Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 283-315).

CHAPITRE XIX.


« Cette place était un heureux séjour champêtre, offrant une vue variée. »
Milton.

Mabel les attendait sur le rivage ; et la pirogue fut aussitôt mise à l’eau. Pathfinder fit traverser le ressac à ses compagnons avec la même dextérité qu’il l’avait déjà fait, et ils arrivèrent près du Scud sans avoir même reçu une goutte d’eau du rejaillissement des vagues.

L’Ontario est comme un homme d’un caractère vif, prompt à se mettre en colère, mais s’apaisant aussi vite. L’eau était déjà calme, et quoique des brisants bordassent la côte aussi loin que la vue pouvait s’étendre, ils n’étaient indiqués que par des lignes brillantes, semblables à ces cercles qui se forment sur l’eau d’un étang, quand on y a jeté une pierre. Le câble du Scud se montrait à peine au-dessus de l’eau, et Jasper avait déjà hissé ses voiles pour être prêt à partir aussitôt que la brise de terre qu’il attendait, les enflerait.

Le soleil se couchait lorsque la brigantine s’enfla, et que le cutter commença à fendre l’eau. Le vent était léger et venait du sud, et le cap du bâtiment était tourné vers la côte méridionale dans la vue de se reporter à l’est le plus tôt possible. La nuit suivante fut calme ; et le sommeil de ceux qui se couchèrent, profond et tranquille.

Il y eut quelque difficulté relativement au commandement du cutter, car il existait encore de la méfiance contre Jasper ; mais l’affaire se termina par un arrangement fait à l’amiable. Cap conserva un pouvoir de surveillance, et le jeune homme fut chargé de commander les manœuvres, mais sauf le contrôle et l’approbation du vieux marin. Jasper y consentit plutôt que d’exposer Mabel à de nouveaux dangers ; car, à présent que la tempête était calmée, il ne doutait pas que le Montcalm ne se mît à la recherche du Scud. Il eut pourtant la discrétion de ne pas faire connaître ses craintes à cet égard, car le fait était que les mesures qu’il croyait les plus propres à échapper à l’ennemi, étaient précisément celles qui pouvaient éveiller de nouveaux soupçons contre lui dans l’esprit de ceux qui avaient le pouvoir de contre-carrer ses projets. Jasper croyait que le jeune et brave officier français qui commandait le Montcalm quitterait son mouillage sous le fort du Niagara dès que le vent le permettrait, et remonterait le lac pour s’assurer de ce que le Scud était devenu, en tenant le milieu du lac afin d’embrasser du regard une plus grande étendue d’eau ; et il pensait que, de son côté, le plus prudent était de longer la côte, non seulement pour éviter la rencontre du bâtiment ennemi, mais encore parce qu’il aurait une chance de passer sans être aperçu, si ses mâts et ses agrès se confondaient dans l’éloignement avec les objets qui étaient sur le rivage. Il préférait la côte du sud parce que c’était celle du vent, et celle que l’ennemi s’imaginerait moins qu’il suivrait, parce qu’elle conduisait nécessairement près des établissements français, et qu’il aurait à passer devant un des postes les plus forts que la France occupait dans cette partie du monde.

Heureusement Cap ignorait tout cela, et l’esprit du sergent était trop occupé des détails de la mission militaire qu’il avait à remplir, pour songer à ceux qui appartenaient plus particulièrement à une autre profession. Personne ne mit donc opposition aux desseins de Jasper, et avant le matin il avait tranquillement repris peu à peu toute son autorité, donnait ses ordres sans consulter personne, et l’équipage y obéissait avec confiance et sans hésiter.

Dès que le jour parut, tout le monde se rassembla sur le pont et, comme c’est l’usage, tous les regards se portèrent à l’horizon du côté de l’orient, à mesure que les objets sortaient de l’obscurité, et que le panorama s’étendait en proportion de l’augmentation de la lumière. À l’est, à l’ouest et au nord, on ne voyait que l’eau, qui brillait sous les rayons du soleil levant ; mais au sud, on apercevait la ceinture des forêts qui enchâssaient alors l’Ontario dans un cercle de verdure. Tout-à-coup une ouverture se montra en avant, et les murs massifs d’une espèce de château fort entouré de fortifications extérieures, et muni de bastions et de palissades se firent voir sur un promontoire situé sur le bord d’une large rivière. À l’instant où le fort devint visible, une espèce de petit nuage s’éleva au-dessus, et l’on reconnut bientôt que c’était le pavillon blanc de la France.

À ce spectacle désagréable, Cap poussa une exclamation, et jeta à son beau-frère un coup d’œil annonçant la méfiance.

— La nappe sale suspendue en l’air, vrai comme je m’appelle Charles Cap, — murmura-t-il ensuite ; — et nous serrons cette maudite côté, comme si c’était notre femme et nos enfants que nous revoyions au retour d’un voyage dans les Indes ! — Écoutez, Jasper, êtes-vous à la recherche d’une cargaison de grenouilles pour vous tenir si près de cette Nouvelle-France ?

— Je longe la côte, monsieur, dans l’espoir de passer le bâtiment ennemi sans être aperçu, car je crois qu’il doit être ici quelque part sous le vent.

— Oui, oui, cela sonne bien, et j’espère que le résultat sera ce que vous dites. — Je me flatte qu’il n’y a pas ici de sous-courant.

— Nous sommes maintenant près d’une côte, mais le vent vient de terre, — répondit Jasper en souriant, — et je pense que vous conviendrez, maître Cap, qu’un fort sous-courant met le câble à l’aise. — Nous devons tous la vie à un sous-courant de ce lac.

— Balivernes françaises ! grommela Cap à demi-voix, quoiqu’il s’inquiétât fort peu que Jasper l’entendît ; — donnez-moi un honnête, franc et loyal courant anglo-américain, qui se montre au grand jour, au lieu d’un de vos lâches coquins de sous-courants ; qui se cachent sous la surface de l’eau et qu’on ne peut ni voir ni sentir. Si l’on pouvait savoir la vérité, j’ose dire qu’on verrait que l’affaire de ce sous-courant qui nous a sauvés, dit-on, était une chose arrangée.

— Du moins, frère, — dit le sergent, — nous avons maintenant une bonne occasion de reconnaître le poste ennemi de Niagara, car je suppose que c’est le fort que nous voyons. Soyons tout yeux en passant vis-à-vis, et souvenons-nous que nous sommes presque en face de l’ennemi.

L’avis du sergent n’était pas très-nécessaire. C’était une nouveauté que de voir un endroit occupé par des êtres humains au milieu de cette vaste scène d’une nature déserte, et elle inspirait un intérêt suffisant pour exciter l’attention. Le vent avait assez fraîchi pour que le Scud fendît l’eau avec une grande rapidité ; et Jasper mollit un peu la barre à l’ouverture de la rivière, et lofa comme pour entrer dans l’embouchure de ce beau détroit. En ce moment un bruit sourd et éloigné, apporté par le vent, et suivant le cours de la rivière, se fit entendre : on aurait dit que c’étaient les sons les plus graves de quelque orgue immense, et ils semblaient même de temps en temps faire trembler la terre.

— C’est un bruit comme celui du ressac sur une longue côte, — dit Cap dans un instant où ces sons frappaient ses oreilles avec plus de force que jamais.

— Oui, oui, — dit Pathfinder, — c’est un ressac comme nous en avons dans ce pays. Il n’y a pas là de sous-courant, maître Cap. Toute l’eau qui frappe contre les rochers qu’on voit là-bas, s’y arrête, ou du moins ne songe pas à s’en retourner en arrière. C’est la voix du Niagara que vous entendez, tandis qu’il tombe du haut de ces montagnes.

— Personne n’aura l’impudence de prétendre que cette grande et belle rivière tombe du haut de ces montagnes.

— c’est pourtant ce qu’elle fait, maître Cap, et cela faute d’escalier pour en descendre, parce qu’elle ne trouve pas d’autre route pour aller plus loin. C’est la nature telle que nous l’avons ici, quoique j’ose dire que vous avez mieux sur la mer. Ah, Mabel ! comme cela serait agréable si nous pouvions faire dix à quinze mille en nous promenant, et remonter le long des bords de cette rivière jusqu’à ces montagnes pour y voir les merveilles que Dieu y a faites !

— Vous avez donc vu cette célèbre cataracte, Pathfinder ?

— Si je l’ai vue, Mabel ? oui, je l’ai vue, et vous pouvez dire que c’est une vue imposante. Le Grand-Serpent et moi nous étions à épier ce que faisait la garnison de ce fort, quand il me dit que les traditions de sa tribu parlaient d’une grande cataracte dans ces environs, et il me proposa d’aller voir cette merveille. J’en avais entendu parler par quelques soldats du 60e, qui est mon corps naturel, et non le 55e, avec lequel j’ai eu tant de rapports depuis ce temps ; mais il y a de si terribles menteurs dans tous les régiments, que je croyais à peine la moitié de ce qu’ils n’avaient dit. Eh bien ! nous nous mîmes en marche, et nous pensions être conduits par nos oreilles, en entendant quelque chose de ce vacarme qui nous étourdit aujourd’hui. Mais non, la nature n’avait pas en ce moment sa voix de tonnerre comme ce matin. C’est ce qui arrive dans la forêt, maître Cap ; il y a des moments où Dieu semble se montrer armé de tout son pouvoir ; il y en a d’autres où tout est calme comme si son esprit répandait la tranquillité sur toute la terre. Eh bien ! nous arrivâmes tout d’un coup sur le bord de la rivière, à quelque distance au-dessus de la cataracte, et un jeune Delaware, qui était avec nous, ayant trouvé un canot d’écorce, voulut entrer dans le courant pour gagner une île qui était au centre de la lutte et de la confusion de l’eau. Nous lui dîmes que c’était une folie, et nous cherchâmes à lui faire sentir qu’il était mal de tenter la Providence en s’exposant inutilement au danger. Mais les jeunes Delawares sont à peu près comme les jeunes soldats, pleins de vanité, et aimant à courir des risques. Tout ce que nous lui dîmes ne put le détourner de son dessein, et il partit. Il me semble, Mabel, que lorsqu’une chose est réellement grande et puissante, elle a une majesté tranquille qui est toute différente du bourdonnement et de la vanité des plus petites, et c’est ce qui arrive à ces rapides. La pirogue n’y fut pas plus tôt engagée, qu’elle partit avec la rapidité de l’oiseau qui vole dans les airs, et tout le talent du jeune Delaware ne put résister au courant. Il fit pourtant les plus grands efforts pour sauver sa vie, se servant de la rame jusqu’au dernier moment, comme le daim qui se jette à l’eau pour éviter les chiens. D’abord il commença à traverser le courant avec tant de rapidité, que nous crûmes qu’il réussirait dans son entreprise ; mais il avait mal calculé la distance, et quand il en fut convaincu, il chercha à remonter la rivière, et fit des efforts qui étaient terribles à voir. J’aurais eu pitié de lui, quand même c’eût été un Mingo. Pendant quelques instants ses efforts furent si frénétiques, qu’il l’emporta sur le courant ; mais la nature à ses bornes, il ne put les continuer, et il perdit pouce à pouce et pied à pied tout ce qu’il avait gagné. Il arriva alors à un endroit où l’eau avait l’air lisse et verte, comme si elle eût été formée de millions de fils d’eau tous tendus par-dessus un énorme rocher ; et enfin partant comme une flèche, il disparut à nos yeux, l’avant de la pirogue se baissant assez pour nous faire voir ce qu’il deviendrait. Quelques années après, je rencontrai un Mohawk qui avait vu toute l’affaire de l’autre côté de la cataracte, et il me dit que le Delaware avait continué à agiter sa rame en l’air jusqu’au moment où il avait disparu au milieu de l’écume de la cataracte.

— Et que devint ce malheureux ? — demanda Mabel, à qui l’éloquence naturelle et simple du guide avait inspiré un vif intérêt.

— Il est sans doute allé dans l’heureux pays où les esprits de sa tribu s’amusent à chasser, car, quoiqu’il fût vain et téméraire, il avait de la droiture et de la bravoure. Sa folie a été cause de sa mort ; mais le Manitou des peaux-rouges a pitié de ses créatures aussi bien que le Dieu des chrétiens.

Un coup de canon fut tiré en ce moment du fort, et le boulet passa en sifflant au-dessus du mât du cutter, ce qui était un avertissement de ne pas en approcher davantage ; Jasper était au gouvernail, et il s’éloigna en souriant comme s’il se fût mis peu en peine de ce salut discourtois. Le Scud était alors dans le courant, et il fut bientôt assez loin pour ne pas avoir à craindre la répétition de cette démonstration d’hostilité. Dès que le bâtiment fut en face de la rivière, Jasper s’assura que le Montcalm n’y était pas à l’ancre, et un matelot qu’il avait fait monter sur le mât vint lui faire le rapport qu’on ne voyait aucune voile sur le lac. Jasper espéra alors que sa précaution avait réussi et que le conmandant français avait tenu le milieu du lac tandis qu’il en longeait la côte.

Pendant toute la journée le vent resta au sud, et le cutter continua sa route à environ une lieue de la terre, filant six à huit nœuds par heure sur une eau parfaitement tranquille. Quoique la scène eût un trait de monotonie, — la vue perpétuelle de la forêt, — elle n’était pas sans intérêt. Divers promontoires se présentaient, et en passant de l’un à l’autre, le Scud traversait des baies si profondes qu’elles méritaient presque le nom de golfe. Mais ]’œil n’apercevait nulle part des signes de civilisation. De temps en temps une rivière versait son tribut dans le grand réservoir du lac, mais la vue pouvait en suivre les rives pendant plusieurs milles dans l’intérieur des terres sans rencontrer autre chose que des arbres ; et même de grandes baies qui ne communiquaient l’Ontario que par d’étroits canaux, se montraient et disparaissaient sans offrir aucune trace d’habitation humaine.

De tous ceux qui se trouvaient à bord ; Pathfinder était celui qui voyait cette scène avec le plus de plaisir. Ses yeux se repaissaient de cette perspective de forêt sans bornes, et quoiqu’il trouvât fort agréable d’être près de Mabel et d’écouter sa douce voix, plus d’une fois, pendant le cours de cette journée, il désira être sous les arches formées par les érables, les chênes et les tilleuls, dans ces solitudes où ses habitudes l’avaient porté à croire qu’on pouvait seulement trouver un bonheur solide et durable. Cap voyait les choses sous un aspect tout différent. Il se plaignit plusieurs fois de n’apercevoir ni tours, ni phares, ni fanaux, ni rades couvertes de bâtiments. Il protesta qu’il ne se trouvait pas dans le monde entier une côte semblable ; et prenant à part le sergent il l’assura gravement que ce pays ne pourrait jamais prospérer puisqu’on y négligeait les ports, que les rivières y restaient désertes et sans utilité, et que la brise même avait une odeur de forêt, ce qui faisait douter de sa salubrité.

Les sentiments des divers individus qui étaient à bord du Scud n’en arrêtaient pas la marche ; et quand le soleil se coucha, il avait déjà fait cent milles en s’avançant vers Oswego, le sergent Dunham croyant alors de son devoir de s’y rendre pour recevoir les nouvelles instructions que le major Duncan pourrait avoir à lui donner. Dans cette intention Jasper continua toute la nuit à longer la côte, et quoique le vent commençât à manquer vers le matin, il dura assez pour le conduire jusqu’à une pointe qu’on savait n’être qu’à environ deux lieues du fort. Là, une brise légère commença à venir du nord, et le cutter s’écarta un peu de la terre afin de pouvoir prendre le large si le vent augmentait ou s’il passait à l’est.

Lorsque le jour parut, le cutter avait l’embouchure de l’Oswego sous le vent, à la distance d’environ deux milles, et à l’instant où l’on tira dans le fort le coup de canon du matin, Jasper ordonna de mollir les écoutes et de porter vers le port. En ce moment un cri parti de l’avant attira tous les regards sur la pointe qui renfermait la côte orientale de l’embouchure de la rivière ; et la, précisément hors de la portée des canons du fort, et ses voiles réduites à ce qu’il en fallait pour rester stationnaire, était le Montcalm, attendant évidemment le retour du Scud.

Passer devant ce bâtiment était impossible, car, en portant plus de voiles, il aurait pu couper la route du Scud en quelques minutes, et les circonstances exigeaient une prompte décision. Après une courte consultation, le sergent changea encore une fois de projet, et résolut de gagner le plus promptement possible le poste qui était sa première destination, se fiant sur la vitesse du cutter pour laisser l’ennemi en arrière de manière à ce qu’il ne pût avoir connaissance de ses mouvements.

Le Scud déploya toutes ses voiles et s’orienta au plus près du vent dans le plus court délai possible. On tira les canons du fort, et les remparts furent couverts de soldats. Mais ces démonstrations inutiles étaient tout ce que Lundie pouvait faire en faveur du cutter. De son côté, le Montcalm tira aussi quelques coups de canon par bravade, arbora le pavillon français, et se mit en chasse sous toutes voiles possibles.

Pendant plusieurs heures, les deux bâtiments fendirent l’eau avec toute la rapidité possible, courant de courtes bordées au vent pour conserver le port sous leur vent, l’un pour tâcher d’y entrer, l’autre pour lui en couper la route.

À midi, on ne voyait plus que le sommet des mâts du bâtiment français sous le vent du cutter, le premier n’étant pas à beaucoup près aussi bon voilier que le second au plus près du vent ; et le Scud avait en avant quelques îles derrière lesquelles Jasper pensa qu’il serait possible de passer pour cacher à l’ennemi les mouvements futurs du cutter. Quoique Cap, le sergent, et surtout le lieutenant Muir, à en juger par ses discours, se méfiassent encore beaucoup du jeune marin, et qu’on ne fût pas très-loin de Frontenac, cet avis fut suivi, car le temps pressait, et le quartier-maître observa sagement que Jasper ne pouvait guère les trahir sans entrer ouvertement dans le port ennemi, ce qu’ils seraient toujours à temps d’empêcher, puisque le seul croiseur que les Français eussent en ce moment sur le lac était sous le vent à eux, et par conséquent ne pouvait leur nuire pour le moment.

Libre d’exécuter son projet, Jasper fit bientôt voir ce qu’il était en état de faire. Il passa derrière les îles, les laissa à l’ouest et s’en éloigna, n’ayant rien en vue ni dans ses eaux, ni sous le vent. Au coucher du soleil, le cutter rencontra la première des îles qui se trouvent dans le grand détroit formant de ce côté la sortie du lac, et avant qu’il fît nuit, il avançait dans les étroits canaux conduisant au poste où il devait se rendre. Cependant à neuf heures Cap insista pour qu’on jetât l’ancre, car le labyrinthe d’îles devenait si compliqué, qu’il craignait, à chaque espace d’eau libre, de se trouver sous les canons d’un fort français. Jasper consentit sans peine, ayant pour instructions spéciales de ne jamais s’approcher du poste sans prendre les mesures nécessaires pour qu’aucun homme de l’équipage n’en pût connaître exactement la route ou la situation, de crainte qu’un déserteur n’en donnât avis à l’ennemi.

Le Scud jeta l’ancre dans une petite baie retirée où il aurait été difficile de le trouver pendant le jour, et où il était parfaitement caché. Tout le monde alors descendit sous le pont pour prendre du repos, à l’exception d’une sentinelle. Cap s’était tellement fatigué depuis deux jours, qu’il dormit long-temps et profondément, et il ne s’éveilla de son premier sommeil que quand le jour commença à paraître. Cependant à peine ouvrit-il les yeux que son instinct nautique l’avertit que le cutter avait levé l’ancre. Montant à la hâte sur le pont, il trouva le Scud voguant au milieu des îles, tandis qu’il n’y avait sur le pont que Jasper et le pilote, excepté la sentinelle, qui ne s’était pas mêlée de mouvements qui avaient dû lui paraître aussi réguliers que nécessaires.

— Que veut dire ceci, maître Jasper ? — s’écria-t-il avec colère ; — avez-vous le projet de nous faire enfin entrer dans le port de Frontenac pendant que nous sommes tous endormis ?

— J’exécute mes ordres, maître Cap. Le major Duncan m’a ordonné de ne jamais m’approcher, de ce poste sans avoir envoyé tout le monde sous le pont. Il ne veut pas avoir dans ces eaux plus de pilotes que le service du roi n’en exige.

— Whe-e-ew ! j’aurais fait une belle affaire de me jeter au milieu de ces buissons et de ces rochers sans avoir personne sur le pont ! Sur ma foi ! un pilote régulier d’York ne se tirerait pas d’un pareil canal.

— J’ai toujours pensé, monsieur, — dit Jasper en souriant, — que vous auriez mieux fait de laisser le cutter entre mes mains, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à sa destination.

— Nous l’aurions fait, Jasper ; nous l’aurions fait sans les circonstances. Mais ces circonstances sont des choses très-sérieuses, et tout homme prudent doit y faire attention.

— Eh bien ! monsieur, j’espère que nous en sommes à la fin. Nous arriverons au poste en moins d’une heure ; si le vent continue ; et alors vous serez en sûreté contre toutes circonstances que je pourrais occasionner.

— Humph !

Cap ne trouva rien à répliquer ; et tout paraissant indiquer que Jasper était de bonne foi, il ne lui fut pas difficile de se décider à le laisser agir comme il le voudrait. Dans le fait, il n’aurait pas été facile à l’homme le plus susceptible relativement aux circonstances, de s’imaginer que le Scud était là dans le voisinage immédiat d’un port occupé depuis aussi long-temps que Frontenac et aussi bien connu sur toute la frontière. Le nombre des îles pouvait ne pas monter littéralement à mille ; mais elles étaient assez nombreuses et assez petites pour déjouer tous les calculs, quoiqu’il s’en trouvait de temps en temps une plus grande que les autres. Jasper avait quitté ce qu’on pouvait appeler le grand canal, et, à l’aide d’une bonne brise et d’un courant favorable, il traversait des passages quelquefois si étroits qu’à peine aurait-on cru que le Scud pût y passer sans que ses agrès touchassent aux arbres ; et dans d’autres moments, il passait dans de petites baies où le cutter semblait enterré dans les buissons, les forêts et les rochers. L’eau était si transparente que la sonde était inutile, et comme la profondeur en était partout à peu près la même, il y avait peu de risque à courir, quoique Cap, avec ses habitudes de mer, fût dans une crainte perpétuelle que le bâtiment ne touchât.

— J’y renonce, Pathfinder, j’y renonce, — s’écria enfin le vieux marin, quand le Scud sortit en sûreté du vingtième de ces canaux étroits dans lesquels Jasper l’avait conduit si hardiment. — C’est défier la science même de la navigation et en envoyer au diable toutes les lois et les règles.

— Non, non, Eau-salée, c’est la perfection de l’art. Vous voyez que Jasper n’hésite jamais. Comme un chien qui a le nez bon, il court la tête haute, comme si son flair ne pouvait le tromper. J’en réponds sur ma vie, Eau-douce nous en tirera à la fin, comme il l’aurait fait dès le commencement si on l’eût laissé faire.

— Sans pilote, sans sonde, sans bouées, sans phares ; sans…

— Sans piste, — dit Pathfinder en l’interrompant, — car c’est là pour moi la partie la plus mystérieuse de l’affaire. Tout le monde sait que l’eau ne laisse pas de piste, et pourtant voilà Jasper qui avance aussi hardiment que s’il avait sous les yeux des traces de mocassins sur les feuilles aussi visibles pour lui que pour nous le soleil.

— Du diable si je crois qu’il ait même une boussole.

— Range à hâle bas le foc ! — cria Jasper qui ne faisait que sourire des remarques de son compagnon. — Hâle-bas ! — tribord la barre ! — Tribord tout. Bien. Rencontrez la barre doucement ; maniez-la légèrement. À présent sautez à terre avec l’amarre ; non, jetez-la, nous avons du monde à terre pour la recevoir.

Tout cela se passa si rapidement, qu’à peine les spectateurs eurent-ils le temps de remarquer les différentes évolutions. On lança le bâtiment au vent, jusqu’à faire fasier la grande voile ; après quoi, à l’aide seulement du gouvernail, il fut placé le long d’un quai naturel de rocher, auquel il fut solidement amarré. En un mot, on était arrivé au poste, et les soldats du 55e furent accueillis par leurs camarades avec la satisfaction naturelle à des soldats qu’on vient relever d’un service peu agréable.

Mabel sauta sur le rivage avec un plaisir qu’elle ne chercha pas à dissimuler, et son père y conduisit ses soldats avec un empressement qui prouvait combien il était las du cutter. Le Poste, comme les soldats du 55e appelaient cet endroit, semblait promettre des jouissances à des hommes qui avaient été enfermés plusieurs jours dans un aussi petit bâtiment que le Scud. Aucune de ces îles n’était très-haute, quoiqu’elles fussent toutes assez élevées au-dessus du niveau de l’eau pour que le séjour en fût sûr et salubre. Toutes étaient plus ou moins boisées, et la plupart, à cette époque, étaient encore couvertes d’une forêt vierge. Celle sur laquelle le poste avait été établi était petite et ne contenait guère qu’une vingtaine d’acres de terre. Par quelque accident, arrivé peut-être plusieurs siècles auparavant, elle avait perdu une partie de ses arbres, et une clairière revêtue d’herbe en couvrait à peu près la moitié de la surface. L’officier qui avait choisi cet endroit pour en faire un poste militaire, pensait qu’une source qui s’y trouvait avait attiré autrefois l’attention des Indiens, et les avait portés à venir fréquemment dans cette île quand ils s’occupaient de la chasse ou de la pêche du saumon, ce qui avait empêché une seconde pousse d’arbres et donné aux herbes le temps de pousser de fortes racines et de se rendre maîtresses du terrain. Quelle qu’en pût être la cause, l’effet en était de rendre cette île beaucoup plus belle que celles qui l’entouraient, et de lui donner un air de civilisations qui manquait encore à une très-grande partie de cette vaste région.

Les rives de l’Île-du-Poste étaient complètement bordées de grands buissons, et l’on avait eu grand soin de les conserver, parce qu’ils servaient d’écran pour cacher les personnes et les choses qui se trouvaient dans l’intérieur. À la faveur de cet abri et des arbres qui couvraient une bonne moitié de l’île, on y avait construit sept à huit huttes peu élevées pour servir de logement à l’officier et aux soldats, de magasin pour les approvisionnements, de cuisine, etc. Ces huttes étaient construites en troncs d’arbres, suivant l’usage, et couvertes d’écorces, matériaux qu’on avait apportés d’une île plus éloignée, de peur que les marques du travail de l’homme n’éveillassent l’attention. Comme elles avaient été habitées pendant plusieurs mois, elles étaient commodes autant que peuvent l’être des habitations de cette espèce.

À l’extrémité orientale de cette île, il y avait pourtant une petite péninsule d’environ un acre de terre, qui était complètement boisée, et sous les arbres de laquelle croissaient des broussailles si épaisses, qu’il était impossible de voir à travers tant que les branches conservaient leurs feuilles. Près de l’isthme étroit qui rattachait ce terrain au reste de l’île, on avait bâti un petit fort en bois, et l’on avait en soin de ne pas le laisser sans quelques moyens de résistance. On avait choisi pour le construire des troncs d’arbres assez gros pour qu’ils fussent à l’épreuve du boulet ; on les avait équarris, et ils étaient joints de manière à ne laisser aucun point faible. Les fenêtres étaient des meurtrières, la porte petite et épaisse, le toit formé de grosses pièces de bois comme les murailles, et couvert d’écorces pour empêcher la pluie de pénétrer dans l’intérieur. Le rez-de-chaussée était destiné, suivant l’usage, à conserver les munitions et les approvisionnements ; le premier étage servait en même temps de logement et de citadelle, et un grenier fort bas était divisé en deux ou trois chambres ou une quinzaine d’hommes pouvaient coucher. Tous ces arrangements étaient excessivement simples ; mais ils suffisaient pour mettre les soldats à l’abri d’une surprise. Les arbres s’élevant de tous côtés beaucoup plus haut que cet édifice, il était invisible pour tous ceux qui n’étaient pas dans l’intérieur de l’île. Des meurtrières des étages supérieurs, on pouvait voir la clairière, quoique les broussailles cachassent plus ou moins la base de l’édifice.

Ce fort n’ayant été construit que dans la vue de pouvoir s’y défendre, on avait eu soin de le placer assez près de la source dont nous avons parlé, pour qu’on pût y puiser de l’eau à l’aide d’un seau et d’une corde en cas de siège. Pour faciliter cette opération, les étages supérieurs s’avançaient de quelques pieds au-delà du rez-de-chaussée, et la communication entre les différents étages avait lieu par le moyen d’échelles. Si nous ajoutons que ces forts étaient destinés à servir de lieu de retraite en cas d’attaque, le lecteur pourra se faire une idée assez correcte des arrangements que nous désirons lui expliquer.

Mais c’était la situation de cette île qui en faisait le principal mérite comme position militaire. Placée au milieu d’un groupe de vingt autres, il n’était pas facile de la trouver, car les barques pouvaient en passer à très-peu de distance, et s’imaginer qu’elle faisait partie de quelque autre, les canaux qui l’en séparaient étant si étroits, qu’il était presque impossible de décider si quelques-unes étaient des îles ou des presqu’îles, même quand on se trouvait au centre de ce groupe dans le dessein exprès de le reconnaître. La petite baie qui servait de havre à Jasper avait surtout son entrée si bien cachée par des îles couvertes d’arbres et de buissons que l’équipage du Scud, revenant un jour de pêcher dans les canaux voisins, avait passé plusieurs heures à la chercher avant de pouvoir la trouver. En un mot, cet endroit convenait admirablement à l’usage qu’on voulait en faire, et les avantages qu’il possédait naturellement en avaient été augmentés autant que le permettaient les moyens limités d’un poste sur la frontière.

L’heure qui suivit l’arrivée du Scud n’en fut une de repos pour personne. Le détachement qu’on venait relever n’avait rien fait qui mérite d’être cité ; et, fatigués de ce qui leur paraissait un exil, tous ceux qui le composaient étaient impatients de retourner à Oswego. Dès que l’officier qui commandait eut remis au sergent ses instructions et le commandement du poste, il passa à bord du Scud avec tous ses hommes, et Jasper, qui aurait volontiers passé la journée sur l’île, reçut ordre de mettre à la voile sur-le-champ, le vent étant favorable. Mais auparavant, le lieutenant Muir, Cap et le sergent eurent un entretien particulier avec l’officier qui allait partir, afin de lui faire part des soupçons qu’ils avaient conçus contre Jasper. Après leur avoir promis d’avoir les yeux ouverts sur sa conduite, l’officier s’embarqua, et il ne s’était pas écoulé trois heures depuis son arrivée quand Jasper mit à la voile.

Mabel avait pris possession de la hutte destinée à son père, et c’était la meilleure de toutes, étant celle qui était toujours occupée par le commandant. Pour diminuer le travail, on fit d’une hutte voisine la cuisine et la salle à manger, où les principaux membres du détachement devaient prendre ensemble leurs repas que la femme du soldat était chargée de préparer. Mabel put ainsi faire dans la hutte du sergent tous les petits arrangements domestiques qui pouvaient lui être commodes ainsi qu’à son père et que les circonstances permettaient ; et pour la première fois depuis son arrivée sur la frontière, elle se sentit fière de sa demeure. Des qu’elle se fut acquittée de ces importants devoirs, elle alla faire une promenade dans l’île, et, traversant la petite clairière, elle prit un sentier conduisant à la seule pointe de l’île qui ne fût pas entièrement couverte de buissons. Là elle regarda l’eau limpide, sur laquelle on voyait à peine une ride, réfléchit à la nouvelle situation dans laquelle elle était placée, chercha, non sans quelque agitation, à se rappeler tous les événements qui s’étaient passés depuis quelques jours, et se livra à des conjectures sur l’avenir.

— Vous êtes un objet admirable dans un admirable endroit, miss Mabel, — lui dit David Muir, qui parut tout à coup à son côté ; et ce n’est pas moi qui dirai que vous n’êtes pas le plus admirable des deux.

— Je ne vous dirai pas, monsieur Muir, que de pareils compliments ne me sont pas agréables, — répondit Mabel, — car vous ne croiriez peut-être pas que je vous dis la vérité ; mais je vous dirai que s’il vous plaisait de m’adresser quelques remarques d’une nature différente, je pourrais en conclure que vous me supposez assez d’intelligence pour les comprendre.

— Votre esprit, charmante Mabel, est aussi poli que le canon du mousquet d’un soldat, et votre conversation n’est que trop sage et trop discrète pour un pauvre diable qui a passé ici quatre ans au milieu des bouleaux, au lieu de recevoir de leurs branches cette discipline qui à la vertu de faire entrer les connaissances dans la tête. — Mais je suppose, miss Mabel, que vous n’êtes pas fâchée d’appuyer encore une fois votre joli pied sur la terre ferme.

— Je pensais ainsi il y a deux heures, monsieur Muir ; mais le Scud paraît si beau quand on le voit à travers une de ces percées voguer sur le lac, que je regrette presque de ne plus être à bord.

En finissant ces mots, elle agita son mouchoir pour répondre à un signe d’adieu que lui faisait Jasper, qui ne cessa de la regarder que lorsque son cutter eut doublé une pointe derrière laquelle il disparut.

— Les voilà partis, et je ne dirai pas que la joie les accompagne, mais puissent-ils faire un heureux voyage ! car s’il leur arrivait malheur, nous serions en danger de passer l’hiver ici, à moins que nous n’ayons l’alternative d’être conduits au château de Québec. Ce Jasper Eau-douce est un jeune drôle dont on ne sait trop que penser, et il court sur lui dans la garnison des bruits qui me font peine. Votre respectable père, et votre presque aussi respectable oncle n’ont pas la meilleure opinion de lui.

— J’en suis fâchée, monsieur Muir ; mais je ne doute pas que le temps ne détruise toute leur méfiance.

— Si le temps pouvait seulement détruire la mienne, charmante Mabel, — répliqua le quartier-maître, je ne porterais pas envie à notre commandant en chef. — Je crois que si les circonstances me décidaient à quitter le service, le digne sergent pourrait fort bien mettre mes souliers[1].

— Si mon père est digne de mettre vos souliers, monsieur Muir, — dit Mabel avec un plaisir malin, j’ose dire que vous ne l’êtes pas moins de mettre les siens.

— Comment diable ! miss Mabel, voudriez-vous me réduire au grade de sous-officier ?

— Non, vraiment, monsieur ; je ne pensais nullement à l’armée pendant que vous me parliez. Je songeais combien vous me rappeliez mon père par votre expérience et votre prudence, et combien vous étiez en état d’être comme lui in la tête d’une famille.

— Comme nouveau marié, charmante Mabel, mais non comme père ou comme chef naturel. Mais je vois ce que c’est, et j’aime vos reparties, car elles étincellent d’esprit. L’esprit ne me déplaît pas dans une jeune femme, pourvu que ce ne soit pas l’esprit d’une pie-grièche. — Ce Pathfinder est un homme fort extraordinaire, s’il faut dire la vérité.

— Il faut dire de lui la vérité, ou ne pas en parler, monsieur Muir. Pathfinder est mon ami, — mon ami très-particulier ; et l’on ne peut en ma présence en dire aucun mal que je ne sois prête à nier.

— Je n’ai nulle envie d’en dire aucun mal, je vous assure ; mais je doute qu’il y ait beaucoup de bien à en dire.

— Il est du moins excellent tireur, — dit Mahel en souriant. — Ce n’est pas vous qui pouvez le nier.

— Qu’il jouisse du bonheur de tous ses exploits en ce genre, si bon vous semble ; mais il est ignorant comme un Mohawk.

— Il peut ne pas savoir le latin ; mais il sait l’iroquois mieux que personne ; et c’est la langue la plus utile des deux dans cette partie du monde.

— Si Lundie lui-même me demandait ce que j’admire le plus de votre personne ou de votre esprit, belle et caustique Mabel, je ne saurais que lui répondre. Mon admiration se partage si également à cet égard, qu’elle accorde la palme tantôt à l’une, tantôt à l’autre. Ah ! feu mistress Muir était aussi un modèle en ce genre.

— La dernière mistress Muir, dites-vous, monsieur ? — demanda Mabel en le regardant d’un air innocent.

— Ah ! c’est quelque bavardage de Pathfinder. Je gage que le drôle a cherché à vous persuader que j’ai déjà eu plus d’une femme ?

— En ce cas il aurait perdu son temps, monsieur ; car personne n’ignore que vous avez eu le malheur d’en perdre quatre.

— Trois seulement, — aussi vrai que je me nomme David Muir. La quatrième est un vrai scandale ; — ou pour mieux dire, charmante Mabel, elle est encore in petto, comme on le dit à Rome, ce qui, en affaire d’amour, veut dire dans le cœur.

— Eh bien ! je suis charmée de ne pas être cette quatrième personne in petto ni autrement, car je n’aimerais pas à être un scandale.

— Ne craignez rien à cet égard, charmante Mabel, car si vous étiez la quatrième, les autres seraient oubliées, et votre beauté, votre mérite, vous élèveraient sur-le-champ à être la première. Ne craignez pas d’être la quatrième en rien.

— Cette dernière assurance a quelque chose de consolant, monsieur Muir, — dit Mabel en riant, — car j’avoue que j’aimerais beaucoup mieux n’être qu’au quatrième rang en beauté, que d’être la quatrième femme de qui que ce soit.

À ces mots, elle le quitta brusquement et s’éloigna en courant, laissant le quartier-maître réfléchir sur le succès qu’il avait obtenu. Elle s’était décidée à user de ses moyens de défense avec toute la liberté que peut se permettre une femme, tant parce que M. Muir avait pour elle depuis quelque temps des attentions si marquées qu’il avait besoin d’être sérieusement repoussé, qu’à cause de ses insinuations contre Jasper et Pathfinder. Quoiqu’elle eût de l’esprit et de la vivacité, elle était loin d’être impertinente ; mais elle crut que les circonstances l’autorisaient à lui parler comme elle l’avait fait. Elle pensa donc, en le quittant, qu’elle était délivrée pour toujours de soins affectés qui lui était souverainement désagréables. Mais elle ne connaissait pas assez David Muir. Accoutumé aux rebuffades, et doué de persévérance, il ne vit aucune raison de désespérer, quoique la manière moitié menaçante, moitié satisfaite de lui-même, dont il secoua la tête en la regardant tandis qu’elle s’en allait, pût indiquer des desseins aussi sinistres qu’ils étaient déterminés. Pendant qu’il était à réfléchir, Pathfinder s’approcha, et il arriva près de lui sans avoir été aperçu.

— Ne courez pas après elle, quartier-maître, ne courez pas après elle, — lui dit-il en riant à sa manière ; — elle est jeune et alerte, et il faut un pied agile pour l’atteindre. — On dit que vous songez à l’épouser ?

— Et l’on m’a dit la même chose de vous ; mais ce serait une telle présomption que j’ai peine à le croire.

— Je crains que vous n’ayez raison ; oui, je le crains. Quand je pense à ce que je suis, au peu que je sais, à la vie que j’ai menée, je sens que je n’ai pas le droit de songer un seul instant à une créature si bien élevée, si aimable, si enjouée, si délicate.

— Vous oubliez de dire si jolie, — dit Muir l’interrompant.

— Oui, et si jolie, j’aurais dû le dire avec ses autres qualités ; car le jeune faon, à l’instant où il apprend à bondir, n’est pas plus agréable aux yeux du chasseur que Mabel ne l’est aux miens. Je crains véritablement que toutes les pensées que j’ai élevées jusqu’à elle n’aient été vaines et présomptueuses.

— Si vous pensez ainsi de vous-même, et d’après la modestie qui vous est naturelle, mon cher ami, mon devoir, comme votre ancien compagnon de campagnes, m’oblige de vous dire…

— Quartier-maître, — dit le guide en le regardant en face, — nous nous sommes vus souvent derrière les remparts du fort, mais nous avons été fort peu ensemble dans les bois ou en face de l’ennemi.

— En garnison ou sous la tente, c’est toujours la même campagne, et vous devez le savoir, Pathfinder. Ensuite mon devoir m’oblige souvent à rester à portée des magasins et des approvisionnements, quoique ce soit contre mon inclination, comme vous pouvez le supposer, puisque vous avez vous-même l’amour des combats. Mais si vous aviez entendu ce que Mabel vient de me dire de vous, vous ne penseriez pas une minute de plus à chercher à vous rendre agréable à cette mijaurée insolente.

Pathfinder regarda le quartier-maître avec attention, car il était impossible qu’il ne prît pas intérêt à l’opinion que Mabel pouvait avoir de lui ; mais il avait l’âme trop noble et trop généreuse pour demander à savoir ce qu’un autre avait dit de lui. Il garda donc le silence ; mais Muir ne voulut pas être désappointé par le respect que le guide avait pour lui-même et pour les convenances ; car, croyant avoir affaire à un homme aussi simple qu’il était franc, il avait résolu de profiter de sa crédulité pour se débarrasser d’un rival. Il reprit donc la parole dès qu’il s’aperçut que sa retenue était plus forte que sa curiosité.

— Il convient que vous sachiez son opinion ; — continua-t-il, — car je crois qu’un homme doit être instruit de ce que ses amis et ses connaissances pensent de lui. Ainsi, pour vous prouver le cas que je fais de votre caractère et de vos sentiments, je vous rapporterai en aussi peu de mots qu’il me sera possible tout ce qu’elle m’a dit. Vous savez que les yeux de Mabel ont un air malin et même méchant quand elle veut tirer à boulets rouges sur quelqu’un.

— Ses yeux m’ont toujours paru doux et attrayants, lieutenant Muir, quoique j’avoue qu’ils rient quelquefois. Oui, je les ai vus rire, et de tout leur cœur, et avec une véritable bienveillance.

— Eh bien ! c’était justement cela. Ses yeux riaient de toute leur force, et au milieu de toute sa gaieté elle s’écria… — J’espère que je ne blesse pas votre sensibilité, Pathfinder ?

— Je n’en sais rien, quartier-maître, je n’en sais rien. La bonne opinion de Mabel a beaucoup plus d’importance pour moi que celle de beaucoup d’autres.

— En ce cas, je serai discret, et je ne vous en dirai pas davantage. Dans le fait, pourquoi rapporterait-on à quelqu’un ce que ses amis disent de lui, quand on sait que ce qu’on a à lui dire ne serait pas agréable à entendre ? Je n’ajouterai pas un seul mot à ce que je vous ai déjà dit.

— Je ne puis vous faire parler, lieutenant ; si vous n’en avez pas la fantaisie. D’ailleurs il vaut peut-être mieux que je ne sache pas quelle opinion Mabel a de moi, puisque vous me donnez à entendre que cette opinion ne m’est pas favorable. Hélas ! si nous pouvions être ce que nous désirons, au lieu de n’être que ce que nous sommes, il y aurait une grande différence dans nos caractères, dans nos connaissances et dans notre extérieur. On peut être rude, grossier, ignorant, et pourtant heureux si on ne le sait pas ; mais il est dur de voir exposé au grand jour tout ce qui nous manque juste à l’instant ou nous voudrions le moins en entendre parler.

— C’est précisément le rationale de l’affaire, comme disent les Français ; et c’est ce que je disais à Mabel quand elle m’a quitté si précipitamment. Vous avez remarqué la manière dont elle s’est enfuie lorsque vous approchiez ?

— Cela était remarquable, — répondit Pathfinder, respirant longuement et serrant le canon de sa carabine comme si ses doigts eussent voulu s’enfoncer dans le fer.

— Cela était plus que remarquable, cela était flagrant. C’est le mot propre, et le dictionnaire ne pourrait en fournir de meilleur après une heure de recherche. Eh bien ! il faut que vous sachiez, Pathfinder, — car je ne puis raisonnablement vous refuser la satisfaction de savoir cela, — il faut que vous sachiez que la donzelle a décampé de cette manière pour ne pas entendre ce que j’avais à lui dire pour votre justification.

— Et que pouviez-vous avoir à dire en ma faveur, quartier-maître ?

— Vous devez sentir que je me suis gouverné d’après les circonstances, et que je ne me suis pas lancé dans des généralités, mais je me préparais à répondre à des détails par des détails. Si elle vous jugeait bizarre, à demi sauvage, et ayant les manières des frontières, je pouvais lui dire, comme vous le savez, que cela venait de ce que vous avez vécu sur une frontière étrange, et mené dans les forêts une vie à demi sauvage ; et alors toutes ses objections devaient cesser, où il fallait qu’elle cherchât querelle à la Providence.

— Et lui avez-vous dit tout cela, quartier-maître ?

— Je ne ferai pas serment que j’aie employé ces paroles, mais c’était l’idée qui dominait dans mon esprit. Elle s’impatienta et ne voulut pas entendre la moitié de ce que j’avais à lui dire, et elle décampa comme vous l’avez vu de vos propres yeux, comme si son opinion était bien décidée et qu’elle ne voulût pas en écouter davantage. Je crois que son esprit a pris une détermination.

— Je le crains, lieutenant, je le crains, et son père s’est mépris, après tout. Oui, le sergent a commis une cruelle erreur.

— Eh bien ! Pathfinder, faut-il pour cela vous désoler, et perdre la réputation que vous vous êtes faite depuis tant d’années. Prenez cette carabine dont vous vous servez si bien et allez dans les bois avec elle. Il n’y a pas une femme dans le monde qui mérite qu’on ait le cœur gros pour elle une minute. J’en parle par expérience. Croyez-en la parole d’un homme qui a eu deux femmes, et qui connaît leur sexe ; les femmes, après tout, sont à peu près la sorte de créatures que nous ne nous imaginons pas qu’elles sont. Si vous désirez réellement mortifier Mabel, vous en avez réellement une aussi bonne occasion qu’aucun amant rejeté puisse le souhaiter.

— Mon dernier désir, lieutenant, serait de mortifier Mabel.

— Eh bien ! c’est pourtant à quoi vous arriverez à la fin ; car il est dans la nature humaine de désirer causer des sensations pénibles à ceux qui nous causent de pénibles sensations. Mais jamais vous ne pouvez trouver une si belle occasion que celle qui s’offre en ce moment pour vous faire aimer de vos amis, et c’est un moyen certain pour forcer nos ennemis à nous porter envie.

— Mabel n’est pas mon ennemie, quartier-maître ; et quand elle le serait, la dernière chose que je souhaiterais, serait de lui causer un moment de déplaisir.

— Vous parlez ainsi, Pathfinder, et j’ose dire que vous pensez de même ; mais la raison et la nature sont contre vous, et vous finirez par le reconnaître. Vous connaissez le proverbe « qui m’aime, aime mon chien ; » en bien ! en le lisant à rebours, cela veut dire : qui ne m’aime pas, n’aime pas mon chien. Maintenant écoutez ce qu’il est en votre pouvoir de faire. Vous savez que nous occupons ici une position extrêmement incertaine et précaire, en quelque sorte dans la gueule du lion ?

— Entendez-vous par le lion les Français, et par sa gueule cette île, lieutenant ?

— Seulement par métaphore, mon cher ami ; car les Français ne sont pas des lions, et cette île n’est pas une gueule, — à moins qu’elle ne devienne, comme je crains que cela n’arrive, la mâchoire d’un âne.

Ici le quartier-maître se permit un éclat de rire qui annonçait autre chose que du respect et de l’admiration pour la sagacité de son ami Lundie qui avait choisi cette île pour le siège de ses opérations.

— Ce poste est aussi bien choisi qu’aucun que j’aie jamais vu, — dit Pathfinder en regardant autour de lui de l’air d’un homme qui examine un tableau.

— Je ne le nierai point, je n’ai pas envie de le nier. Lundie est un grand soldat dans les petites choses, comme son père était un grand laird dans le même sens. Je suis né sur son domaine, et j’ai suivi si long-temps le major que je me suis habitué à respecter tout ce qu’il dit et tout ce qu’il fait. Vous savez que c’est mon côté faible, Pathfinder. Eh bien ! ce poste peut avoir été choisi par un âne ou par un Salomon, comme on veut se le figurer, mais la situation en est critique, comme le font voir toutes les précautions et injonctions de Lundie. Des sauvages sont répandus sur ces Mille-Îles et dans toute la forêt, et ils cherchent précisément cet endroit, comme Lundie lui-même en a reçu des avis certains. Or, le plus grand service que vous puissiez rendre au 55e c’est de découvrir leur piste et de leur en faire suivre une fausse. Malheureusement le sergent Dunham s’est mis dans la tête que le danger doit venir en descendant la rivière, parce que Frontenac est au-dessus de nous, tandis que l’expérience nous apprend que les Indiens arrivent toujours du côté le plus contraire à la raison, et que par conséquent c’est du côté au-dessous de nous qu’il faut les attendre. Prenez donc votre pirogue et descendez la rivière au milieu des îles pour nous informer si quelque danger nous menace de ce côté. Et si vous faisiez quelques milles sur le continent, surtout sur la côte d’York, les informations que vous nous apporteriez n’en seraient que plus exactes, et par conséquent plus précieuses.

— Le Grand-Serpent est à épier de ce côté, et comme il connaît parfaitement le poste, il n’y a nul doute qu’il ne nous donne avis à temps, s’il s’y trame quelque chose contre nous.

— Mais le Grand-Serpent n’est qu’un Indien, Pathfinder, et c’est une affaire qui exige toutes les connaissances d’un homme blanc. Lundie aura une reconnaissance éternelle pour celui qui fera réussir cette petite entreprise. Pour vous dire la vérité, mon cher ami, il sent qu’il n’aurait jamais dû la tenter ; mais il a quelque chose de obstination du vieux laird, et il ne veut pas avouer une erreur, quand elle serait aussi visible que l’étoile du matin.

Le quartier-maître continua à raisonner avec son compagnon pour l’engager à quitter l’île sans délai, employant tous les arguments qui se présentaient à son esprit, et faisant quelquefois valoir des motifs qui étaient en contradiction directe avec d’autres dont il avait déjà fait usage. Tout simple qu’il était, Pathfinder découvrit les vices des raisonnements du lieutenant, quoiqu’il fût loin de soupçonner que Muir n’avait d’autre but que de se débarrasser d’un amant de Mabel. Il répondit à de mauvaises raisons par de bonnes ; la connaissance qu’il avait de tous les devoirs dont il était chargé le mit en état de résister à tous les conseils qui n’y étaient pas conformes, et, suivant son usage, il ferma l’oreille à tout ce qui n’était pas d’accord avec la droiture et l’intégrité. Sans soupçonner les desseins secrets du lieutenant, il ne se laissa point abuser par ses sophismes. Il en résulta qu’après une longue conversation, ils se séparèrent avec une méfiance mutuelle l’un de l’autre ; mais celle du guide avait sa source dans son caractère franc, honnête et désintéressé.

Une conférence, qui eut lieu peu après entre le sergent et le lieutenant, eut des suites plus importantes. Quand elle fut terminée, des ordres secrets furent donnés aux soldats, qu’on distribua les uns dans le fort, les autres dans les huttes, et un homme accoutumé aux mouvements militaires aurait facilement découvert qu’une expédition se préparait. Quand le soleil se fut couché, le sergent, qui avait été fort occupé dans ce qu’on appelait le port, rentra dans sa hutte avec Cap et Pathfinder, et ayant pris sa place à table pour souper, il commença ainsi qu’il suit il faire connaître les nouvelles qu’il avait à annoncer :

— À la manière dont ce souper est ordonnancé, ma fille, on voit qu’il est probable que vous pourrez être ici de quelque utilité, et j’espère que lorsque le moment en sera arrivé, vous ferez voir que vous descendez de gens qui savaient faire face à l’ennemi.

— Vous n’attendez pas de moi, mon père, que je conduise vos soldats au combat comme Jeanne d’Arc ?

— Comme qui, mon enfant ? — Connaissez-vous quelqu’un qui porte ce nom, Pathfinder ?

— Personne, sergent ; mais qu’importe ? je suis ignorant et sans éducation, et j’ai trop de plaisir à entendre le son de la voix de Mabel, pour n’inquiéter beaucoup du nom de personne.

— Je sais ce que c’est, — dit Cap d’un ton tranchant, — c’est le nom d’un bâtiment corsaire de Morlaix, qui fit de bonnes prises dans la dernière guerre.

Mabel regretta d’avoir fait, sans y songer, une allusion qui mettait en défaut toutes les connaissances historiques de son père et de son oncle ; mais elle ne se permit pas même de sourire de la remarque simple et ingénue de Pathfinder.

— Vous ne voulez pas dire, mon père, que je dois me ranger parmi les soldats pour les aider à défendre leur poste ?

— C’est pourtant ce que des femmes ont fait plus d’une fois dans cette partie du monde, comme Pathfinder vous le dira, ma fille. Mais de peur que vous ne soyez surprise de ne pas nous voir en vous éveillant demain matin, il convient que je vous avertisse que nous avons dessein de partir cette nuit pour une expédition.

— Vous, mon père ! Et vous me laisserez seule avec Jenny dans cette île ?

— Non, Mabel, non ; je connais un peu mieux les principes de la guerre. Nous laisserons ici le lieutenant Muir, mon frère Cap, le caporal Mac-Nab, et trois hommes pour composer la garnison pendant notre absence. Jenny restera avec vous dans cette hutte, et votre oncle occupera la mienne.

— Et le lieutenant Muir ? — dit Mabel, presque sans savoir qu’elle prononçait ces mots ; car elle prévoyait que cet arrangement lui occasionnerait bien des persécutions désagréables.

— Il pourra vous faire l’amour, si cela vous amuse, Mabel ; car c’est un jeune homme d’une constitution amoureuse ; et ayant déjà pleuré quatre femmes, il lui tarde de prouver combien il en respecte la mémoire en en prenant une cinquième.

— Le quartier-maître m’a assuré, — dit Pathfinder innocemment, — que lorsque le cœur d’un homme a été hersé par tant de chagrins, il n’y a pas de meilleur moyen, pour le remettre dans son état naturel, que de le labourer de nouveau, de manière à n’y laisser aucune trace du passé.

— Oui, c’est justement la différence qu’il y a entre herser et labourer, — dit le sergent avec un sourire caustique. — Mais qu’il dise à Mabel sa façon de penser, et son amour ne durera pas long-temps. Je sais parfaitement que jamais ma fille ne sera la femme du lieutenant Muir.

Cela fut dit d’un ton qui semblait déclarer que jamais il ne consentirait à ce que sa fille épousât le quartier-maître. Mabel rougit, trembla, sourit à demi, et se sentit mal à l’aise ; mais ralliant ses forces, elle dit avec assez d’enjouement pour cacher son agitation :

— Mais, mon père, nous ferions mieux d’attendre que M. Muir montre le désir que je veuille l’avoir pour mari, ou plutôt celui d’avoir votre fille pour femme, de peur qu’on ne nous rappelle la fable des raisins verts.

— Et quelle est cette fable, Mabel ? demanda Pathfinder, qui n’était nullement versé dans les connaissances les plus ordinaires des hommes blancs ; — racontez-nous-la à votre jolie manière ; j’ose dire que le sergent ne la connaît pas.

Mabel récita la fable bien connue du renard et des raisins, et elle le fit à sa jolie manière, comme Pathfinder l’avait désiré ; c’est-à-dire de manière à tenir les yeux du guide fixés sur les siens, et à maintenir un sourire sur ses traits, jusqu’à ce qu’elle eût fini son récit.

— C’était parler en renard, — s’écria-t-il alors ; — oui, et en Mingo car ces deux genres de reptiles se ressemblent, et sont aussi astucieux et cruels l’un que l’autre. Quant aux raisins, ils sont aussi aigres dans cette partie du pays, même pour ceux qui peuvent y atteindre, quoique je ne doute pas qu’il n’y ait des saisons, des temps et des lieux où ils le semblent encore davantage à ceux qui ne le peuvent pas. Je suis porté à croire que ma chevelure paraît très-aigre aux yeux des Mingos à présent.

— Les raisins verts seront de l’autre côté, mon enfant, et ce sera à M. Muir à s’en plaindre. Vous ne voudriez jamais épouser cet homme, Mabel ?

— Elle ! — s’écria Cap ; — non, non ; un drôle qui n’est soldat qu’à moitié, après tout. L’histoire de ces raisins est tout à fait une circonstance.

— Mon père, mon oncle, je ne songe à épouser personne, et j’aimerais mieux parler d’autre chose, s’il vous plaît ; mais si je pensais au mariage, un homme dont trois ou quatre femmes ont déjà mis l’affection à l’épreuve deviendrait difficilement l’objet de mon choix.

Le sergent fit un signe au guide, comme pour lui dire : Vous voyez comment vont les choses ; et ensuite il eut assez d’égards pour sa fille pour changer de conversation.

— Ni vous ni Mabel, frère Cap, — dit-il, — vous ne pouvez avoir aucune autorité légale sur la petite garnison que je laisse dans cette île, mais vous pouvez donner des avis et exercer votre influence. Strictement parlant, le caporal Mac-Nab sera l’officier commandant en mon absence, et j’ai cherché à le pénétrer du sentiment de sa dignité, de peur qu’il ne cède trop au rang supérieur du lieutenant Muir, qui, n’étant ici que comme volontaire, n’a pas le droit de donner des ordres. Je vous prie de soutenir le caporal, frère Cap, car si le quartier-maître violait une fois les principes de l’expédition, il pourrait ensuite prétendre me commander aussi bien qu’à Mac-Nab.

— Surtout si Mabel coupait son câble et le laissait en dérive pendant votre absence, frère Dunham ; mais je suppose, sergent, que vous laisserez sous mes ordres tout ce qui flotte sur l’eau. La plus infernale confusion résulte quelquefois de la mésintelligence entre les commandants généraux de l’armée de terre et de l’armée navale.

— Dans un sens général, frère, le caporal est commandant en chef. L’histoire nous apprend que la division du commandement conduit a des difficultés, et je dois éviter ce danger. Il faut donc que ce soit le caporal qui commande ; mais vous pouvez lui donner des conseils, surtout en ce qui concerne les barques ; car je vous en laisserai une pour assurer votre retraite si elle devenait nécessaire. Je connais parfaitement le caporal ; il est brave, bon soldat, c’est un homme sur qui l’on peut compter, si l’on peut écarter de lui la cruche au rum ; mais il est Écossais, et connue tel, il est exposé à l’influence du quartier-maître, et c’est sur quoi je vous prie, vous et Mabel, d’être sur vos gardes.

— Mais pourquoi nous laisser ici, mon père ? Je suis venue en ce pays pour ne plus vous quitter. Pourquoi ne vous accompagnerais-je pas ?

— Vous êtes une bonne fille, Mabel, et vous tenez beaucoup des Dunham ; mais il faut que vous restiez ici. Nous quitterons l’île demain avant l’aurore, afin que l’œil d’aucun maraudeur ne puisse nous voir sortir de notre port. Nous emmènerons les deux plus grandes barques, et nous vous laisserons la troisième avec une pirogue d’écorce. Nous allons entrer dans le canal par où passent les Français, et nous y resterons peut-être une semaine à les guetter afin de capturer les barques sur lesquels ils portent à Frontenac diverses marchandises destinées aux Indiens.

— Êtes-vous bien sûr que vos papiers sont en bon ordre, frère ? — demanda Cap avec un air d’inquiétude. — Vous devez savoir que la capture d’un bâtiment sur les hautes mers est un acte de piraterie, à moins qu’on n’ait une commission régulière, comme croiseur de Sa Majesté, ou une lettre de marque comme corsaire.

— J’ai l’honneur d’avoir la nomination de mon colonel comme sergent-major du 55e, — répondit le sergent en se redressant de toute sa hauteur, — et cela doit suffire, même pour le roi de France. Dans le cas contraire, j’ai les ordres par écrit du major Duncan.

— Point de papiers comme croiseur du roi !

— Ceux dont je viens de parler doivent suffire, frère ; et je n’en ai pas d’autres. Il est d’une vaste importance pour l’intérêt de Sa Majesté dans cette partie du globe, que les barques dont je parle soient capturées et conduites à Oswego ; car leur cargaison se compose de couvertures, de mousquets, de munitions, en un mot de tous les objets à l’aide desquels les Français engagent les maudits sauvages, leurs alliés, à commettre les plus noirs forfaits, foulant aux pieds les préceptes de notre sainte religion, les lois de l’humanité, et tout ce que les hommes ont de plus cher et de plus sacré. En nous emparant de tous ces objets, nous dérangerons leurs plans et nous gagnerons du temps ; car ils ne pourront en envoyer d’autres dans ce pays avant la fin de l’automne.

— Mais, mon père, le roi d’Angleterre n’emploie-t-il pas aussi des Indiens ? — demanda Mabel avec curiosité.

— Oui, certainement, il en emploie, et il en a bien le droit, que Dieu le protège ! Cela fait une grande différences, comme chacun peut le comprendre, que ce soient les Anglais ou les Français qui emploient des sauvages.

— Cela est assez clair, frère Dunham ; mais je ne vois pas mon chemin aussi clairement dans l’affaire des papiers qui vous manquent.

— La nomination faite par un colonel anglais doit convaincre tout Français du droit que j’ai d’agir ainsi, et ce qui est encore plus, il faudra qu’il s’en contente.

— Mais que ce soient les Français ou les Anglais qui emploient des sauvages, mon père, je ne vois pas quelle en est la différence.

— Toute la différence possible, mon enfant. D’abord les Anglais sont naturellement humains et courageux, les Français féroces et timides.

— Et vous pouvez ajouter, frère, qu’ils danseraient du matin jusqu’au soir, si on les laissait faire.

— Rien n’est plus vrai, — dit le sergent d’un ton grave.

— Mais, mon père, je ne vois pas en quoi tout cela change la question. S’il est mal aux Français de payer des sauvages pour combattre leurs ennemis, il doit l’être également aux Anglais. Vous, Pathfinder, vous conviendrez de cela ?

— Cela est raisonnable ; oui, cela est raisonnable. Je n’ai jamais été du nombre de ceux qui poussent de grands cris contre les Français parce qu’ils font ce que nous faisons nous-mêmes. Cependant, il est pire d’avoir les Mingos pour alliés que les Delawares ; et si cette tribu d’hommes justes existait encore, je ne croirais pas commettre un péché en l’envoyant combattre nos ennemis.

— Et pourtant ils scalpent et tuent les jeunes et les vieux, les femmes et les enfants.

— C’est leur nature, Mabel, et l’on ne doit pas les blâmer de la suivre. La nature est la nature, quoiqu’elle ne soit pas la même dans toutes les tribus. Quant à moi, je suis blanc, et je cherche à me maintenir dans les sentiments des blancs.

— Tout cela est inintelligible pour moi, — dit Mabel ; — il me semble que ce qui est juste pour le roi George, doit l’être également pour le roi Louis.

— Le vrai nom du roi de France est Caput, — dit Cap, la bouche pleine de venaison. J’ai eu autrefois un savant passager, et il me dit que tous ces noms de Louis Treize, Quatorze et Quinze, n’étaient que des sobriquets, et que leur véritable nom était Caput, mot latin qui signifie tête ; voulant dire qu’ils devraient être mis au pied de l’échelle jusqu’à ce qu’ils fussent prêts à monter pour être pendus.

— Eh bien ! c’est à peu près la même chose que d’être porté par nature à scalper, — dit Pathfinder avec l’air de surprise d’un homme dont l’esprit reçoit une nouvelle idée, — et j’aurai moins de componction que jamais en servant contre ces mécréants, quoique ce que j’en ai senti jusqu’ici ne vaille pas la peine d’en parler.

Comme tout le monde, excepté Mabel, semblait satisfait du cours que cette discussion avait pris, personne ne parut juger nécessaire de la continuer. Les trois hommes en particulier ressemblaient tellement à la grande masse de leurs semblables, qui jugent ordinairement les caractères sans connaissance de cause comme sans justice, que nous aurions cru inutile de rapporter cette conversation, si les faits qui y sont contenus n’avaient quelque rapport aux incidents de notre histoire, et les opinions qui y sont énoncées, aux motifs qui faisaient agir les personnages. Dès qu’on eut fini de souper, le sergent congédia ses hôtes, et il eut ensuite une longue conversation confidentielle avec sa fille. Il était peu habitué à s’abandonner à des émotions douces, mais la nouveauté de sa situation présente éveilla en lui des sensations qu’il n’était pas accoutumé à éprouver. Le soldat ou le marin, tant qu’il agit sous la surveillance immédiate d’un supérieur, songe peu aux risques qu’il court ; mais du moment qu’il est chargé de la responsabilité du commandement, tous les hasards d’une entreprise commencent à se classer dans son esprit avec les chances du succès et la crainte de ne pas en obtenir. Il pense moins à ses propres dangers que lorsqu’ils sont la principale considération qui doivent l’occuper ; mais il sent plus vivement le risque général, et il est plus soumis à l’influence des sentiments que le doute fait naître. Tel était le cas dans lequel se trouvait le sergent Dunham. Au lieu de regarder la victoire comme certaine, suivant sa coutume ordinaire, il commençait à sentir qu’il allait peut-être se séparer de sa fille pour ne plus la revoir.

Jamais Mabel ne lui avait paru si belle que ce soir. Jamais peut-être elle ne lui avait montré des qualités si attrayantes, car elle commençait à sentir de la quiétude pour lui, et son affection trouvait de l’encouragement dans la manière inusitée dont il laissait paraître la sienne. Elle n’avait jamais été tout-à-fait à l’aise avec son père, la grande supériorité de l’éducation qu’elle avait reçue traçant entre eux une ligne de séparation qui avait été encore plus marquée par suite de l’air de sévérité militaire qu’il devait à des rapports longs et intimes avec des êtres qui ne pouvaient être assujettis à la soumission que par le maintien d’une discipline rigoureuse. En cette occasion pourtant, et quand ils furent tête à tête, la conversation entre le père et la fille devint plus confidentielle que de coutume, et Mabel vit avec plaisir qu’il s’y joignait peu à peu un ton de tendresse de la part de son père, ce qu’elle avait désiré en silence depuis l’instant de son arrivée.

— Ma mère était donc à peu près de ma taille ? — dit Mabel en tenant une main de son père dans les siennes, et le regardant avec des yeux humides ; — il me semblait qu’elle était plus grande.

— C’est ce qui arrive à la plupart des enfants, Mabel. L’habitude qu’ils ont de regarder leurs père et mère avec respect, fait qu’ils les croient plus grands et plus imposants qu’ils ne le sont réellement. Votre taille approche de celle ce votre mère autant qu’il est possible.

— Et ses yeux, mon père ?

— Ses yeux étaient bleus, doux et attrayants comme les vôtres, mon enfant, quoique sans avoir la même expression de gaîté.

— Cette expression disparaîtra pour toujours, mon père, si vous ne prenez pas grand soin de vous dans cette expédition.

— Je vous remercie ; Mabel, — hum ! — je vous remercie, mon enfant ; mais il faut que je fasse mon devoir. J’aurais voulu vous voir bien établie et mariée à Oswego avant d’en partir ; j’aurais eu l’esprit plus tranquille.

— Mariée ! — à qui, mon père ?

— Vous connaissez l’homme que je désire que vous aimiez. Vous pouvez en trouver qui aient l’esprit plus brillant et qui portent de plus beaux habits, mais vous n’en trouverez aucun qui ait le cœur si franc et l’esprit si juste.

— Aucun, mon père ?

— Je n’en connais aucun. Pathfinder, du moins en cela, n’a pas son égal.

— Mais quel besoin ai-je de me marier ? vous êtes seul, et je désire rester près de vous pour vous donner tous mes soins.

— Que Dieu vous récompense, Mabel ! je sais que vous le feriez, et je ne dis pas que ce sentiment ne soit pas juste, car je crois qu’il l’est : mais il y en a un autre qui l’est encore davantage.

— Que peut-il y avoir de plus juste que d’honorer ses parents ?

— Il est encore plus juste d’honorer son mari.

— Mais je n’ai pas de mari, mon père.

— Prenez-en donc un le plus tôt possible, afin d’avoir un mari à honorer. Je ne puis pas vivre toujours, Mabel ; la nature, si ce n’est le cours de la guerre, doit bientôt me faire disparaître du monde. Mais vous, vous êtes jeune, vous pouvez vivre longtemps, et il est bon que vous ayez un protecteur qui veille sur votre jeunesse, et qui vous donne, à un âge plus avancé, les soins que vous désirez prendre de moi.

— Et croyez-vous, mon père, — dit Mabel avec un sourire malin, tandis que ses petites mains jouaient avec les doigts nerveux du sergent, comme s’ils eussent été un objet d’immense intérêt, — et croyez-vous que Pathfinder soit précisément l’homme qui convient pour cela ? N’est-il pas, à dix ou douze ans près, aussi âgé que vous ?

— Qu’importe ! il a passé sa vie dans la modération et l’exercice, et les années ne sont rien au près d’une bonne constitution. Connaissez-vous un autre homme qui puisse devenir votre protecteur ?

Mabel n’en connaissait aucun, aucun du moins qui lui eût fait la proposition de l’être, quoi qu’elle pût elle-même désirer et espérer.

— Nous ne parlons que de Pathfinder, — répondit-elle en éludant cette question ; — s’il était plus jeune, je crois qu’il serait plus naturel que je songeasse à lui pour mari.

— Je vous dis que c’est à sa constitution qu’il faut songer. De ce côté, Pathfinder est plus jeune que la moitié de nos sous-officiers.

— Plus jeune certainement que le lieutenant Muir, — dit Mabel en riant comme une jeune fille qui n’a aucun souci.

— Oui, sans doute, assez jeune pour être son-petit-fils ; mais il est aussi plus jeune en comptant les années. À Dieu ne plaise, Mabel, que vous soyez jamais la femme d’un officier, du moins jusqu’à ce que vous soyez une fille d’officier.

— Il n’y a pas de danger que j’aie jamais un officier pour mari, si j’épouse Patfinder, mon père, — dit Mabel en regardant le sergent d’un air malin.

— En vertu d’une commission du roi, non peut-être ; mais il est à la tête de la profession, et l’ami et le compagnon des généraux. Je crois que je mourrais heureux si vous étiez sa femme, Mabel.

— Mon père !

— C’est une triste chose que de marcher au combat, quand l’idée qu’on peut laisser une fille sans protection vous pèse sur le cœur.

— Je donnerais tout au monde pour alléger le vôtre d’un tel poids, mon père.

— Vous le pourriez, — dit le sergent en regardant sa fille avec tendresse, mais je ne voudrais pas que ce poids passât de mon cœur sur le vôtre.

Sa voix était grave, mais tremblante, et Mabel n’avait pas encore vu dans son père une telle démonstration d’affection. Ses traits habituellement austères donnaient à son émotion un intérêt qu’elle aurait difficilement produit sans cela, et le cœur de la fille brûlait de soulager l’esprit du père.

— Mon père, expliquez-vous clairement ! — s’écria-t-elle avec une vive agitation.

— Non, Mabel ; cela pourrait ne pas être juste ; vos désirs et les miens peuvent être fort différents.

— Je n’ai pas de désirs, je ne sais ce que vous voulez dire ; parlez-vous de mon futur mariage ?

— Si je pouvais vous voir promise à Pathfinder, — vous savoir engagée à devenir sa femme, quel que puisse être mon destin, je crois que je mourrais heureux. Mais je ne vous demanderai aucune promesse, mon enfant ; je ne vous forcerai pas à faire ce dont vous pourriez vous repentir. — Embrassez-moi, Mabel, et allez vous mettre au lit.

Si le sergent Dunham eût exigé de Mabel la promesse qu’il désirait tellement au fond de son cœur, il aurait rencontré une résistance qu’il lui aurait été difficile de vaincre. Mais en laissant la nature avoir son cours, il s’assura un puissant auxiliaire, et la généreuse Mabel se trouva disposée à céder à l’affection beaucoup plus qu’elle ne l’aurait jamais fait aux menaces. En ce moment elle ne songea plus qu’à son père, et cet ardent amour qu’elle avait eu pour lui, qui avait peut-être été en grande partie nourri par son imagination et que la gravité sévère du sergent avait tant soit peu refroidi depuis son arrivée, revint avec toute sa force. Son père lui parut tout pour elle, et il n’y avait pas de sacrifice qu’elle ne fût disposée à faire pour lui. Une pensée pénible mais rapide se présenta à son esprit, et sa résolution chancela ; mais cherchant sur quoi se fondait l’espoir agréable dont elle se berçait, elle ne trouva rien de positif. Habituée, en femme qu’elle était, à maîtriser ses penchants, elle reporta ses pensées sur son père et sur le bonheur qui attend l’enfant qui cède aux désirs d’un père.

— Mon père, — dit-elle tranquillement et presque avec un saint calme, — Dieu bénit la fille obéissante.

— Oui, Mabel ; c’est ce que le Bon Livre nous dit.

— J’épouserai qui vous voudrez.

— Mabel, non, c’est vous qui devez choisir votre mari.

— Je n’ai pas de choix à faire. Personne ne m’a recherchée en mariage que Pathfinder et M. Muir, et ; entre eux deux, ni vous ni moi nous n’hésiterions. — Non, mon père, j’épouserai qui vous choisirez.

— Vous connaissez mon choix, ma chère fille. Personne ne peut vous rendre aussi heureuse que notre digne guide.

— Eh bien donc, s’il continue à désirer de m’épouser, s’il le demande encore, car vous ne voudriez pas que votre fille s’offrît elle-même à lui ou que quelque autre lui fît cette offre pour elle ; — et tandis qu’elle parlait ainsi le sang revint animer ses joues pâles, car sa résolution généreuse avait fait refluer vers son cœur le fleuve de la vie, — non, il faut que personne ne lui en parle ; mais s’il me recherche encore, si après avoir entendu tout ce qu’une fille franche doit dire à l’homme qui va être son mari, il désire encore m’épouser, je serai à lui.

— Que Dieu vous récompense, ma chère Mabel ; qu’il vous bénisse et vous récompense comme le mérite la meilleure des filles !

— Oui, mon père, que la paix rentre dans votre esprit ; partez pour votre expédition le cœur plus léger, et fiez-vous à Dieu. À présent vous n’aurez plus d’inquiétude pour moi ; Le printemps prochain, — il faut m’accorder un peu de temps, mon père, j’épouserai Pathfinder, si son cœur noble continue à le désirer.

— Mabel, il vous aime comme j’aimais votre mère. Je l’ai vu pleurer comme un enfant en me parlant de ses sentiments pour vous.

— Je le crois, j’en ai vu assez pour me convaincre qu’il a meilleure opinion de moi que je ne le mérite ; et certainement il n’existe personne pour qui j’aie plus d’estime et de respect que pour Pathfinder, — pas même vous, mon cher père.

— C’est comme cela doit être, ma fille, et cette union sera heureuse. — Puis-je dire cela à Pathfinder ?

— Je préfère que vous ne lui disiez rien, mon père. Laissez les choses venir d’elles-mêmes et naturellement. La femme ne doit pas faire les avances ; c’est à l’homme à demander la femme. — Le sourire qui brillait sur les traits de Mabel pendant qu’elle prononçait ces mots, avait quelque chose d’angélique comme le pensa son père ; cependant un homme plus exercé a découvrir les émotions passagères qui se peignent sur la physionomie aurait pu y trouver quelque chose d’étrange et de peu naturel. — Non, mon père, — ajouta-t-elle, — laissons aller les choses ; mais vous avez ma promesse solennelle.

— Je ne demande rien de plus, Mabel. Maintenant embrassez-moi, et que Dieu vous bénisse et vous protége ! Vous êtes le modèle des filles.

Mabel se jeta dans les bras de son père ; c’était la première fois de sa vie que cela lui arrivait, et elle ne put l’embrasser sans pleurer. Le cœur du vétéran fut profondément ému, et les larmes du père se mêlèrent à celles de la fille. Mais le sergent se le redressa bientôt comme s’il eût été honteux de cette faiblesse, et se dégageant doucement des bras de Mabel, il alla se coucher. Elle alla de son côté chercher le lit qui lui avait été préparé, et quelques minutes après on n’entendait plus d’autre bruit dans la hutte que le ronflement sonore du vieux soldat.


  1. Manière de parler familière, signifiant remplacer quelqu’un, lui succéder.