Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/Introduction

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. i-xlviii).

à
L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS & BELLES-LETTRES
DE L’INSTITUT

Au commencement de l’année 1850, je proposai au Ministère de l’instruction publique de me charger d’une mission en Finlande, dans le but d’y poursuivre mes études sur les langues et les littératures finnoises et finno-altaïques. Le Ministère déféra cette proposition à l’examen de l’Académie des inscriptions et belles-lettres de l’Institut, qui, sur le rapport d’une commission nommée par elle, et composée de MM. Ampère, Mérimée, Mohl et Berger de Xivrey, l’approuva complétement ; en même temps elle me donna ses instructions.

Je partis alors pour la Finlande, où je commençai l’ouvrage que je publie aujourd’hui. Durant quinze années, je n’ai cessé de m’en occuper ; en sorte qu’il renferme comme la synthèse de tous mes travaux sur la race finnoise. Cet ouvrage a donc été conçu et exécuté sous les auspices et comme sous l’inspiration de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. C’est pourquoi je me fais à la fois et un devoir et un honneur de le lui dédier.


l’auteur.

INTRODUCTION


Il y a quarante ans à peine, l’épopée finnoise était complétement inconnue. On ne soupçonnait même pas son existence. Quelques chants populaires seulement, recueillis comme par hasard, avaient été imprimés ; mais on ne se doutait pas que ces chants fussent autant de filons précurseurs rayonnant à travers une mine d’une richesse inépuisable, et dont l’exploitation devait un jour, par ses merveilleux résultats, immortaliser la nationalité finnoise.

Du reste, jusqu’à l’époque dont il s’agit, l’état social de la Finlande contribuait plutôt à la distraire des monuments de son génie propre qu’à l’exciter à s’en occuper. Unie depuis des siècles à la Suède qui, avec une colonie populeuse et florissante, lui avait apporté sa religion, ses lois, son organisation politique, sa langue, sa littérature, elle s’oubliait, en quelque sorte, elle-même pour s’inféoder de plus en plus à sa métropole ; et, comme elle versait généreusement son sang sur les champs de bataille pour l’honneur du nom suédois, elle consacrait à le faire resplendir, dans les luttes pacifiques, ses plus belles et ses plus puissantes facultés.

De son côté, la Suède se montrait peu soucieuse de provoquer en Finlande un mouvement littéraire national de quelque importance ; peut-être même en eût-elle pris ombrage, et l’eût-elle considéré, sinon comme une protestation contre ses droits séculaires, du moins comme un attentat à un ordre de choses qu’elle avait créé, qu’elle voulait maintenir, et dont elle prétendait recueillir les meilleurs profits. Aussi, à peu d’exceptions près, toute création du génie finnois s’imprégnait-elle fatalement du génie suédois ; l’identification entre les littératures des deux pays était complète ; ils n’avaient qu’un seul et même panthéon.

En 1809, la condition politique et sociale de la Finlande fut bouleversée de fond en comble. Arrachée à la Suède, elle passa sous la domination russe. Séparation violente qui produisit dans l’âme des Finnois un trouble immense. Quel nouvel avenir allait s’ouvrir devant eux ? Quelle attitude devraient-ils prendre vis-à-vis de leur nouveau maître ? Certes, la Finlande ne pouvait brusquement abdiquer ses souvenirs ; elle ne pouvait, sans se mentir à elle-même, renier ce glorieux pays dont elle avait si longtemps partagé les destinées. Et cependant, par suite des événements accomplis, il lui était interdit d’afficher hautement ses sentiments ; elle devait les refouler au fond de son cœur.

D’autre part, la Russie, qu’elle avait si vaillamment combattue, ne lui apparaissait qu’à travers les éclats fulgurants de la conquête ; elle l’éblouissait de sa force ; mais, sans lui offrir, au point de vue intellectuel et moral, d’élément d’affinité commune propre à exercer sur elle une attraction souveraine. Ainsi, avec le temps, la Finlande pourrait bien s’estimer fière, heureuse même de faire partie d’un grand empire ; mais cette solidarité, cette assimilation entre les deux peuples, qui avaient caractérisé son union avec la Suède, ne présideraient évidemment jamais à son union avec la Russie. Elle y était tombée, si nous pouvons nous exprimer de la sorte, comme l’or dans un creuset sans flamme, incapable de s’y fondre et de s’y transformer.

Placée entre la Suède, à laquelle elle était forcée de renoncer, et la Russie, avec laquelle elle ne pouvait se fusionner, la Finlande prit résolûment le parti que lui imposait la logique de sa situation : elle se replia sur elle-même et se mit à explorer enfin ce sol national, qu’elle avait négligé jusqu’alors. Le gouvernement russe favorisa cette évolution. Politique habile qui eut pour effet de tempérer dans le cœur du peuple finnois les amertumes de la conquête, en même temps que de le distraire des regrets et des aspirations qui, naturellement, le reportaient vers le passé.

Le travail marcha d’abord avec lenteur, car la classe érudite et savante du pays ne comptait que très-peu d’hommes suffisamment versés dans l’idiome indigène et experts dans la découverte des sources, il ne s’agissait plus ici, en effet, d’œuvres littéraires issues d’une inspiration purement subjective ou de la contemplation des phénomènes contemporains ; il fallait pénétrer jusque dans le sanctuaire le plus intime de la nationalité, évoquer sa grande voix, reconstruire ses monuments typiques. Or une pareille tâche était des plus ardues ; les livres publiés jusqu’alors n’y préparaient qu’imparfaitement[1] ; c’était un terrain presque vierge à défricher. Aussi bien s’écoula-t-il tout un quart de siècle pendant lequel on ne parvint à recueillir que des fragments épars[2] ; l’œuvre d’ensemble n’apparut, pour la première fois, qu’en 1835.

I

C’est au sein des campagnes, à l’ombre des tupat populaires, que se conservent, comme un dépôt sacré, les monuments de l’antique littérature finnoise nationale. Là, dans presque chaque famille, vieillards et jeunes gens, vieillards surtout, chantent à l’envi ces runot, héritage des siècles, qui leur ont été transmises de génération en génération. Ceux d’entre eux dont la mémoire est le plus riche en souvenirs jouissent d’une estime et d’une considération singulier ; ils apparaissent aux yeux du peuple, comme participant à la vertu et à la puissance de ces âges héroïques dont ils chantent les merveilleuses aventures. Mais ce n’est pas seulement dans la Finlande proprement dite qu’abondent les runot traditionnelles ; partout où a vécu la race finnoise, partout où vivent encore des débris ou des alliés de cette race, depuis le nord de la Norvége jusqu aux versants de l’Altaï, ces mêmes runot se retrouvent, identiques quant au fond, malgré le mélange et la disparité des éléments, la multiplicité des variantes, en sorte que leur masse réunie peut être considérée comme le monument littéraire synthétique et complet de toute la nationalité finnoise.

Parmi les hommes qui s’imposèrent la tâche de recueillir les runot, nous devons nommer avant tous le savant docteur Lönnrot. C’est lui qui, le premier, l’entreprit sur une grande échelle. Pendant plusieurs années, à partir de 1828, il parcourut dans tous les sens les régions principales de l’ancienne Finlande ; il visita chaque cité, chaque village, chaque habitation, s’asseyant à tous les foyers, interrogeant tous ses hôtes, et faisant chanter tous les runoiat populaires, dont il avait réussi à capter la bonne volonté, jusqu’à épuisement de leurs chants.

Quand, à son retour, il eut dépouillé ses cartons et mis en ordre ses matériaux, il se trouva en possession de plusieurs poëmes détachés, anciens et modernes, qu’il publia sous le nom de Kanteletar[3], et d’une grande épopée antique à laquelle il donna le titre de Kalevala.

Ces deux ouvrages ont à jamais immortalisé le docteur Lönnrot. On l’a surnommé l’Homère finlandais.

Dans une série de lettres où il raconte les péripéties de son voyage, Lönnrot donne de curieux détails sur la manière dont il recueillait les runot, et formule ainsi tout un code d’instruction pour ceux qui, plus tard, marcheront sur ses traces. En certains endroits, les paysans regardent les runot, les grandes runot traditionnelles, comme un mystère sacré et inviolable ; ils les chantent entre eux, mais ils les dérobent avec soin aux étrangers. Les livrer serait, à leurs yeux, une profanation ; et quelque instance, quelque promesse qu’on leur fasse, ils s’y refusent obstinément. C’est seulement à la suite d’un long séjour parmi eux, et après être entré peu à peu dans leur intimité, que l’on peut parvenir à vaincre leur résistance. Lönnrot, en sa qualité de médecin, avait pour cela plus de facilité que tout autre : il les soignait dans leurs maladies, et, en retour de ses soins, ils n’osaient refuser de lui chanter les runot.

Dans les gouvernements d’Archangel et d’Olonetz, où, depuis le dixième siècle, la population, d’origine finnoise, est soumise à la Russie, dont elle a pris la religion et en partie les usages, les bardes populaires font des runot un objet de commerce : ils les chantent à qui les paye. Il en est de même en Ingrie, mais avec plus d’âpreté ; car tandis que, partout ailleurs, les paysans acceptent, sans difficulté, en échange de leurs runot, des livres par exemple, des rubans, etc., les Ingriens, rendus plus avides par le voisinage de Saint-Pétersbourg et la fréquentation de ses marchés, ne chantent que contre argent comptant.

À ces obstacles, il faut joindre la suspicion dans laquelle, aux yeux de paysans ignorants et superstitieux, tombent souvent les collecteurs de runot. On les prend pour des espions, des malfaiteurs. Lönnrot a eu plus d’une fois à lutter contre cette suspicion. Un envoyé de la Société littéraire de Finlande, M. Groundstroem, qui, en 1861, avait entrepris en Ingrie un voyage d’exploration runologique, raconte que, s’étant rendu dans une localité appelée Säätinä, espérant y faire une riche moisson il évita avec peine le sort de saint Étienne, tellement toute la population s’était ameutée contre lui. Ces dispositions hostiles sont provoquées généralement, dans les localités où prévaut la religion russe, par le fanatisme des popes, qui frappent d’anathème les runot anciennes, surtout les runot mythologiques, et les représentent comme l’œuvre du diable. Certains popes, toutefois, plus tolérants, ne voient dans l’action de chanter ces runot qu’un léger péché rääkkä, dont ils donnent facilement l’absolution. Aux yeux de sectaires zélés, comme il s’en trouve beaucoup en Russie, le chant des runot passe pour une occupation vaine et frivole ; ils ne s’y livreront à aucun prix, aux époques de jeûne et d’abstinence.

Parmi les runoiat les plus célèbres, on compte des femmes aussi bien que des hommes. Lönnrot cite une veuve, nommée Matho, dont la mémoire avait gardé fidèlement les runot les plus splendides ; elle les lui chantait en tricotant.

Le runoia chante rarement seul ; il s’adjoint d’ordinaire un compagnon. Alors, se plaçant en face l’un de l’autre, les mains dans les mains, et se balançant doucement, ils chantent durant de longues heures, sans jamais s’interrompre[4]. Souvent, après un début calme, ils s’enflamment, ils se défient, ils font des paris ; celui dont la mémoire fléchit le plus vite est déclaré vaincu. Certains runoiat d’un ordre inférieur et moins consciencieux n’hésitent point, en pareil cas, pour prolonger la lutte, à ajouter à la runo traditionnelle des strophes de leur façon ; mais les grands runoiat dédaignent ces artifices : ils suivent fidèlement le texte jusqu’au bout, et, comme leur mémoire est inépuisable, la nuit les surprend presque toujours au milieu de leur combat, et le sommeil seul vient y mettre fin.

J’ai dit que dans plusieurs localités la bonne volonté des runoiat s’achète à prix d’argent. Ceci ne s’applique guère, il est vrai, qu’à ceux dont la science est faible et qui se bornent à chanter des runot communes. Quant aux runoiat supérieurs, aux grands maîtres dans les mystères antiques, ils sont généralement moins intéressés ; il n’est même pas rare d’en rencontrer parmi eux qui, fiers de se trouver en présence d’un appréciateur éclairé de leur science, lui en livrent généreusement tous les trésors. Cette générosité se montre surtout chez les vieillards. Du reste, c’est à eux, de préférence, qu’il faut s’adresser pour obtenir des communications importantes. La jeunesse déserte de plus en plus les souvenirs traditionnels pour s’abandonner aux frivolités du présent ; et si la nationalité finnoise n’était douée d’une force de résistance invincible, il serait à craindre qu’avant peu tous ces chants, qui font sa gloire, et qui, jusqu’à ce jour, se sont conservés si fidèlement dans la mémoire du peuple, ne s’abîmassent à jamais dans l’oubli.

Un vénérable runoiat âgé de quatre-vingts ans disait, un jour, à Lönnrot : « Ah ! que n’étiez-vous là, pendant la saison de la pêche, lorsque nous nous reposions près du brasier allumé sur le rivage ! Nous avions pour compagnon un homme de notre-village, un bon runoia, moins bon, toutefois, que mon père. Pendant toute la durée des nuits, ils chantaient en se tenant par les mains, et jamais la même runo n’était répétée deux fois. Je n’étais alors qu’un petit garçon ; mais j’écoutais avec une curiosité avide, et c’est ainsi que j’ai appris les runot capitales. Hélas ! déjà j’en ai oublié plusieurs. Mes fils ne seront jamais après ma mort d’aussi bons runoiat que je l’ai été moi-même après la mort de mon père. On prise moins aujourd’hui les vieux chants que dans mon enfance ; on chante encore dans les réunions, surtout après boire, mais rarement quelque chose de valeur. La jeunesse fredonne des chansons plus que légères dont je ne voudrais pas souiller mes lèvres. »

II

La première édition du Kalevala, publiée par Lönnrot, date, comme je l’ai dit plus haut, de 1835. Le poëme comptait alors trente-deux runot ou chants, et environ douze mille vers[5]. Son apparition fut un événement. Les savants allemands entre autres, et à leur tête Jacob Grimm, l’illustre philologue, la saluèrent avec le plus vif enthousiasme. Jacob Grimm n’hésite pas à ranger le Kalevala parmi les plus remarquables épopées nationales ; il y admire la magnifique splendeur de la forme, la richesse inouïe des types, et ce sentiment de la nature à la fois si vif et si profond, que, selon lui, les poëmes indiens seuls peut-être en offriraient de comparable. En France, l’accueil fait à l’épopée finnoise fut aussi des plus sympathiques. Deja Xavier Marmier l’avait signalée dans une brève analyse ; on l’apprécia ensuite, dans ma traduction, avec une faveur dont j’ai le droit d’être fier.

Une épopée comme le Kalevala n’était point de celles dont les proportions pussent se fixer, du premier coup, d’une manière définitive et immuable. Le moule même dans lequel elle était jetée ne pouvait être inflexible. En effet, à l’ombre de l’unité idéale qui reliait les diverses parties du poëme, et au milieu de ses plus glorieux épanouissements, on y sentait, comme d’instinct, bien des lacunes, bien des types incomplets. Pour qu’il dût s’immobiliser dans cet état primitif, il eût donc fallu que le foyer populaire d’où il était issu eût vu s’éteindre sa dernière flamme, que la mine des runot fût à jamais épuisée. Or, il était loin d’en être ainsi. À peine le Kalevala avait-il paru qu’une immense secousse patriotique avait ébranlé tout le pays finnois ; les bardes nationaux sollicités par l’élan général se montrèrent aussi prodigues qu’ils s’étaient montrés réservés jusqu’alors ; les runot débordèrent.

À la faveur d’un tel mouvement, la Société académique fondée à Helsingfors, en 1831, dans le but de rechercher et de publier les monuments de la littérature nationale, prit une nouvelle activité. Elle envoya des collecteurs de runot subventionnés par elle[6] dans toutes les parties de la Finlande, principalement dans celles qui n’avaient pas encore été visitées ou qui ne l’avaient été qu’imparfaitement. Pas un village, pas un hameau ne furent oubliés. En même temps Castren, l’héroïque Castren, après avoir exploré la Laponie, poursuivait à travers les solitudes de la Sibérie et jusqu’aux confins de l’Altaï, c’est-à-dire jusqu’au berceau même de la race finnoise, ses investigations ethnographiques et philologiques, interrogeant, sur son passage, chaque vestige du passé, chaque souvenir, chaque tradition caractéristique. Ce grand travail dura plusieurs années. On centralisa alors tous les matériaux recueillis, à la Société académique de Helsingfors, qui les livra à Lönnrot.

Lönnrot se remit à l’œuvre ; disposant de richesses innombrables, il les compulsa avec soin et ne tarda pas à y découvrir les éléments nécessaires pour combler les lacunes et compléter les types de sa première édition du Kalevala. Observons qu’il réussit à remplir cette tâche délicate sans briser aucunement le moule dans lequel le poëme avait d’abord été circonscrit. Ce moule, se dilatant de lui-même, s’ajusta avec une facilité merveilleuse à tout ce que, dans sa connaissance approfondie du sujet, l’Homère finlandais jugea à propos d’y ajouter. L’unité de même resta intacte ; du moins ne subit-elle aucune altération essentielle et fondamentale. Et, cependant, quelle transformation colossale ! Quelle abondance nouvelle dans l’ensemble aussi bien que dans les détails ! Tandis que la premiere édition du Kalevala renfermait, comme il a été dit, trente-deux runot et environ douze mille vers, la seconde édition ne compte pas moins de cinquante runot et de vingt-deux mille huit cent vers ; sept mille vers de plus que l’Iliade. Cette seconde édition a paru en 1849.

Le Kalevala demeurera-t-il tel qu’il est aujourd’hui ? A-t-il trouvé enfin sa forme suprême ? Il serait téméraire, peut-être, de l’affirmer. Toutefois, après la vaste exploration qui a précédé l’édition actuelle, on ne pressent guère de ces découvertes qui provoqueraient un nouveau remaniement. D’autres variantes, actuellement inconnues, se révéleront sans doute encore ; mais il n’est pas à croire qu’elles soient jamais assez importantes pour que l’on juge nécessaire de les fondre dans le poëme principal. Un fait qui semble venir à l’appui de cette hypothèse, c’est que dans une troisième édition publiée naguère, par conséquent plus de quinze ans après celle de 1849, Lönnrot n’a pas changé un seul mot à la version déjà consacrée. Par exemple, la Société académique de Helsingfors ferait une œuvre éminemment utile si, à côté du Kalevala, elle publiait, d’une part, tous les matériaux qui ont servi à le former, et, de l’autre, au fur et à mesure qu’elles se produiraient, les diverses runot qui s’y rattacheraient naturellement. On aurait ainsi, dans sa plénitude, un cycle littéraire d’un magnifique intérêt ; ce serait comme un cordon lumineux tressé autour du grand monument élevé à la nationalité finnoise.

III

J’esquisserai, maintenant, à grands traits le sujet du Kalevala. Le poëme s’ouvre par un chant cosmogonique : la Vierge de l’air descend des hauteurs éthérées au milieu de la mer ; la tempête la berce sur les flots, le souffle du vent féconde son sein ; durant sept siècles, elle porte son lourd fardeau, exhalant ses plaintes et ses gémissements, et invoquant le secours d’Ukko, le dieu suprême. Un aigle qui plane dans les nues aperçoit à la surface de l’eau le genou découvert de la Vierge de l’air ; il le prend pour un tertre de gazon et y bâtit son nid, dans lequel il dépose sept œufs et se met à les couver. La Vierge de l’air secoue tout à coup son genou ; les œufs roulent dans l’abîme, se brisent, et de leurs débris se forment la terre, le ciel, le soleil, les étoiles et les nuages. La Vierge de l’air poursuit ses créations et donne naissance à Wäinämöinen, le runoia éternel.

Wäinämöinen complète l’œuvre de la fille de l’air en défrichant la terre et en l’ensemençant. Sa renommée comme runoia se répand au loin. Joukahainen, le fils de Laponie, en est jaloux et vient le provoquer. Wäinämöinen l’accable sous ses formules magiques et le force à demander grâce ; mais il ne consent à le délivrer que lorsqu’il lui a promis sa sœur Aino pour épouse. Aino, saisie d’horreur pour une pareille union, se précipite dans la mer. C’est en vain que Wäinämöinen court à sa recherche ; elle a disparu à jamais. Le héros fait appel à sa mère, qui surgit de sa tombe et conseille à son fils d’aller choisir une autre fiancée parmi les vierges de Pohja.

Wäinämöinen se met en route ; mais Joukahainen, qui nourrit depuis longtemps contre lui des projets de vengeance, l’épie au passage et lui lance un trait mortel. Le cheval du runoia est seul atteint ; il l’entraîne au sein de la mer, où il devient le jouet d’une violente tempête. Un aigle vient à son secours et l’emporte sur ses ailes jusqu’au but de son voyage.

Arrivé aux régions de Pohja, Wäinämöinen est reçu par Louhi, qui lui prodigue une hospitalité généreuse. Elle lui promet la main de sa fille s’il peut lui forger un Sampo (talisman qui porte avec lui la prospérité et le bonheur). Wäinämöinen se récuse et s’engage, si Louhi lui fournit les moyens de retourner dans son pays, à lui envoyer l’habile forgeron Ilmarinen. Louhi se rend à sa demande.

Chemin faisant, Wäinämöinen aperçoit la vierge de Pohja au milieu des airs, appuyée sur l’arc-en-ciel. Il l’invite à descendre dans son traîneau et lui demande sa main. La jeune vierge promet de satisfaire à son désir s’il sort vainqueur de trois épreuves qu’elle lui propose. Wäinämöinen réussit dans les deux premières, mais quand vient la troisième, où il s’agit de la construction d’un bateau, il se blesse grièvement au genou avec sa hache, et son sang coule avec abondance. Un vieillard, savant dans l’art des conjurations, après s’être fait raconter l’origine du fer cause de la blessure, prononce sur elle les formules magiques et guérit le héros. Wäinämöinen reprend alors le chemin de son pays, d’où, conformément à sa promesse, il envoie à Pohja, sur les ailes du vent, le forgeron Imarinen. Celui-ci forge le Sampo désiré et réclame celle que Louhi lui destinait pour prix de son travail ; mais la jeune vierge refuse de suivre le forgeron, qui revient seul auprès de Wäinämöinen.

Ici, un troisième héros entre en scène, le joyeux et chevaleresque Lemminkäinen. Il séduit toutes les jeunes filles de Saari. Une seule, la plus belle, lui résiste ; il l’enlève, l’emmène dans sa famille et l’épouse. Mais, bientôt, elle lui est infidèle. Lemminkäinen l’abandonne et se rend, à son tour, au pays de Pohja, pour y chercher une autre épouse. Il traverse une foule de fantastiques aventures, au bout desquelles il trouve la mort ; sa mère le rappelle à la vie.

Cependant, au moyen des trois paroles originelles obtenues par une suite d’exploits et d’opérations magiques du caractère le plus étrange et le plus émouvant, Wäinämöinen, ayant réussi à construire le bateau que lui avait imposé la vierge de Pohja, se dirige de nouveau vers le pays qu’elle habite. Ilmarinen ne tarde pas à le rejoindre, et, comme il est le plus jeune et qu’il a forgé le Sampo, la jeune fille lui donne la préférence sur le vieux runoia. On célèbre les noces avec une solennité extraordinaire ; les curieux détails qui s’y rattachent ne remplissent pas moins de six longues runot. Tout le monde y est invité, excepté Lemminkäinen, à cause de son esprit turbulent et batailleur.

Furieux de cette exclusion, le jeune héros revêt son armure de guerre et part pour Pohja. Là, après avoir triomphé des obstacles et des embûches accumulés sur sa route, il tue le grand chef de famille et cloue sa tête à un poteau. Le peuple de Pohjola s’arme pour la vengeance ; Lemminkäinen prend la fuite et retourne auprès de sa mère, à laquelle il raconte ses sanglants exploits. Celle-ci l’engage à se retirer dans uneîle lointaine dont elle lui donne le nom, pour se soustraire à la fureur de ses ennemis. Lemminkäinen suit le conseil de sa mère : mais bientôt, ayant séduit toutes les femmes, toutes les jeunes filles de l’île, il voit les hommes s’ameuter contre lui et est contraint de fuir. Revenu dans son pays, il trouve sa maison brûlée, ses champs dévastés, sa mère disparue ; le peuple de Pohjola s’était vengé. Lemminkäinen s’adjoint un compagnon d’armes et entreprend une nouvelle campagne contre ce peuple ; mais Louhi, la mère de famille de Pohjola, lui oppose une force magique tellement puissante, qu’il doit renoncer à son projet.

Vient, maintenant, le magnifique épisode de Kullervo. C’est le génie du mal incarné dans un seul homme. Victime de la fatalité qui le poursuit partout, Kullervo se souille de tous les crimes, viole sa propre sœur et se tue. Je ne crois pas que l’on puisse rien rencontrer de plus riche et de plus saisissant, comme élément tragique, dans aucune autre littérature. Le seul trait qui relie cet épisode à l’ensemble du poëme, est que la femme d’Ilmarinen meurt dévorée par les loups et les ours de Kullervo.

Ilmarinen pleure amèrement la perte de sa femme ; il s’en forge une autre en or et en argent, et l’achève à coups de marteau. Mais, quand il l’a portée dans son lit et qu’il s’est couché à côté d’elle, il ne peut supporter le froid que lui cause son contact. Renonçant alors à en faire sa femme, il vient l’offrir à Wäinämöinen ; le runoia la refuse dédaigneusement et exhorte tous ceux de sa race « à ne jamais rechercher pour épouse une fille d’or, à ne jamais courir après une fiancée d’argent ».

Ilmarinen, déçu dans sa tentative, retourne à Pohjola, pour demander en mariage la seconde fille de Louhi. Louhi ayant repoussé sa demande avec colère, il enlève la jeune fille et l’emporte dans son traîneau ; mais, durant la route, et tandis qu’il est plongé dans un lourd sommeil, celle-ci se livre à un autre homme. Ilmarinen, furieux, déroulant les paroles magiques, change l’infidèle en mouette, et l’envoie à la cime d’un écueil solitaire, pour y hurler au milieu des tempêtes. Puis il rejoint Wäinämöinen, auquel il raconte ses aventures et vante la prospérité singulière que le Sampo répand sur le pays de Pohja.

Dès le début du poëme, on a vu poindre entre Kalevala, patrie de Wäinämöinen, d’Ilmarinen et de Lemminkäinen, et Pohja ou Pohjola, patrie de Louhi, une hostilité sourde. Cette hostilité s’est trahie également en plusieurs occasions, dans le cours des runot, bien qu’amortie par les projets de mariage que poursuivaient les héros avec les filles de la région maudite. Maintenant, et par l’effet du dernier refus de Louhi, tout accord est désormais brisé ; rien n’empêchera plus l’hostilité dont il s’agit d’éclater dans toute sa fureur sauvage.

Le Sampo sera la pomme de discorde qui armera les deux partis l’un contre l’autre. Jaloux des avantages que Pohjola retire de l’instrument magique, Wäinämöinen forme le projet de le lui enlever et de le transporter dans son pays. Ilmarinen, puis Lemminkäinen, se joignent à lui ; et ils partent ensemble sur un grand navire chargé de guerriers.

Tandis que les héros voguent en pleine mer, le navire se heurte tout à coup à un gigantesque brochet qui arrête sa course. Wäinämöinen tue le brochet, et de ses os forme une harpe mélodieuse, un kantele. Chacun essaye d’en jouer, mais nul n’y réussit. Alors, le vieux runoia s’assied sur la pierre de la joie et fait vibrer les cordes de l’instrument. Le kantele résonne dans toute sa force harmonieuse. Les dieux, les déesses, tous les êtres de la nature accourent pour prêter l’oreille à ses accords ; ils sont transportés jusqu’au fond de l’âme et tombent en extase. Wäinämöinen lui-même est touché jusqu’aux larmes, et ses larmes, roulant au fond de la mer, s’y changent en perles fines et resplendissantes. Cette runo est d’un charme et d’une élévation de poésie que rien n’égale.

Cependant, l’expédition atteint les rivages de Pohjola. Wäinämöinen propose à Louhi de partager le Sampo avec lui. Louhi refuse et se prépare à la résistance ; tout le peuple répond à son appel et prend les armes. Mais, au moment où il se rassemble pour l’attaquer, Wäinämöinen saisit son kantele et en tire des accords d’une telle puissance, qu’il plonge ses ennemis dans un sommeil magique. À la faveur de ce sommeil, les trois héros enlèvent le Sampo, le portent dans leur navire et font voile vers la haute mer. Le silence le plus profond règne à bord. Lemminkäinen, que ce silence importune, entonne, malgré l’opposition de Wäinämöinen, un chant de triomphe. Sa voix rauque retentit au loin et va réveiller le peuple de Pohjola. Louhi s’aperçoit de l’enlèvement du Sampo ; elle évoque contre les ravisseurs une effroyable tempête ; ils échappent avec peine au naufrage, mais le kantele, emporté par les vagues, est précipité au fond de l’abîme.

Impatiente de reconquérir le Sampo, Louhi se précipite sur les traces de Wäinämöinen. Le runoia la prévient, et, par la puissance de ses incantations, fait surgir au milieu de sa route un écueil formidable, contre lequel le navire de Pohjola se heurte et se brise. Louhi se change alors en aigle et, prenant ses guerriers sous ses ailes, elle s’élance à travers les airs. Bientôt, elle atteint le navire de Wäinämöinen et se pose à la cime du mât. Lemminkäinen la frappe de son glaive, mais sans la blesser mortellement ; Wäinämöinen l’abat d’un coup de son gouvernail. Tombée sur le pont, Louhi s’efforce d’en arracher le Sampo ; l’instrument vole en éclats, et de ses débris les uns roulent au fond de la mer, les autres flottent à sa surface. Vaincue, Louhi renonce au combat et retourne tristement à Pohjola. De son côté, Wäinämöinen gagne les rivages de son pays, où il retrouve les débris flottants du Sampo ; il les recueille avec soin, et, rendant grâces à Jumala, il invoque sa protection sur son peuple.

Les effets du Sampo ne tardent point à se produire. Une prospérité merveilleuse règne dans les régions de Kalevala. À cette nouvelle, Louhi, saisie d’une jalousie sauvage, déchaîne contre ce peuple fortuné une succession d’atroces maladies ; puis un ours monstrueux ; enfin, dans l’excès de sa rage, elle détache le soleil et la lune de la voûte céleste et les enferme au sein d’un rocher inconnu. Mais tous ces efforts demeurent impuissants ; Wäinämöinen les déjoue victorieusement, et le triomphe de Kalevala sur Pohjola est à jamais assuré.

Le poëme se termine par une runo où le christianisme à son aurore entre en lutte avec le paganisme et met fin à son règne. C’est l’histoire de Marjatta donnant naissance à son fils. L’enfant divin est nommé roi de Karélie ; il confond la sagesse de Wäinämöinen ; et le vieux runoia, sentant sa mission finie, se construit un bateau et s’élance, seul, sur la mer, où il disparaît à jamais dans les horizons lointains ; mais il laisse le kantele à la Finlande, pour la joie éternelle de son peuple.

IV

Tel est le Kalevala. Que de questions surgissent à propos d’un tel poëme ! Je n’en toucherai ici que les points essentiels, me réservant de les traiter avec tout le développement qu’elles comportent dans le second volume de cet ouvrage.

Et d’abord, que faut-il entendre par ce titre de Kalevala ? Littéralement il signifie demeure de Kaleva[7]. Mais, qu’était-ce que Kaleva ? Ganander et d’autres auteurs en font un nom propre qu’ils attribuent à un illustre et puissant géant de l’antiquité, père de plusieurs fils, parmi lesquels on comptait Wäinämöinen, Ilmarinen et Lemminkäinen. Suivant Castren, au contraire, d’accord avec le langage des runot, Kaleva est une épithète exprimant le plus haut idéal de l’héroïsme, qui s’applique indifféremment à tous les grands héros[8]. En effet, nous voyons les runot appeler Kaleva ou fils de Kaleva plusieurs personnages d’origine tout à fait différente, tels, par exemple, que Wäinämöinen, Wipunen, Lemminkäinen, Kullervo, etc. N’est-ce pas là une preuve évidente que le mot Kaleva joue, dans l’épopée finnoise, un rôle beaucoup plus vaste que celui d’un simple nom propre ? Ainsi, d’après cette interprétation, qui me paraît la mieux justifiée et la plus naturelle, Kalevala voudrait dire la patrie des héros, le monde héroïque en général. Les runot, toutefois, ne le prennent point dans ce sens idéal ; elles le localisent et en font spécialement le pays des trois héros principaux qu’elles mettent en scène, c’est-à-dire de Wäinämöinen, d’Ilmarinen son frère et de Lemminkäinen, ainsi que des familles ou de la tribu dont ils sont les chefs, Tous les trois, en effet, sont appelés Kalevalaiset, habitants de Kalevala, et le peuple auxquels ils appartiennent, Kalevan kansa ou Kalevan väki, peuple de Kaleva. C’est à ce point de vue que Kalevala est opposé à Pohja ou Pohjola.

Cette dernière expression revient aussi fréquemment dans les runot que celle de Kalevala. Quelle est sa signification précise ? Aujourd’hui encore les Finnois désignent généralement sous le nom de Pohja, Pohjola, Pohjanmaa toute la partie septentrionale de la Finlande, surtout les régions les plus extrêmes de l’Ostrobottnie.

D’après certains passages des runot, on applique aussi ces mêmes noms à la Laponie et même au nord de la Norvége, Turja. Je n’admets pas, toutefois, que l’on doive s’en tenir à une interprétation aussi rigoureuse. La Laponie d’aujourd’hui n’existait aucunement à l’origine des chants du Kalevala. D’ailleurs, le mot Pohja n’a point un sens local absolument déterminé. Il veut dire proprement fond, comme loap, loppu, radicaux de Lappi (Lapons), veulent dire fin, extrémité. Ainsi, eu égard aux habilants de Kalevala, le peuple de Pohja, les fils de Lapin, étaient les habitants du pays situé au fond, à l’extrémité de celui qu’ils occupaient, leurs voisins de frontières. Ce pays devait être fort vaste et sa population considérable, car les runot qualifient la race de Pohja de grande race : Pohjan suuri suku.

Quant à la sombre description qu’en font les héros de Kalevala, elle peut être juste. Cependant on ne saurait disconvenir que la haine dont ils étaient animés contre le nom de Pohja ne dût les porter à charger leurs couleurs. Un pays que le Sampo avait rempli d’une prospérité si merveilleuse n’était point assurément un pays déshérité ; un peupie chez lequel on rencontre ces sentiments à la fois élevés et délicats que Louhi, la mère de famille, s’efforce d’inspirer à sa fille et à son gendre, n’était point un peuple absolument cruel et pervers.

V

Ainsi donc, la lutte entre Kalevala et Pohja, telle est la base sur laquelle repose l’épopée finnoise, le pivot autour duquel elle tourne, le principe de son unité. Tout y prépare, tout y concourt. On a voulu voir dans cette lutte une manifestation symbolique : la lumière armée contre les ténèbres, le bien contre le mal. C’est là méconnaître les conditions essentielles de l’épopée. L’épopée procède touiours de la réalité historique. Elle la grandit, il est vrai, elle la dilate, elle l’idéalise, incarnant souvent dans un seul événement les événements de tout un siècle, dans un seul héros, les exploits de cent héros, mais le fond, le point de départ ne s’en rattachent pas moins à un fait simple et vrai. Le célèbre Herman qui, dans les mythes d’Homère, prétendait retrouver beaucoup de théorèmes de philosophie primitive, avoue, cependant, que, dans les temps postérieurs, ces théorèmes se sont mêlés aux événements qui ont inspiré l’épopée grecque.

Mais à quelle époque et dans quelles régions se sont accomplis les événements décrits dans le Kalevala ? Il serait difficile de répondre à cette question. Les grandes épopées populaires ne s’inquiètent guère de la chronologie des temps ni de la topographie des lieux. Emportées par la fantaisie, elles se créent un monde à elles ; et le fait d’où elles émanent, transfiguré à outrance, loin de servir à préciser leur récit, n’est le plus souvent, au contraire, qu’un cadre d’une élasticité prodigieuse dans lequel se déroulent avec une liberté effrénée tous les caprices de leur inspiration. Car, remarquons-le bien, les épopées ne naissent point aux époques où les sociétés sont déjà mûres, où les classes ont leur caractère défini, leurs limites rigoureusement fixées ; elles naissent lorsque les peuples sont encore à l’âge d’or de leur existence, lorsqu’ils ne forment qu’un seul et même tout, qu’ils ont les mêmes idées, les mêmes croyances, la même culture. Or, dans cet âge radieux, l’élan poétique n’est point le privilége exclusif de quelques individus qui ne pourraient exprimer que leurs sentiments personnels ; c’est la nation entière qui s’exalte et qui chante ; et comme elle chante à la fois le monde extérieur qui éclate à ses yeux, et le monde intérieur qui vit et fleurit en elle, ses chants échappent à toute limitation déterminée et deviennent l’expression la plus fidèle et la plus complète de tout ce qui la caractérise généralement.

Tel est l’idéal de l’épopée. On verra jusqu’à quel point le Kalevala remplit cet idéal lorsque, dans le second volume, je l’étudierai comme monument national. Un trait, que je relèverai dès maintenant parce qu’il suffirait à lui seul pour établir le fondement historique du poëme finnois, c’est la recherche en mariage des filles de Pohjola par les héros de Kalevala. Comment expliquer une telle recherche entre deux parties animées l’une contre l’autre d’une hostilité aussi flagrante ? Le savant Castren nous apprend qu’elle avait sa raison d’être dans une institution commune à tous les peuples de race finnoise. En effet, ces peuples formaient jadis plusieurs tribus divisées par un antagonisme fécond en luttes acharnées et sans cesse renaissantes. Or. il y était interdit aux hommes de prendre leurs femmes dans celle à laquelle ils appartenaient[9]. De là, par conséquent, ces aventures, ces violences, ces épreuves étranges qui préludaient chez les Finnois à la conclusion des mariages, et dont les runot ont perpétué le souvenir. Les chants héroïques des Ostiaks, des Samoïèdes, des Tatars, etc., roulent aussi la plupart sur ce sujet ; et encore aujourd’hui, parmi les peuplades d’origine finnoise de la Sibérie, l’usage d’enlever la jeune file que l’on veut épouser est généralement répandu. Il est donc démontré que les héros du Kalevala vivaient sous l’empire de l’institution dont il s’agit : autrement n’eussent-ils pas choisi leurs femmes dans leur propre tribu, de préférence à cette région de Pohja qu’ils avaient en horreur ?

Cet accord de tous les peuples finnois et d’un grand nombre de ceux qui leur sont unis même par une affinité éloignée, sur un fait aussi capital, nous fournit un indice certain de la haute antiquité du Kalevala. D’après les rapports des collecteurs de runot, c’est dans la Karélie, province de l’ancienne Finlande, entre 66-66° 1/2 de latitude et 48-49° de longitude qu’ils ont recueilli leur plus belle moisson. Là, le Kalevala se chante dans presque toutes ses parties ; et les runot fondamentales du poëme y sont tellement répandues, tellement ancrées dans la mémoire des populations que, suivant Lönnrot, elles y vivront certainement encore pendant plusieurs générations. Or, une telle diffusion des runot en Karélie tient à ce que les habitants de ce pays sont les propres descendants des Bjarmiens, chez lesquels on suppose que le Kalevala a pris naissance ou, du moins, recu ses principaux développements. Mais, à quelle époque doit-on faire remonter l’apparition du poëme ? Il est manifeste que ce ne peut être après la conquête de la Bjarmie par la république de Novgorod, c’est-à-dire vers le douzième siècle. Un peuple vaincu, opprimé, n’aurait jamais eu ce fier et libre essor qui éclate de toutes parts dans le Kalevala. Il faut donc se reporter plus haut. Prendrons-nous cette période florissante du huitième au neuvième siècle, pendant laquelle la Bjarmie, embrassant les vastes territoires situés entre la mer Blanche et l’Oural, était le centre et le sanctuaire de toute la race finnoise, et défrayait les récits les plus merveilleux des écrivains légendaires du Nord et de l’Orient ? Reculerons-nous jusqu’au delà du sixième ou du cinquième siècle, alors que les Bjarmiens désertant les hauts plateaux de l’Asie vinrent s’établir dans leur nouvelle patrie ? Ce qui est hors de doute, c’est que le Kalevala n’a point surgi d’une seule pièce ; il s’est formé peu à peu suivant la fantaisie du peuple, qui l’enrichissait et y ajoutait sans cesse. Si donc plusieurs runot datent des époques que je viens de signaler, il en est d’autres, au contraire, qui sont de beaucoup antérieures ou postérieures. Par exemple, lorsque nous y trouvons comme élément essentiel et fondamental de ces coutumes ou de ces traditions non-seulement propres à la branche bjarmienne ou karélienne, mais encore communes à toutes les tribus de la race finnoise en général, et aux alliés même les plus éloignés de cette race, n’est-ce pas là un signe que ces runot ont précédé la migration, et qu’elles remontent à l’époque où les peuples en question ne formaient qu’un seul peuple, et participaient à la même vie, aux mêmes institutions ? De ce nombre sont évidemment avec la runo cosmogonique les runot nuptiales, hââ-runot, dont il a été parlé plus haut. Quant à la runo finale, où l’élément chrétien se mêle d’une manière si étrange à l’élément païen, on ne saurait fixer son origine antérieurement au quatorzième siècle, puisque c’est dans le cours de ce siècle que les Karéliens ont été convertis au christianisme.

Observons que cette voie des traditions, bien que souvent fort incertaine, est néanmoins la seule qui s’offre à nous pour déterminer en quelque proportion l’âge respectif des runot finnoises. La langue dans laquelle elles sont écrites ne peut être sous ce rapport d’aucun secours, car elle est dépourvue d’archaïsmes ; et sauf le mot Sampo, dont la signification n’a pu être encore suffisamment précisée, la langue du Kalevala est comprise sans difficulté dans toute l’étendue de la Finlande.

VI

Je n’essayerai pas de faire ressortir la valeur esthétique du Kalevala ; elle se révélera d’elle-même à la science et à l’instinct du lecteur. Ce qui frappera, sans doute, avant tout, c’est ce souffle d’idéal qui le pénètre de toutes parts, et qui le distingue si essentiellement des œuvres du même genre.

En général, le but des épopées est de célébrer la gloire éclatante, les prodiges retentissants du glaive : lutte splendide entre des héros où le plus vigoureux et le mieux armé triomphe inévitablement ; apothéose solennelle de la force.

Le Kalevala a un tout autre caractère : l’esprit y domine impérieusement la matière, et de toutes les puissances qu’il fait agir la seule vraiment prépondérante est la puissance du verbe. C’est le verbe qui féconde le néant et peuple la nature ; c’est par le verbe que les résistances sont vaincues, les obstacles aplanis, les épreuves surmontées, que toutes les grandes œuvres sont accomplies. En revanche, si le verbe fait défaut, la force s’énerve, la lumière s’éteint ; et l’homme, le héros, si glorieux qu’il soit, n’est plus que le triste jouet des infirmités et de la misère.

La possession du verbe implique la science. Mais, quelle science ! Elle atteint les sommets les plus élevés de la magie et marche l’égale des dieux. Aussi la possession du verbe n’est-elle le partage que d’un petit nombre, et presque toujours un héritage séculaire. Entre les héros du Kalevala, Wäinämöinen est le seul où elle apparaisse dans toute sa plénitude et sa majesté. Encore arrive-t-il plus d’une fois que le héros se trouve au dépourvu, obligé alors de chercher les formules qui lui manquent à travers les espaces du monde, et jusque dans les régions d’outre-tombe et au fond même des entrailles des morts.

Mais, dès que le verbe est en lui, le verbe correspondant à l’exploit ou au projet qu’il porte dans sa pensée, voyez comme il dédaigne tout autre instrument d’action ! C’est en vain, par exemple, que Joukahainen vient le provoquer au combat et fait étinceler à ses yeux l’acier de son glaive. Wäinämöinen se contente de l’écraser sous le poids de ses paroles sacrées. Même dans sa lutte suprême contre Pohjola, il ne déploie contre le sombre peuple d’autre force que la force du verbe ; et lorsque, une seule fois, il fait usage du glaive, on sent, à la manière dont il fauche les têtes, que son glaive n’est point simplement une arme matérielle, mais qu’il est vivifié et mû par l’esprit. Ce que je dis ici de Wäinämöinen s’applique, à des degrés divers, à tous les héros du Kalevala ; leur puissance, leurs succès sont en raison directe de leur science du verbe.

Le verbe dont il s’agit se traduit par la parole, et cette parole est toujours accompagnée du chant. Mais, ici, le chant, même lorsque s’y joignent les accords du kantele, est d’une simplicité et d’une uniformité singulières. La muse finnoise n’a pas besoin de ces mélodies dont la richesse et la variété ne servent le plus souvent qu’à racheter le vide des mots et l’inanité du sens ; elle puise toute sa force dans la vie intérieure qui palpite en elle.

Observons que le chant, interprète du verbe, a d’autant plus d’efficacité qu’il plonge plus profondément dans la nature des choses. En certains cas même il ne peut exercer son empire qu’à la condition de remonter au point extrême de leur origine et d’en raconter tous les mystères, Ainsi, lorsque Wäinämöinen, blessé au genou par le fer de sa hache, s’adresse à un sage pour en obtenir guérison, celui-ci lui déclare tout d’abord qu’il ne saurait agir qu’après avoir appris l’origine du fer. Le Kalevala est rempli d’exemples analogues. N’est-ce pas là une idée de haute et lumineuse philosophie ?

Voilà pourquoi, malgré ses excentricités les plus étranges, ses fantaisies les plus étourdissantes, l’épopée finnoise n’en est pas moins un hommage à la fois éclatant et positif au génie humain, une revendication magistrale, en faveur des grandes facultés de l’âme, de la suprématie à laquelle elles ont droit sur la force brutale.

VII

Si l’on s’est bien pénétré des conditions qui ont présidé à la formation et à la publication du Kalevala, on trouvera, sans doute, superflu de poser, en ce qui le concerne, la question d’authenticité. Cette authenticité éclate comme la lumière du soleil. Voici, du reste, en quels termes le docteur Lönnrot, que j’avais interrogé à ce sujet, me fit l’honneur de me répondre : « Il n’est pas à craindre qu’eu égard à leur authenticité, les chants du Kalevala tombent jamais, aux yeux de ceux qui connaissent tant soit peu l’état de la question, sous le même soupçon que les poëmes ossianiques de Macpherson, par exemple. Un tel soupçon, en effet, ne tendrait à rien moins qu’à accuser les collecteurs de runot soit d’avoir altéré celles qu’ils recueillaient parmi le peuple, soit d’y avoir substitué des runot de leur composition ; ou, à défaut des collecteurs, à reporter directement sur moi cette même accusation, comme ordonnateur du poëme. Or, pour se convaincre que de pareilles manœuvres étaient impossibles, il suffit de considérer que dans les localités où les runot ont été découvertes, le peuple les connaissait et les chantait bien avant qu’on songeât à les rassembler ; qu’elles lui avaient été transmises non par la voie de l’écriture ou de l’imprimerie, mais par la seule tradition orale ; et qu’elles restent tellement fixées dans sa mémoire que, pendant toute la génération actuelle au moins, le premier venu sachant la langue qui voudrait séjourner auprès de lui un certain nombre d’années, pourrait y retrouver vivant et intact le poëme tout entier. Ajoutez ces variantes innombrables déposées aux archives de la Société académique de Helsingfors, variantes qui se comptent souvent par dix et même par vingt pour une seule runo. Est-ce qu’un interpolateur se fût jamais imposé un pareil travail ? »

Ces simples arguments du docteur Lönnrot sont on ne peut plus concluants. Je ne puis omettre, néanmoins, de signaler le soin extrême, le scrupule délicat qu’il apportait lui-même dans sa rédaction du Kalevala ; son respect religieux des textes originaux[10], son empressement, malgré sa science et son expérience personnelles, à consulter les hommes compétents. Car il ne faudrait point s’imaginer que, dans l’élaboration de cette œuvre nationale, Lönnrot se dérobât sous l’ombre et le mystère ; il se découvrait, au contraire, le plus possible, tenant le public au courant de son travail par des manifestes raisonnés, en sorte que l’on peut dire avec vérité qu’il l’a exécuté sous la surveillance et le contrôle non seulement des érudits et des savants, mais encore du pays tout entier.

VIII

Il me reste, en terminant cette introduction, à faire ressortir en quelques mots l’économie de mon ouvrage sur le Kalevala. Je l’ai divisé en deux volumes. Le premier volume renferme le poëme tout entier traduit de l’idiome original[11], et accompagné de notes concises mais suffisantes pour aider à l’intelligence élémentaire du texte. C’est le monument littéraire. Le second volume contient un ensemble d’études explicatives où sont développées les diverses questions que soulève le Kalevala comme monument national. Prenant, d’abord, la race finnoise à son berceau, je l’observe dans ses migrations, je détermine ses affinités ethnologiques et fais ressortir les caractères typiques de son génie ; je trace, ensuite, un tableau complet de la mythologie finnoise, cette mythologie qui joue dans le Kalevala un rôle si prodigieux et lui imprime un cachet si hautement fantastique ; puis j’étudie la langue finnoise soit en elle-même et dans ses dialectes, soit dans ses rapports avec les idiomes altaïques ; enfin, comme dans les notes du premier volume, certains sujets plus ou moins difficiles ou délicats n’ont pu être que brièvement indiqués, je leur consacre une suite de dissertations complémentaires.

Pour mener à bonne fin un ouvrage de cette importance, j’ai fait plusieurs voyages et des séjours prolongés en Finlande, étudiant la langue du pays et me familiarisant avec les usages de la vie nationale. Membre de la Société académique de Helsingfors, j’ai pu largement profiter des matériaux précieux rassemblés dans ses dépôts ; et les conseils et le concours des savants qui en font partie ne m’ont pas manqué. Je citerai entre tous Castren et Lönnret, mais plus particulièrement encore M. Charles-Gustave Borg, avec lequel je poursuivais mes études philologiques, et qui m’a aidé avec tant d’intelligence et de dévouement à vaincre les difficultés de la traduction. Qu’ils reçoivent ici le témoignage de ma sincère et affectueuse reconnaissance !

Je ne sais si le public d’élite auquel s’adresse cet ouvrage récompensera mes efforts en les couronnant de son approbation. Je le désire vivement ; il me semble, en effet, qu’un double et saisissant intérêt s’attache à la publication du Kalevala telle que je l’ai conçue, car en même temps qu’elle met en lumière une œuvre de littérature d’un prix inestimable, elle révèle une nationalité jusquà présent peu ou mal connue, et qui, par son radieux éclat, sa séve inépuisable, son invincible ténacité au milieu des obstacles et des vicissitudes les plus adverses, constitue un véritable phénomène dans l’histoire intellectuelle et morale de l’humanité.

Paris, le 1er novembre 1867.

  1. Parmi ces livres, nous citerons, comme se rapportant directement à notre sujet : Lencqvists, Specimen academicum de superstitione veterum Fennorum. Abo, 1782. — Gananders, Mythologia fennica. Abo, 1789.
  2. Ces fragments ont été publiés dans les ouvrages suivants : Von Schröters, Finnische Runen. Upsala, 1819. — R. Von Beckers, Turum Wiikko sunomia. Abo, 1820. — Zach. Topehi. Suomen Kansa Vanhoja Runoja ; ynnä myös Nykysimyiä Lauluja. Turussa ja Helsingissa, 1822-1831. — Kantele taikka Suomen Kansan sekä vanhoja että nykyisempä runoja ja lauluja. Helsingissa, 1829-1831.
  3. De Kantele, sorte de harpe en usage chez les Finnois. Le Kanteletar a eu jusqu’à présent deux éditions : la première, publiée en 1840, en 3 vol. in-12 ; la seconde en 1864, en un vol. grand in-8o.
  4. Voir Première Runo, note 3.
  5. J’ai traduit in extenso cette première édition du Kalevala dans un ouvrage publié en 1845 sous ce titre : La Finlande, son histoire primitive, sa mythologie, sa poésie épique, avec la traduction complète de sa grande épopée, le Kalevala, son genie national et sa Condition politique et sociale depuis la conquête russe. 2 vol. in-8o. Paris, Jules Labitte.
  6. Parmi ces courageux collecteurs de runot qui depuis se sont fait un nom par d’importants travaux dans la littérature nationale de la Finlande, Lönnrot cite, dans la préface de la nouvelle édition du Kalevala, MM. Cajan, Europeus, Ahlqvist, Polen, Sirenius et Reinholm.
  7. En finnois, la finale la indique la propriété d’être habitable : ainsi maa, terre ; manala, demeure souterraine ; Tuoni, dieu de la mort ; Tuonela, demeure de ce dieu ou région funèbre, etc.
  8. La langue turque, qui appartient comme la finnoise à la famille des langues altaiques, possède un mot analogue a celui de Kaleva, le mot Aalep, qui signifie héros. Or, dans les légendes tatares, ce mot sert invariablement d’épithète à tous les personnages qui, de même que Wäinämöinen, Lemminkäinen, Kullervo, etc., dans le Kalevala, y jouent un rôle capital.
  9. Par une coïncidence des plus étranges, il se trouve qu’une coutume analogue existe en Océanie. Ainsi chez les Battas, peuplade anthropophage de Sumatra, ceux qui étant de la même tribu se marient ensemble sont condamnés à être mangés.
  10. Le procédé de Lönnrot forme un contraste frappant avec celui dont s’est servi le collecteur et l’ordonnateur de l’épopée allemande. « Les Chants des Niebelungen, notre trésor national allemand, dit le savant Talvj, qui ont été formés au douzième ou au treizième siècle de divers chants, abrégés, allongés, complétés et modifiés, suivant les exigences du système d’arrangement, ont perdu, sous la main du collecteur et de l’ordonnateur, leur aspect original, et ne peuvent plus être considérés, tels qu’ils se présentent aujourd’hui devant nous, comme des chants populaires proprements dits. Le plaisir que l’on éprouve à contempler un tout bien arrondi nous fait illusion sur un tel morcellement, et c’est seulement contre notre volonté que nous le reconnaissons comme le résultat des recherches des meilleurs connaisseurs dans la langue et les temps antiques de l’Allemagne. » Charakteristik der volskslieder, I, p.361.
  11. La première édition du Kalevala a été traduite en suédois par Castren. La seconde est en voie de l’être dans la même langue par K. Collan, qui en a déja fait paraître les vingt-cinq premières runot. M. Borg a aussi traduit en suédois l’épisode de Kullervo et la partie du poëme relative à Lemminkäinen. Le Kalevala a encore êté traduit intégralement en allemand par M. Schiefner. C’est une œuvre d’un grand mérite, malgré les incorrections et les inexactitudes qu’y relève M. Aug. Ahlqvist dans le Suomi de 1853. Son unique tort est de donner le texte du poëme sans l’accompagner de notes et de commentaires, éléments indispensables, selon moi, pour le faire comprendre et apprécier du public européen.