Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XII/07

Méline, Cans et compagnie (7-8p. 92-101).
Douzième partie : La panthère noire de Java


VII


Derrière la toile.


La salle immense de la Porte-Saint-Martin était remplie d’une foule impatiente.

Ainsi que M. de Montbron l’avait dit à mademoiselle de Cardoville, tout Paris se pressait avec une vive et ardente curiosité aux représentations de Morok ; il est inutile de dire que le dompteur de bêtes avait complètement abandonné le petit commerce de bimbeloteries dévotieuses auquel il se livrait si fructueusement à l’auberge du Faucon blanc, près de Leipzig ; il en était de même des grandes enseignes sur lesquelles les effets surprenants de la soudaine conversion de Morok étaient traduits en peintures si bizarres ; ces roueries surannées n’eussent pas été de mise à Paris.

Morok finissait de s’habiller dans une des loges d’acteur qu’on lui avait donnée ; par-dessus sa cotte de mailles, ses jambards et ses brassards, il portait un ample pantalon rouge que des cercles de cuivre doré attachaient à ses chevilles. Son long cafetan d’étoffe brochée noir, or et pourpre, était serré à sa taille et à ses poignets par d’autres larges cercles de métal aussi dorés. Ce sombre costume donnait au dompteur de bêtes une physionomie plus sinistre encore. Sa barbe épaisse et jaunâtre tombait à grands flots sur sa poitrine, et il enroulait gravement une longue pièce de mousseline blanche autour de sa calotte rouge. Dévot prophète en Allemagne, comédien à Paris, Morok savait, comme ses protecteurs, parfaitement s’accommoder aux circonstances.

Assis dans un coin de la loge et le contemplant avec une sorte d’admiration stupide, était Jacques Rennepont, dit Couche-tout-nu. Depuis ce jour où l’incendie avait dévoré la fabrique de M. Hardy, Jacques n’avait pas quitté Morok, passant chaque nuit dans des orgies dont l’organisation de fer du dompteur de bêtes bravait la funeste influence.

Les traits de Jacques commençaient, au contraire, à s’altérer profondément ; ses joues creuses, sa pâleur marbrée, son regard parfois hébété, parfois éclatant d’un sombre feu, trahissaient les ravages de la débauche ; une sorte de sourire amer et sardonique effleurait presque continuellement ses lèvres desséchées. Cette intelligence autrefois vive et gaie luttait encore quelque peu contre le lourd hébétement d’une ivresse presque continuelle. Déshabitué du travail, ne pouvant plus se passer de plaisirs grossiers, cherchant à noyer dans le vin un reste d’honnêteté qui se révoltait en lui, Jacques en était venu à accepter sans honte la large aumône de sensualités abrutissantes que lui faisait Morok, celui-ci soldant les frais assez considérables de leurs orgies, mais ne lui donnant jamais d’argent, afin de le garder toujours dans sa dépendance.

Après avoir pendant quelque temps contemplé Morok avec ébahissement, Jacques lui dit :

— C’est égal, c’est un fier métier que le tien… (ils se tutoyaient alors) ; tu peux te vanter qu’il n’y a pas, à l’heure qu’il est, deux hommes comme toi, dans le monde entier ;… et c’est flatteur… C’est dommage que tu ne te bornes pas à ce beau métier-là.

— Que veux-tu dire ?

— Et cette conspiration aux frais de laquelle tu me fais nocer tous les jours et toutes les nuits ?

— Ça chauffe ; mais le moment n’est pas encore venu ; c’est pour cela que je veux t’avoir toujours sous la main jusqu’au grand jour… Te plains-tu ?

— Non, mordieu ! dit Jacques, qu’est-ce que je ferais ? Brûlé par l’eau-de-vie, comme je le suis, j’aurais la volonté de travailler que je n’en aurais pas la force ;… je n’ai pas, comme toi, une tête de marbre et un corps de fer ;… mais pour me griser avec de la poudre au lieu de me griser avec autre chose… ça me va, je ne suis plus bon qu’à cet ouvrage-là ;… et puis, ça m’empêche de penser.

— À quoi ?

— Tu sais bien… que quand je pense… je ne pense qu’à une chose…, dit Jacques d’un air sombre.

— La reine Bacchanal ? encore ? dit Morok avec dédain.

— Toujours… un peu ; quand je n’y penserai plus du tout, c’est que je serai mort… ou tout à fait abruti… démon !

— Tu ne t’es jamais mieux porté… et tu n’as jamais eu plus d’esprit… niais ! répondit Morok en attachant son turban.

L’entretien fut interrompu…

Goliath entra précipitamment dans la loge.

La taille gigantesque de cet Hercule avait encore augmenté de carrure ; il était costumé en Alcide ; ses membres énormes, sillonnés de veines grosses comme le pouce, se gonflaient sous un maillot couleur de chair, sur lequel tranchait un caleçon rouge.

— Qu’as-tu à entrer ici comme une tempête ? lui dit Morok.

— Il y a bien une autre tempête dans la salle ; ils commencent à s’impatienter et crient comme des possédés ; mais si ce n’était que ça !

— Qu’y a-t-il encore ?

— La Mort ne pourra pas jouer ce soir…

Morok se retourna brusquement, presque avec inquiétude.

— Pourquoi cela ? s’écria-t-il.

— Je viens de la voir ; elle se tient rasée tout au fond de sa loge ;… ses oreilles sont si couchées sur sa tête, qu’on dirait qu’on les lui a coupées… Vous savez ce que ça veut dire.

— Est-ce là tout ? dit Morok en se retournant vers la glace pour achever sa coiffure.

— C’est bien assez, puisqu’elle est dans un de ses accès de rage. Depuis cette nuit où, en Allemagne, elle a éventré cette rosse de cheval blanc, je ne lui ai pas vu l’air si féroce ; ses yeux luisent comme deux chandelles.

— Alors on lui mettra sa belle collerette, dit simplement Morok.

— Sa belle collerette ?

— Oui, son collier à ressort.

— Et il faudra que je vous aide comme une femme de chambre, dit le géant ; jolie toilette à faire…

— Tais-toi…

— Ce n’est pas tout…, reprit Goliath d’un air embarrassé.

— Quoi encore ?…

— J’aime autant vous le dire… tout de suite…

— Parleras-tu ?

— Eh bien !… il est ici.

— Qui ? bête brute.

— L’Anglais !

Morok tressaillit ; ses bras tombèrent le long de son corps.

Jacques fut frappé de la pâleur et de la contraction des traits du dompteur de bêtes.

— L’Anglais… tu l’as vu ? s’écria Morok en s’adressant à Goliath ; tu en es sûr ?

— Très-sûr. Je regardais par le trou de la toile, je l’ai vu dans une petite loge presque sur le théâtre ; il veut voir les choses de près… il est bien facile à reconnaître à son front pointu, à son grand nez et à ses yeux ronds.

Morok tressaillit encore.

Cet homme, ordinairement d’une impassibilité farouche, parut de plus en plus troublé et si effrayé, que Jacques lui dit :

— Qu’est-ce donc que cet Anglais ?

— Il me suivait depuis Strasbourg, où il m’avait rencontré, répondit Morok sans pouvoir cacher son abattement ; il voyageait à petites journées, comme moi, avec ses chevaux, s’arrêtant où je m’arrêtais, afin de ne jamais manquer une de mes représentations… Mais deux jours avant que d’arriver à Paris, il m’avait abandonné… je m’en croyais délivré, ajouta Morok en soupirant.

— Délivré… comme tu dis cela !… reprit Jacques surpris ; une si bonne pratique, un admirateur pareil !

— Oui, dit Morok de plus en plus morne et accablé, ce misérable-là… a parié une somme énorme que je serais dévoré devant lui pendant un de mes exercices ;… il espère gagner son pari ;… voilà pourquoi il ne me quitte pas.

Couche-tout-Nu trouva l’idée de l’Anglais d’une excentricité si réjouissante, que, pour la première fois depuis longtemps, il partit d’un rire des plus francs.

Morok, devenant blême de rage, se précipita sur lui d’un air si menaçant, que Goliath fut obligé de s’interposer.

— Allons… allons, dit Jacques, ne te fâche pas, puisque c’est sérieux… je ne ris plus…

Morok se calma et dit à Couche-tout-Nu d’une voix sourde :

— Me crois-tu lâche ?

— Non, pardieu !

— Eh bien ! pourtant, cet Anglais à figure grotesque m’épouvante plus que mon tigre ou ma panthère…

— Tu me le dis… je te crois, répondit Jacques ; mais je ne comprends pas en quoi la présence de cet homme t’épouvante…

— Mais, songe donc, misérable ! s’écria Morok, qu’obligé d’épier sans cesse le moindre mouvement de la bête féroce que je tiens domptée sous mon geste et sous mon regard, il y a pour moi quelque chose d’effrayant à savoir que deux yeux sont là… toujours là… toujours là… fixes… attendant que la moindre distraction me livre aux dents des animaux…

— Maintenant, je comprends, reprit Jacques. (Et il tressaillit à son tour.) Ça fait peur.

— Oui… car, une fois là… j’ai beau ne pas l’apercevoir, cet Anglais de malheur, il me semble voir toujours devant moi ses deux yeux ronds, fixes et grands ouverts… Mon tigre Caïn a déjà failli une fois me dévorer le bras… pendant une distraction que me causait cet Anglais que l’enfer confonde !… Tonnerre et sang ! s’écria Morok, cet homme me sera fatal…

Et Morok marcha dans la loge avec agitation.

— Sans compter que la Mort a ce soir ses oreilles aplaties sur son crâne, reprit brutalement Goliath. Si vous vous obstinez… c’est moi qui vous le dis… l’Anglais gagnera son pari ce soir…

— Sors d’ici, brute… ne me romps pas la tête de tes prédictions de malheur, s’écria Morok, et va préparer le collier de la Mort.

— Allons, chacun son goût… Vous voulez que la panthère vous goûte, dit le géant en sortant pesamment après cette plaisanterie.

— Mais puisque tu as ces craintes, dit Couche-tout-Nu, pourquoi ne dis-tu pas que la panthère est malade ?

Morok haussa les épaules, et répondit avec une sorte d’exaltation farouche :

— As-tu entendu parler de l’âpre désir du joueur qui met son honneur, sa vie, sur une carte ? Eh bien ! moi aussi… dans ces exercices de chaque jour où ma vie est en jeu, je trouve un sauvage et âpre plaisir à braver la mort devant une foule frémissante, épouvantée de mon audace… Enfin, jusque dans l’effroi que m’inspire cet Anglais, je trouve quelquefois malgré moi je ne sais quel terrible excitant que j’abhorre et que je subis.

Le régisseur, entrant dans la loge du dompteur de bêtes, l’interrompit.

— Peut-on frapper les trois coups, M. Morok ? lui dit-il. L’ouverture ne durera que dix minutes.

— Frappez, dit Morok.

— M. le commissaire de police vient de faire examiner de nouveau la double chaîne destinée à la panthère et le piton rivé au plancher du théâtre, au fond de la caverne du premier plan, ajouta le régisseur, tout a été trouvé d’une solidité très-rassurante.

— Oui… rassurante… excepté pour moi…, murmura le dompteur de bêtes.

— Ainsi, M. Morok, on peut frapper ?

— On peut frapper, répondit Morok.

Et le régisseur sortit.