ici vous ne m’avez pas volé d’idées, et que vous vous êtes contenté de me subtiliser deux rimes.

Je me permettrai, toutefois, de répéter mon dernier quatrain, pour voir si je ne pourrais pas trouver par cette répétition quelque chose de plus grave contre vous :


CHAPMAN

Sur le cristal glacé des fleuves gigantesques,
Les patineurs, montés sur leurs lames d’acier,
Tracent en tournoyant de folles arabesques,
Ou luttent de vitesse avec quelque coursier.


FRÉCHETTE

Au feu du soleil ou des girandoles,
Emportée au vol de son patin clair,
Mainte patineuse, en ses courses folles,
Sylphe gracieux, fuit comme l’éclair.


Ah ! par exemple, ici, Maître, c’est effrayant comme vous m’avez tailladé ! La patineuse pour les patineurs, les courses folles pour les folles arabesques…

Un peu plus, et vous enleviez le… morceau.

Et puis, comme l’éclair, c’est vieux, ça, M. Fréchette. La rue Saut-au-Matelot est d’hier à côté de ce lieu commun-là.

À part cela, vous rabâchez, Maître, vous rabâchez, attendu que vous avez déjà dit dans Janvier des Oiseaux de neige :


Dans les salons ambrés, nouveaux temples d’idoles,
Aux accords de l’orchestre, au feu des girandoles.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


La promeneuse, loin de son boudoir tépide,
Bravant sous les peaux d’ours les morsures de l’air,
Au son des grelots d’or de son cheval rapide,
À nos yeux éblouis passe comme un éclair.


En tout cas, j’aime mieux votre patineuse que votre promeneuse, parce qu’en faisant passer celle-ci comme un éclair, vous dites, Maître, quelque chose qui frise les vérités de M. de La Palisse, puisque son cheval est rapide.

Mais tous ces commentaires retardent inutilement les citations, et je prends la ferme résolution de n’en plus faire.

Au demeurant, ai-je besoin de mettre plus en relief les escroqueries de M. Fréchette ? J’ai été volé comme dans un bois.

Reprenons donc le fil de nos comparaisons, et suivons-le sans nous arrêter un seul instant :


CHAPMAN

Au théâtre, le soir, chaque stalle est garnie,
Et la foule, l’oreille ouverte à l’harmonie,
Des saint enivrements boit les flots parfumés,

Pendant que, dans le bal, la valse étourdissante
Sur le parquet baigné de flamme éblouissante
Emporte dans ses bras bien des couples…


FRÉCHETTE

Un rayon, là-bas, aux vitres rougeoie ;
L’on entend des sons d’orchestre lointain ;
Ce sont ces deux sœurs, la danse et la joie,
Qui vont s’amuser jusques au matin.

C’est plus fort que moi, je ne puis résister à la démangeaison de souligner davantage l’orchestre, qui rappelle le théâtre, la danse qui remplace la valse, et surtout la joie et la danse qui vont s’amuser jusques au matin.

La danse et la joie qui s’amusent !

Ça, c’est grand comme le chêne Fréchette, avec ou sans compagnons de saint Antoine à ses pieds !

Je profite de cet arrêt, puisque je n’ai pas eu la force de l’éviter, pour vous apprendre, mes amis, qu’après avoir contemplé la médaille du Bonhomme Hiver, vous allez en voir tout de suite le revers, et cela, ma parole ! sans plus d’interruption :


CHAPMAN

  L’immensité des cieux est nuageuse et blanche ;
  De fauves tourbillons les monts sont couronnés ;
  Le vallon aux abois râle sous l’avalanche,
  Et les vents boréaux sont partout déchaînés.


FRÉCHETTE

  Il fait froid. Regardez, sous le ciel lourd et morne,
  S’envelopper de blanc les horizons sans borne.
  Sur le flanc désolé des grands monts orageux
  Voyez plier au loin ces pins au front neigeux
  Fatiguant sous l’effort glacé des vents polaires.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


  Et partout où l’hiver roule ses tourbillons, etc.


L’immensité blanche, le blanc des horizons, les monts, les vents boréaux, les vents polaires, les tourbillons

Mais j’ai promis…


CHAPMAN

Tout couvert, de glaçons énormes, acharnés.
Le fleuve délirant avec fracas s’épanche.


FRECHETTE

Le fleuve gigantesque a de sourdes colères ;
Il gronde dans la nuit sauvage, et par moments
Tourmente la banquise avec des craquements, etc.


Tonnerre de Brest ! Vous n’y allez pas par quatre chemins, vous, M. Fréchette.

Le fleuve gigantesque supplante les fleuves gigantesques de mon second quatrain, la banquise culbute mes glaçons énormes. . . .

Encore un peu, et j’étais déshabillé — pardonnez-moi ce rapprochement — comme François Coppée dans votre Vive la France !

Un brigandage en règle, quoi !

Et nous ne sommes pourtant pas au plus creux, comme vous allez voir :


CHAPMAN

Les arbres du chemin, que la rafale penche,
Tendent vers les passants leurs longs bras décharnés.


FRECHETTE

Au fond du bois qui tend ses longs bras dépouillés, etc.


CHAPMAN

La souffrance est venue avec les froids d’hiver ;
Le pauvre, sous son toit à tous les vents ouvert,
Se lamente, et sa voix a des accents étranges.


FRECHETTE

Au bord des lacs glacés dont le flot se lamente, etc.
. . . . . . . . . .
Et pendant ce temps-là, les pauvres, ces maudits,
Sans feu, souvent sans pain, souffrent dans leurs taudis.


Assurément, M. Fréchette, si les pauvres sont maudits, vos vers doivent, bien l’être septante et septante fois plus.

En tout cas, si, après ce que je viens de faire voir, il y a encore des gens qui persistent à dire — comme je l’ai entendu de mes oreilles — que c’est par une singulière coïncidence que M. Fréchette a plagié les idées, les expressions et jusqu’aux rimes qui se trouvent dans mon Érable, je reviendrai à la charge et je leur crèverai les yeux avec des. ...preuves.

Une autre fable, M. Fréchette !

N’oubliez pas — les bons comptes font les bons amis — que c’est la deuxième que vous me devez.