Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XII/06
Deux heures environ s’étaient passées depuis l’entretien de Rodin et de mademoiselle de Cardoville ; de nombreux promeneurs, attirés aux Champs-Élysées par la sérénité d’un beau jour de printemps (le mois de mars touchait à sa fin), s’arrêtaient pour admirer un ravissant attelage.
Qu’on se figure une calèche bleu lapis, à train blanc aussi rechampi de bleu, attelée de quatre superbes chevaux de sang bai dorés, à crins noirs, aux harnais étincelants d’ornements d’argent et menés en Daumont par deux petits postillons de taille parfaitement égale, portant cape de velours noir, veste de casimir bleu clair à collets blancs, culotte de peau et bottes à revers ; deux grands valets de pied poudrés, à livrée également bleu clair, à collets et parements blancs, étaient assis sur le siège de derrière.
On ne pouvait rien voir de mieux conduit, de mieux attelé ; les chevaux, pleins de race, de vigueur et de feu, habilement menés par les postillons, marchaient d’un pas singulièrement égal, se cadençant avec grâce, mordant leur frein couvert d’écume, et secouant de temps à autre leurs cocardes de soie bleue et blanche à rubans flottants, au centre desquelles s’épanouissait une belle rose.
Un homme à cheval, mis avec une élégante simplicité, suivant l’autre côté de l’avenue, contemplait avec une sorte d’orgueilleuse satisfaction cet attelage qu’il avait pour ainsi dire créé ; cet homme était M. de Bonneville, l’écuyer d’Adrienne, comme disait M. de Montbron, car cette voiture était celle de la jeune fille.
Un changement avait eu lieu dans le programme de la journée magique.
M. de Montbron n’avait pu remettre à Djalma le billet de mademoiselle de Cardoville, le prince était parti dès le matin à la campagne avec le maréchal Simon, avait dit Faringhea ; mais il devait être de retour dans la soirée, et la lettre lui serait remise à son arrivée.
Complètement rassurée sur Djalma, sachant qu’il trouverait quelques lignes qui, sans lui apprendre le bonheur qu’il attendait, le lui feraient du moins pressentir, Adrienne, écoutant le conseil de M. de Montbron, était allée à la promenade dans sa voiture à elle, afin de bien constater aux yeux du monde qu’elle était bien décidée, malgré les bruits perfides répétés par madame de Saint-Dizier, à ne rien changer dans sa résolution de vivre seule et d’avoir sa maison.
Adrienne portait une petite capote blanche à demi-voile de blonde, qui encadrait sa figure rose et ses cheveux d’or ; sa robe montante de velours grenat disparaissait presque sous un grand châle de cachemire vert. La jeune marquise de Morinval, aussi fort jolie, fort élégante, était assise à sa droite ; M. de Montbron occupait en face d’elles deux le devant de la calèche.
Ceux qui connaissent le monde parisien, ou plutôt cette imperceptible fraction du monde parisien qui, pendant une heure ou deux, s’en va par chaque beau jour de soleil aux Champs-Élysées pour voir et pour être vue, comprendront que la présence de mademoiselle de Cardoville sur cette brillante promenade dût être un événement extraordinaire, quelque chose d’inouï.
Ce que l’on appelle le monde ne pouvait en croire ses yeux en voyant cette jeune fille de dix-huit ans, riche à millions, appartenant à la plus haute noblesse, venir pour ainsi dire constater aux yeux de tous, en se montrant dans sa voiture, qu’en effet elle vivait entièrement libre et indépendante, contrairement à tous les usages, à toutes les convenances. Cette sorte d’émancipation semblait quelque chose de monstrueux, et l’on était presque étonné de ce que le maintien de la jeune fille, rempli de grâce et de dignité, démentît complètement les calomnies répandues par madame de Saint-Dizier et ses amis à propos de la folie prétendue de sa nièce.
Plusieurs beaux, profitant de ce qu’ils connaissaient la marquise de Morinval ou M. de Montbron, vinrent tour à tour la saluer et marchèrent pendant quelques minutes au pas de leurs chevaux à côté de la calèche, afin d’avoir l’occasion de voir, d’admirer et peut-être d’entendre mademoiselle de Cardoville ; celle-ci combla tous ces vœux en parlant avec son charme et son esprit habituels ; alors la surprise, l’enthousiasme, furent à leur comble ; ce que l’on avait d’abord taxé de bizarrerie presque insensée devint une originalité charmante, et il n’eût tenu qu’à mademoiselle de Cardoville d’être, de ce jour, déclarée la reine de l’élégance et de la mode.
La jeune fille se rendait très-bien compte de l’impression qu’elle produisait ; elle en était heureuse et fière en songeant à Djalma ; lorsqu’elle le comparait à ces hommes à la mode, son bonheur augmentait encore. Et de fait, ces jeunes gens, dont la plupart n’avaient jamais quitté Paris, ou qui s’étaient au plus aventurés jusqu’à Naples ou jusqu’à Baden, lui semblaient bien pâles auprès de Djalma, qui, à son âge, avait tant de fois victorieusement commandé et combattu dans de sanglantes guerres, et dont la réputation de courage et d’héroïque générosité, citée avec admiration par les voyageurs, arrivait du fond de l’Inde jusqu’à Paris. Et puis enfin les plus charmants élégants, avec leurs petits chapeaux, leurs redingotes étriquées, et leurs grandes cravates, pouvaient-ils approcher du prince indien, dont la gracieuse et mâle beauté était encore rehaussée par l’éclat d’un costume à la fois si riche et si pittoresque ?
Tout était donc, en ce jour de bonheur, joie et amour pour Adrienne ; le soleil, se couchant dans un ciel d’une sérénité splendide, inondait la promenade de ses rayons dorés ; l’air était tiède ; les voitures se croisaient en tous sens ; les chevaux des cavaliers passaient et repassaient rapides et fringants ; une brise légère agitait les écharpes des femmes, les plumes de leurs chapeaux ; partout enfin le bruit, le mouvement, la lumière.
Adrienne, du fond de sa voiture, s’amusait à voir miroiter sous ses yeux ce tourbillon étincelant de tout le luxe parisien ; mais au milieu de ce brillant chaos, elle voyait par la pensée se dessiner la mélancolique et douce figure de Djalma, lorsque quelque chose tomba sur ses genoux ;… elle tressaillit.
C’était un bouquet de violettes un peu fanées.
Au même instant, elle entendit une voix enfantine qui disait, en suivant la calèche :
— Pour l’amour de Dieu… ma bonne dame… un petit sou.
Adrienne tourna la tête, et vit une pauvre petite fille pâle et hâve, d’une figure douce et triste, à peine vêtue de haillons, et qui tendait sa main en levant des yeux suppliants.
Quoique ce contraste si frappant de l’extrême misère au sein même de l’extrême luxe fût si commun, qu’il n’était plus remarquable, Adrienne en fut doublement affectée ; le souvenir de la Mayeux, peut-être alors en proie à la plus affreuse misère, lui vint à la pensée.
— Ah ! du moins, pensa la jeune fille, que ce soir ne soit pas pour moi seule un jour de radieux bonheur.
Se penchant un peu en dehors de la voiture, elle dit à la petite fille :
— As-tu ta mère, mon enfant ?
— Non, madame ; je n’ai plus ni mère, ni père…
— Qui prend soin de toi ?
— Personne, madame… On me donne des bouquets à vendre ; il faut que je rapporte des sous… Sans cela… on me bat.
— Pauvre petite !
— Un sou… ma bonne dame, un sou pour l’amour de Dieu, dit l’enfant en continuant d’accompagner la calèche qui marchait alors au pas.
— Mon cher comte, dit Adrienne en souriant et en s’adressant à M. de Montbron, vous n’en êtes malheureusement pas à votre premier enlèvement… penchez-vous en dehors de la portière, tendez vos deux mains à cette enfant ; enlevez-la prestement ;… nous la cacherons vite entre madame de Morinval et moi… et nous quitterons la promenade sans que personne ne se soit aperçu de ce rapt audacieux.
— Comment ? dit le comte avec surprise, vous voulez…
— Oui… je vous en prie.
— Quelle folie !
— Hier peut-être vous auriez pu traiter ce caprice de folie, mais aujourd’hui, (et Adrienne appuya sur ce mot en regardant M. de Montbron d’un air d’intelligence), mais aujourd’hui vous devez comprendre… que c’est presque un devoir.
— Oui, je le comprends, bon et noble cœur, dit le comte d’un air ému, pendant que madame de Morinval, qui ignorait complètement l’amour de mademoiselle de Cardoville pour Djalma, regardait avec autant de surprise que de curiosité le comte et la jeune fille.
M. de Montbron, s’avançant alors au dehors de la portière et tendant ses mains à l’enfant, lui dit :
— Donne-moi tes deux mains, petite.
Quoique bien étonnée, l’enfant obéit machinalement et tendit ses deux petits bras ; alors le comte la prit par les poignets et l’enleva très-adroitement, avec d’autant plus de facilité, que la voiture était fort basse et, nous l’avons dit, allait au pas.
L’enfant, plus stupéfaite encore qu’effrayée, ne dit mot. Adrienne et madame de Morinval laissèrent un vide entre elles ; on y blottit la petite fille qui disparut aussitôt sous les pans des châles des deux jeunes femmes.
Tout ceci fut exécuté si rapidement qu’à peine quelques personnes, passant dans les contre-allées, s’aperçurent de cet enlèvement.
— Maintenant, mon cher comte, dit Adrienne radieuse, sauvons-nous vite avec notre proie.
M. de Montbron se leva à demi, et dit aux postillons :
— À l’hôtel.
Et les quatre chevaux partirent à la fois d’un trot rapide et égal.
— Il me semble que cette journée de bonheur est maintenant consacrée, et que mon luxe est excusé, pensait Adrienne ; en attendant que je puisse retrouver cette pauvre Mayeux, en faisant, dès aujourd’hui, faire mille recherches, sa place du moins ne sera pas vide.
Il y a souvent des rapprochements étranges…
Au moment où cette bonne pensée pour la Mayeux venait à l’esprit d’Adrienne, un grand mouvement de foule se manifestait dans l’une des contre-allées ; plusieurs passants s’attroupèrent, bientôt d’autres personnes coururent se joindre à ce groupe.
— Voyez donc, mon oncle, dit madame de Morinval, comme la foule s’assemble là-bas ! Qu’est-ce que cela peut être ? Si l’on faisait arrêter la voiture pour envoyer savoir la cause de ce rassemblement ?
— Ma chère, j’en suis désolé, mais votre curiosité ne sera pas satisfaite, dit le comte en tirant sa montre ; il est bientôt six heures ; la représentation des bêtes féroces commencera à huit heures ; nous avons juste le temps de rentrer et de dîner… Est-ce votre avis, ma chère enfant ? dit-il à Adrienne.
— Est-ce le vôtre, Julie ? dit mademoiselle de Cardoville à la marquise.
— Sans doute, répondit la jeune femme.
— Je vous saurai d’ailleurs d’autant plus de gré de ne pas vous attarder, reprit le comte, qu’après vous avoir conduites à la Porte-Saint-Martin, je serai obligé d’aller au club pour une demi-heure, afin d’y voter pour lord Campbell que je présente.
— Nous resterons donc seules, Adrienne et moi, au spectacle, mon oncle ?
— Mais votre mari vient avec vous, je suppose.
— Vous avez raison, mon oncle ; ne nous abandonnez pas trop pour cela.
— Comptez-y, car je suis au moins aussi curieux que vous de voir ces terribles animaux, et le fameux Morok, l’incomparable dompteur de bêtes.
Quelques minutes après, la voiture de mademoiselle de Cardoville avait quitté les Champs-Élysées, emportant la petite fille et se dirigeant vers la rue d’Anjou.
Au moment où le brillant attelage disparaissait, l’attroupement dont on a parlé avait encore augmenté ; une foule compacte se pressait autour de l’un des grands arbres des Champs-Élysées, et l’on entendait sortir çà et là de ce groupe des exclamations de pitié.
Un promeneur, s’approchant d’un jeune homme placé aux derniers rangs de l’attroupement, lui dit :
— Qu’est-ce qu’il y a donc là ?
— On dit que c’est une pauvresse… une jeune fille bossue qui vient de tomber d’inanition…
— Une bossue… beau dommage !… il y en a toujours assez de bossues…, dit brutalement le promeneur avec un rire grossier.
— Bossue ou non… si elle meurt de faim…, répondit le jeune homme en contenant à peine son indignation, ça n’en est pas moins triste, et il n’y a pas là de quoi rire, monsieur !
— Mourir de faim, bah ! dit le promeneur en haussant les épaules. Il n’y a que la canaille qui ne veut pas travailler, qui meurt de faim… et c’est bien fait.
— Et moi, je parie, monsieur, qu’il y a une mort dont vous ne mourrez jamais, vous, s’écria le jeune homme indigné de la cruelle insolence du promeneur.
— Que voulez-vous dire ? reprit le promeneur avec hauteur.
— Je veux dire, monsieur, que ce n’est jamais le cœur qui vous étouffera.
— Monsieur ! s’écria le promeneur d’un ton courroucé.
— Eh bien ! quoi ? monsieur ! reprit le jeune homme en regardant son interlocuteur en face.
— Rien…, dit le promeneur ; et, tournant brusquement les talons, il alla tout grondant rejoindre un cabriolet à caisse orange, sur laquelle on voyait un énorme blason surmonté d’un tortil de baron.
Un domestique, ridiculement galonné d’or sur vert, et orné d’une énorme aiguillette qui lui battait les mollets, était debout à côté du cheval, et n’aperçut pas son maître.
— Tu bayes donc aux corneilles, animal ? lui dit le promeneur en le poussant du bout de sa canne.
Le domestique se retourna confus.
— Monsieur… c’est que…
— Tu ne sauras donc jamais dire M. le baron, gredin ! s’écria le promeneur courroucé. Allons, ouvre la portière.
Le promeneur était M. Tripeaud, baron industriel, loup-cervier, agioteur.
La pauvre bossue était la Mayeux qui venait, en effet, de tomber exténuée de misère et de besoin au moment où elle se rendait chez mademoiselle de Cardoville.
La malheureuse créature avait trouvé le courage de braver la honte et les atroces railleries qu’elle redoutait en venant dans cette maison dont elle s’était volontairement exilée ; cette fois, il ne s’agissait pas d’elle, mais de sa sœur Céphyse… la reine Bacchanal, de retour à Paris depuis la veille, et que la Mayeux voulait, grâce à Adrienne, arracher au sort le plus affreux.
Deux heures après ces différentes scènes, une foule énorme se pressait aux abords de la Porte-Saint-Martin afin d’assister aux exercices de Morok, qui devait simuler un combat avec la fameuse panthère noire de Java, nommée la Mort.
Bientôt Adrienne, M. et madame de Morinval, descendirent de voiture devant l’entrée du théâtre ; ils devaient y être rejoints par le comte de Montbron, qu’ils avaient en passant laissé au club.