Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 205-219).

CHAPITRE XIV.


« Ce fut un tel homme, si faible, si abattu, si lourd, si pâle, si consterné, qui tira les rideaux du lit de Priam au milieu de la nuit, pour lui annoncer que la moitié de Troie était en flammes. »
Shakspeare.

Pendant tout ce temps, les choses se passaient ailleurs à la manière accoutumée. Jasper, comme le lac et son petit navire, semblait attendre la brise de terre, et les soldats, habitués à se lever de bonne heure, étaient tous descendus dans leur poste sous la grande écoutille. Il ne restait donc sur le pont que l’équipage du cutter, M. Muir et les deux femmes. Le quartier-maître cherchait à se rendre agréable à Mabel, et notre héroïne, peu inquiète de ses attentions, qu’elle attribuait en partie à la galanterie ordinaire aux militaires, en partie peut-être à son joli minois, jouissait d’une scène qui lui offrait les charmes de la nouveauté.

Les voiles avaient été hissées ; mais pas un souffle d’air ne se faisait encore sentir, et les eaux du lac étaient si tranquilles qu’on ne sentait pas le moindre mouvement sur le cutter. Il avait été porté par le courant de la rivière jusqu’à un bon quart de mille de la terre, et il y restait, beau par la symétrie de ses formes, mais immobile comme s’il eût été affourché. Le jeune Jasper était sur l’arrière, assez près de Mabel pour entendre sa conversation avec le lieutenant Muir, mais trop modeste, trop timide, et trop attentif à ses devoirs pour essayer d’y prendre part. Les beaux yeux bleus de Mabel suivaient tous ses mouvements avec une expression d’attente et de curiosité, et plus d’une fois le quartier-maître avait à répéter ses compliments avant qu’elle les entendît, tant elle était attentive aux petits événements qui se passaient sur le cutter, et nous pourrions ajouter, tant elle était indifférente à l’éloquence du lieutenant. Enfin M. Muir lui-même garda le silence. Presque au même instant un aviron tomba dans un canot sous le fort, et le bruit en arriva aussi distinctement à bord du Scud que s’il eût été produit sur le pont. On entendit alors un léger murmure, semblable à un soupir de la nuit, et le foc commença à battre. Ces sons bien connus furent suivis par une légère bande du bâtiment, et enfin toutes les voiles se gonflèrent.

— Voici la brise, Anderson, — cria Jasper au plus âgé de ses matelots ; — prenez la barre.

Cet ordre fut exécuté. La barre fut mise au vent ; l’avant du cutter commença à plonger, et au bout de quelques minutes on entendit l’eau murmurer sur l’avant, le Scud glissant sur le lac à raison de cinq milles par heure. Tout cela se passa dans un profond silence, et bientôt Jasper ordonna de filer un peu l’écoute et de longer la côte.

Ce fut en ce moment que le sergent, son beau-frère et le guide, sortant de la chambre sous l’arrière, reparurent sur le pont.

— Vous n’avez pas envie, Jasper, de vous tenir trop près de nos voisins les Français ? — dit Muir, qui saisit cette occasion pour renouer la conversation. — Eh bien ! ce n’est pas moi qui blâmerai votre prudence, car je n’aime pas le Canada plus que vous.

— Je serre cette côte à cause du vent, M. Muir. La brise de terre est toujours plus fraîche près du rivage, pourvu que vous n’en soyez pas assez voisin pour que les arbres l’arrêtent. Nous avons la baie de Mexico à traverser, et notre route actuelle nous met assez an large.,

— Je suis charmé que ce ne soit pas la baie du Mexique, — dit Cap, — c’est une partie du monde que je ne me soucierais pas de traverser sur un de vos bâtiments de lacs. — Votre cutter obéit-il au gouvernail, maître Eau-douce ?

— Il gouverne bien, maître Cap ; mais il aime comme un autre à s’élancer dans le vent quand il a une grande vitesse.

— Je suppose que vous avez ce qu’on appelle des ris, quoique vous puissiez à peine avoir occasion de vous en servir.

L’œil de Mabel découvrit le sourire qui brilla sur la physionomie de Jasper ; mais elle seule remarqua cette expression momentanée de surprise et de mépris.

— Nous avons des ris, et les occasions de les prendre ne nous manquent pas, — répondit-il. — Avant que nous arrivions, maître Cap, peut-être en trouverons-nous une de vous montrer comment nous les prenons, car il se brasse quelque chose du côté de l’est ; et même sur l’Océan le vent ne peut sauter plus promptement que sur l’Ontario.

— Voilà ce que c’est que de ne pas s’y mieux connaître. J’ai vu sur l’Atlantique le vent tourner comme la roue d’une voiture, de manière à faire trembler les voiles pendant une heure, et le bâtiment restait parfaitement immobile, parce qu’il ne savait de quel côté tourner.

— Nous n’avons certainement point ici des changements si soudains, — répondit Jasper avec douceur, — quoique nous soyons exposés à en éprouver à l’improviste. J’espère pourtant que cette brise de terre nous conduira jusqu’aux premières îles ; après quoi nous courrons moins de risque d’être vus et poursuivis par les croiseurs de Frontenac.

— Croyez-vous, Jasper, que les Français aient des espions sur le lac ? demanda Pathfinder.

— Nous savons qu’ils en ont. Il y en avait un à la hauteur d’Oswego la nuit de lundi dernier : c’était une pirogue ; il toucha à la pointe orientale, et y débarqua un Indien et un officier. Si vous eussiez été hors du fort cette nuit-là à votre ordinaire, nous en aurions arrêté au moins un.

Il faisait trop noir pour remarquer la couleur qui anima les joues basanées du guide quand il entendit ces mots, car il se reprocha d’avoir passé cette nuit dans le fort, retenu trop tard pour en sortir par la voix douce de Mabel qui chantait des ballades à son père, et par le plaisir qu’il goûtait en contemplant des traits qui avaient tant de charmes pour lui. L’intégrité dans ses pensées comme dans ses actions étant le caractère distinctif de cet homme extraordinaire, il sentit qu’une sorte de honte devait s’attacher à lui dans cette occasion ; mais la dernière pensée qui se serait présentée à son esprit eût été celle de chercher à nier ou à excuser sa négligence.

— J’en conviens, Jasper, j’en conviens, — répondit-il humblement ; — si j’avais été hors du fort cette nuit, — et je ne me rappelle aucune raison suffisante pour y être resté, — ce que vous venez de dire aurait pu arriver.

— C’est la soirée que vous avez passée avec nous, Pathfinder, — remarqua Mabel innocemment. — Bien certainement un homme qui passe une si grande partie de son temps dans les bois et en face de l’ennemi, est bien excusable de donner quelques heures à un ancien ami et à sa fille.

— Non, non, je n’ai guère fait que fainéanter depuis mon retour à la garnison, — répondit le guide en soupirant, — et il est juste que Jasper me le rappelle. Le fainéant mérite un reproche ; — oui, il le mérite.

— Un reproche, Pathfinder ? Je n’ai jamais songé à vous dire rien de désagréable, bien moins encore à vous faire un reproche, parce qu’un espion et un Indien nous ont échappé. Maintenant que je sais où vous étiez, je trouve votre absence la chose la plus naturelle du monde.

— Je ne vous en veux pas, Jasper, je ne vous en veux pas de ce que vous m’avez dit ; je l’avais mérité.

— Cela n’est pas amical, Pathfinder.

— Donnez-moi la main, mon garçon, donnez-moi la main. Ce n’est pas vous qui m’avez donné cette leçon, c’est ma conscience.

— Fort bien, fort bien, — dit Cap ; — mais à présent que cette affaire est arrangée à la satisfaction des parties, peut-être nous direz-vous comment on a pu savoir que des espions soient venus si récemment dans notre voisinage ; cela ressemble étonnamment à une circonstance.

Tout en faisant cette question, le marin appuya doucement un pied sur celui du sergent, toucha le guide du coude et cligna de l’œil, quoique l’obscurité ne permît pas de voir ce signe.

— On l’a su parce que le Grand-Serpent a trouvé leur piste le lendemain matin ; et c’étaient les traces d’une botte militaire et d’un mocassin ; et un de nos chasseurs a vu ensuite la pirogue se diriger vers Frontenac.

— La piste conduisait-elle vers le fort, Jasper ? — demanda Pathfinder d’un ton si doux qu’il ressemblait à celui d’un écolier qui vient de recevoir une réprimande.

— Nous ne l’avons pas jugé ainsi, quoiqu’elle ne traversait pas la rivière. Nous la suivîmes jusqu’à la pointe orientale, à l’embouchure de la rivière, d’où l’on pouvait voir ce qui se passait dans le port.

— Et pourquoi n’avez-vous pas mis à la voile pour lui donner la chasse ? — demanda Cap. — Il faisait une bonne brise mardi matin, une brise à l’aide de laquelle ce cutter aurait pu filer neuf nœuds par heure.

— Cela peut se faire sur l’Océan, maître Cap, mais non sur l’Ontario. L’eau ne laisse pas de piste, et un Mingo ou un Français défierait le diable dans une chasse.

— Qu’a-t-on besoin de piste, quand on peut voir le bâtiment qu’on chasse ? — s’écria Cap, — et Jasper dit qu’on a vu la pirogue. Peu importerait qu’il y eût une vingtaine de vos Mingos et de vos Français, avec un bon bâtiment de construction anglaise dans leurs eaux. Je vous promets, maître Eau-Douce, que si vous m’aviez appelé ledit mardi matin, nous aurions bientôt atteint ces drôles.

— J’ose dire, maître Cap, que les avis d’un vieux marin tel que vous n’auraient pas fait de mal à un jeune marin comme moi ; mais c’est une longue chasse, une chasse sans espoir que celle d’une pirogue d’écorce.

— Vous n’auriez eu besoin que de le serrer de près pour le jeter à la côte.

— À la côte, maître Cap ! vous n’entendez aucunement notre navigation sur ce lac, si vous croyez facile de forcer une pirogue de se jeter à la côte. Pour peu qu’ils se trouvent pressés ; ils rament de toutes leurs forces dans la direction du vent, et avant que vous ayez le temps d’y songer, ils ont gagné sur vous un mille ou deux.

— Vous n’avez pas envie de me faire croire, maître Jasper, qu’il se trouve quelqu’un qui ait assez envie de se noyer pour s’embarquer sur ce lac dans une de ces coquilles d’œuf, pour peu qu’il fasse du vent ?

— J’ai souvent traversé l’Ontario sur une pirogue même quand il en faisait beaucoup. Quand elles sont bien conduites, ce sont des embarcations qui craignent moins l’eau que celles que nous connaissons.

Cap prit alors à part son beau-frère et Pathfinder, et les assura que ce que Jasper venait de dire des espions était « une circonstance, et une forte circonstance, » qui par conséquent méritait leur attention particulière ; et ce qu’il disait des pirogues était si invraisemblable, qu’il avait l’air de se moquer de ceux à qui il parlait. Il ajouta que Jasper faisait avec tant de confiance la description des deux individus qui avaient débarqué, que c’était une assez bonne preuve qu’il en savait sur leur compte plus qu’on ne pouvait en apprendre d’après leur piste. Quant aux mocassins, les hommes blancs en portaient dans cette partie du monde aussi bien que les Indiens, et il en avait lui-même acheté une paire ; et pour les bottes, ce n’était pas ce qui faisait particulièrement le soldat. Une grande partie de cette logique fut perdue pour le sergent, et pourtant elle produisit quelque effet sur son esprit. Il lui parut assez étrange qu’on eût découvert des espions si près du fort, sans qu’il en eût rien su lui-même, et il ne croyait pas que cette branche de connaissances fût précisément dans la sphère de celles de Jasper. Il était vrai que le jeune marin avait été chargé de prendre à bord du Scud des espions, soit pour les conduire à quelque point de la côte, soit pour les en ramener ; mais il savait, à n’en pouvoir douter, que le capitaine du cutter, en ces occasions, ne jouait qu’un rôle très secondaire, et qu’il ne savait pas plus que les hommes de son équipage quelle était la mission des individus qu’il recevait sur son bord. Enfin il ne concevait pas pourquoi lui seul avait été instruit de la dernière visite de deux espions. Quant à Pathfinder, il se reprochait, avec son humilité ordinaire, d’avoir manqué de vigilance, et il faisait un mérite à Jasper d’avoir obtenu la connaissance d’un fait qu’il aurait dû connaître lui-même. Il ne trouvait pas extraordinaire que le jeune marin eût appris les faits qu’il avait rapportés, mais il lui semblait que c’était pour lui-même une chose nouvelle, pour ne pas dire honteuse, de ne les apprendre qu’en ce moment.

— Quant aux mocassins, maître Cap, — dit-il, quand une courte pause dans la conversation l’engagea à parler, — il est très vrai que les faces-pâles peuvent en porter tout aussi bien que les peaux-rouges ; mais sur le pied de l’un ils ne laissent jamais la même trace que sur le pied de l’autre. Un œil exercé peut distinguer la piste d’un Indien de celle d’un Européen, n’importe qu’elle soit tracée par une botte ou par un mocassin. Il faudra de meilleures preuves que celle-ci pour me persuader que Jasper soit un traître.

— Vous conviendrez, Pathfinder, qu’il existe des traîtres dans monde, — répliqua Cap avec une logique excellente.

— Je n’ai jamais connu un Mingo à qui vous puissiez vous fier, quand il a intérêt à vous trahir. Tromper semble être leur nature, et je pense quelquefois qu’on devrait en avoir pitié, au lieu de les en punir.

— Pourquoi donc ne pas croire que ce Jasper puisse avoir la même faiblesse ? Un homme est un homme, et la nature humaine est quelquefois une pauvre chose, comme je l’ai appris par expérience. Oui, je puis dire par expérience ; du moins je parle d’après ma propre nature humaine.

Ce fut le commencement d’une autre longue conversation dans laquelle on argumenta sur la probabilité de la culpabilité ou de l’innocence de Jasper. À force de raisonnements, le sergent et son beau-frère finirent par se convaincre à peu près qu’il était coupable, tandis que Pathfinder prit la défense de son jeune ami avec plus de chaleur que jamais ; et soutint qu’on ne pouvait sans injustice l’accuser de trahison. Il n’y a en cela rien qui s’écarte du cours ordinaire des choses ; car il n’y a pas de moyen plus certain pour se pénétrer l’esprit d’une idée quelconque, que de chercher à la défendre ; et l’on peut classer parmi le nombre de discussions les plus obstinées, celles qui sont le résultat de discussions dans lesquelles nous affectons de chercher la vérité, tandis que, par le fait, nous ne faisons que fortifier un préjugé. Le sergent était alors arrivé à une situation d’esprit qui le disposait à voir avec méfiance tout ce que pourrait faire le jeune marin, et il en vint bientôt à partager l’opinion de son beau-frère en pensant que la connaissance que Jasper avait acquise de l’arrivée des espions était une branche d’information qui n’entrait pas dans le cercle régulier de ses devoirs, et que c’était une circonstance.

Tandis que cette affaire se discutait près de la lisse du couronnement, Mabel était assise silencieusement près du capot d’échelle, M. Muir était descendu sous le pont pour être plus libre, et Jasper était debout à peu de distance, les bras croisés et ses yeux se portant alternativement des voiles aux nuages, des nuages aux contours ténébreux de la côte, de la côte au lac, et revenant ensuite aux voiles. Notre héroïne commença alors à entrer en communication avec ses propres pensées. Les évènements de son voyage, les incidents qui avaient marqué le jour de son arrivée au fort, sa réunion avec un père qui était presque un étranger pour elle, la nouveauté de sa situation, et son voyage sur le lac, offraient à son esprit une perspective rétrograde qui semblait s’étendre à plusieurs mois. À peine pouvait-elle croire qu’elle avait si récemment quitté la ville et toutes les habitudes de la vie civilisée ; et elle était surtout surprise que tout ce qui était arrivé pendant qu’elle descendait l’Oswego eût laissé si peu d’impression sur son esprit. Ayant trop peu d’expérience pour savoir que les évènements accumulés dans un court espace produisent le même effet que le temps, et que la succession rapide des objets qui passent devant nous dans un voyage leur donne de la dignité et de l’importance ; elle cherchait à se rappeler les jours et les dates pour être certaine qu’il n’y avait guère plus de quinze jours qu’elle connaissait Jasper, Pathfinder et son père. Le cœur de Mabel était au-dessus de son imagination, quoiqu’elle ne manquât point de cette dernière faculté, et elle se demandait comment elle se sentait une si forte affection pour des êtres qu’elle ne connaissait que depuis si peu de temps ; car elle n’était pas assez habituée à analyser ses sensations pour comprendre la nature des influences différentes qu’elle avait éprouvées. Son âme pure ne connaissait pas encore la méfiance ; elle n’avait aucun soupçon des vues de ses amants, et une des dernières idées qu’elle aurait pu admettre aurait été qu’un de ses compagnons pût être traître à son roi ou à son pays.

L’Amérique, à l’époque dont nous parlons, était remarquable par son attachement à la famille allemande qui occupait alors le trône de la Grande-Bretagne ; car, comme cela arrive dans toutes les provinces, les vertus et les qualités qu’on proclame et qu’on encense près du centre du pouvoir deviennent, dans l’éloignement, un article de foi pour les hommes ignorants et crédules. Cette vérité est aussi évidente aujourd’hui à l’égard des prodiges de la république qu’elle l’était alors à l’égard de ces maîtres éloignés dont il était toujours bon d’applaudir le mérite, mais dont c’était un acte de haute trahison de révéler les défauts. C’est par suite de cette dépendance mentale que l’opinion publique est si fort à la merci des intrigants ; et le monde, tout en se vantant follement de ses connaissances et de ses améliorations, n’aperçoit la vérité sur tous les points qui touchent les intérêts de ceux qui sont élevés au pouvoir, qu’à travers un prisme qui peut servir les vues particulières de ceux dont la main fait mouvoir les fils. Pressés par les Français qui entouraient alors les colonies britanniques d’une ceinture de forts et d’établissements qui leur donnaient complètement les sauvages pour alliés, il aurait été difficile de dire si les colons américains aimaient plus les Anglais qu’ils ne haïssaient les Français, et ceux qui vivaient alors auraient regardé comme un évènement tout-à-fait hors du cercle des probabilités l’alliance qui eut lieu une vingtaine d’années plus tard entre les sujets cisatlantiques de l’Angleterre et l’ancienne rivale de la couronne britannique. En un mot, les opinions, comme les modes, s’exagèrent dans une province ; et la loyauté, qui ne formait à Londres qu’une partie d’un système politique, devenait à New-York une foi qui pouvait presque faire mouvoir des montagnes. Le mécontentement était donc une faute rare, et la trahison qui aurait eu pour but de favoriser la France ou les Français aurait surtout été odieuse aux yeux des colons. La dernière chose dont Mabel aurait pu soupçonner Jasper, était donc précisément le crime dont il était alors secrètement accusé ; et si quelques autres près d’elle souffraient les tourments de la méfiance, elle du moins avait le cœur rempli de la confiance généreuse d’une femme. Jusqu’alors son oreille n’avait pas entendu le plus léger murmure qui pût ébranler ce sentiment qu’elle avait accordé au jeune marin presque dès le premier instant de leur connaissance, et jamais son esprit ne lui aurait suggéré de lui-même une idée qui y fût contraire. Les tableaux du passé et du présent qui s’offraient si rapidement à son imagination active ne présentaient donc aucune ombre qui pût tomber sur aucun de ceux à qui elle prenait intérêt ; et avant qu’elle eût passé un quart d’heure dans les réflexions que nous venons de décrire, la scène qui l’entourait ne lui offrait qu’un sujet de satisfaction sans mélange.

La saison et la nuit, pour les peindre, sous leurs couleurs véritables, étaient de nature à stimuler les sensations que la nouveauté a coutume de faire éprouver à la jeunesse unie à la santé et au bonheur. Le temps était chaud, ce qui n’arrive pas toujours en ce pays, même pendant l’été. La brise qui venait de la terre apportait avec elle la fraîcheur et les parfums de la forêt. Le vent était loin d’être vif, quoiqu’il le fût assez pour faire marcher rapidement le Scud, et peut-être pour commander l’attention dans l’incertitude qui accompagne toujours plus ou moins l’obscurcité, Jasper semblait pourtant voir cet état de choses avec satisfaction, comme on en pourra juger par une courte conversation qu’il eut alors avec Mabel.

— Si nous continuons à voguer, ainsi, Eau-douce, — dit notre héroïne, qui s’était déjà, habituée à le nommer ainsi, — nous ne pouvons tarder à arriver à notre destination.

— Votre père vous a-t-il dit où nous allons ?

— Mon père ne m’a rien dit. Il a trop l’esprit de sa profession, et il est, encore trop peu habitué à avoir une fille près de lui, pour me parler de pareilles choses. — Est-il défendu de dire où nous allons ?

— Ce ne peut être bien loin ; car soixante à soixante-dix milles nous conduiraient dans le Saint-Laurent, et les Français pourraient rendre ce fleuve trop chaud pour nous. D’ailleurs nul voyage ne peut être bien long sur ce lac.

— C’est ce que dit mon oncle Cap. Quant à moi, l’Ontario et l’Océan me paraissent à peu près semblables.

— Vous avec donc été sur l’Océan, tandis que moi, qui me donne le nom de marin, je n’ai jamais vu l’eau salée ! Vous devez avoir au fond, du cœur un grand mépris pour un marin comme moi, Mabel Dunham.

— Mon cœur ne contient rien de semblable, Jasper Eau-douce. Quel droit aurais-je, moi jeune fille sans connaissance et sans expérience, de mépriser qui que ce soit, et vous surtout, Jasper, vous qui jouissez de la confiance du major et, qui avez le commandement d’un bâtiment comme celui-ci ? Je n’ai jamais été sur l’Océan, mais je l’ai vu ; et je le répète, je ne vois aucune différence entre ce lac et l’Atlantique.

— Ni entre ceux qui font voile sur l’un et sur l’autre ? Votre oncle a dit tant de choses contre nous autres marins d’eau douce, que je craignais que nous ne fussions à vos yeux que des gens qui prétendent être ce qu’ils ne sont pas.

— Soyez sans inquiétudes cet égard, Jasper. Je connais mon oncle, et quand il est à York, il parle contre les gens qui vivent à terre comme il le fait ici contre ceux qui naviguent sur un lac. Non, non, ni mon père ni moi nous n’attachons aucune importance à de telles, opinions. Si mon oncle parlait franchement, vous verriez qu’il a même une plus mauvaise opinion d’un soldat que d’un marin qui n’a jamais vu la mer.

— Mais votre père, Mabel, a meilleure opinion des soldats que de qui que ce soit, puisqu’il désire que vous deveniez la femme d’un soldat.

— Jasper Eau-douce ! — moi la femme d’un soldat ! — Mon père le désire ! — Pourquoi le désirerait-il ? — Quel soldat y a-t-il dans la garnison que je puisse épouser, — qu’il puisse désirer que j’épouse ?

— On peut aimer assez une profession pour croire qu’elle couvre mille imperfections.

— Mais il n’est pas vraisemblable qu’on aime assez sa profession pour oublier toute autre chose. Vous dites que mon père désire me marier à un soldat ; et pourtant il n’y a pas un soldat à Oswego à qui il est probable qu’il voulût me donner pour femme. Je suis dans une position assez étrange, car je ne suis pas d’un rang à pouvoir devenir la femme d’un officier, et cependant, vous-même, Jasper, vous conviendrez que je suis au-dessus d’un simple soldat.

En s’exprimant avec cette franchise, Mabel rougit, sans savoir pourquoi ; mais l’obscurité empêcha son compagnon de s’en apercevoir. Elle sourit pourtant, comme si elle eût senti qu’un pareil sujet, quoique embarrassant, méritait d’être traité à fond. Quant à Jasper, il paraît qu’il n’envisageait pas la position de Mabel sous le même point de vue.

— Il est vrai, — dit-il, — que vous n’êtes pas une dame dans l’acception ordinaire de ce mot…..

— Ni dans aucun sens, — s’écria-t-elle vivement ; — à cet égard, j’espère que je suis sans vanité. La Providence m’a fait naître fille d’un sergent, et je suis contente de rester dans la situation dans laquelle je suis née.

— Mais chacun ne reste pas dans la situation dans laquelle il est né, Mabel : les uns s’élèvent plus haut, les autres tombent plus bas. Bien des sergents sont devenus officiers et même généraux, et je ne vois pas pourquoi la fille d’un sergent ne pourrait pas devenir la femme d’un officier.

— Quant à la fille du sergent Dunham, — répondit-elle en riant, — la meilleure raison que j’en voie, c’est qu’il n’est pas probable qu’aucun officier veuille en faire sa femme.

— Vous pouvez le croire, mais il y a dans le 55e des gens qui sont mieux instruits. Il s’y trouve certainement un officier qui désire vous avoir pour femme.

Avec la rapidité de l’éclair, les pensées de Mabel se portèrent sur quatre on cinq officiers de ce corps que leur âge et leurs inclinations semblaient rendre susceptibles d’avoir conçu un tel désir ; et nous ne serions pas historien fidèle si nous ne disions pas qu’une vive émotion de plaisir s’éleva momentanément dans son sein à l’idée d’être élevée au-dessus d’un rang que, malgré ses protestations de contentement, elle sentait qu’elle avait été trop bien élevée pour tenir avec toute satisfaction. Mais cette émotion fut aussi passagère que soudaine, car Mabel avait des sentiments trop purs et trop louables pour n’envisager le mariage que sous le rapport mondain des avantages de la fortune et du rang. Cette émotion d’un instant avait été produite par les habitudes factices de la société, mais les idées plus sages qui y succédèrent étaient le résultat de son caractère et de ses principes.

— Je ne connais, — dit-elle, — aucun officier du 55e régiment, ni d’aucun autre, qui pût vouloir faire une telle folie, et je ne crois pas que je fusse assez folle pour épouser un officier.

— Folle, Mabel !

— Oui, Jasper, folle. Vous savez aussi bien que moi ce que le monde en penserait ; et je serais fâchée, très-fâchée de voir mon mari regretter un jour d’avoir cédé à une fantaisie, au point d’épouser la fille d’un homme dont le rang était si inférieur au sien.

— Votre mari, Mabel pensera probablement à la fille plus qu’au père.

Mabel parlait avec vivacité, quoique la sensibilité de son cœur eût sa part dans ses discours ; mais après cette dernière observation de Jasper elle garda le silence près d’une minute avant de prononcer un seul mot. Elle reprit alors, la parole, mais d’un ton moins enjoué, et une oreille attentive aurait même cru pouvoir y reconnaître un léger accent de mélancolie.

— Le père et la fille devraient vivre ensemble de manière à ne pas avoir deux cœurs, ou deux manières de sentir et de penser. Je crois qu’un intérêt commun en toutes choses est aussi nécessaire entre le mari et la femme qu’entre les autres membres de la même famille. Par-dessus tout, ni le mari ni la femme ne doivent avoir une cause extraordinaire de malheur, le monde n’en fournissant déjà qu’un trop grand nombre de lui-même.

— Dois-je donc comprendre, Mabel, que vous-refuseriez d’épouser un officier, uniquement parce qu’il serait officier ?

— Avez-vous le droit de me faire cette question, Jasper ? — demanda Mabel en souriant.

— Aucun autre droit que celui que peut donner le plus vif désir de vous voir heureuse, et il est possible que ce droit soit très-faible. Mon inquiétude a augmenté en apprenant l’intention de votre père de vous déterminer à épouser le lieutenant Muir.

— Mon père ne peut avoir conçu une idée si ridicule et si cruelle en même temps.

— Serait-ce donc une cruauté de désirer que vous fussiez l’épouse d’un quartier-maître ?

— Je vous ai dit ce que je pense à ce sujet, et je ne puis trouver des expressions plus fortes. Mais après vous avoir répondu avec tant de franchise, Jasper, j’ai le droit de vous demander comment vous avez appris que mon père pense à une pareille chose.

— Il m’a dit lui-même qu’il vous a choisi un mari. Il me l’a dit pendant les diverses conversations que nous avons eues ensemble, tandis qu’il surveillait le transport des approvisionnements à bord du Scud ; et c’est de M. Muir lui-même que je tiens qu’il s’est offert pour votre époux. En rapprochant ces deux confidences, j’en ai tiré la conclusion dont je viens de vous faire part.

— N’est-il pas possible, Jasper, — dit Mabel, quoiqu’elle parlât lentement, et comme par une sorte d’impulsion involontaire, — n’est-il pas possible que mon père pensât à un autre ? Il ne résulte pas de ce que vous m’avez dit qu’il ait voulu parler de M. Muir.

— Cela ne me paraît pas vraisemblable d’après tout ce qui s’est passé. Que fait ici le quartier-maître ? On n’a jamais jugé nécessaire de l’envoyer avec les autres expéditions semblables. Non ; il désire vous avoir pour femme ; et votre père y a consenti. Vous devez voir, Mabel, que M. Muir ne s’occupe ici que de vous.

Mabel ne répondit, rien ; son instinct de femme lui avait déjà appris qu’elle était un objet d’admiration pour le quartier-maître, mais elle n’avait jamais supposé qu’il la portât au point dont parlait Jasper. Elle avait aussi soupçonné, d’après quelques discours de son père, qu’il songeait sérieusement à la marier, mais nul raisonnement n’aurait pu la porter à en conclure qu’il avait fixé son choix sur M. Muir. Elle ne le croyait même pas encore, quoiqu’elle fût loin de soupçonner la vérité. Son opinion était que les remarques accidentelles que son père avait faites en causant avec, elle, et dont, elle avait été frappée, prenaient leur source dans, un désir général de la voir établie, plutôt que dans un sentiment de préférence pour un individu particulier. Elle renferma pourtant ces pensées dans son cœur, car le respect pour elle-même et la réserve naturelle à son sexe lui firent sentir que les convenances ne permettaient pas qu’elle continuât plus long-temps une pareille discussion avec un jeune homme comme Jasper. Après un intervalle de silence assez long pour devenir embarrassant pour les deux parties, elle lui dit donc, afin de changer de conversation :

— Une chose dont vous pouvez être bien certain, Jasper, — et c’est la seule chose qu’il me reste à dire à ce sujet, — c’est que le lieutenant Muir, fût-il colonel, ne sera jamais le mari de Mabel Dunham ; — et maintenant parlez-moi de votre voyage. Quand finira-t-il ?

— Cela est incertain ; une fois sur l’eau, nous sommes à la merci du vent et des vagues. Pathfinder vous dira que celui qui commence à chasser le daim le matin, ne peut assurer où il passera sera la nuit.

— Mais nous ne chassons pas un daim, et nous ne sommes pas au matin ; ainsi l’axiome de Pathfinder ne nous est pas applicables.


— Quoique nous ne chassions pas un daim, nous cherchons un but qui peut être aussi difficile à atteindre. Je ne puis vous en dire plus que je ne vous en ai déjà dit, car notre devoir est d’avoir la bouche close. Je crains pourtant de ne pas vous garder assez long-temps, à bord du Scud pour vous montrer ce qu’il est en état de faire en pas de besoin.

— Je crois qu’une femme qui épouse un marin est peu sage, — dit tout-à-coup Mabel, et presque involontairement.

— C’est une étrange opinion. — Pourquoi pensez-vous ainsi ?

— Parce que la femme d’un marin est certaine d’avoir pour rivale le bâtiment de son mari. — Mon oncle Cap pense aussi qu’un marin ne doit jamais se marier.

— Il veut dire les marins d’eau salée, — dit Jasper en riant. — S’il pense que les femmes ne sont pas assez bonnes pour ceux qui font voile sur l’Océan, il pensera qu’elles conviennent à ceux qui voguent sur les lacs. J’espère, Mabel, que vous ne vous formez pas une opinion de nous autres marins d’eau douce d’après ce qu’en dit maître Cap.

— Navire ! — cria l’individu dont le nom venait d’être prononcé — Canot ! — aurait été plus juste.

Jasper courut sur l’avant, et effectivement, un point à peine visible se faisait voir à environ cinquante toises en avant du cutter, et presque par son bossoir du vent. Dès le premier coup d’œil, il reconnut que c’était une pirogue, car quoique l’obscurité empêchât de distinguer les couleurs, l’œil qui s’était habitué à la nuit pouvait discerner les formes à une petite distance ; et l’œil qui, comme celui de Jasper, s’était familiarisé, depuis longtemps avec tout ce qui peut flotter sur l’eau, ne pouvait manquer de découvrir les contours nécessaires pour en venir à la conclusion qu’il tira.

— Ce peut être un ennemi, — dit le jeune homme, et il est il propos de l’attendre.

— Il rame de toutes ses forces, — dit Pathfinder ; — Il a dessein de traverser la ligne que suit le Scud, et de suivre le vent. S’il y réussit, vous pourriez aussi bien donner la chasse à un daim avec des souliers à neige.

— Lofez ! — cria Jasper à l’homme qui tenait la barre ; — lofez tout ! — Bien ! ferme ! comme cela.

Le matelot obéit, et comme le Scud fendait alors l’eau avec rapidité, en une ou deux minutes, il laissa l’embarcation si loin sous le vent que la fuite lui devint impossible. Jasper prit alors lui-même la barre ; et la tenant avec soin et dextérité, il s’approcha assez près de la pirogue pour y jeter un grappin. Obéissant à l’ordre qui leur fut donné, les deux personnes qui s’y trouvaient montèrent à bord du cutter ; et dès qu’elles y furent, on reconnut Arrowhead et sa femme.