Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 361-382).

CHAPITRE XXIII.


« Qu’avait besoin de toi l’éternel Créateur pour maintenir l’univers dans sa course perpétuelle, toi qui dépares toutes choses, et qui ne laisses pas voir la beauté de ses œuvres. ? Le corps indolent qui aime à retremper dans le sommeil ses membres sans vigueur, et à y noyer son esprit encore plus vil, fait souvent ton éloge, et, aveugle en son erreur, t’appelle souvent sa déesse du fond des marais du Styx ; et la camériste de cette grande dame, la nature, encourageant toute la création.
La reine des fées. Spencer.

La tranquillité de la nuit précédente continua pendant la journée qui suivit. Mabel et Rosée-de-Juin allaient à chaque instant aux diverses meurtrières et n’apercevaient pas un être vivant dans l’île. Il y avait un feu à demi éteint sur le lieu où Mac-Nab et ses compagnons avaient apprêté leur dîner, et la fumée s’élevait encore en spirale, comme une amorce pour attirer les absents. Autour des huttes tout respirait l’ordre et l’arrangement. Mabel tressaillit, lorsque ses regards tombèrent enfin sur un groupe de trois hommes, portant l’uniforme écarlate du 55e, assis sur l’herbe, dans des attitudes nonchalantes, comme s’ils fussent en train de causer avec la plus grande sécurité ; mais son sang se figea dans ses veines, lorsque, après un second regard, elle reconnut les visages livides et les yeux ternes de cadavres. Ils étaient très près de la forteresse, si près que les regards de la jeune fille avaient été plus loin dans leur première inspection du pays, et avaient passé, pour ainsi dire, par-dessus sans les apercevoir. Il y avait une légèreté dans leur pose et dans leurs attitudes, car leurs membres avaient été contournés, encore raides, pour imiter l’existence, ce qui révoltait d’horreur ; quelque hideux que fussent ces objets pour ceux qui les contemplaient d’assez près pour pouvoir découvrir l’effrayante contradiction entre ce qu’ils étaient réellement et ce qu’ils paraissaient être, l’arrangement avait été fait avec tant d’art, qu’il eût trompé à coup sûr un observateur indifférent, à la distance de cent pas. Après avoir examiné attentivement toutes les parties de l’île, l’Indienne montra à sa compagne le quatrième soldat, assis, les pieds pendant au-dessus de l’eau, le dos appuyé contre un jeune arbre et tenant une ligne à la main. Les têtes scalpées avaient été recouvertes de bonnets, et toute apparence de sang avait été soigneusement lavée.

Le cœur de Mabel se souleva à cette vue, qui non-seulement confondait toutes ses idées de justice humaine, mais qui était en elle-même si révoltante et si opposée aux sentiments de la nature. Elle alla s’asseoir, et cacha sa tête quelques instants dans son tablier. Un signal de sa compagne, donné à voix basse, l’appela de nouveau à une meurtrière ; Rosée-de-Juin lui montra alors le corps de Jenny, debout, devant la porte d’une hutte, se penchant en avant comme pour regarder le groupe d’hommes ; son bonnet était agité par le vent ; et elle tenait un balai à la main. La distance était trop grande pour distinguer exactement les traits du visage, mais Mabel crut s’apercevoir que les mâchoires avaient été déprimées, de manière à forcer la bouche à un horrible rire.

— Rosée-de-Juin ! — s’écria-t-elle, — cela passe tout ce que j’ai jamais entendu raconter ou imaginé possible de la trahison et des artifices de votre nation.

— Tuscarora très-rusé, dit Rosée-de-Juin d’un ton qui montrait qu’elle approuvait plutôt qu’elle ne condamnait l’usage qu’on avait fait des cadavres. — Pas faire de mal aux soldats maintenant, faire du bien aux Iroquois, prendre la chevelure d’abord, faire ensuite travailler cadavres, bientôt brûler eux.

Ces paroles prouvèrent à Mabel combien elle était séparée de sa compagne par ses sentiments, et elle fut quelques minutes sans pouvoir lui parler ; mais cette aversion momentanée fut perdue pour l’Indienne, qui préparait leur simple déjeûner avec son activité habituelle, et prouvait, par ses manières, combien elle était insensible à des sentiments qu’elle ne pouvait comprendre. Mabel mangea peu, mais sa compagne mangea avec son appétit ordinaire. Elles eurent ensuite le loisir de se livrer à leurs pensées. Notre héroïne, bien que dévorée par le désir de porter continuellement ses regards à une des meurtrières, s’en retirait aussitôt avec dégoût, et y retournait encore au moindre bruit des feuilles et du vent, poussée par ses craintes et son anxiété. C’était en vérité une scène bien solennelle que ce lieu désert peuplé de morts, sous le simulacre de vivants, paraissant employés aux occupations joyeuses ou futiles de la vie. Notre héroïne se croyait le jouet d’un songe et pensait assister à une orgie de démons.

Pendant cette longue journée, on ne vit pas un Indien ou un Français, et la nuit se répandit sur cette effrayante et silencieuse mascarade, avec le calme et l’ordre inaltérable avec lequel la terre obéit à ses lois, indifférente aux mesquins acteurs et aux scènes mesquines qu’ils jouent, en s’égarant journellement sur son sein. La nuit fut encore plus calme que celle qui l’avait précédée, et Mabel dormit avec plus de confiance, car elle était convaincue que son sort ne serait pas décidé avant le retour de son père. Elle l’attendait le jour suivant, et lorsqu’elle s’éveilla elle courut avec anxiété aux meurtrières pour s’assurer de l’état du temps et de l’aspect des nuages aussi bien que de la tranquillité de l’île. Le groupe effrayant était toujours étendu sur l’herbe ; le pêcheur tenait toujours sa ligne, attentif, en apparence, à son paisible plaisir, et le cadavre de Jenny s’avançait toujours hors de la hutte avec d’horribles contorsions. Mais le temps avait changé ; le vent soufflait du sud ; et quoique l’air fût encore pur, il était chargé de tous les éléments d’une tempête.

— Je ne puis plus supporter cette scène, — dit Mabel en quittant la croisée, — j’aimerais mieux voir l’ennemi lui-même, que de regarder davantage cette horrible armée de morts.

— Écoutez, les voilà ! Rosée-de-juin croire entendre un cri comme celui d’un guerrier quand il prend une chevelure.

— Que dites-vous ? Il n’y a plus de boucherie, il ne peut plus y en avoir.

— Eau-salée ! s’écria l’Indienne en riant, tandis qu’elle regardait à travers une meurtrière.

— Mon cher oncle ! Dieu merci ! il vit encore ! Oh ! Rosée-de-Juin, vous ne souffrirez pas qu’on lui fasse du mal.

— Rosée-de-juin n’être qu’une pauvre squaw. Quel guerrier faire attention à ses paroles ? Arrowhead l’amener ici.

Mabel regardait alors, et elle ne fut que trop sûre que son oncle et le major étaient entre les mains des Indiens, huit ou dix d’entre eux conduisaient les prisonniers au pied du fort, car par cette capture l’ennemi voyait bien qu’il ne pouvait y avoir aucun homme dans le bâtiment. Mabel respirait à peine pendant que toute la troupe se rangeait absolument en face de la porte. Elle reconnut avec une grande joie que l’officier français était parmi les Indiens. Une conversation à voix basse eut lieu, pendant laquelle le chef blanc et Arrowhead parlèrent avec vivacité à leurs captifs. Alors le major appela la jeune fille d’une voix assez élevée pour parvenir jusqu’à elle.

— Jolie Mabel, jolie Mabel, — dit-il, — regardez à travers une de ces meurtrières et prenez pitié de notre condition. Nous sommes menacés d’une mort prochaine, à moins que vous n’ouvriez la porte aux vainqueurs. Ne perdez pas une minute, ou dans une demi-heure nos cheveux ne tiendront plus à nos têtes.

Le ton moqueur et léger de cet appel fortifia plutôt qu’il n’affaiblit la résolution de Mabel de conserver la place aussi long-temps que possible.

— Parlez-moi, mon oncle, — dit-elle en approchant sa bouche d’une des meurtrières, — et dites-moi ce que je dois faire.

— Oh ! mon Dieu, je vous remercie ! — s’écria Cap ; le son de votre douce voix, Magnet, soulage mon cœur d’un pesant fardeau. Je craignais que vous n’eussiez partagé le sort de la pauvre Jenny. Depuis vingt-quatre heures il me semble qu’on a jeté, pour le lester, un tonneau de saumon dans mon cœur. Vous me demandez ce que vous devez faire, mon enfant ; je ne sais que vous conseiller, quoique vous soyez la fille de ma propre sœur ! Tout ce que je puis dire maintenant, ma pauvre fille, c’est que je maudis bien sincèrement le jour où vous et moi nous avons vu cette mare d’eau douce.

— Mais, mon oncle, votre existence est-elle en danger ? Pensez-vous que je doive ouvrir la porte ?

— Un tour mort et deux demi-clés font un solide amarrage, et je ne conseillerais pas à ceux qui sont hors des mains de ces démons d’ouvrir aucune porte qui pût leur donner entrée. Quant au quartier-maître et à moi, nous sommes âgés tous les deux, et de fort peu d’importance pour le reste de l’humanité, comme dirait l’honnête Pathfinder ; et ce ne sera pas une grande différence pour M. Muir s’il fait la balance des livres du munitionnaire cette année ou l’année prochaine. Quant à moi, si j’étais à bord d’un navire, je sais ce que j’aurais à faire ; mais dans ce marais désert, tout ce que je puis dire, c’est que si j’étais derrière cette espèce de boulevard, toute la logique indienne ne pourrait pas m’en faire sortir.

— Vous ne ferez aucune attention à ce que dit votre oncle, charmante Mabel, — reprit Muir, — car le malheur a évidemment dérangé rapidement ses facultés intellectuelles, et il est loin de calculer les nécessités de la circonstance. Nous sommes entre les mains d’hommes honorables, il faut l’avouer, et nous n’avons guère lieu de craindre des violences fâcheuses. Ce qui nous est arrivé ne sort pas des chances ordinaires de la guerre, et ne peut altérer nos sentiments à l’égard de l’ennemi, car rien n’annonce qu’aucune injustice sera faite aux prisonniers. Je suis convaincu que maître Cap et moi nous n’avons en aucun sujet de mécontentement depuis que nous nous sommes rendus à maître Arrowhead, qui me rappelle les Romains et les Spartiates, par ses vertus et sa modération ; mais vous vous rappellerez aussi que nos usages sont différents, et qu’il peut envisager nos chevelures comme un sacrifice légal, pour apaiser les mânes des ennemis qui ont succombé, à moins que vous ne les sauviez par capitulation.

— J’agirai plus sagement en restant dans le fort jusqu’à ce que le sort de l’île soit décidé, — répondit Mabel. — Nos ennemis ne peuvent s’inquiéter beaucoup d’une jeune fille comme moi, qui ne peut leur faire aucun mal. Je préfère de beaucoup rester ici, ce qui est plus convenable pour une personne de mon sexe et de mon âge.

— Si vos convenances seules étaient consultées dans tout cela, Mabel, nous consentirions joyeusement à vos souhaits ; mais ces messieurs s’imaginent que ce fort peut être utile à leurs opérations, et ils ont un vif désir de le posséder. Pour vous parler avec franchise, je vous dirai que, me trouvant, ainsi que votre oncle, dans une situation particulière, pour en éviter les conséquences, j’ai usé du pouvoir qui appartient à un officier de Sa Majesté, et conclu une capitulation verbale par laquelle je me suis engagé à abandonner le fort et l’île entière. C’est la fortune de la guerre, il faut s’y soumettre. Ainsi ouvrez la porte, jolie Mabel, avancez et confiez-vous aux soins de ceux qui savent comment on doit traiter la vertu et la beauté dans le malheur. Il n’y a point de courtisan en Écosse plus galant que ce chef, et connaissant mieux les lois du décorum.

— Pas quitter la forteresse, — murmura Rosée-de-juin, qui se tenait à côté de Mabel, attentive à tout ce qui se passait. Fort être bon, pas prendre de chevelure.

Notre héroïne allait céder sans ce conseil, car elle commençait à penser que le plus sage était de se concilier l’ennemi par des concessions, au lieu de l’exaspérer par la résistance. Muir et son oncle étaient au pouvoir des sauvages ; ces derniers savaient bien qu’il n’y avait plus d’hommes dans la forteresse, et elle pensait qu’ils pourraient bien abattre la porte, ou se frayer un chemin avec leurs haches à travers les troncs d’arbres, si elle refusait obstinément de les laisser entrer paisiblement, puisqu’ils n’avaient aucune raison de craindre les carabines. Mais les paroles de son amie la firent hésiter, et la pression expressive de la main de sa compagne, ainsi que ses regards suppliants, donnèrent de la force à une résolution qui commençait à faiblir.

— Pas encore prisonnière, — murmure l’Indienne. — Pas vous rendre avant vous être prisonnière ; vous parler hardiment ; moi les connaître.

Mabel parlementa plus résolument avec Muir, car son oncle semblait vouloir mettre sa conscience en repos en gardant le silence ; et elle expliqua nettement que son intention était de ne pas rendre le fort.

— Vous oubliez la capitulation, miss Mabel, — dit Muir ; — il y va de l’honneur d’un serviteur de Sa Majesté, dans cette affaire, et de l’honneur même de Sa Majesté par l’intermédiaire de son serviteur. Rappelez-vous que le point d’honneur militaire est aussi délicat que pointilleux.

— J’en sais assez, monsieur Muir, pour être certaine que vous n’avez aucun commandement dans cette expédition, et qu’ainsi vous ne pouvez avoir aucun droit de rendre le fort. D’ailleurs je me rappelle avoir entendu dire à mon père qu’un prisonnier perd toute son autorité pendant le temps de sa captivité.

— Purs sophismes, jolie Mabel. C’est une trahison envers le roi, ainsi qu’un déshonneur pour son nom comme pour le brevet d’officier. Vous ne persévérerez pas dans vos intentions, lorsque votre bon esprit aura eu le temps de réflechir et de peser les circonstances.

— Ce sont en effet de chiennes de circonstances, — murmura Cap.

— Pas faire attention à votre oncle, — dit Rosée-de-Juin qui était occupée dans un coin de la pièce. — Fort être bon, pas prendre de chevelure.

— Je resterai comme je suis, monsieur Muir, jusqu’à ce que j’aie des nouvelles de mon père. Il sera ici dans le cours d’une dizaine de jours.

— Ah ! Mabel, cet artifice ne trompera pas l’ennemi qui, par des moyens qu’on ne saurait expliquer, si nous ne soupçonnions d’infidélité un malheureux jeune homme, connaît toutes nos intentions et nos plans, et sait fort bien que le soleil ne se couchera pas avant que le digne sergent et ses compagnons soient en son pouvoir. Écoutez-moi, la soumission à la Providence est une vertu réellement chrétienne.

— Monsieur Muir, vous paraissez vous tromper sur la force de ce bâtiment et le croire plus faible qu’il n’est. Voulez-vous voir ce que je puis faire pour le défendre, si j’y étais disposée ?

— Je le veux bien, — répondit le quartier-maître.

— Que pensez-vous de cela, je vous prie ? regardez à la meurtrière de l’étage supérieur.

Aussitôt que Mabel eut parlé, tous les yeux se levèrent et aperçurent le canon d’une carabine passé à travers une meurtrière ; Rosée-de-Juin eut recours de nouveau à une ruse qui avait déjà été si utile ; le résultat fut satisfaisant. Les Indiens n’eurent pas plus tôt reconnu l’arme fatale, qu’ils firent un bond de côté, et en moins d’une minute chaque homme eut disparu dans les buissons. L’officier français arrêta ses yeux sur le canon du fusil pour s’assurer qu’il n’était pas pointé contre lui, et il prit tranquillement une prise de tabac. Comme Muir et Cap n’avaient rien à craindre de cet objet si menaçant pour les sauvages, ils gardèrent leurs places.

— Soyez prudente, jolie Mabel, soyez prudente ! s’écria Muir, et ne provoquez pas un combat inutile. Au nom de tous les rois d’Albion, qui donc est renfermé avec vous dans cette forteresse de bois, et dont les intentions semblent si sanguinaires ? Il y a de la magie dans cette affaire, et pour notre réputation à tous il faut une explication.

— Que pensez-vous de Pathfinder pour garnison dans un poste déjà aussi fort par lui-même ? maître Muir, s’écria Mabel ayant recours à une équivoque que les circonstances rendaient excusable ; qu’est-ce que vos compagnons français et indiens pensent de la justesse de la carabine de Pathfinder ?

— Soyez charitable aux malheureux, jolie Mabel, et ne confondez pas les serviteurs du roi, que Dieu le bénisse ainsi que son royal lignage, et les ennemis du roi. Si Pathfinder est réellement dans le fort, qu’il parle et nous suivrons nos négociations directement avec lui. Il nous connaît comme ses amis, et nous ne craignons rien de sa part ; moi surtout, car pour un esprit généreux, la rivalité en certains intérêts est un sûr garant d’égards et d’amitié, puisque l’admiration qu’on a pour la même femme est une preuve de sympathie dans les sentiments et dans les goûts.

Cette conviction de l’amitié de Pathfinder ne s’étendit pas néanmoins plus loin que le quartier-maître et Cap ; l’officier français lui-même, qui jusque-là avait fait si bonne contenance, recula en entendant prononcer ce terrible nom. Cet homme dont les nerfs étaient de fer, et qui était depuis long-temps habitué aux dangers d’une guerre semblable à celle qu’il faisait, éprouva une grande répugnance à rester exposé au feu de Tue-daim, dont la réputation sur toute la frontière était aussi bien établie que celle de Marlborough en Europe ; et il ne dédaigna pas de se mettre à couvert, insistant pour que les deux prisonniers le suivissent. Mabel était trop contente d’être débarrassée de ses ennemis pour se chagriner du départ de ses alliés, quoiqu’elle envoyât un baiser de la main à Cap à travers la meurtrière, et quelques paroles d’affection tandis qu’il s’en allait lentement et de mauvaise volonté.

L’ennemi parut alors disposé à abandonner toute tentative sur le fort pour le présent, et Rosée-de-Juin, qui était montée sur le toit au moyen d’une trappe, d’où elle obtenait une vue étendue du pays, rapporta que toute la troupe s’était réunie pour prendre un repas sur un point éloigné et abrité de l’île, ou Muir et Cap partageaient tranquillement la bonne chère, comme s’ils n’eussent aucune préoccupation dans l’esprit. Cette information fut pour Mabel un grand soulagement, et elle commença à songer au moyen de s’échapper elle-même, ou plutôt de faire connaître à son père le danger qui le menaçait. Elle attendait le sergent dans l’après-midi, et elle savait qu’une minute gagnée ou perdue pouvait décider de son sort.

Trois ou quatre heures s’écoulèrent. L’île fut enveloppée de nouveau dans un profond silence, le jour baissait et Mabel ne décidait rien. Sa compagne était en bas préparant leur repas frugal, et Mabel était montée à son tour sur le toit d’où elle commandait la vue la plus étendue de toutes les parties de l’île, mais limitée et obstruée, dans quelques endroits, par la cime des arbres. La pauvre fille, malgré son inquiétude, n’osait pas se mettre entièrement à découvert, sachant bien que la cruauté des sauvages était sans frein et qu’un deux pourrait fort bien lui envoyer une balle. Elle avançait seulement la tête au-dessus de la trappe, et dans l’après-midi elle inspecta aussi souvent les différents passages qui conduisaient à l’île, — qu’Anne, ma sœur Anne, les environs du château de Barbe-Bleue.

Le soleil s’était couché ; aucun indice n’annonçait l’arrivée des bateaux, et Mabel monta encore sur le toit pour jeter un dernier regard, espérant que son père et son détachement arriveraient dans l’obscurité, ce qui rendrait l’embuscade des Indiens peut-être moins fatale que pendant le jour, et ce qui lui permettrait aussi de donner quelques signaux plus visibles par le moyen du feu. Ses yeux avaient fait attentivement tout le tour de l’horizon, et elle était sur le point de se retirer, quand un objet nouveau frappa son attention. Les îles formaient un groupe si serré, qu’on pouvait apercevoir entre elles six ou huit différents canaux ou passages. Dans un de ceux qui se trouvaient le plus abrités, et cachés en partie par les buissons croissant sur le rivage, Mabel crut entrevoir une pirogue ; un second regard l’assura qu’elle ne se trompait pas ; elle contenait un être humain sans aucun doute. Convaincue que si c’était un ennemi son signal ne pourrait produire aucun mal, tandis qu’il en résulterait un bien si c’était un ami, elle agita vers étranger un petit drapeau qu’elle avait préparé pour l’arrivée de son père, prenant de grandes précautions pour qu’il ne fût point aperçu de l’île.

Mabel avait déjà répété huit ou dix fois son signal, et elle commençait à désespérer de se faire remarquer, lorsqu’un signe lui fut fait en retour par le mouvement d’une rame, et aussitôt un homme se découvrit, et elle reconnut Chingashgook. Enfin, elle contemplait un ami, un ami capable et sans aucun doute désireux de l’aider. À partir de ce moment son énergie et son courage se ranimèrent ; le Mohican l’avait vue et l’avait probablement reconnue, car il savait qu’elle était partie avec son père, et probablement aussi, lorsqu’il ferait entièrement nuit, il prendrait les moyens de venir à son secours. Il était certain qu’il avait connaissance de la présence de l’ennemi par toutes les précautions qu’il semblait prendre, et elle avait une confiance entière dans sa prudence et dans son habileté. La plus grande difficulté était la présence de l’Indienne, car Mabel connaissait trop bien sa fidélité à son peuple, malgré son affection pour elle, pour penser qu’elle pût consentir à ce qu’un Indien ennemi entrât dans le fort, ou à ce qu’elle en sortît dans l’intention de déjouer les plans d’Arrowhead. La demi-heure qui suivit la découverte de l’arrivée du Grand-Serpent fut la plus pénible de la vie de Mabel Dunham. Elle pouvait, pour ainsi dire, toucher de la main le but qu’elle désirait atteindre avec tant d’ardeur, et cependant il était sur le point de lui échapper : elle connaissait le sang-froid et la fermeté de Rosée-de-Juin aussi bien que sa douceur et sa sensibilité, et elle concluait, avec regret, qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre que de tromper sa compagne et sa protectrice. Il répugnait à une jeune fille aussi sincère que naturelle, aussi pure de cœur et aussi disposée à la franchise que Mabel, de tromper une amie éprouvée ; mais il s’agissait de la vie de son père ; sa compagne ne pouvait en rien souffrir de ses projets ; d’ailleurs elle avait elle-même des sentiments et des intérêts de nature à écarter de plus grands scrupules.

À mesure que la nuit approchait, le cœur de Mabel battait avec plus de violence, et pendant le cours d’une heure elle adopta et changea au moins une douzaine de plans. L’Indienne était toujours son plus grand embarras ; elle ne savait pas comment elle pourrait s’assurer du moment où Chingashgook serait à la porte, et elle ne doutait pas qu’il n’y vînt bientôt ; en second lieu, comment pourrait-elle l’admettre dans le fort, sans causer d’alarmes à sa vigilante compagne ? Le temps pressait, car le Mohican pouvait venir, et repartir de nouveau à moins qu’elle ne fût prête à le recevoir. Il ne serait pas prudent au Delaware de rester trop long-temps dans l’île, et il devenait absolument nécessaire de prendre une détermination, de quelque nature qu’elle fût. Après avoir formé et abandonné divers projets, Mabel s’approcha de sa compagne et lui dit avec autant de calme qu’elle put en montrer :

— Rosée-de-Juin, maintenant que votre peuple croit que Pathfinder est dans le fort, n’avez-vous pas peur qu’ils ne viennent essayer d’y mettre le feu ?

— Non, pas craindre cela, pas brûler le fort, fort être bon, pas prendre chevelure.

— C’est ce que nous ne savons pas, ils se sont cachés parce qu’ils ont pensé que Pathfinder était avec nous.

— Eux croire leur peur, peur venir vite, s’en aller vite. Peur faire homme s’enfuir ; esprit le faire revenir ; peur rendre guerriers fous, aussi bien que jeunes filles.

Ici l’Indienne se mit à rire, comme une jeune fille lorsqu’une idée plaisante ou ridicule se présente à son esprit.

— Je suis inquiète, et je désire que vous montiez sur le toit et que vous regardiez autour de la forteresse afin de vous assurer qu’on ne complote rien contre nous. Vous reconnaîtrez ce que vos gens ont l’intention de faire beaucoup mieux que je ne le pourrais.

— Moi aller si Lys vouloir. Mais moi savoir bien qu’Indiens dormir. Attendre père à toi. Guerriers manger, boire, dormir, toujours quand pas combattre et pas aller à la guerre. Alors jamais dormir, manger, ni boire, rien sentir. Guerriers dormir maintenant.

— Dieu veuille qu’il en soit ainsi ; mais montez, ma chère amie, et regardez bien autour de vous. Le danger peut venir au moment où nous l’attendons le moins.

Rosée-de-Juin se leva et se prépara à monter sur le toit, mais elle s’arrêta le pied sur le premier barreau de l’échelle. Le cœur de Mabel palpitait si violemment qu’elle avait peur que sa compagne n’en entendît les battements, et elle crut s’apercevoir que l’esprit de la jeune sauvage commençait à deviner ses intentions réelles. Elle avait raison sous quelques rapports, et la jeune Indienne s’était arrêtée pour réfléchir si elle n’était pas sur le point de commettre une imprudence. Elle soupçonna d’abord que Mabel avait l’intention de s’enfuir, puis elle rejeta ce soupçon en songeant que la face-pâle n’avait aucun moyen de quitter l’île, et que le fort était le meilleur refuge qu’elle pût choisir. Sa seconde crainte fut que Mabel n’eût découvert quelque signe de la prochaine arrivée de son père. Cette pensée ne l’occupa qu’un instant, car elle avait la même opinion de l’habileté de sa compagne qu’une femme du grand monde des talents de sa femme de chambre, et elle croyait fermement que Mabel n’avait pu découvrir ce qui avait échappé à sa propre sagacité. Nulle autre objection ne s’offrant à sa pensée, elle monta doucement l’échelle.

Au moment où elle atteignait l’étage supérieur, une heureuse pensée s’offrit à l’esprit de notre héroïne, et en l’exprimant d’une voix précipitée mais naturelle, elle obtint un grand avantage dans l’exécution de son plan.

— Je vais descendre, — dit-elle, — et écouterai à la porte tandis que vous serez sur le toit ; nous serons ainsi sur nos gardes en même temps, vous en haut et moi en bas.

Quoique l’Indienne pensât que cette précaution était inutile, sachant bien que personne ne pouvait entrer dans le fort sans y être aidé de l’intérieur, et qu’aucun danger ne pouvait les menacer de l’extérieur sans qu’elles en fussent averties d’avance, elle attribua la demande de Mabel à la frayeur et au manque d’expérience, et comme elle avait été faite avec un air de franchise, elle fut reçue sans défiance. De cette manière notre héroïne put descendre tandis que sa compagne montait sur le toit, et Rosée-de-Juin ne songea point à la surveiller. La distance entre elles était alors trop grande pour qu’elles pussent continuer la conversation, et pendant trois ou quatre minutes l’une fut occupée à regarder autour du fort, autant que l’obscurité pouvait le permettre, et l’autre à écouter à la porte avec une telle attention que tous ses sens étaient absorbés dans la faculté d’entendre.

L’indienne ne découvrit rien du point élevé où elle était montée, l’obscurité seule en eût ôté l’espoir, mais il ne serait pas facile d’exprimer la sensation avec laquelle Mabel crut s’apercevoir qu’on poussait légèrement la porte. Craignant de se tromper et voulant apprendre à Chingashgook qu’elle était là, elle chanta d’une voix tremblante et basse. La tranquillité de la nuit était si grande que les sons mal assurés montèrent jusqu’au haut du fort, et aussitôt Rosée-de-Juin commença à descendre. Au même moment un léger coup à la porte se fit entendre. Mabel était au désespoir, il n’y avait pas une minute à perdre. L’espoir l’emporta sur la crainte, et d’une main tremblante elle commença à lever les barres de la porte ; elle entendit le mocassin de la Tuscarora à l’étage supérieur, au moment où la première barre tombait ; la seconde venait d’être levée lorsque l’Indienne arriva au milieu de la dernière échelle.

— Quoi faire vous ? — s’écria-t-elle avec colère. — Enfuir ? folle ! quitter le fort ? fort être bon.

Les mains des deux amies étaient sur la dernière barre, qui aurait cédé plus tôt sans un choc violent du dehors qui la serra contre le bois. Une courte lutte eut lieu entre les deux jeunes femmes, quoique sans violence de part et d’autre ; Rosée-de-Juin l’aurait probablement emporté, si un coup plus vigoureux encore que le premier n’eût forcé la barre. La porte s’ouvrit, un homme entra, et les deux femmes se sauvèrent à la hâte en montant l’échelle, également effrayées de cette apparition. L’étranger ferma soigneusement la porte, examina minutieusement la chambre basse, et monta l’échelle avec lenteur et prudence. Aussitôt que l’obscurité était venue, l’Indienne avait fermé les meurtrières du premier étage et allumé une chandelle. Au moyen de cette faible clarté, les deux femmes attendirent, non sans crainte, la visite du nouveau venu dont elles entendaient distinctement le pas prudent quoique ferme. On ne pourrait assurer si Mabel ne fut pas aussi surprise que sa compagne lorsque l’étranger s’élevant au-dessus de la trappe, elle reconnut Pathfinder.

— Dieu soit loué ! — s’écria Mabel, car elle pensa aussitôt qu’avec une semblable garnison le fort devenait imprenable. — Oh ! Pathfinder, qu’est devenu mon père ?

— Le sergent est en sûreté jusqu’à présent et victorieux, quoiqu’il ne soit pas au pouvoir de l’homme de prévoir la fin de tout ceci. N’est-ce pas la femme d’Arrowhead qui est là blottie dans un coin ?

— Ne parlez pas d’elle d’un ton de reproche, Pathfinder, je lui dois la vie et ma sûreté présente. Dites-moi ce qu’est devenue la troupe de mon père, pourquoi vous êtes ici, et je vous raconterai tous les horribles événements qui se sont passés sur cette île.

— Vous aurez besoin de peu de mots pour tout n’apprendre, Mabel, car un homme habitué aux infernales ruses des sauvages n’a pas grand besoin d’explications sur un pareil sujet. Quant à l’expédition, elle a eu le succès que nous espérions, car le Serpent était à la découverte, et il nous donna toutes les informations qui nous étaient nécessaires. Nous avons dressé des embuscades à trois bateaux, et après en avoir pris possession et chassé les Français qui s’y trouvaient, nous les avons coulés à fond dans la partie la plus profonde du canal, suivant les ordres que nous avions reçus. Les sauvages du haut Canada seront privés des marchandises françaises cet hiver. La poudre et les balles seront aussi plus rares parmi eux que de bons chasseurs et des guerriers actifs ne le désireraient. Nous n’avons pas perdu un homme ni eu de tête scalpée. Je ne crois pas que l’ennemi ait beaucoup souffert de son côté. Enfin, Mabel, cette expédition a été comme Lundie les aime : nous avons fait beaucoup de tort à l’ennemi, et nous avons peu souffert nous-mêmes.

— Oh ! Pathfinder, je crains que lorsque le major Duncan viendra à apprendre cette triste affaire, il ne regrette avec raison de l’avoir entreprise.

— Je sais ce que vous voulez dire, je sais ce que vous voulez dire ; mais en vous racontant toute mon histoire, je crois que vous me comprendrez mieux. Aussitôt que le sergent eut obtenu quelque succès, il m’envoya, ainsi que le Serpent, dans des pirogues pour vous dire comment les choses avaient tourné ; et il doit nous suivre avec les deux bateaux qui, étant beaucoup plus lourds, ne pourront arriver avant demain matin. Je me suis séparé de Chingashgook cet après-midi ; nous étions convenus qu’il prendrait un côté des passages et moi l’autre, afin de voir si le chemin était libre. Je n’ai pas vu le chef depuis.

Mabel, alors, expliqua la manière dont elle avait découvert le Mohican, et son espérance de le voir arriver dans le fort.

— Lui, lui, oh ! non ; un vrai batteur d’estrade ne se mettra jamais derrière des murailles de pierres ou de troncs d’arbres, tant qu’il pourra rester en plein air et s’y occuper utilement. Je ne serais pas venu moi-même, Mabel, si je n’avais promis au sergent de vous encourager, et de veiller à votre sûreté. Ah ! bon Dieu ! j’ai eu le cœur bien serré cet après-midi, en faisant la reconnaissance de l’île ; et ce fut une bien amère pensée que la supposition que vous pouviez être au nombre des morts.

— Quel est l’heureux accident qui vous a empêché de ramer hardiment vers l’île, et de tomber entre les mains des ennemis ?

— Un de ces accidents, Mabel, que la Providence emploie pour avertir la meute que le daim n’est pas éloigné, et pour apprendre au daim à dépister la meute. Non, non, ces ruses infernales avec des cadavres peuvent tromper les soldats du 55e et les officiers du roi ; mais elles sont en pure perte pour ceux qui ont passé leur vie dans les forêts. Je suis arrivé dans un passage, en face du prétendu pêcheur, et quoique les reptiles eussent arrangé le pauvre misérable avec art, ils n’avaient pas été assez habiles pour tromper un œil expérimenté : la ligne était trop élevée pour un soldat du 55e qui a dû apprendre à pêcher à Oswego, s’il ne le savait pas auparavant ; puis cet homme était trop tranquille pour un pêcheur qui ne voit rien mordre à l’hameçon. Nous ne venons jamais à l’aveugle près d’un poste, et j’ai couché toute la nuit en dehors d’un fort, parce qu’on avait changé la place des sentinelles et la manière de faire la faction. Ni le Serpent, ni moi nous ne pouvons nous laisser prendre à un stratagème si gauche, qui était probablement destiné à tromper les Écossais, qui sont fins dans beaucoup de circonstances, mais qui ne sont rien moins que sorciers pour deviner les ruses des Indiens.

— Croyez-vous que mon père et sa troupe puissent être trompés ? — dit Mabel avec vivacité.

— Non, si je puis l’empêcher, Mabel. Vous dites que le Serpent est aussi aux aguets ; nous avons donc une double chance de faire connaître au sergent le danger qu’il court. Mais nous ne pouvons prévoir par quel passage la troupe arrivera.

— Pathfinder, — dit notre héroïne d’une voix solennelle, car les scènes effrayantes dont elle avait été témoin avaient revêtu la mort, à ses yeux, de nouvelles horreurs. — Pathfinder, vous m’avez témoigné de l’amour et le désir de me prendre pour femme ?

— J’ai osé, en effet, parler de cela, Mabel, et le sergent m’a dit dernièrement que vous étiez favorablement disposée ; mais je ne suis point homme à persécuter celle que j’aime.

— Écoutez-moi, Pathfinder, je vous respecte, je vous honore, je vous révère ; sauvez mon père de cette horrible mort, et j’aurai pour vous de l’adoration. Voici ma main comme un gage solennel de ma foi quand vous viendrez la réclamer.

— Que Dieu vous bénisse, que Dieu vous bénisse, Mabel ! C’est plus que je ne mérite, et je crains de ne pas savoir profiter comme je le devrais d’un tel bien. Mais vous n’aviez pas besoin de faire cette promesse pour m’engager à servir le sergent ; nous sommes de vieux camarades, et nous nous devons la vie mutuellement. Mais j’ai peur, Mabel, qu’être le vieux camarade d’un père ne soit une pauvre recommandation auprès d’une jeune fille.

— Vous n’avez pas besoin d’autre recommandation que vos actions, votre courage, votre fidélité. Tout ce que vous dites, tout ce que vous faites, Pathfinder, ma raison l’approuve ; j’espère, je suis sûre que mon cœur la suivra.

— Voila un bonheur que j’espérais peu cette nuit ; mais nous sommes entre les mains de Dieu, et il nous protégera suivant sa volonté. Vos paroles sont douces, Mabel. Je n’en avais pas besoin pour faire tout ce qu’il est en la puissance d’un homme de faire ; mais elles ne diminueront pas non plus mon ardeur.

— Maintenant, Pathfinder, — nous nous comprenons l’un et l’autre, — dit Mabel d’une voix affaiblie. — Ne perdons pas un seul de ces précieux moments qui ont une valeur incalculable. Ne pouvons-nous pas nous mettre dans votre pirogue et aller à la rencontre de mon père ?

— Ce n’est pas mon avis. Je ne sais par quel passage le sergent doit arriver, et il y en a vingt. Reposez-vous sur le Serpent, il les parcourra tous. Non, non, mon avis est de rester ici. Les troncs d’arbres qui forment les murs de ce fort sont encore verts ; il ne serait pas facile d’y mettre le feu, et je puis tenir ici, à moins d’incendie, contre une tribu. La nation iroquoise ne saurait me déloger de ce fort, tant que je pourrai le garantir des flammes. Le sergent est maintenant campé dans quelque île, et il n’arrivera pas avant le jour. Si nous restons dans le fort, nous pouvons l’avertir de se tenir sur ses gardes, en tirant quelques coups de carabine, par exemple ; et s’il se décide à attaquer les sauvages, comme un homme de son caractère le fera sans doute, la possession de ce bâtiment sera d’une grande importance. Si notre but est de servir le sergent, ma raison me dit : Reste, quoiqu’il ne nous fût pas difficile de nous échapper l’un et l’autre.

— Restez, Pathfinder, — murmura Mabel, restez pour l’amour du ciel ; tout, tout au monde pour mon père !

— Oui, c’est la nature. Je suis content, Mabel, de vous entendre parler ainsi ; car je désire voir le sergent bien soutenu. Jusqu’ici il a maintenu sa réputation, et s’il parvient à chasser ces mécréants et à faire une honorable retraite, en réduisant en cendres le fort et les huttes, il n’y a aucun doute que Lundie ne se souvienne de lui et ne le récompense suivant son mérite. Oui, oui, Mabel, il faut non-seulement sauver la vie de votre père, mais encore sa réputation.

— Cette île a été surprise par les sauvages ; le blâme n’en peut retomber sur mon père.

— On ne sait, on ne sait ; la gloire militaire est une chose bien incertaine. J’ai vu les Delawares blâmés pour des faits qui méritaient plus de louanges qu’une victoire. Un homme a grand tort de mettre sa gloire dans des succès d’aucune sorte, et surtout dans des succès à la guerre. Je connais peu les établissements et les jugements que les hommes y portent ; mais ici même les Indiens jugent la réputation d’un guerrier d’après son bonheur. La principale chose pour un soldat, c’est de n’être jamais battu, et je crois qu’on s’inquiète fort peu de la manière dont la bataille a été gagnée ou perdue. Pour ma part, Mabel, je me suis fait une loi, lorsque je suis en face de l’ennemi, de lui envoyer autant de balles qu’il est en mon pouvoir, et de pratiquer la modération lorsque je suis vainqueur. Quant à être modéré après la défaite, on n’a pas besoin de le recommander, car être battu est la chose du monde qui rend le plus humble. Les prédicateurs prêchent l’humilité dans les garnisons ; mais si l’humilité fait des chrétiens, les soldats du roi devraient être des saints, car ils n’ont pas fait autre chose cette année que de prendre leçon des Français, depuis le fort Duquesne jusqu’au Ty.

— Mon père ne pouvait soupçonner que la position de l’île fût connue de l’ennemi, — reprit Mabel, dont l’esprit était préoccupé de l’effet que les événements récents produiraient sur le sergent.

— Cela est vrai, et je ne puis pas comprendre comment les Français l’ont découverte. Le lieu est bien choisi, et il n’est pas facile, même pour ceux qui ont déjà été dans l’île, d’y revenir une seconde fois ; il y a eu de la trahison, je le crains. Oui, oui, il faut qu’il y ait eu de la trahison.

— Oh ! Pathfinder, cela pourrait-il être ?

— Rien n’est plus facile, Mabel, car la trahison est aussi naturelle à certaines gens que la faim. Lorsque je trouve un homme dont les paroles sont mielleuses, j’examine sévèrement ses actions, car lorsque le cœur est droit et ne veut que le bien, il laisse sa conduite parler au lieu de sa langue.

— Jasper Western n’est pas de ces hommes-là, — dit Mabel avec impétuosité. — Il n’y a pas de jeune homme plus sincère et plus incapable de laisser parler sa langue en place de son cœur.

— Jasper Western ! la langue et le cœur de ce garçon-là sont également vrais, croyez-le-bien, Mabel. L’opinion de Lundie sur son compte, ainsi que celle du quartier-maître, du sergent et de votre oncle sont aussi fausses qu’il serait faux de penser que le soleil brille pendant la nuit et les étoiles pendant le jour. Non, non, je répondrais de l’honnêteté d’Eau-douce sur ma propre chevelure, et au besoin sur ma carabine.

— Que Dieu vous bénisse, Pathfinder ! — s’écria Mabel, en étendant la main et pressant les doigts de fer de son compagnon avec un sentiment dont elle était loin de comprendre la force. — Vous êtes tout ce qui est généreux, tout ce qui est noble ; Dieu vous récompensera.

— Ah ! Mabel, si cela était vrai, je ne devrais peut-être pas ambitionner pour moi une femme comme vous. Je devrais vous laisser pour être choisie par quelque officier de la garnison, comme vous le méritez.

— Nous ne parlerons pas davantage de cela ce soir, répondit Mabel d’une voix presque éteinte. — Maintenant, il faut moins nous occuper de nous, Pathfinder, et davantage de nos amis. Mais je me réjouis de toute mon âme que vous croyiez à l’innocence de Jasper. Maintenant, parlons d’autre chose. Ne devrions-nous pas laisser en liberté la femme d’Arrowhead ?

— J’ai déjà pensé à elle, car il ne serait pas prudent de fermer nos yeux et de laisser les siens ouverts dans l’intérieur de ce fort. Si nous la mettions à l’étage supérieur, en retirant l’échelle, elle serait au moins prisonnière.

— Je ne puis traiter ainsi une femme qui m’a sauvé la vie, il vaudrait mieux la laisser partir, car je crois qu’elle est trop mon amie pour me vouloir aucun mal.

— Vous ne connaissez pas cette race, Mabel, vous ne connaissez pas cette race. Il est vrai qu’elle n’est pas une Mingo de pur sang, mais elle est liée à ces vagabonds et elle doit avoir appris quelques-uns de leurs tours.

— Qu’est-ce que cela ?

— C’est un bruit de rames, quelque bateau traverse le passage.

Pathfinder ferma la trappe qui conduisait à la chambre basse pour empêcher Rosée-de-Juin de s’échapper ; éteignant la chandelle, il courut à la hâte à une meurtrière ; Mabel, respirant à peine, regardait par-dessus son épaule. Une ou deux minutes s’écoulèrent pendant ces divers mouvements, et lorsque l’œil du guide se fut habitué à l’obscurité et eut reconnu les objets, deux bateaux longèrent la côte de l’île, et s’arrêtèrent à environ vingt-cinq toises du fort, à un endroit où l’on pouvait aisément débarquer. L’obscurité empêcha Pathfinder d’en voir davantage, et il dit tout bas à Mabel que les nouveaux venus pouvaient être aussi bien des ennemis que des amis, car il ne croyait pas possible que son père arrivât si tôt. On vit alors plusieurs hommes quitter les bateaux, puis on entendit trois acclamations en anglais qui ne laissèrent plus aucun doute sur le caractère de la troupe. Pathfinder s’élança à la trappe, glissa jusqu’au bas de l’échelle, et commença à lever les barres de la porte avec une ardeur qui prouvait combien le moment lui semblait critique. Mabel l’avait suivi, mais elle retardait plutôt qu’elle n’aidait ses efforts, et une seule barre était enlevée lorsqu’une décharge de mousqueterie se fit entendre.

Ils écoutaient encore dans la plus affreuse inquiétude, quand le cri de guerre des sauvages retentit dans tous les buissons d’alentour. Aussitôt que la porte fut ouverte, Pathfinder et Mabel se précipitèrent dehors.

Tout bruit humain avait cessé. Cependant, après avoir écouté une demi-minute, Pathfinder crut entendre de sourds gémissements auprès des bateaux, mais le murmure du vent et le bruissement des feuilles se mêlaient à ce bruit vague et le rendaient incertain. Mabel, emportée par ses alarmes, le dépassa et se dirigea vers les bateaux.

— Non, Mabel, dit le guide d’une voix ferme quoique basse, en la saisissant par le bras, non, il n’en sera pas ainsi, une mort certaine en serait la suite, et vous ne serviriez personne ; il faut retourner au fort.

— Mon père, mon pauvre père assassiné ! — s’écria la jeune fille au désespoir, quoique l’habitude de la prudence, même dans un moment aussi critique, modérât sa voix. Pathfinder, si vous m’aimez, laissez-moi aller vers mon père.

— Non, Mabel, c’est impossible. Il est singulier que personne ne parle ; on n’a point fait feu des bateaux ; et j’ai laissé Tue-Daim dans le fort.

— Mais de quel usage serait une carabine, lorsque personne ne se montre ?

Au même instant l’œil perçant de Pathfinder, qui n’avait point cessé de pénétrer à travers l’obscurité, aperçut indistinctement la forme noire de cinq ou six hommes rampant et essayant de le dépasser, dans l’intention probable de lui couper la retraite vers le fort. Soulevant Mabel qu’il avait toujours tenue jusque là d’une main ferme, il la prit dans ses bras comme un enfant ; et déployant toute sa vigueur, il parvint à atteindre le fort. Il entendait à quelques pas derrière lui les sauvages qui le poursuivaient. Laissant glisser son fardeau à l’entrée du bâtiment, il se retourna avec promptitude, ferma la porte ; il venait de mettre en place une des barres, au moment même où les Indiens, se précipitant sur la porte, menaçaient de l’arracher de ses gonds. Assujettir les autres barres fut l’affaire d’un instant. Mabel monta au premier étage, tandis que Pathfinder faisait sentinelle en bas. Notre héroïne était dans cet état où le corps agit sans être guidé par la pensée. Elle ralluma machinalement la chandelle, parce que son compagnon l’en avait priée, et elle descendit dans la pièce où il l’attendait. Aussitôt que Pathfinder fut en possession de la lumière, il examina soigneusement les lieux, afin de s’assurer que personne n’était caché dans le fort, montant successivement à chaque étage, lorsqu’il était bien certain qu’il ne laissait point d’ennemi derrière lui.

Il se convainquit que le fort ne contenait plus que Mabel et lui, Rosée-de-Juin s’étant échappée. Ce point matériel éclairci, Pathfinder rejoignit notre héroïne dans la pièce principale, et posant la lumière à terre, il examina l’amorce de sa carabine avant de s’asseoir.

— Nos craintes les plus affreuses sont réalisées ! — dit Mabel qui pensait que l’horreur et l’agitation des cinq minutes qui venaient de s’écouler contenaient les émotions de toute une vie. Mon père bien-aimé est mort ou captif ainsi que tous ses compagnons

— Nous n’en savons rien encore, le jour nous l’apprendra. Je ne crois pas que l’affaire se soit terminée comme cela, nous aurions entendu ces vagabonds de Mingos hurler leur triomphe autour du fort. Nous pouvons être certains d’une chose : si les ennemis ont réellement eu l’avantage, ils n’attendront pas long-temps avant de nous sommer de nous rendre. La squaw les aura mis dans le secret de notre situation, et comme ils savent bien que la place ne peut pas être incendiée le jour tant que Tue-daim conservera sa réputation, vous pouvez être sûre qu’ils le tenteront pendant que l’obscurité peut les servir.

— J’entends un gémissement, cela est certain !

— C’est l’imagination, Mabel ; lorsque l’esprit est agité, particulièrement celui des femmes, il suppose des circonstances qui n’ont aucune réalité. J’en ai connu qui s’imaginaient qu’il y avait de la vérité dans les rêves.

— Non, je ne me trompe pas. Il y a en bas quelqu’un qui souffre.

Pathfinder fut obligé de convenir que les sens de Mabel ne la trompaient pas. Il la conjura néanmoins de modérer son émotion, et lui rappela que les sauvages mettaient en usage tous les artifices pour parvenir à leur but, et qu’il était probable que les gémissements étaient simulés dans le dessein d’attirer ceux qui étaient dans le fort, ou du moins de les engager à ouvrir la porte.

— Non, non, non, — dit Mabel avec précipitation — il n’y a point d’artifice dans ces gémissements ; ils viennent d’une souffrance physique, sinon d’une souffrance d’esprit. Ils sont effrayants et naturels.

— Eh bien ! nous saurons bientôt si c’est un ami ou un ennemi. Cachez de nouveau la lumière, Mabel, je lui parlerai à travers une meurtrière.

Cette chose si simple ne se fit pas sans de grandes précautions. Pathfinder avait autant de prudence que d’expérience. Il avait vu des négligents payer de leur vie un manque d’attention que, dans leur ignorance, ils avaient jugée superflue. Il ne plaça pas sa bouche à l’ouverture elle-même, mais si près qu’il pouvait être entendu sans élever la voix, et il observa la même précaution pour son oreille.

— Qui est là ? demanda Pathfinder, lorsque tout fut arrangé à son gré, quelqu’un souffre-t-il ? si c’est un ami, qu’il parle hardiment, et qu’il compte sur nos secours.

— Pathfinder ! répondit une voix que Mabel et le guide reconnurent aussitôt pour être celle du sergent ; — Pathfinder, au nom de Dieu, dites-moi ce qu’est devenue ma fille ?

— Mon père, je suis ici ! en sureté, point blessée : oh ! que je voudrais qu’il en fût ainsi de vous !

Mabel et Pathfinder entendirent distinctement une exclamation d’action de grâce, mais elle fut mêlée d’un gémissement arraché par la douleur.

— Mes plus affreux pressentiments sont réalisés, — dit Mabel avec le calme du désespoir. — Pathfinder, il faut que mon père soit apporté dans le fort, quelque chose qui puisse en arriver.

— C’est la nature et c’est la loi de Dieu. Mais, Mabel, soyez calme. Tous les secours humains qui peuvent être donnés, le sergent les recevra. Je ne vous demande que d’être calme.

— Je le suis, je le suis, Pathfinder. Jamais dans aucun temps de ma vie je ne fus plus calme, plus sûre de moi que dans ce moment. Mais rappelez-vous combien chaque instant est périlleux ; et, pour l’amour du ciel, ce que nous devons faire, faisons-le sans délai.

Pathfinder fut frappé de la fermeté de la voix de Mabel, et peut-être il s’abusa un peu sur la tranquillité forcée qu’elle affectait. Dans tous les cas, il ne jugea pas de nouvelles explications nécessaires, mais il descendit, et il commença à ouvrir la porte. Ce travail important fut conduit avec sa prudence habituelle ; mais au moment où les barres cédaient, il sentit une pression contre la porte, qui lui donna presque la tentation de la refermer. Jetant un regard à travers l’ouverture, il acheva son opération, et le corps du sergent appuyé contre la porte tomba en partie dans le fort ; Pathfinder l’y tira tout entier et referma la porte. Alors il n’exista plus d’obstacle pour donner des soins au blessé.

Mabel, pendant cette triste scène, se conduisit avec cette énergie surnaturelle que montrent souvent les femmes dans des moments de forte agitation. Elle alla chercher la lumière, humecta avec de l’eau les lèvres desséchées de son père, aida Pathfinder à préparer un lit de paille et un oreiller avec des vêtements. Tout cela fut fait avec un grand soin et presque sans parler ; Mabel ne répandit pas une seule larme jusqu’à ce qu’elle entendît la voix de son père la bénir pour ses soins et sa tendresse. Pendant ce temps, Mabel avait seulement deviné l’état de son père. Pathfinder, de son côté, avait porté toute son attention sur la blessure du sergent. Il s’était assuré qu’une balle lui avait traversé le corps, et il se connaissait assez en blessures de ce genre pour être convaincu qu’il y avait peu d’espoir de lui conserver la vie, si même il en restait aucun.