Le Korân, sa poésie et ses lois/La période de la poésie

Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne n°34p. 31-49).

III

LA PÉRIODE DE LA POÉSIE



Pendant ces années de lutte et de persécution à la Mekke, quatre-vingt-dix des cent quatorze chapitres du Korân furent révélés, faisant ensemble à peu près les deux tiers de tout l’ouvrage. Tous ces chapitres ne sont inspirés qu’en vue d’un seul objet, et sont en frappant contraste avec le caractère compliqué des derniers chapitres donnés à Médine. Dans les chapitres de la Mekke, Mohammed paraît dans son pur caractère de prophète ; il n’y a pas encore assumé les fonctions de l’homme d’État et de législateur, — son objet n’est pas de donner aux hommes un code ou une constitution, mais de les inviter au culte du Dieu Un. C’est le seul but des discours de la Mekke. Il ne s’y trouve presque pas autre chose et à peu près rien de rituel ni de lois sociales ou pénales. Tous les chapitres n’ont trait qu’au grand objet de la vie du prophète, celui de convaincre les hommes de la majesté inénarrable du Dieu Un, qui n’admet pas de rival. Mohammed invite ses auditeurs à croire à l’évidence de leurs propres yeux ; il leur demande d’admirer les merveilles de la nature, les étoiles dans leur marche régulière, le soleil et la lune, l’aurore soulevant le voile épais de la nuit, la pluie fécondante, les fruits de la terre, la vie et la mort, les transformations et la décrépitude, le commencement et la fin, — « tous signes de la puissance de Dieu, si seulement vous voulez les comprendre. » Ou bien il raconte au peuple ce qui était arrivé aux générations d’autrefois lorsque des prophètes étant venus les trouver pour les exhorter à croire au Dieu Un et à faire le bien, elles les avaient rejetés pour tomber dans la triste destinée des nations infidèles. « Qu’était-il arrivé au peuple de Noé ? leur demandait-il. — Il fut noyé dans le déluge parce qu’il n’avait pas voulu écouter ses conseils. Et aux peuples des villes de la Plaine ? et à Pharaon et à son hôte ? et aux vieilles tribus des Arabes qui n’avaient pas voulu écouter les avertissements de leurs prophètes ? Que leur était-il arrivé ? Une seule réponse suffit. — Ils furent frappés d’une grande calamité ! Ceci est l’histoire vraie, criait-il, et il n’y a qu’un Dieu ! — Et vous le fuyez ! » Outre les éloquents appels aux signes de la nature, des menaces du jour du jugement futur, les avertissements tirés des légendes des prophètes, les arguments en faveur de la vérité et de la réalité de la révélation forment toute la substance de cette première division du Korân.

Toute la série des chapitres de la Mekke n’est toutefois pas uniforme. Nöldeke a retrouvé trois périodes successives dans les discours qui précèdent la Fuite, se rapprochant graduellement du style des chapitres qui furent publiés à Médine, ou plutôt pendant la période de Médine, car les noms « chapitres de la Mekke » et « de Médine » ne peuvent être compris que dans ce sens qu’ils appartiennent aux périodes antérieure et postérieure à la Fuite et n’indiquent pas le lieu exact où ils ont été prononcés. La première de ces trois périodes contient les quarante-huit chapitres que Nöldeke, pour plusieurs raisons auxquelles nous avons fait allusion plus haut, attribue aux quatre premières années de la mission de Mohammed, — depuis son premier sermon jusqu’au temps de l’émigration en Abyssinie. La seconde comprend les discours des cinquième et sixième années, au nombre de vingt et un ; et la troisième renferme les vingt et un derniers qui furent prononcés entre la sixième année de la mission du prophète et sa fuite à Médine.

Les chapitres — ou discours, comme nous préférons les appeler, car à cette période chaque chapitre est un chef-d’œuvre de rhétorique — du premier groupe sont les plus frappants de tout le Korân. C’est là que la poésie de l’auteur se montre le plus nettement. Mohammed n’avait pas vécu en vain dans les prairies ; il n’avait pas passé inutilement les longues nuits solitaires dans la contemplation des cieux pleins de silence et d’immensité, et dans l’attente de l’apparition de l’aurore au-dessus des montagnes. Cette première partie du Korân n’est qu’un long tableau en couleurs vives et brillantes des beautés de la nature. Comment pouvez-vous croire autre chose qu’au Dieu tout-puissant, lorsque vous voyez ce monde glorieux autour de vous et cette merveilleuse tente du ciel au-dessus de vous ? est une fréquente question de Mohammed à ses compatriotes. « Lève les yeux au ciel ; y vois-tu quelques fissures ? Lève-les encore : ta vue sera éblouie et émerveillée ! » — Nous ne trouvons guère autre chose que cet appel au témoignage de la nature dans le premier groupe des discours de la Mekke. Le prophète était trop exalté, pendant ces premières années, pour se mettre à argumenter ; il cherche plutôt à frapper d’étonnement par de brillantes images des œuvres de Dieu dans la création ; « il y a véritablement des signes pour vous dans la création des cieux et de la terre, si vous voulez les comprendre ! » Ces phrases ont un enchaînement rythmique, bien qu’elles n’aient pas de mètre régulier. Les lignes sont très courtes, toutefois avec une chute musicale, et la signification n’est souvent qu’à moitié exprimée. Le prophète paraît impatient de s’arrêter, comme s’il désespérait de pouvoir s’expliquer ; on sent que l’orateur a voulu faire plus que la parole permet et que, s’apercevant de l’impuissance du langage, il s’est arrêté, laissant la phrase non terminée. Le style est partout fier et plein de passion ; les mots sont ceux d’un homme qui met tout son cœur à convaincre, et ils portent même encore à présent l’impression de la véhémence du feu avec laquelle ils furent originalement jetés à ceux qui l’entouraient. Ces premiers discours sont généralement courts, leur diapason est trop haut pour qu’ils aient pu être maintenus au même niveau. Nous sentons que nous avons devant nous un poète autant qu’un prédicateur, et sa poésie l’émeut trop pour qu’il en soit prodigue.

La foi simple de cette première partie de l’Islam est tout entière dans beaucoup de ces brefs discours. Des dogmes compliqués ne se trouvent nulle part dans le Korân, mais son enseignement n’est jamais plus clair et plus net que dans le chapitre intitulé « le Territoire » (de la Mekke).

LE TERRITOIRE
Au nom de Dieu, clément et miséricordieux.

    Je jure par ce territoire,
    Le territoire que tu habites ;
    Et par le père, et par l’enfant !
    Nous avons créé l’homme dans la misère.
    S’imagine-t-il que nul n’est plus fort que lui ?
    Il s’écrie : J’ai dépensé d’énormes sommes.
    Pense-t-il que personne ne le voit ?
    Ne lui avons-nous pas donné deux yeux,
    Une langue et deux lèvres ?
    Ne l’avons-nous pas conduit sur les deux grandes routes (du bien et du mal) ?

    Et cependant il n’a pas encore gravi la côte escarpée.
    Qu’est-ce que la côte escarpée ?
    C’est de racheter les captifs,
    De nourrir, aux jours de la disette,
    L’orphelin qui nous est parent,
    Ou le pauvre qui couche sur la dure.
    Celui qui agit ainsi, et qui, en outre, croit et recommande la patience aux autres, qui conseille l’humanité,
    Sera parmi ceux qui occuperont la droite au jour du jugement.
    Ceux qui auront accusé nos signes de mensonge occuperont la gauche,
    Ils seront entourés d’une voûte de flammes.

(Kor., xc)[1].

En exhortant à faire le bien et à la crainte de Dieu, la grande arme de Mohammed est l’affirmation du jour du jugement, et son grand argument vis-à-vis des croyants est la promesse d’une récompense en paradis. Le bonheur de celui qui recevra dans la main droite le livre où sont inscrits ses faits et gestes, et le triste sort de celui qui le recevra de la main gauche, sont continuellement mis devant les yeux du peuple. Le jour du jugement est une réalité toujours présente à l’esprit de Mohammed ; il n’est jamais fatigué de le décrire en paroles de terreur et d’effroi. Il ne peut trouver assez de mots pour le définir : c’est l’heure, le grand jour, l’inévitable, la grande calamité, le coup, l’écrasement, le jour difficile, le vrai jour de la promesse, le jour de décision. Les images lui manquent quand il essaye de décrire son horreur :

LE CIEL QUI SE FEND
Au nom de Dieu, clément et miséricordieux.

    Lorsque le ciel se fendra,
    Que les étoiles seront dispersées,
    Que les mers confondront leurs eaux,
    Que les tombeaux seront renversés,
    L’âme verra ses actions anciennes et récentes.

    Mortel ! qui t’a aveuglé contre ton Maître généreux ;
    Ton maître qui t’a créé, qui t’a donné la perfection et la justesse dans tes formes ;
    Qui t’a façonné d’après la forme qu’il a voulu ?
    Mais vous traitez sa religion de mensonge !
    Des gardiens veillent sur vous,
    Des gardiens honorés qui écrivent vos actions.
    Ils savent ce que vous faites.
    Les justes seront dans le séjour des délices,
    Mais les prévaricateurs dans l’enfer.
    Au jour de la rétribution, ils seront brûlés au feu :
    Ils ne pourront s’en éloigner jamais.
    Qui te fera comprendre ce que c’est que le jour de la rétribution ?
    Encore — qui te fera comprendre ce que c’est que le jour de la rétribution ?
    C’est le jour où l’âme ne pourra rien pour une autre âme. Ce jour-là l’empire sera tout entier à Dieu.

(Kor., lxxxii.)

Il n’y a peut-être pas d’exemple plus magnifique de cette manière de citer le témoignage de la nature dont Mohammed faisait usage que le « chapitre du Miséricordieux », où il raconte les scènes journalières de la terre et du ciel, et, en refrain, demande aux hommes et aux génies « lequel des signes de leur Seigneur ils nieront ? »

LE MISÉRICORDIEUX
Au nom de Dieu clément et miséricordieux.

    Le Miséricordieux a enseigné le Korân ;
    Il a créé l’homme ;
    Il lui a enseigné l’éloquence.
    Le soleil et la lune parcourent la route tracée.
    Les plantes et les arbres se courbent devant Dieu.
    Il a élevé les cieux et établi la balance,
    Afin que vous ne trompiez pas dans le poids.
    Pesez avec justice et ne diminuez pas la balance.
    Il a disposé la terre pour les différents peuples :
    Elle porte des fruits et des palmiers dont les fleurs sont couvertes d’une enveloppe,
    Et le blé qui donne la paille et l’herbe.
    Lequel des bienfaits de Dieu nierez-vous ?
    Il a formé l’homme de terre, comme celle du potier,
    Il a créé les génies de feu pur sans fumée,

    Lequel des bienfaits de Dieu nierez-vous ?
    Il est le souverain des deux orients,
    Et le souverain des deux occidents,
    Lequel des bienfaits de Dieu nierez-vous ?
    Il a séparé les deux mers qui se touchent,
    Il a élevé une barrière entre elles, de peur qu’elles ne se confondissent,
    Lequel des bienfaits de Dieu nierez-vous ?
    L’une et l’autre fournit des perles et du corail.
    Lequel des bienfaits de Dieu nierez-vous ?
    À lui appartiennent les vaisseaux qui traversent les mers comme des montagnes,
    Lequel des bienfaits de Dieu nierez-vous ?
    Tout ce qui est sur la terre passera ;
    La face seule de Dieu restera environnée de majesté et de gloire, etc.

(Kor., lv.)

Des menaces d’un jugement à venir, de l’enfer, des promesses du ciel, accompagnées de descriptions éloquentes des œuvres de Dieu, forment les principaux thèmes du premier groupe des discours de la Mekke : mais il y a aussi beaucoup de passages consacrés à la défense personnelle du prophète lui-même. — « Par le calame et ce qu’il écrit ! vraiment, par la grâce de Dieu, il n’est pas fou ! » — Il faut se rappeler que, dans tout le Korân, c’est Dieu qui est supposé parler in propria persona, et Mohammed n’est que la bouche intermédiaire de la révélation. Il est naturel, par conséquent, que la divinité qui envoyait le prophète fit quelquefois par ses lèvres prononcer des paroles de défense personnelle. Les habitants de la Mekke, en général, regardaient Mohammed comme un fou ou comme possédé d’un génie ; et les paroles du lxviiie chapitre sont destinées à réfuter cette calomnie. Il continue comme suit : — « Mais tu verras et ils verront qui de vous avait plus de trouble dans l’esprit ! Attends quelque peu ; moi aussi, j’attends ! dit le Seigneur, laisse-moi seul avec celui qui traite ce nouveau discours de mensonge ! — Je les laisserai faire ce qu’ils veulent, car mon plan est sûr. » — Parfois ces chapitres personnels montrent le côté pathétique de ces luttes isolées du prophète ; c’est probablement à un moment de profond découragement que le chapitre du « Soleil du matin » fut prononcé :

LE SOLEIL DU MATIN
Au nom de Dieu clément et miséricordieux.

Par le soleil du matin,
Par la nuit quand ses ténèbres s’épaississent,
Ton Seigneur ne t’a point oublié, et il ne t’a pas pris en haine.
La vie future vaut mieux pour toi que la vie présente.
Dieu t’accordera des biens et te satisfera.
N’étais-tu pas orphelin, et ne t’a-t-il pas accueilli ?
Il t’a trouvé égaré, et il t’a guidé.
Il t’a trouvé pauvre, et il t’a enrichi.
N’use point de violence envers l’orphelin.
Garde-toi de repousser le mendiant.
Raconte partout les bienfaits de ton Seigneur.

(Kor., xciii.)

D’autres chapitres sont couchés dans des termes bien différents. Mohammed put être aussi fort en maudissant les moqueurs en particulier qu’en dénonçant l’incrédulité en général. Voici comment il maudit son oncle Abou-Lahab (« Père de la flamme », nom sur lequel son neveu fait un calembour affreux), un de ses ennemis les plus amers :

ABOU-LAHAB
Au nom de Dieu clément et miséricordieux.

Que les deux mains d’Abou-Lahab périssent, et qu’il périsse lui-même.
Ses richesses et ses œuvres ne lui serviront à rien.
Il sera brûlé au feu flamboyant,
Ainsi que sa femme, porteuse de bois :
À son cou sera attachée une corde de filaments de palmier.

(Kor., cxi.)

Une fois les calomnies lâches qu’on répétait en arrière de Mohammed excitèrent en lui une colère semblable à l’indignation sacrée du Sauveur quand il s’écria : « Malheur à vous ! scribes et pharisiens, hypocrites ! Vous recevrez la plus grande damnation ! »

LE CALOMNIATEUR
Au nom de Dieu clément et miséricordieux.

Malheur au calomniateur, au médisant,
Qui ramasse des richesses et les garde pour l’avenir.
Il s’imagine que ses trésors le feront vivre éternellement.
Assurément il sera précipité dans El-Hotama.
Qui te dira ce que c’est qu’El-Hotama ?
C’est le feu de Dieu, le feu allumé !
Qui s’étendra aux cœurs des réprouvés.
Il les enveloppera comme une voûte
Appuyée sur des colonnes.

(Kor., civ.)

Au premier groupe des chapitres de la Mekke appartient aussi le credo fameux :

L’UNITÉ
Au nom de Dieu clément et miséricordieux.

Dis : Dieu est un,
Dieu est éternel.

Il n’a point enfanté, il n’a point été enfanté.
Il n’a point d’égal.

(Kor., cxii.)

et ensuite quelques invocations contre la magie, et (sans mentionner des discours moins importants) la prière qui est ordinairement placée en tête du Korân, et qu’on rencontre toujours dans les dévotions particulières et publiques des Musulmans :

LE CHAPITRE QUI OUVRE (LE KORÂN)
Au nom de Dieu clément et miséricordieux.

Louange à Dieu, souverain de l’univers,
Le clément, le miséricordieux,
Souverain au jour de la rétribution.
C’est toi que nous adorons, c’est toi dont nous implorons le secours.
Dirige-nous dans le sentier droit,
Dans le sentier de ceux que tu as comblés de tes bienfaits,
Non de ceux qui ont encouru ta colère et qui s’égarent.

(Kor., i.)
  1. Nous avons généralement suivi la traduction de M. Kasimirski, avec laquelle, cependant, nous ne sommes pas toujours d’accord.