Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 17p. 171-183).

CHAPITRE XII.


« De sombres masses s’offrent à la vue qui doute encore, le long des murs assiégés et des bords hérissés d’armes de la rivière, tandis que la clarté incertaine des astres cherche à pénétrer à travers les vapeurs. »
Byron.

Quelques heures après, Mabel était sur le bastion qui dominait le lac et la forêt, et semblait occupée de profondes pensées. La soirée était douce et calme, et l’on avait mis en question si le détachement destiné aux Mille-Îles pourrait partir cette nuit, faute de vent. Les provisions, les armes et les munitions étaient déjà à bord, et l’on y avait même transporté les effets de Mabel. Mais les hommes qui devaient s’embarquer étaient encore à terre ; parce qu’il n’y avait pas d’apparence que le cutter pût mettre à la voile. Jasper avait toué le Scud hors de la crique et l’avait fait remonter assez haut pour pouvoir traverser l’embouchure de la rivière, quand il le jugerait à propos, mais il y restait sur une ancre. Les hommes désignés pour partir se promenaient sur le rivage, ne sachant s’ils partiraient ou non.

Au divertissement du matin avait succédé une tranquillité qui était en harmonie avec la belle scène que Mabel avait sous les yeux. Elle en sentait l’influence sur ses sensations, quoiqu’elle fut probablement trop peu accoutumée à les analyser pour en connaître la cause. Tout ce qui l’environnait était aimable et calmant, tandis que la grandeur solennelle de la forêt silencieuse et la vaste étendue du lac tranquille y prêtaient un caractère de sublimité qui aurait pu manquer à d’autres scènes. Pour la première fois, Mabel s’aperçut que l’empire que les villes et la civilisation avaient pris sur ses habitudes s’affaiblissait d’une manière sensible, et elle commença à penser qu’une vie passée au milieu d’objets comme ceux qui l’entouraient pouvait être heureuse. Jusqu’à quel point l’expérience des dix derniers jours venait à l’aide de cette soirée calme, et contribuait à faire naître en elle cette nouvelle conviction, c’est ce qu’on peut soupçonner plutôt qu’affirmer à l’époque où est arrivée cette histoire.

— Un beau coucher du soleil, Mabel, — dit la voix de son oncle, si près de son oreille qu’elle tressaillit. — Un beau coucher du soleil pour un rivage d’eau douce, mais il serait à peine remarquable en mer !

— La nature n’est-elle pas toujours la même, sur un rivage ou en mer, sur les bords d’un lac comme celui-ci ou sur l’Océan ? Le soleil ne brille-t-il pas également sur tous, mon cher oncle, et pouvons-nous ne pas avoir autant de reconnaissance pour les bienfaits de la Providence sur cette frontière éloignée, que dans notre île de Manhattan ?

— La fille est tombée sur quelqu’un des livres de sa mère, quoique je doute que le sergent ait fait une seconde marche avec une pareille friperie dans son bagage. — La nature n’est-elle pas la même ? Vous imaginez-vous, Mabel, que la nature d’un soldat soit la même que celle d’un marin ? Vous avez des parents dans les deux professions, et vous devez être en état de me répondre.

— Mais, mon oncle, j’entends la nature humaine, le…

— Et moi aussi, ma nièce, j’entends la nature humaine d’un marin et la nature humaine d’un de ces drôles du 55e, sans même en excepter votre propre père. Ils ont eu ici ce matin un tir, — une pétarade, je devrais dire : — quelle différence si c’eût été un tir sur mer. On aurait tiré des bordées chargées à boulet contre un objet à un demi-mille de distance tout au moins ; et les pommes de terre, s’il y en avait eu à bord, ce qui n’est pas très-probable, seraient restées dans les marmites du cuisinier. Le métier de soldat peut être très-honorable, Mabel, mais un œil expérimenté voit bien des folies et des faiblesses dans un de ces forts. Quant à ce lac en miniature, vous en connaissez déjà mon opinion, et je ne veux rien décrier. Un vrai marin ne décrie jamais rien ; mais du diable si je regarde cet Ontario, comme ils l’appellent, autrement que comme l’eau que contient le charnier d’un navire. Regardez, Mabel, si vous voulez savoir quelle est la différence entre l’océan et un lac, un seul regard vous le fera comprendre. Ceci est ce qu’on peut appeler un calme, attendu qu’il ne fait pas de vent, quoique, pour dire la vérité, je ne croie pas que vos calmes sur un lac soient aussi calmes que ceux que nous avons sur l’Océan.

— Il n’y a pas un souffle d’air, mon oncle. Il me semble impossible que des feuilles soient plus immobiles que ne le sont en ce moment celles de cette forêt.

— Les feuilles, mon enfant ! qu’est-ce que c’est que des feuilles ? Il n’y en a pas sur l’Océan. Si vous voulez savoir s’il fait un calme plat ou non, essayez une chandelle moulée, — la flamme d’une chandelle à la baguette étant trop vacillante. — et alors vous pouvez être sûre s’il fait du vent ou s’il n’en fait point. Si vous étiez dans une latitude où l’air serait assez tranquille pour vous gêner la respiration, vous pourriez croire que c’est un calme. On est souvent à demi-ration d’air dans les latitudes calmes. — Mais je vous le dis encore, regardez cette eau. On dirait du lait dans une terrine, sans plus de mouvement qu’il n’y en a dans une intaille avant que le bondon en soit ôté. Sur l’Océan l’eau n’est jamais tranquille, quelle que puisse être la tranquillité de l’air.

— L’eau de l’Océan n’est jamais tranquille, mon oncle ! Quoi ! pas même dans un calme ?

— Certainement non, mon enfant. L’Océan respire comme un être vivant, et son sein palpite sans cesse, comme disent les poètes, quoiqu’il ne fasse pas plus d’air qu’on n’en trouverait dans un siphon. Personne n’a jamais vu l’Océan tranquille. Il se hausse et se baisse comme s’il avait des poumons.

— Mais ce lac n’est pas tout à fait tranquille : vous pouvez voir une légère agitation sur le rivage, et même entendre de temps en temps l’eau frapper contre les rochers.

— Tout cela n’est que de l’infernale poésie. On peut appeler, si l’on veut, le bouillonnement de l’eau la marée, et le lavage des ponts d’un bâtiment le ressac : mais l’Ontario n’est pas plus l’Atlantique qu’une pirogue de Powles Hook n’est un vaisseau de ligne. Ce n’est pas que je veuille rien dire contre ce Jasper. Il ne lui manque que de l’instruction pour devenir un homme.

— Le croyez-vous donc un ignorant ; mon oncle ? — demanda Mabel en arrangeant ses cheveux ; et pour le faire elle fut obligée de détourner le visage. — Jasper me paraît beaucoup plus instruit que la plupart des jeunes gens de sa classe. Il a peu lu, car les livres ne sont pas communs dans cette partie du monde ; mais il a beaucoup réfléchi, du moins à ce qu’il me semble, pour un jeune homme.

— Il est ignorant, — ignorant comme doivent l’être tous ceux qui naviguent sur une eau comme celle-ci. Il sait faire un nœud plat et un nœud d’anguille, j’en conviens, mais il ne sait pas plus faire un cul-de-port ou même un nœud plat que vous ne sauriez caponner une ancre. Non, non, Mabel ; nous avons tous deux quelques obligations à Jasper et à Pathfinder, et j’ai réfléchi à la manière dont je pourrais leur être utile, car je regarde l’ingratitude comme tout ce qu’il y a de plus bas au monde. Certaines gens disent que c’est le vice d’un roi ; moi je soutiens que c’est celui d’un cochon : car invitez un cochon à dîner avec vous, et il vous mangera pour son dessert.

— Vous avez raison, mon cher oncle, et nous devons faire tout ce qui nous est possible pour leur prouver à tous deux combien nous apprécions les services qu’ils nous ont rendus.

— C’est parler en fille de votre mère, ma nièce, et de manière à faire honneur à la famille Cap. J’en ai donc trouvé un moyen qui conviendra à toutes les parties ; et dès que nous serons de retour de cette petite excursion sur le lac, et que je serai prêt à repartir, j’ai dessein de leur en faire la proposition.

— Cela est si obligeant de votre part, mon cher oncle, et cela est si juste ! — Puis-je vous demander quelles sont vos intentions ?


— Je ne vois pas de raison pour vous en faire un secret ; Mabel, mais il n’est pas besoin d’en parler à votre père, car le sergent a ses préjugés et il pourrait nous susciter des difficultés. Ni Jasper ni son ami Pathfinder ne peuvent jamais rien faire ici, et jeune propose de les conduire sur la côte et de les emmener en mer. En quinze jours de temps Jasper aura trouvé ses jambes de mer, et un voyage d’un an fera de lui un homme. Il est possible qu’il faille plus de temps à Pathfinder, et même qu’il ne parvienne jamais à être inscrit sur un rôle d’équipage ; cependant on peut faire quelque chose de lui, surtout comme vigie, car il a d’excellents yeux.

Croyez-vous qu’aucun d’eux y consente, mon oncle ? — demanda Mabel en souriant.

— Croyez-vous que je les prenne pour des idiots ? Quel être raisonnable refuserait son avancement ? Laissez Jasper faire son chemin, et le gaillard peut mourir capitaine de quelque petit brick.

— Et en serait-il plus heureux pour cela, mon oncle ? Pourquoi vaudrait-il mieux pour lui qu’il fût capitaine d’un bâtiment à voiles carrées que de tout autre ?

— Bon, bon, Magnet, vous n’entendez rien à ce dont vous parlez. Laissez-moi le soin de tout cela, et j’arrangerai tout convenablement. Ah ! voici justement Pathfinder. Je ferai aussi bien de lui laisser entrevoir mes intentions en ce qui le concerne. L’espoir est ce qui nous encourage le plus à faire des efforts.

Cap fit un signe de tête à sa nièce et cessa de parler. Pathfinder s’avança, mais non avec l’air de franchise et d’aisance qui lui était ordinaire. Il semblait être embarrassé, sinon douter de l’accueil qu’il recevrait.

— Un oncle et une nièce sont une assemblée de famille, — dit le guide en approchant d’eux, — et la compagnie d’un étranger peut ne pas être agréable.

— Vous n’êtes pas un étranger pour nous, maître Pathfinder, — répondit Cap, — et nous ne pouvons voir personne avec plus de plaisir. Nous parlions de vous il n’y a qu’un instant, et quand des amis parlent d’un absent, il peut deviner ce qu’ils en disent.

— Je ne demande à connaître aucun secret ; chacun à ses ennemis, et j’ai les miens ; mais je ne vous compte pas dans ce nombre, maître Cap ; non, ni la jolie Mabel que voici. Quant aux Mingos, je n’en dirai rien, mais n’ont-ils pas une juste cause de me haïr ?

— C’est ce dont je répondrais, Pathfinder ; car je suis convaincu que vous êtes bien intentionné et plein de droiture. Mais il y a un moyen de vous soustraire à l’animosité de ces Mingos ; et si vous voulez l’adopter, personne ne vous l’indiquera plus volontiers que moi, et sans rien vous demander pour cet avis.

— Je ne désire pas avoir d’ennemis. Eau-salée ; — car Pathfinder, presque sans s’en apercevoir, commençait à adopter le nom que donnaient à Cap les Indiens qui fréquentaient le fort ; — je ne désire pas avoir d’ennemis, et je suis prêt à enterrer la hache avec les Mingos comme avec les Français. Mais vous savez qu’il dépend d’un être plus puissant que nous de changer les cœurs de manière à ne laisser à un homme aucun ennemi.

— En levant l’ancre et en m’accompagnant sur la côte, à notre retour de la courte croisière que nous allons commencer, vous vous trouverez hors de portée d’entendre le cri de guerre des Indiens, et leurs balles ne pourront vous atteindre.

— Et qu’y pourrai-je faire ? Chasserai-je, dans vos villes ? Suivrai-je la piste des gens qui vont au marché ou qui en reviennent ? Dresserai-je des embuscades aux chiens et aux volailles ? Vous n’êtes pas ami de mon bonheur, maître Cap, si vous voulez m’enlever à l’ombre des bois, pour m’exposer au grand soleil des défrichements.

— Mon dessein n’est pas de vous laisser dans les établissements, Pathfinder ; je veux vous conduire sur la mer, et ce n’est que là qu’un homme peut respirer librement. Mabel vous dira que telle était mon intention avant que je vous en eusse dit un seul mot.

— Et quel résultat Mabel croit-elle qu’aurait un tel changement ? Elle sait que chaque homme à sa nature, et qu’il est aussi inutile de vouloir s’en donner une autre que de résister à celle qu’on a reçue de la Providence. Je suis un chasseur, un éclaireur, un guide, Eau-salée, et il ne m’appartient pas de contrecarrer la volonté du ciel au point de vouloir devenir autre chose. Ai-je raison, Mabel, ou êtes-vous assez femme pour désirer de me voir changer de nature ?

— Je ne désire aucun changement en vous, Pathfinder, — répondit Mabel avec une franchise et une sincérité cordiale qui allèrent directement au cœur du chasseur, et quelque admiration que mon oncle ait pour la mer, quelques avantages qu’il croie devoir résulter de ce changement, je ne pourrais désirer de voir le meilleur, et le plus noble chasseur des bois transformé en amiral. Restez ce que vous êtes, mon brave ami, et ne craignez rien, si ce n’est la colère de Dieu.

— Entendez-vous cela, Eau-salée ? Entendez-vous ce que dit la fille du sergent ? Et elle a trop de sincérité, trop de droiture ; oui, et elle est trop jolie pour ne pas penser ce qu’elle dit. Tant qu’elle sera contente de moi comme je suis, je n’irai pas contre ma nature en cherchant à être autre chose que ce que la Providence m’a fait. Ici, dans une garnison, je puis paraître inutile ; mais quand nous serons là-bas dans les Mille-Îles, il peut y avoir quelque occasion de prouver qu’une carabine sur laquelle ou peut compter est quelquefois un présent de Dieu.

— Vous devez donc être de la partie ? — dit Mabel au guide avec un si doux sourire, qu’il l’aurait suivie jusqu’au bout du monde. — À l’exception de la femme d’un soldat, je serai la seule personne de mon sexe, et je ne m’en trouverai que plus en sûreté si vous êtes du nombre de nos protecteurs.

— Le sergent vous protégera, Mabel ; il vous protégerait quand même vous ne seriez pas de son sang. Tout le monde vous protégera. Mais je crois que votre oncle aimera une expédition de cette sorte, quand nous serons sous voiles et qu’il se verra au milieu de cette mer intérieure.

— Votre mer intérieure n’est pas grand-chose, maître Pathfinder, et je n’en attends absolument rien. J’avoue pourtant que je voudrais connaître le but de cette croisière, car on n’aime pas à être inutile, et mon beau-frère le sergent à la bouche close comme un franc-maçon. Savez-vous ce qu’on se propose, Mabel ?

— Pas le moins du monde, mon oncle. Je n’ose faire aucune question à mon père sur ce qui a rapport à son service, car il me répondrait que cela ne regarde pas une femme. Tout ce que je puis dire, c’est que nous partirons dès que le vent le permettra, et que nous devons être absents environ un mois.

— Pathfinder pourra peut-être m’en dire un mot. J’en serais charmé, car un voyage sans objet n’est jamais agréable à un vieux marin.

— Le port où nous allons, et l’objet que nous nous proposons, ne sont pas un grand secret, Eau-salée, quoiqu’il soit défendu d’en parler dans la garnison. Du reste, je ne suis pas soldat, et je puis me servir de ma langue comme bon me semble, quoique je me flatte qu’on n’a pas à me reprocher des discours frivoles et inutiles. Or, comme nous devons partir dans si peu de temps, et que vous devez tous deux être du voyage, autant vaut que vous sachiez où l’on va vous conduire. Je suppose que vous savez qu’il y a un endroit appelé les Mille-Îles, maître Cap ?

— Oui, un endroit qu’on appelle ainsi, quoique je suppose que ce ne sont pas de véritables îles comme on en trouve sur l’Océan, et que le mot mille signifie deux ou trois, comme les morts et les blessés après une grande bataille.

— Mes yeux ne sont pas mauvais, Eau-salée ; et pourtant j’ai souvent inutilement essayé de compter ces mêmes îles.

— Oui, oui, j’ai connu des gens qui ne pouvaient compter que jusqu’à un certain nombre. Vos véritables oiseaux de terre ne reconnaissent pas même leurs nids quand ils approchent du rivage. Combien de fois j’ai vu la côte, les maisons et les églises, quand les passagers ne pouvaient voir que de l’eau ! Je ne conçois pas qu’on puisse réellement perdre la terre de vue sur l’eau douce. Cela ne me paraît ni raisonnable, ni possible.

— Vous ne connaissez pas nos lacs, maître Cap, ou vous ne parleriez pas ainsi ; avant d’arriver aux Mille-Îles, vous concevrez une autre idée de ce que la nature a fait dans ce désert.

— J’ai même des doutes que vous ayez une île véritable dans tout ce pays. Suivant moi, une île, — ce que j’appelle une île bony fidy[1] ne peut se trouver dans l’eau douce ; — Nous vous en montrerons des centaines : peut-être pas un mille, mais autant que l’œil en puisse voir, sans que la langue puisse les compter.

— Et quelle sorte de chose sont-elles ?

— De la terre entièrement entourée d’eau.

— Oui, mais quelle terre et quelle eau ? Je réponds que lorsque la vérité sera bien connue, il se trouvera que ce n’est autre chose que des péninsules, des promontoires, ou des continents ; mots auxquels j’ose dire que vous n’entendez que peu de chose ou rien. Mais que ce soient des îles ou non, maître Pathfinder, quel est le but de cette croisière ?

— Comme vous êtes le frère du sergent, que Mabel est sa fille, et que nous devons tous trois être du voyage, je crois qu’il n’y a aucun mal à vous donner une idée de ce que nous allons faire. — Comme vous avez été si long-temps dans la marine, maître Cap, vous avez sans doute entendu parler d’un port nommé Frontenac ?

— Qui n’en a pas entendu parler ? Je ne dirai pas que j’y sois jamais entré, mais j’ai souvent passé à sa hauteur.

— En ce cas, vous allez vous trouver en pays de connaissance ; quoique je ne comprenne pas comment vous avez jamais pu y arriver de l’Océan. Quoi qu’il en soit, il est bon que vous sachiez que les grands lacs forment une chaîne, l’eau passant de l’un dans l’autre depuis l’Érié, qui est une nappe d’eau à l’ouest aussi grande que l’Ontario. Eh bien ! l’eau sort de l’Érié et arrive à une petite montagne par-dessus laquelle elle passe…

— Je voudrais bien savoir comment diable elle peut le faire.

— Fort aisément, maître Cap, — répondit Pathfinder en riant à sa manière. Si j’avais dit que l’eau montait sur la montagne, c’eût été contre nature ; mais nous ne regardons, pas comme une grande affaire pour l’eau de descendre d’une montagne, — j’entends pour l’eau douce.

— Bien, bien ; mais vous parlez de l’eau d’un lac descendant du haut d’une montagne ; c’est à quoi la raison montre les dents, si la raison a des dents.

— Nous ne disputerons pas là-dessus ; mais ce que j’ai vu, je l’ai vu. J’ignore si la raison a des dents, mais la conscience en a, et elles savent se faire sentir. Après être arrivée dans l’Ontario, toute l’eau de tous les lacs passe dans la mer par le moyen d’une rivière ; et dans la partie la plus étroite, où l’eau n’est ni lac ni rivière, sont les îles en question. Or, Frontenac est un poste des Français au-dessus de ces mêmes îles, et comme ils occupent un fort en dessous, ils font remonter leurs provisions et leurs munitions par la rivière jusqu’à Frontenac, pour les distribuer aux sauvages le long des bords de l’Ontario et des autres lacs, afin de les mettre en état de faire leurs diableries et d’enlever des chevelures chrétiennes.

— Et notre présence empêchera-t-elle ces horreurs ? demanda Mabel.

— Peut-être oui, peut-être non ; comme la Providence le voudra. Lundie, comme on appelle le commandant de cette garnison, a envoyé un détachement aux Mille-Îles pour intercepter quelques-unes des barques françaises, et c’est pour la seconde fois qu’on va le relever. Jusqu’à présent ils n’ont pas fait grand-chose, quoiqu’on ait pris deux bateaux chargés de divers objets pour les Indiens. Mais la semaine dernière il est arrivé un messager qui a apporté de telles nouvelles que le major a résolu de faire un dernier effort pour surprendre ces coquins. Jasper connaît la route, et nous serons en bonnes mains, car le sergent est prudent, et personne ne le vaut pour une embuscade. Oui, il est aussi prudent qu’alerte.

— Est-ce là tout ? — dit Cap d’un ton méprisant. — À voir tous les préparatifs qu’on faisait, je m’imaginais qu’il s’agissait d’une croisière contre les contrebandiers, et qu’en y prenant part on pouvait gagner honnêtement quelque argent. Mais je suppose qu’il n’y a pas de parts de prises sur l’eau douce ?

— Que voulez-vous dire ?

— Je suppose que le roi prend tout, dans ces affaires de détachements et d’embuscades, comme vous les appelez ?

— Je ne sais rien de tout cela, maître Cap. Je prends ma part du plomb et de la poudre qui tombe entre nos mains, et je n’en dis rien au roi. Et pourtant il serait temps que je songeasse à avoir une maison et quelques meubles.

Pathfinder n’osa pas regarder Mabel en faisant cette allusion directe à son changement de vie, et pourtant il aurait donné tout au monde pour savoir si elle l’écoutait et pour voir quelle était l’expression de sa physionomie ; mais Mabel ne se doutait guère du sens de cette allusion, et ses traits n’offraient pas le moindre embarras quand elle tourna les yeux vers la rivière sur laquelle on commençait à voir quelque mouvement à bord du cutter.

— Jasper va mettre le cutter plus au large, — dit le guide, dont les regards furent attirés du même côté par la chute de quelque objet pesant sur le pont ; — il voit sans doute quelque signe de vent, et il veut être prêt à en profiter.

— Oui, et nous allons avoir l’occasion de prendre une leçon de navigation, — dit Cap en ricanant ; — il y a une manière de mettre un bâtiment sous voile, qui fait reconnaître un bon marin aussi bien que quoi que ce soit. C’est comme un soldat qui boutonne son habit : on peut voir s’il commence par le haut ou par le bas.

— Je ne dirai pas que Jasper vaut vos marins de là-bas, dit Pathfinder, dans l’esprit duquel un indigne sentiment de jalousie ou d’envie ne trouvait jamais entrée ; — mais c’est un luron plein d’adresse, et il manie son bâtiment aussi bien qu’on peut le désirer, du moins sur ce lac. Vous ne l’avez pas trouvé trop gauche, maître Cap, à la cataracte de l’Oswego, où l’eau douce réussit à descendre d’une montagne sans beaucoup de difficulté.

Cap ne fit d’autre réponse qu’une éjaculation de mécontentement, et il s’ensuivit un silence général, tous ceux qui étaient sur le bastion suivant des yeux les mouvements du cutter avec un intérêt bien naturel, puisqu’ils allaient dans si peu de temps passer sur son bord. Il faisait encore un calme plat, et la surface du lac brillait des derniers rayons du soleil. Le Scud avait été toué jusqu’à une ancre de jet placée à cinquante toises au-delà des pointes de l’embouchure, et il y avait assez d’espace pour manœuvrer dans la rivière qui formait le havre du fort d’Oswego ; mais le manque total d’air empêchait toute manœuvre, et il fut bientôt évident que ce léger bâtiment devrait traverser le passage à l’aide de ses avirons. Pas une voile ne fut déployée, mais dès que l’ancre fut dérapée, on entendit tomber les avirons dans l’eau, et le cutter commença à avancer vers le centre du courant. En y arrivant les efforts des mariniers cessèrent, et le petit bâtiment dériva dans la passe étroite ; il avait un mouvement rapide et, en moins de cinq minutes, le Scud se trouva au-delà des deux pointes sablonneuses qui interceptaient les eaux du lac. Le bâtiment continua à s’éloigner de terre jusqu’au moment où on le vit flotter sur la surface du lac, à un bon quart de mille au-delà du cap peu élevé qui formait l’extrémité orientale de ce qu’on pouvait appeler le havre extérieur ou la rade. Là l’influence du courant de la rivière cessait, et le cutter devint stationnaire.

— Ce bâtiment me semble très-beau, mon oncle, — dit Mabel qui n’avait pas perdu de vue le Scud un seul instant, pendant qu’il changeait de position. — J’ose dire que vous pouvez trouver des défauts dans sa construction et dans la manière dont il est manœuvré ; mais moi qui ne suis qu’une ignorante, je trouve l’une et l’autre parfaites.

— Oui, oui ; il suit assez bien un courant, et c’est ce que ferait un copeau de bois. Mais si vous en venez aux détails, un vieux marin comme moi n’a pas besoin de lunettes pour y découvrir des défauts.

— Eh bien ! maître Cap, — dit Pathfinder, qui entendait rarement déprécier les talents de Jasper sans être tenté de prendre sa défense, — j’ai entendu des vieux marins d’eau salée, des marins ayant de l’expérience, avouer que le Scud est un aussi joli petit bâtiment qu’on en puisse voir flotter. Je ne m’y connais pas ; mais on peut avoir ses idées sur un navire, quand même elles seraient fausses, et il me faudrait plus d’un témoin pour me persuader que Jasper ne tient pas le sien en bon ordre.

— Je ne dis pas que ce cutter soit tout-à-fait mal construit ; mais il a des défauts, maître Pathfinder, et de grands défauts.

— Et quels sont ces défauts, mon oncle ? Si Jasper les connaissait, il serait charmé d’y remédier.

— Quels sont ces défauts ? Il y en a cinquante ; il y en a cent, devrais-je dire, des défauts matériels et très-importants.

— Indiquez-les, mon oncle. Pathfinder en fera mention à son ami.

— Indiquez-les ! ce n’est pas une petite affaire que de compter les étoiles, par la simple raison qu’elles sont en si grand nombre. Les indiquer ! vraiment ! Eh bien ! ma jolie nièce, miss Magnet, que pensez-vous de ce guy ? À mes yeux ignorants, il semble au moins d’un pied trop élevé ; ensuite la flamme est engagée, et… et.. oui, de par le diable, il y a une garcette largue au hunier ; je ne serais pas surpris qu’il ne se formât une coque au câble à l’écubier, si l’on venait à mouiller l’ancre en ce moment. Des défauts ! sur ma foi pas un marin ne pourrait regarder ce cutter un instant sans lui en trouver autant qu’à un domestique qui demande son compte.

— Cela peut être très-vrai, mon oncle, mais je doute que Jasper les connaisse. Je crois qu’il y remédierait, Pathfinder, si on les lui montrait.

— Laissez à Jasper le soin de son cutter, Mabel ; laissez-lui en le soin. C’est là qu’est sa nature ; et je vous réponds que personne ne lui apprendra ce qu’il doit faire pour empêcher le Scud de tomber entre les mains des Français de Frontenac, ou de leurs infernaux alliés, les Mingos. Qui s’embarrasse si la flamme est engagée ou si le guy est d’un pied trop haut, maître Cap, pourvu que le Scud navigue bien, et qu’il évite les Français ? Ici sur les lacs, je parlerai pour Jasper contre tous les marins de la côte ; mais je ne dis pas que sa nature le porte à l’Océan, car il n’en a jamais fait l’épreuve.

Cap sourit avec un air de condescendance ; mais il ne jugea pas nécessaire de pousser plus loin la critique en ce moment. Son air devint graduellement plus hautain et plus méprisant, quoiqu’il désirât alors paraître indifférent à une discussion sur des points auxquels son antagoniste ne connaissait absolument rien.

En ce moment le foc fut largué et hissé, et bientôt la toile s’enfla vers la terre, quoique la surface de l’eau n’offrît encore aucun indice de vent. Quelque faible que fût l’impulsion, le léger esquif y céda, et une minute après on vit le Scud traverser le courant de la rivière avec un mouvement si facile et si modéré qu’à peine l’apercevait-on. Quand il en fut sorti, il entra dans un remous et se porta rapidement vers la terre, sous l’éminence sur laquelle était le fort, et là Jasper jeta l’ancre.

— Pas mal, — murmura Cap dans une sorte de soliloque, — pas trop mal, quoiqu’il eût pu mettre sa barre à tribord au lieu de la mettre à bâbord ; car un bâtiment doit toujours venir au vent bord au large, qu’il soit à une lieue de terre ou seulement à une encâblure ; car cela a un air soigneux, et l’air est quelque chose dans ce monde.

— Jasper est un garçon adroit, — dit à son beau-frère le sergent Dunham, qui survint tout-à-coup ; — et nous comptons sur son habileté pour cette expédition. Mais venez tous ; nous n’avons plus qu’une demi-heure pour nous embarquer, et les canots seront prêts à nous recevoir dès que nous serons prêts à y monter.

À cette nouvelle, chacun s’en alla de son côté pour recueillir les bagatelles qui n’avaient pas encore été envoyées à bord. Quelques coups de tambour donnèrent le signal aux soldats, et en une minute tout fut en mouvement.


  1. Bonâ fide. De bonne foi.