Le Korân, sa poésie et ses lois/Son auteur

Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne n°34p. 17-30).

II

SON AUTEUR



Il y a autre chose que les longueurs peu attrayantes et le manque d’ordre dans la classification des discours de Mohammed qui empêche de trouver quelque peu satisfaisante la lecture du Korân. Il faut, pour le comprendre, se transporter par la pensée dans une atmosphère complètement différente de celle où nous vivons. Afin d’être à même de voir les choses de ce monde d’un point de vue autre que celui où nous sommes ordinairement placés, il faut absolument s’abandonner à cette heureuse indifférence des anciens Arabes ; il faut s’imaginer ce sentiment de la famille étendu à la tribu entière, cet orgueil de ses ancêtres, cet honneur chevaleresque, ce dévoûment à l’hospitalité, cet amour exagéré de la poésie, cette indifférence en matière de religion, cette jouissance du bonheur présent sans souci de l’avenir qui caractérise l’Arabe du désert, si nous voulons comprendre l’effet que le Korân produisit sur l’esprit de ceux auxquels il fut prêché à l’origine. Il ne saurait entrer dans notre plan de décrire le milieu arabe tel qu’il était à cette époque : un volume entier serait nécessaire. Mais ceux de nos lecteurs qui voudraient se préparer à une pareille tâche pour comprendre plus complètement le Korân trouveront son introduction la plus parfaite dans Les lettres sur l’histoire des Arabes avant l’islamisme de Fulgence Fresnel, et dans le grand ouvrage de Caussin de Perceval, sans oublier les œuvres aussi profondes que charmantes du professeur Dozy. Dans la même série que le présent volume, la courte mais délicieuse « leçon d’ouverture » de M. René Basset sur la poésie anté-islamique, fera beaucoup pour aider le lecteur à se rendre compte du véritable caractère du peuple qui a fourni les premiers auditeurs du Korân. La vie commerciale dans les villes, telle qu’elle a été écrite par Von Kremer, doit également être étudiée, et la position des juifs et des chrétiens en Arabie au vie siècle ne devrait être oubliée si on veut être à même de comprendre les rapports de Mohammed vis-à-vis de son siècle et de son pays.

Il est d’une haute importance de se rappeler dans quelles circonstances vécut Mohammed, si l’on veut comprendre sa position et son influence. Arabe du désert épris de la liberté, et plein d’amour de la nature, mais manquant quelque peu de cet esprit chevaleresque et franc du guerrier du désert, — ayant plus du saint que du chevalier — et cependant doué d’une persévérance et d’une patience décidée qui n’appartiennent qu’à l’habitant des villes, ayant une force morale dont le Bédouin errant n’a pas besoin peut-être, Mohammed tenait à l’un et à l’autre côté de la vie arabe ; et sans l’influence des autres religions, principalement de celle des Juifs, il ne fût jamais devenu le prédicateur de l’Islâm. Le vieux culte de la nature, si cher aux Arabes, a même eu sa part dans la nouvelle religion, et jamais foi n’a été faite de matériaux plus variés que celle donnée par Mohammed à une si grande partie de l’humanité.

On sait peu de choses de ses premières années ; il naquit en 571, et appartenait à la noble tribu de Koreich qui avait été si longtemps gardienne de la sainte Kaaba. Il avait perdu ses parents de bonne heure, et, comme la branche de la tribu à laquelle il appartenait était devenue pauvre, il dut se rendre aux collines pour faire paître les troupeaux de ses voisins. Plus tard, il se rappelait avec plaisir ces jours passés et disait que Dieu ne choisit ses prophètes que parmi les pâturages. La vie montagnarde lui donna ce véritable œil du pasteur pour la nature qui se remarque dans tous les chapitres du Korân, et ce fut pendant ses veilles solitaires, sous l’immensité du ciel d’Arabie, alors qu’aucun humain ne dérangeait ses pensées, qu’il commença ses ardents parlers avec son âme qui, finalement, firent de lui le prophète de sa nation.

Sauf cette vie pastorale et plus tard son emploi de conducteur de chameaux dans les caravanes syriennes de sa riche cousine Khadidja, qu’il épousa quelques années après, il n’y a à peu près rien que l’on puisse affirmer de la jeunesse de Mohammed. Il doit avoir été témoin des luttes poétiques à la foire de Okadh, et avoir écouté les vives conversations des Juifs et des Hanifs qui visitaient les marchés ; il peut avoir entendu quelque chose, très peu, de Jésus de Nazareth. Ce qu’il fit, nous l’ignorons, ce qu’il était, nous le savons par le surnom sur lequel il était connu, El-Amin, « le très franc ».

Mohammed avait quarante ans lorsqu’il commença sa mission de réforme. Il doit avoir longtemps douté de lui-même et hésité sur ce qu’il devait faire, mais, au moins extérieurement, il paraît s’être conformé à la religion populaire. Enfin, un jour qu’il observait les mois sacrés, la « Trêve de Dieu » des Arabes, en priant et jeûnant sur le mont Hira, — énorme roc nu, tordu de fissures et de profondes ravines, — il crut entendre une voix lui disant « Parle. » « Que dirai-je ? » répondit-il. Et la voix continuant dit :

Parle ! au nom de ton Seigneur, celui qui forma
Forma l’homme de sang !
Parle ! car ton Seigneur est de la bonté suprême,
Qui dirigea la plume,
Et enseigna à l’homme ce qu’il ne savait pas.

(Kor., xcvi).

Tout d’abord il se crut possédé du démon, et le suicide, comme refuge, lui vint souvent à l’esprit. Mais voici encore qu’il entendit la voix : « Tu es le messager de Dieu, et je suis Gabriel ». Il revint près de Khadidja, l’esprit abattu et le corps en nage. « Couvre-moi, couvre-moi, » s’écria-t-il. Et alors ces mots arrivèrent jusqu’à lui :

Ô toi qui es couvert, lève-toi et prêche !
Et ton Seigneur glorifie,
Et tes vêtements purifie,
Et l’idolâtrie fuis !
Et aucun pour profit ne favorise !
Et ton Seigneur attends !

(Kor., lxxiv).

Telles furent les deux premières révélations qui vinrent à Mohammed. Il n’y a pas de doute qu’il crut les entendre de la bouche même d’un ange du ciel. Son tempérament était nerveux et excitable depuis l’enfance. On dit qu’il était sujet à des attaques de catalepsie, comme Swedenborg ; en tous cas, il est certain que sa constitution était plus délicate et sensible que la plupart. S’il y a quelque satisfaction pour l’incrédule de savoir qu’il avait des tendances toutes particulières pour les hallucinations, les preuves sont faciles à trouver. Mais les « révélations » étaient-elles subjectives ou non, le résultat fut le même. De quelque côté qu’elles soient venues, elles ont été de puissantes et réelles révélations à l’homme et à son peuple.

Après ce commencement d’entretien avec le surnaturel, ou n’importe quel terme par lequel nous les désignons, la série des révélations de Mohammed — les discours qui formaient le Korân — durèrent sans interruption pendant vingt ans et plus. Elles arrivèrent naturellement en deux grandes divisions, la période de lutte à la Mekke et la période du triomphe à Médine ; et leurs caractéristiques s’accordent avec les circonstances qui les ont produites. Quoi que Mohammed ait pensé lui-même de ses révélations, pour la critique moderne elles ne sont que des discours ou des sermons strictement reliés aux circonstances religieuses et politiques du temps de l’orateur. Dans la première période, nous voyons un homme possédé d’une forte idée religieuse, une idée dominant sa vie, et son seul but est d’inculquer cette idée à son peuple, les habitants de la Mekke. Il le prêchait à tout propos ; chaque fois que l’esprit l’agitait, il versait sa brûlante éloquence sur une audience soupçonneuse et incrédule. Trois années d’efforts incessants avaient produit le triste résultat d’une vingtaine de convertis, presque tous appartenant aux classes les plus pauvres. La cinquième année, ceux-ci furent forcés, par les persécutions des Koreichites, de se réfugier en Abyssinie — « un pays de droiture où aucun homme n’est victime d’injustice ». — Dès lors Mohammed allait plus loin qu’un simple enseignement de la doctrine du Dieu tout-puissant ; il attaquait en plein les idolâtries des Mekkites ; et les Koreichites, en temps que gardiens de la Kaaba et recevant les offrandes des pèlerins, prévoyaient très bien les conséquences malheureuses que le renversement du temple sacré aurait pour ceux qui en avaient la garde. Le résultat des dénonciations hardies de Mohammed fut une cruelle persécution de ses humbles partisans, et leur fuite subséquente en Abyssinie : il était lui-même apparenté de trop près aux puissants chefs pour courir grand risque dans un pays où la revanche du sang était admise. Ce fut alors que le dévouement du prophète, son mâle mépris de l’injure et du reproche, et par dessus tout les ἔπεα πτερόεντα de son éloquence, amenèrent plusieurs hommes riches et influents à sa foi ; dans la sixième année de sa mission, Mohammed se trouva entouré non plus d’une foule d’esclaves et de mendiants, mais de guerriers éprouvés, chefs de grandes familles et influents dans les conseils de la Mekke ; et la nouvelle secte observait ses rites non plus en secret, mais publiquement, à la Kaaba, en face de la ville entière.

Les Koreichites prirent la résolution d’avoir recours aux plus violentes mesures. Après avoir essayé en vain de l’isoler de sa famille — le véritable esprit arabe de la parenté n’est pas si aisément ébranlé, — ils mirent tout le clan au ban de la société, et firent serment de n’épouser aucun d’eux, de n’acheter ni de vendre, et de n’avoir aucun rapport quelconque avec eux. Au crédit de Mohammed et de son clan, un homme seulement refusa de suivre son sort, bien que la plupart d’entre eux ne partageassent pas sa doctrine. Plutôt que d’abandonner leur parent, ils allèrent tous, à l’exception d’un seul, à leur propre quartier de la ville et y restèrent en bannissement pendant deux ans. La famine se faisait sentir sur la famille enfermée, quand les Koreichites eurent honte de leur œuvre, et que cinq chefs se levant et mettant leurs armes vinrent jusqu’au ravin qui enfermait les familles bannies et les invitèrent à sortir.

Le temps d’inaction fut suivi d’une période de douleur. Mohammed perdit sa femme et le chef âgé, son oncle, qui avait été jusqu’ici son protecteur. Toute la Mekke étant contre lui, il alla, le désespoir au cœur, jusqu’à Taïf, à quelque vingt-cinq lieues de là, et se mit à prêcher un autre troupeau. Mais il fut accueilli à coups de pierre et poursuivi ainsi jusqu’à une lieue de la ville.

Toutefois le temps approchait où une ville éloignée devait ouvrir ses bras au prophète que la Mekke et Taïf avaient rejeté. Tandis qu’il gisait inconsolable à la Mekke, des pèlerins de Yethrib (qui devait être bientôt connu sous le nom de Médine, « la ville » du prophète) se convertirent à la nouvelle doctrine et l’enseignèrent à leurs concitoyens. Les juifs avaient préparé le terrain pour l’Islâm à Médine. La nouvelle religion ne paraissait pas déraisonnable à ceux qui avaient depuis longtemps entendu parler d’un Dieu unique. Aussi les fidèles commencèrent-ils à quitter la Mekke par petites troupes, et à se réfugier dans la ville hospitalière où leur prophète était honoré. À la fin, comme le capitaine d’un navire qui sombre ne le quitte que lorsque son équipage est en sûreté, Mohammed, accompagné d’un ami fidèle, trompa la vigilance des Koreichites, et arriva presque triomphalement à Médine, au commencement de l’été de 622. C’est l’Hégire ou Fuite de Mohammed, depuis laquelle les musulmans datent leur histoire.