Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 249-262).

CHAPITRE XVII.


« Il répète encore ses subtilités déjà réfutées ; c’est par de nouvelles subtilités qu’il répond à de nouvelles objections ; il les défend encore en s’enfonçant dans des sables mouvants ; il meurt en discutant, et la contestation cesse. »
Cowper.

Comme la femme du soldat était malade, Mabel était seule dans la chambre de l’arrière quand Jasper y rentra ; car, par un acte de faveur spéciale du sergent, il lui avait été permis de reparaître dans cette partie du bâtiment. Nous donnerions trop de simplicité au caractère de notre héroïne si nous disions que la mise aux arrêts de ce jeune homme n’avait fait naître en elle aucun mouvement de méfiance, mais nous ferions injure à la sensibilité et à la générosité de son cœur si nous n’ajoutions que cette méfiance était bien faible et qu’elle ne fut que passagère. Et en ce moment, lorsqu’elle le vit s’asseoir près d’elle la physionomie rembrunie par l’inquiétude que lui causait la situation du cutter, tout soupçon disparut de son esprit, et elle ne vit plus en lui qu’une victime de l’injustice.

— Vous souffrez que cette affaire vous pèse trop sur l’esprit, Jasper, — lui dit-elle avec cet oubli de soi-même qui trahit souvent les sentiments secrets d’une jeune personne, quand un vif et généreux intérêt a pris l’ascendant dans son cœur ; — il n’est personne vous connaissant qui vous croie ou puisse vous croire coupable. Pathfinder dit qu’il répondrait de vous sur sa vie.

— Et vous, Mabel, — répliqua le jeune homme les yeux étincelants, vous ne voyez donc pas en moi un traître comme votre père le croit ?

— Mon père est soldat, Jasper, et il est obligé d’agir en soldat. La fille de mon père n’a pas de pareils devoirs à remplir, et elle pensera de vous ce qu’elle doit penser d’un homme qui lui a déjà rendu tant de services.

— Mabel, je ne suis point habitué à converser avec une jeune fille comme vous, ni à dire à personne tout ce que je pense et tout ce que je sens. Je n’ai jamais eu de sœur ; j’étais encore enfant quand je perdis ma mère, de sorte que je ne sais guère ce que votre sexe aime ou non à entendre, et je…

Mabel aurait donné tout au monde pour entendre la fin de cette phrase, mais Jasper ne la finit pas, et la retenue naturelle à son sexe l’empêcha de montrer sa curiosité. Elle attendit en silence qu’il s’exprimât.

— Je veux dire, Mabel, reprit le jeune homme, après une pause qu’il trouva assez embarrassante, — que je ne suis pas habitué aux manières et aux opinions d’une femme comme vous, et qu’il faut vous imaginer tout ce que je voudrais ajouter.

Mabel avait assez d’imagination pour cela, mais il y a des sentiments que les femmes aiment à entendre exprimer avant de s’y abandonner elles-mêmes, et notre héroïne avait une idée vague que ceux de Jasper pouvaient appartenir à cette classe. Elle préféra donc, avec cette présence d’esprit qui est l’apanage de son sexe changer de conversation plutôt que de la laisser continuer d’une manière si gauche et si peu satisfaisante.

— Dites-moi une chose, Jasper, et je serai contente, — dit-elle avec une fermeté qui annonçait la confiance qu’elle avait en elle-même et en son compagnon ; — vous ne méritez pas les cruels soupçons qui ont été conçus contre vous ?

— Non, Mabel, — répondit le jeune marin en la regardant avec un air de franchise et de simplicité qui aurait écarté toute méfiance ; si elle en avait en réellement ; — aussi vrai que j’espère en la merci du Ciel ; je ne les mérite pas.

— Je le savais ! — s’écria-t-elle vivement ; — je l’aurais juré ! Et cependant mon père n’a pas dessein d’être injuste. — Mais que cela ne vous inquiète pas, Jasper.

— Il y a en ce moment tant de sujets d’inquiétude, que je pense à peine à celui-là.

— Jasper !

— Je ne voudrais pas vous alarmer, Mabel, mais je voudrais qu’on pût faire changer votre oncle d’idées sur les mesures qu’exige en ce moment la position du Scud. Cependant il est plus âgé et plus expérimenté que moi, et il doit peut-être avoir plus de confiance en son jugement que dans le mien.

— Croyez-vous donc que le bâtiment soit en danger ?

— Je le crains ; du moins c’est ce que penseraient tous ceux qui connaissent le lac. Mais un vieux marin de l’Océan peut connaître des moyens d’écarter le péril.

— Tout le monde s’accorde à dire que personne n’est aussi en état une vous de commander le Scud, Jasper. Vous connaissez le lac, vous connaissez le cutter ; vous devez donc être le meilleur juge de notre situation véritable.

— Mon inquiétude pour vous, Mabel, peut me rendre plus craintif que d’ordinaire ; mais pour vous parler franchement, je ne vois qu’un moyen d’empêcher le cutter de faire naufrage d’ici à deux ou trois heures, et votre oncle refuse de employer. Après tout, ce peut être l’effet de mon ignorance ; car, comme il le dit, l’Ontario n’est que de l’eau douce.

— Vous ne pouvez croire que cela fasse aucune différence, Jasper. Songez à mon père, songez à vous-même, songez à tous ceux dont la vie dépend d’un mot que vous prononcerez à temps pour les sauver.

— Je pense à vous, Mabel, et c’est plus, infiniment plus, que tous les autres mis ensemble, — répondit le jeune homme avec une force d’expression et une énergie dans les yeux qui en disaient encore plus que les mots qu’il prononçait.

Le cœur de Mabel battit vivement, et un rayon de satisfaction et de reconnaissance brilla sur ses joues couvertes de rongeur ; mais l’alarme était trop vive et trop sérieuse pour céder a de plus heureuses pensées. Elle n’essaya pas de réprimer un regard de gratitude, mais elle en revint sur-le-champ au sentiment qui avait naturellement l’ascendant dans son esprit.

— Il ne faut pas souffrir que l’obstination de mon oncle occasionne un si grand malheur, — s’écria-t-elle. — Remontez à la hâte sur le pont, Jasper, et priez mon père de descendre dans cette chambre.

Tandis que Jasper montait sur le pont, Mabel écoutait les sifflements du vent et le bruit des lames qui se brisaient contre le cutter, avec une crainte qu’elle n’avait jamais connue jusqu’alors. Ayant naturellement une grande fermeté d’âme, elle n’avait pas encore songé qu’elle pût courir quelque danger, et depuis le commencement de la tempête, elle avait passé son temps à travailler à des ouvrages d’aiguille que sa situation permettait. Mais à présent que ses inquiétudes étaient sérieusement éveillées, elle ne manqua pas de remarquer la force de la tempête, dont elle ne s’était pas formé une idée. Un couple de minutes qui s’écoulèrent avant l’arrivée du sergent, lui parurent une heure, et elle respirait à peine quand elle le vit entrer accompagné de Jasper. Aussi rapidement que sa langue put l’exprimer, elle informa son père de l’opinion qu’avait Jasper de leur situation, et elle le conjura par la tendresse qu’il avait pour elle et par le soin qu’il devait prendre de sa propre vie et de celle de ses soldats, d’intervenir auprès de son oncle pour le déterminer à céder le commandement du cutter à celui qui en était le commandant naturel.

— Jasper est fidèle, mon père, — ajouta-t-elle avec force ; et quand il ne le serait pas, quel motif aurait-il pour nous faire faire naufrage dans cette partie éloignée du lac, au risque de notre vie à tous, et même de la sienne ? Je garantis sa fidélité sur ma vie.

— Tout cela est fort bien pour une jeune fille effrayée, — répondit le père flegmatique ; — mais cela pourrait n’être ni prudent ni excusable dans un homme chargé du commandement d’une expédition. Jasper peut penser que le risque qu’il court de se noyer est compensé par la chance de se sauver s’il peut gagner la terre.

— Sergent Dunham !

— Mon père !

Ces deux exclamations partirent en même temps, mais elles furent prononcées d’un ton qui annonçait deux sentiments différents. Dans Jasper la surprise dominait ; dans Mabel, c’était le reproche. Mais le vieux militaire était trop accoutumé à avoir affaire à des subordonnés, pour y donner beaucoup d’attention, et, après un moment de réflexion, il continua comme si aucun d’eux n’eût parlé.

— Et mon frère Cap n’est pas homme à trouver bon qu’on veuille lui apprendre son devoir à bord d’un bâtiment.

— Quoi ! mon père, quand la vie de chacun de nous est dans le plus grand danger !

— Précisément pour cela. Commander un navire par un beau temps, cela n’est pas bien difficile ; c’est quand les choses vont mal que le bon officier se fait reconnaître. Charles Cap n’est pas homme à quitter le gouvernail, parce que le bâtiment est en danger. D’ailleurs, Eau-douce, il dit que votre proposition a quelque chose de suspect, et qu’elle ressemble à un projet de trahison plutôt qu’à un avis raisonnable.

— Il peut penser ainsi ; mais qu’il envoie chercher le pilote, et qu’il entende son opinion. On sait que je ne l’ai pas vu depuis hier soir.

— Il me semble que c’est parler raisonnablement, et cette épreuve sera faite. — Suivez-moi sur le pont, afin que tout se passe franchement et loyalement.

Jasper obéit, et Mabel prenait tant d’intérêt à ce qui allait se passer, qu’elle se hasarda à monter jusqu’au capot d’échelle, où elle était suffisamment à l’abri de la violence du vent et du rejaillissement des lames. Elle s’y arrêta, entièrement absorbée dans l’attention qu’elle donnait à cette scène.

Le pilote arriva bientôt, et il n’y avait pas à se méprendre à l’air d’inquiétude qu’il montra dès qu’il eut jeté un regard autour de lui. Il est vrai que le bruit que le Scud se trouvait dans une situation dangereuse s’était répandu sous le pont. Mais le danger, au lieu d’être exagéré suivant la coutume, avait été peint en couleurs fort au-dessous de la réalité. On lui laissa quelques minutes pour examiner et réfléchir, après quoi on lui demanda ce qu’il croyait que la prudence conseillait de faire.

— Je ne vois qu’un moyen de sauver le cutter, — répondit-il sans hésiter, — et c’est de jeter l’ancre.

— Quoi ! sur ce lac ? — ici ? — s’écria Cap, répétant la question qu’il avait déjà faite à Jasper.

— Non pas ici ; mais plus près de la côte, contre la première ligne des brisants.

Cette réponse ne laissa aucun doute à Cap que Jasper et le pilote ne s’entendissent secrètement pour faire faire naufrage au bâtiment, dans l’espoir de s’échapper. Il traita donc l’opinion du second avec le même mépris qu’il avait montré pour celle du premier.

— Je vous dis, frère Dunham, — répondit Cap au sergent qui l’engageait à faire attention à cette coïncidence d’opinions entre l’ancien maître du cutter et son pilote ; — je vous dis qu’aucun marin honnête ne donnerait un pareil avis. Jeter l’ancre près d’une côte sous le vent, pendant un ouragan, serait un acte de folie dont je ne pourrais jamais me justifier aux yeux des assureurs, en quelque circonstance que ce soit, tant qu’il me restera un haillon de voile ; mais jeter l’ancre près des brisants, ce serait le comble de la démence.

— C’est Sa Majesté qui est assureur du Scud, frère, Cap ; et moi je suis responsable de la vie des soldats qui sont sous mes ordres. Ces deux hommes connaissent mieux que nous le lac Ontario ; et comme ils chantent tous deux la même chanson, cette circonstance leur donne quelque droit à être crus.

— Mon oncle ! — dit Mabel avec vivacité ; mais un signe de Jasper l’engagea à ne rien ajouter de plus.

— Nous dérivons si rapidement sur les brisants, — dit le jeune marin, qu’il est inutile de parler beaucoup sur ce sujet. Une demi-heure doit décider l’affaire de manière ou d’autre. Mais j’avertis maître Cap que celui de nous qui a le pied le plus sûr, ne sera pas en état de se maintenir un instant sur ses jambes sur le pont de ce bâtiment, dès qu’il se trouvera au milieu des brisants. Je ne doute même guère qu’il ne coule à fond avant d’en avoir passé la seconde ligne.

— Et comment jeter l’ancre y remédiera-t-il ? — s’écria Cap avec fureur, comme s’il eût voulu rendre Jasper responsable des effets de l’ouragan, comme de l’opinion qu’il avait énoncée.

— Il n’en résulterait du moins rien de pire, — répondit Jasper avec douceur. — En gouvernant de manière à prendre la mer debout, nous diminuerions la dérive ; et quand même nous chasserions sur nos ancres parmi les brisants, ce serait avec le moins de danger possible. J’espère, maître Cap, que vous me permettrez, ainsi qu’au pilote, de tout préparer pour le mouillage des ancres. C’est une mesure de précaution qui peut être utile, et qui ne peut faire aucun mal.

— Eh bien ! prenez vos bittures et disposez vos ancres pour le mouillage, si bon vous semble ; j’y consens de tout mon cœur. Nous sommes dans une situation que rien de cette sorte ne peut empirer. Sergent, un mot, s’il vous plaît.

Cap conduisit son beau-frère à l’écart, et avec plus de sensibilité dans son ton et dans son air qu’il n’en montrait ordinairement, il lui ouvrit son cœur sur leur véritable situation.

— C’est une fâcheuse affaire pour la pauvre Mabel, — dit-il en se mouchant et avec un léger tremblement dans la voix. Vous et moi, sergent, nous sommes vieux, et habitués à voir la mort de près ; et notre métier nous endurcit de pareilles scènes ; mais la pauvre Mabel… C’est une excellente fille, et j’avais espéré la voir établie et mère de famille avant que son heure sonnât. Eh bien ! il faut prendre le mal comme le bien dans tous les voyages, et la seule objection sérieuse qu’un vieux marin puisse convenablement faire contre un naufrage, c’est que cet accident lui arrive sur une infernale mare d’eau douce.

Le sergent Dunham était brave, et il avait montré son intrépidité dans des dangers qui semblaient plus effrayants que celui-ci ; mais dans toutes ces occasions, il avait eu le moyen de se défendre contre ses ennemis, au lieu qu’en ce moment il ne pouvait résister à celui qui le menaçait. Il était beaucoup moins inquiet pour lui que pour sa fille, car il sentait quelque chose de cette confiance en soi qui abandonne rarement un homme ferme et vigoureux qui s’est habitué à faire de grands efforts dans des positions difficiles ; mais, quant à Mahel, il ne voyait pour elle aucun moyen de salut, et sa tendresse paternelle lui fit prendre la résolution de périr avec elle, s’il ne pouvait la sauver.

— Croyez-vous que le danger soit inévitable ? — demanda-t-il à Cap d’un ton ferme, quoique non sans agitation.

— Vingt minutes nous conduiront au milieu des brisants ; et regardez vous-même, sergent, quelle chance peut avoir le plus vigoureux de nous dans cette chaudière qu’on voit bouillir sous le vent ?

Cette vue n’avait rien d’encourageant. Le Scud était alors à un mille de la côte, et le vent y portait en ligne droite avec une violence qui ne permettait pas de songer à mettre plus de voiles dehors, dans la vue de s’élever de la côte en courant au plus près. La petite partie de la brigantine qui était déployée, et qui ne servait qu’à maintenir l’avant du cutter assez près du vent pour empêcher les lames de se briser sur son bord, tremblait à chaque grain, comme si les rubans solides qui la retenaient eussent été sur le point de se rompre. La bruine avait cessé de tomber ; mais l’air, jusqu’à une centaine de pieds au-dessus de la surface du lac, était plein de vapeurs qui ressemblaient à un brouillard brillant par-dessus lequel le soleil dardait ses rayons glorieux du haut d’un firmament sans nuages. Jasper remarqua ce changement, et prédit qu’il annonçait la fin prochaine de la tempête, quoiqu’une heure ou deux dussent décider du destin du cutter. Du côté de la terre, la vue était plus effrayante que jamais. Les brisants s’étendaient jusqu’à près d’un demi-mille du rivage, et dans tout cet espace l’eau était blanche d’écume, et l’air était rempli de vapeurs si épaisses qu’on pouvait à peine distinguer la terre qui était au-delà. On voyait seulement qu’elle était élevée, ce qui est rare sur les bords de l’Ontario, et qu’elle était couverte du manteau vert de l’interminable forêt.

Tandis que Cap et le sergent regardaient cette scène en silence, Jasper était activement occupé sur l’avant du navire. Dès qu’il eut reçu la permission de reprendre ses anciennes fonctions, il appela à lui quelques soldats, et avec leur aide et celle de son équipage, il prit à la hâte les mesures qui avaient été différées trop longtemps. Sur ces eaux étroites, les ancres ne sont jamais mises à postes, ni les câbles étalingués, ce qui évita à Jasper beaucoup de travail qu’il aurait eu à faire à bord d’un bâtiment en mer. Les deux ancres de bossoir furent bientôt prêtes à être mouillés, les bittures des câbles furent prises, et ensuite les travailleurs regardèrent autour d’eux. Il n’y avait aucun changement en mieux dans le temps ; le cutter continuait à dériver peu à peu, il lui était impossible de gagner au vent.

Après avoir encore examiné le lac de tous côtés, Jasper donna de nouveaux ordres, de manière à prouver combien il croyait que le temps pressait. Deux ancres à jet furent placées sur le pont pour empêcher les grandes ancres, et tout fut préparé pour les mouiller des que le moment l’exigerait. Ces préparatifs achevés, les manières de Jasper changèrent. Son activité forcée lui avait donné un air d’agitation affairée ; il prit alors un air calme, quoique toujours inquiet ; il quitta l’avant du bâtiment, que les lames balayaient chaque fois que le Scud plongeait en avant, ayant été obligé de travailler avec ses aides la moitié du temps le corps dans l’eau, et il s’avança vers l’arrière où l’on était plus à sec. Il y trouva Pathfinder, qui était debout près de Mabel et du quartier-maître. La plupart des autres individus qui se trouvaient à bord étaient encore sous le pont, les uns cherchant sur leurs lits quelque soulagement à leurs souffrances physiques, et les autres pensant un peu tard à leurs péchés. Pour la première fois peut-être depuis que sa quille avait touché l’eau de l’Ontario, la voix de la prière se fit entendre à bord du Scud.

— Jasper, — lui dit le guide, — je n’ai été d’aucune utilité ici ce matin, car, comme vous le savez, ce n’est pas ma nature d’être sur un bâtiment comme celui-ci ; mais s’il plaît à Dieu que la fille du sergent arrive à terre vivante, la connaissance que j’ai de la forêt pourra la conduire en sûreté jusqu’au fort.

— Le fort est bien loin, Pathfinder, — dit Mahel, car ils étaient si près, que ce que disait l’un était entendu par tous les autres, — et je crains qu’aucun de nous ne le revoie jamais.

— Le chemin de la forêt ne serait pas sans risque, Mabel, et nous ne pourrions aller en droite ligne, — répondit Pathfinder ; — mais quelques personnes de votre sexe en ont traversé de plus mauvais dans ces déserts. — Jasper, il faut que vous ou moi, ou tous les deux, nous prenions ce canot d’écorce, car c’est la seule chance qu’ait Mabel de pouvoir passer à travers les brisants.

Je ferais tout au monde pour sauver Mabel, — répondit Jasper avec un sourire mélancolique ; — mais il n’existe pas un seul homme, Pathfinder, qui puisse conduire un canot à travers ces brisants par un ouragan comme celui-ci. J’aurais de l’espoir en jetant l’ancre, car c’est par ce moyen que nous avons une fois sauvé le Scud dans un danger presque aussi grand.

— Mais s’il faut jeter l’ancre, Jasper, — dit le sergent, pourquoi ne pas le faire sur-le-champ ? Chaque pied que nous fait perdre la dérive nous servirait d’autant quand nous serons probablement à chasser sur nos ancres.

Jasper s’approcha du sergent, lui prit la main, et la serra de manière à indiquer un sentiment profond et presque irrésistible.

— Sergent Dunham, — lui dit-il, — vous êtes un digne homme, quoique vous m’ayez injustement traité dans toute cette affaire. Vous aimez votre fille ?

— Vous n’en pouvez douter, Eau-douce, — répondit le sergent d’une voix étouffée.

— Voulez-vous lui donner — nous donner à tous — la seule chance de salut qui nous reste ?

— Que faut-il que je fasse, jeune homme ? — J’ai agi d’après mon jugement. — Que voulez-vous que je fasse ?

— Soutenez-moi cinq minutes contre maître Cap, et tout ce qu’on peut faire pour sauver le Scud sera fait.

Le sergent hésita, car il tenait trop fortement à ses idées de discipline pour revenir aisément sur des ordres régulièrement donnés. Il n’aimait pas davantage à avoir l’air de vaciller dans ses intentions, et il avait un profond respect pour les connaissances nautiques de son beau-frère. Pendant qu’il délibérait encore, Cap quitta le poste qu’il avait occupé quelque temps à côté de l’homme qui tenait la barre, et s’avança vers eux.

— Maître Eau-douce, — dit-il dès qu’il fut assez près pour se faire entendre ; — je viens vous demander si vous connaissez ici près quelque endroit où l’on puisse faire échouer ce cutter sur le rivage. Le moment est arrivé où il ne nous reste que cette cruelle alternative.

Ce moment d’indécision de la part de Cap assura le triomphe de Jasper. Regardant le sergent, il en reçut un signe qui lui promit tout ce qu’il désirait, et il ne perdit pas un de ces instants qui devenaient si précieux.

— Prendrai-je la barre ? — demanda-t-il à Cap, et chercherai-je à gagner une crique qui est là-bas sous le vent ?

— Faites-le, — répondit Cap en toussant pour se dégager le gosier, car il se sentait écrasé sous une responsabilité que son ignorance de la navigation du lac lui rendait encore plus pesante. — Faites-le, Eau-douce, car pour être franc avec vous, je ne puis voir rien de mieux à faire. — Il faut échouer ou couler à fond.

Jasper n’en demanda pas davantage. Il sauta sur l’arrière et saisit la barre. Le pilote avait été instruit d’avance de ce qu’il devait faire, et à un signe de son jeune commandant ; la seule voile qu’on eût conservée depuis long-temps fut serrée. Jasper mit la barre au vent ; un bout de voile d’étai fut largué sur l’avant, et le léger cutter, comme s’il eût senti qu’il était alors gouverné par une main qu’il connaissait, fit une abatée et tomba dans le creux des lames. Cet instant de danger fut bientôt passé ; et le moment d’après, le petit bâtiment s’avança vers les brisants avec une rapidité qui menaçait de le voir bientôt brisé sur les écueils. La distance était si courte que cinq à six minutes suffirent pour tout ce que désirait Jasper. Il mit la barre dessous, et l’avant du Scud revint au vent, malgré la violence de l’eau, avec autant de grâce que le cygne varie la ligne de ses mouvements sur la surface d’un étang. Un signe de Jasper mit tout en activité sur l’avant. On laissa tomber à la mer une ancre à jet de chaque côté du cutter pour servir d’empennelures aux grandes ancres. La force du courant fut alors visible pour tous les yeux, et même pour ceux de Mabel, car les deux câbles filèrent avec rapidité en se roidissant. Jasper laissa mouiller ses deux grandes ancres, en filant les câbles presque jusqu’au bout. Ce n’était pas une tâche très-difficile que de fixer une coquille aussi légère que le Scud avec de bonnes ancres et des câbles de premier brin ; et en moins de dix minutes, à partir du moment où Jasper avait pris le gouvernail, le cutter présentait le cap à la lame avec ses deux câbles en barbe, roides comme des barres de fer.

— Cela n’est pas bien, maître Jasper, — s’écria Cap avec colère, dès qu’il se fut aperçu du tour qui lui avait été joué, — cela est fort mal, monsieur. Je vous ordonne de couper les câbles et de faire échouer le cutter sans un instant de délai.

Personne ne parut pressé d’exécuter cet ordre, car depuis que Jasper avait repris le commandement, son équipage était disposé à n’obéir qu’à lui. Voyant que tous les matelots restaient immobiles, et croyant le cutter dans le plus grand danger, Cap se tourna vers Jasper, et, après quelques réprimandes faites d’un ton courroucé, et qu’il est inutile de rapporter ici, il ajouta :

— Pourquoi n’avez-vous pas gouverné vers la crique dont vous parliez ? Pourquoi avez-vous porté sur ce cap qui briserait le bâtiment et ferait périr tout ce qui se trouve à bord si nous y touchions ?

— Et vous voulez à présent couper les câbles, — dit Jasper avec un peu d’ironie, — pour nous faire toucher à ce cap et faire périr tout ce qui se trouve à bord ?

— Sondez et voyez quelle est la dérive ! — cria Cap aux hommes de l’équipage qui étaient sur l’avant. Un signe de Jasper fit qu’on obéit sur-le-champ, et tous ceux qui étaient sur le pont accoururent à l’instant pour voir quel en serait le résultat. Le plomb n’eut pas plus tôt touché le fond que la ligne se tendit, et au bout d’environ deux minutes, on reconnut que le cutter avait dérivé de toute sa longueur vers le cap. Jasper prit un air grave, car il savait fort bien que rien ne pouvait sauver le cutter s’il entrait une fois dans le tourbillon formé par les brisants qu’on voyait paraître et disparaître à la distance d’une encâblure.

— Traître ! — s’écria Cap, menaçant d’un doigt le jeune marin ; — votre vie en répondra. — Oui, — ajouta-t-il après une pause d’un instant, — si j’étais à la tête de cette expédition, sergent, je le ferais pendre à l’instant à cette vergue, de crainte qu’il n’échappât à l’eau.

— Modérez-vous, frère, modérez-vous, — répondit Dunham ; Jasper paraît avoir tout fait pour le mieux, et les choses ne vont peut-être pas aussi mal que vous le croyez.

— Pourquoi n’a-t-il pas gouverné vers la crique dont il parlait ? — Pourquoi nous a-t-il amenés ici au vent de ce maudit cap et dans un endroit où les brisants n’ont que la moitié de la largeur qu’ils ont ailleurs, comme s’il était pressé de nous noyer tous ?

— J’ai gouverné vers ce rocher précisément parce que les brisants sont plus étroits en cet endroit, — répondit Jasper avec calme, quoiqu’il n’eût pu entendre de sang-froid le langage tenu par le vieux marin.

— Avez-vous dessein de dire à un vieux marin comme moi que le cutter puisse exister cinq minutes au milieu de ces brisants ?

— Non, monsieur. Je crois qu’il roulerait à fond s’il était poussé sur leur première ligne, et je suis sûr que s’il pénétrait plus avant il n’en arriverait que des débris sur le rivage. Mais j’espère qu’il évitera tous les brisants.

— Avec une dérive de toute sa longueur par minute ?

— L’empennelure n’a pas encore produit son effet, et je n’espère même pas qu’elle tire le bâtiment entièrement d’affaire.

— Sur quoi donc comptez-vous ? Croyez-vous amarrer un cutter, en avant et en arrière, sur la Foi, sur l’Espérance et sur la Charité ?

— Non, monsieur, mais je compte sur le sous-courant. J’ai gouverné vers ce cap parce que je savais qu’il y est plus fort qu’en tout autre endroit ; et parce que nous pouvons y arriver plus près de la terre sans entrer dans l’enceinte des brisants.

Jasper parlait avec véhémence quoique sans montrer aucun ressentiment ; ses paroles produisirent sur Cap un effet marqué : mais le sentiment qui dominait en lui était la surprise.

— Un sous-courant ! — répéta-t-il ; — qui diable a jamais entendu parler d’empêcher le naufrage d’un bâtiment par le moyen d’un sous-courant ?

— Il est possible que cela n’arrive jamais sur l’Océan, monsieur, mais nous l’avons vu arriver ici.

— Jasper a raison, frère Cap, — dit le sergent, — car, quoique je ne prétende pas y entendre grand-chose, j’ai souvent entendu les marins du lac en parler. Je crois que nous ferons bien de nous fier à Jasper pour nous tirer de ce danger.

Cap murmure et jura, mais comme il n’y avait pas de remède, il fut forcé d’y consentir. On demanda alors à Jasper d’expliquer ce qu’il entendait par le sous-courant, et il le fit ainsi qu’il suit : L’eau poussée vers le rivage par le vent était obligée de regagner son niveau en retournant dans le lac par quelques secrets canaux. Elle ne pouvait le faire à la surface, où le vent et les vagues la poussaient constamment vers la terre. Elle formait donc en-dessous une sorte de tourbillon par le moyen duquel elle retournait dans son ancien lit. On avait donné à ce courant intérieur le nom de sous-courant, et comme son action se faisait nécessairement sentir à un bâtiment qui tirait autant d’eau que le Scud, Jasper comptait sur l’aide de cette réaction pour empêcher ses câbles de se rompre. En un mot ces deux courants inférieur et supérieur se neutralisaient l’un l’autre.

Quelque simple et ingénieuse que fût cette théorie, la pratique ne la confirmait pas encore. La dérive continuait, quoiqu’elle diminuât sensiblement à mesure que les ancres à jet qui étaient empennelées sur des ancres de bossoir commençaient à produire leur effet. Enfin, l’homme qui tenait la sonde annonça l’heureuse nouvelle que les ancres avaient cesse de chasser, et que le Scud était venu à l’appel de ses ancres. En ce moment, la première ligne des brisants n’était qu’à environ cent pieds du cutter, et en paraissait même beaucoup plus près quand les vagues, en se retirant, emportaient l’écume qui les couvrait. Jasper s’élança en avant, jeta un regard par-dessus les bossoirs, et sourit d’un air de triomphe, en montrant les câbles. Au lieu d’être tendus, comme auparavant, au point de ressembler à des barres de fer, ils étaient lâches et courbes de manière à prouver évidemment à l’œil de tout marin que le cutter s’élevait et s’abaissait avec les vagues, à mesure qu’elles arrivaient, avec la même aisance qu’un bâtiment qui se trouve dans le lit du courant de la marée, quand la pression de l’eau oppose une réaction au pouvoir du vent.

— C’est le sous-courant ! — s’écria-t-il en bondissant le long du pont pour aller dresser la barre, afin que le cutter fût mieux à l’appel de ses ancres ; — la providence nous a placés précisément dans le sous-courant, et il n’y a plus aucun danger.

— Oui, oui, la providence est un bon marin, — murmura Cap, — et elle aide souvent les ignorants à se tirer de danger. Sous-courant ou sur-courant, le vent a diminué de force ; et heureusement pour nous tous, les ancres ont trouvé un bon fond. Mais cette infernale eau douce a des manières qui sont contre nature.

Les hommes sont rarement disposés à se disputer dans la bonne fortune ; c’est dans la mauvaise qu’ils deviennent querelleurs et caustiques. La plupart de ceux qui étaient à bord étaient convaincus que l’expérience et la dextérité de Jasper les avaient préservés d’un naufrage, et l’on ne fit aucune attention aux opinions et aux remarques de Cap.

Il est vrai qu’il y eut encore une demi-heure de doute et d’incertitude, et pendant ce temps on laissa le plomb de sonde à l’eau. Alors le sentiment de sécurité devint général, et les hommes fatigués s’endormirent, ne songeant plus à la mort qu’ils avaient vue de si près.