Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie VIII/Texte entier

Méline, Cans et compagnie (3-4p. 75-295).


HUITIÈME PARTIE.

L’ŒUVRE DE SAINTE-MARIE.






V


Florine.


Pendant que la reine Bacchanal et Couche-tout-Nu terminaient si tristement la plus joyeuse phase de leur existence, la Mayeux arrivait à la porte du pavillon de la rue de Babylone.

Avant de sonner, la jeune ouvrière essuya ses larmes ; un nouveau chagrin l’accablait. En quittant la maison du traiteur, elle était allée chez la personne qui lui donnait habituellement du travail ; mais celle-ci lui en avait refusé, pouvant, disait-elle, faire confectionner la même besogne dans les prisons de femmes avec un tiers d’économie. La Mayeux, plutôt que de perdre cette dernière ressource, offrit de subir cette diminution, mais les pièces de lingerie étaient déjà livrées, et la jeune ouvrière ne pouvait espérer d’occupation avant une quinzaine de jours, même en accédant à cette réduction de salaire. On conçoit les angoisses de la pauvre créature ; car, en présence d’un chômage forcé, il faut mendier, mourir de faim ou voler.

Quant à sa visite au pavillon de la rue de Babylone, elle s’expliquera tout à l’heure.

La Mayeux sonna timidement à la petite porte ; peu d’instants après, Florine vint lui ouvrir.

La camériste n’était plus habillée selon le goût charmant d’Adrienne ; elle était, au contraire, vêtue avec une affectation de simplicité austère ; elle portait une robe montante de couleur sombre, assez large pour cacher la svelte élégance de sa taille ; ses bandeaux de cheveux, d’un noir de jais, s’apercevaient à peine sous la garniture plate de son petit bonnet blanc empesé, assez pareil aux cornettes des religieuses ; mais malgré ce costume si modeste, la figure brune et pâle de Florine paraissait toujours admirablement belle.

On l’a dit, placée par un passé criminel dans la dépendance absolue de Rodin et de M. d’Aigrigny, Florine leur avait jusqu’alors servi d’espionne auprès d’Adrienne, malgré les marques de confiance et de bonté dont celle-ci la comblait. Florine n’était pas complètement pervertie ; aussi éprouvait-elle souvent de douloureux, mais vains remords, en songeant au métier infâme qu’on l’obligeait à faire auprès de sa maîtresse.

À la vue de la Mayeux, qu’elle reconnut (Florine lui avait appris la veille l’arrestation d’Agricol et le soudain accès de folie de mademoiselle de Cardoville), elle recula d’un pas, tant la physionomie de la jeune ouvrière lui inspira d’intérêt et de pitié. En effet, l’annonce d’un chômage forcé, au milieu de circonstances déjà si pénibles, portait un terrible coup à la jeune ouvrière ; les traces de larmes récentes sillonnaient ses joues ; ses traits exprimaient à son insu une désolation profonde, et elle paraissait si épuisée, si faible, si accablée, que Florine s’avança vivement vers elle, lui offrit son bras, et lui dit avec bonté en la soutenant :

— Entrez, mademoiselle, entrez… Reposez-vous un instant, car vous êtes bien pâle… et vous paraissez bien souffrante et bien fatiguée !

Ce disant, Florine introduisit La Mayeux dans un petit vestibule à cheminée, garni de tapis, et la fit asseoir auprès d’un bon feu, dans un fauteuil de tapisserie ; Georgette et Hébé avaient été renvoyées ; Florine était restée jusqu’alors seule gardienne du pavillon.

Lorsque La Mayeux fut assise, Florine lui dit avec intérêt :

— Mademoiselle, ne voulez-vous rien prendre ? un peu d’eau sucrée, chaude, et de fleur d’oranger ?

— Je vous remercie, mademoiselle, dit la Mayeux avec émotion, tant la moindre preuve de bienveillance la remplissait de gratitude.

Puis elle voyait avec une douce surprise que ses pauvres vêtements n’étaient pas un sujet d’éloignement ou de dédain pour Florine.

— Je n’ai besoin que d’un peu de repos, car je viens de très-loin, reprit-elle, et si vous le permettez…

— Reposez-vous tant que vous voudrez, mademoiselle… je suis seule dans ce pavillon depuis le départ de ma pauvre maîtresse…

Ici Florine rougit et soupira.

— Ainsi donc ne vous gênez en rien… approchez-vous du feu… je vous en prie ; tenez… mettez-vous là… vous serez mieux… Mon Dieu ! comme vos pieds sont mouillés… Posez-les… sur ce tabouret.

L’accueil cordial de Florine, sa belle figure, l’agrément de ses manières, qui n’étaient pas celle d’une femme de chambre ordinaire, frappèrent vivement la Mayeux, sensible plus que personne, malgré son humble condition, à tout ce qui était gracieux, délicat et distingué ; aussi, cédant à cet attrait, la jeune ouvrière, ordinairement d’une sensibilité inquiète, d’une timidité ombrageuse, se sentit presque en confiance avec Florine.

— Combien vous êtes obligeante, mademoiselle !… lui dit-elle d’un ton pénétré, je suis toute confuse de vos bons soins.

— Je vous l’assure, mademoiselle, je voudrais faire autre chose pour vous que de vous offrir une place à ce foyer… vous avez l’air si doux, si intéressant…

— Ah ! mademoiselle… que cela fait du bien, de se réchauffer à un bon feu ! dit naïvement la Mayeux, et presque malgré elle.

Puis craignant, tant était grande sa délicatesse, qu’on ne la crût capable de chercher, en prolongeant sa visite, à abuser de son hospitalité, elle ajouta :

— Voici, mademoiselle, pourquoi je reviens ici… Hier vous m’avez appris qu’un jeune ouvrier forgeron, M. Agricol Baudoin, avait été arrêté dans ce pavillon…

— Hélas ! oui, mademoiselle, et cela au moment où ma pauvre maîtresse s’occupait de lui venir en aide…

— M. Agricol… (je suis sa sœur adoptive, reprit la Mayeux en rougissant légèrement), m’a écrit hier au soir, de sa prison… il me priait de dire à son père de se rendre ici le plus tôt possible, afin de prévenir mademoiselle de Cardoville qu’il avait, lui Agricol, les choses les plus importantes à communiquer à cette demoiselle… ou à la personne qu’on lui enverrait… mais qu’il n’osait se confier à une lettre, ignorant si la correspondance des prisonniers n’était pas lue par le directeur de la prison.

— Comment, c’est à ma maîtresse que M. Agricol veut faire une révélation importante ? dit Florine très-surprise.

— Oui, mademoiselle, car, à cette heure, Agricol ignore l’affreux malheur qui a frappé mademoiselle de Cardoville.

— C’est juste… et cet accès de folie s’est, hélas ! déclaré d’une manière si brusque, dit Florine en baissant les yeux, que rien ne pouvait le faire prévoir.

— Il faut bien que cela soit ainsi, reprit la Mayeux, car lorsque Agricol a vu mademoiselle de Cardoville pour la première fois… il est revenu frappé de sa grâce, de sa délicatesse et de sa bonté.

— Comme tous ceux qui approchent ma maîtresse…, dit tristement Florine.

— Ce matin, reprit la Mayeux, lorsque, d’après la recommandation d’Agricol, je me suis présentée chez son père, il était déjà sorti ; car il est en proie à de grandes inquiétudes ;… mais la lettre de mon frère adoptif m’a paru si pressante et devoir être d’un si puissant intérêt pour mademoiselle de Cardoville, qui s’était montré remplie de générosité pour lui… que je suis venue.

— Malheureusement mademoiselle n’est plus ici, vous le savez.

— Mais n’y a-t-il personne de sa famille à qui je puisse, sinon parler, du moins faire savoir par vous, mademoiselle, qu’Agricol désire faire connaître des choses très-importantes pour cette demoiselle ?

— Cela est étrange…, reprit Florine en réfléchissant et sans répondre à la Mayeux.

Puis, se tournant vers elle :

— Et vous en ignorez complètement le sujet, de ces révélations ?

— Complètement, mademoiselle ; mais je connais Agricol : c’est l’honneur, la loyauté même ; il a l’esprit très-juste, très-droit ; l’on peut croire à ce qu’il affirme… D’ailleurs, quel intérêt aurait-il à…

— Mon Dieu ! s’écria tout à coup Florine, frappée d’un trait de lumière soudaine et en interrompant la Mayeux, je me souviens de cela maintenant : lorsqu’il a été arrêté dans une cachette où mademoiselle l’avait fait conduire, je me trouvais là par hasard, M. Agricol m’a dit rapidement et tout bas : « Prévenez votre généreuse maîtresse que sa bonté pour moi aura sa récompense, et que mon séjour dans cette cachette n’aura peut-être pas été inutile… » C’est tout ce qu’il a pu me dire, car on l’a emmené à l’instant ; je l’avoue, dans ces mots je n’avais vu que l’expression de sa reconnaissance et l’espoir de la prouver un jour à mademoiselle ;… mais en rapprochant ces paroles de la lettre qu’il vous a écrite…, dit Florine en réfléchissant.

— En effet, reprit la Mayeux, il y a certainement quelque rapport entre son séjour dans cette cachette et les choses importantes qu’il demande à révéler à votre maîtresse ou à quelqu’un de sa famille.

— Cette cachette n’avait été ni habitée ni visitée depuis très-longtemps, dit Florine d’un air pensif ; peut-être M. Agricol y aura trouvé ou vu quelque chose qui doit intéresser ma maîtresse.

— Si la lettre d’Agricol ne m’eût pas paru si pressante, reprit la Mayeux, je ne serais pas venue, et il se serait présenté ici lui-même lors de sa sortie de prison, qui maintenant, grâce à la générosité d’un de ses anciens camarades, ne peut tarder longtemps ;… mais ignorant si, même moyennant caution, on le laisserait libre aujourd’hui… j’ai voulu, avant tout, accomplir fidèlement sa recommandation ;… la généreuse bonté que votre maîtresse lui avait témoignée m’en faisait encore un devoir.

Comme toutes les personnes dont les bons instincts se réveillent encore parfois, Florine éprouvait une sorte de consolation à faire du bien lorsqu’elle le pouvait faire impunément, c’est-à-dire sans s’exposer aux inexorables ressentiments de ceux dont elle dépendait.

Grâce à la Mayeux, elle trouvait l’occasion de rendre probablement un grand service à sa maîtresse ; connaissant assez la haine de la princesse de Saint-Dizier contre sa nièce, pour être certaine du danger qu’il y aurait à ce que la révélation d’Agricol, en raison même de son importance, fût faite à une autre qu’à mademoiselle de Cardoville, Florine dit à la Mayeux d’un ton grave et pénétré :

— Écoutez, mademoiselle, je vais vous donner un conseil profitable, je crois, à ma pauvre maîtresse ; mais cette démarche de ma part pourrait m’être très-funeste si vous n’aviez pas égard à mes recommandations.

— Comment cela, mademoiselle ? dit la Mayeux en regardant Florine avec une profonde surprise.

— Dans l’intérêt de ma maîtresse… M. Agricol ne doit confier à personne… si ce n’est à elle-même… les choses importantes qu’il désire lui communiquer.

— Mais, ne pouvant voir mademoiselle Adrienne, pourquoi ne s’adresserait-il pas à sa famille ?

— C’est surtout à la famille de ma maîtresse qu’il doit taire tout ce qu’il sait… Mademoiselle Adrienne peut guérir… Alors M. Agricol lui parlera ; bien plus, ne dût-elle jamais guérir, dites à votre frère adoptif qu’il vaut encore mieux qu’il garde son secret que de le voir servir aux ennemis de ma maîtresse… ce qui arriverait infailliblement, croyez-moi.

— Je vous comprends, mademoiselle, dit tristement la Mayeux. La famille de votre généreuse maîtresse ne l’aime pas et la persécutait peut-être ?

— Je ne puis rien vous dire de plus à ce sujet ; maintenant, quant à ce qui me regarde, je vous en conjure, promettez-moi d’obtenir de M. Agricol qu’il ne parle à personne au monde de la démarche que vous avez tentée près de moi… à ce sujet, et du conseil que je vous donne ;… le bonheur… non pas le bonheur, reprit Florine avec amertume, comme si depuis longtemps elle avait renoncé à l’espoir d’être heureuse ; non pas le bonheur, mais le repos de ma vie dépend de votre discrétion.

— Ah ! soyez tranquille, dit la Mayeux, aussi attendrie que surprise de l’expression douloureuse des traits de Florine, je ne serai pas ingrate ; personne au monde, sauf Agricol, ne saura que je vous ai vue.

— Merci… oh ! merci, mademoiselle, dit Florine avec effusion.

— Vous me remerciez ? dit la Mayeux, étonnée de voir de grosses larmes rouler dans les yeux de Florine.

— Oui… je vous dois un moment de bonheur… pur et sans mélange ; car j’aurai peut-être rendu un service à ma chère maîtresse sans risquer d’augmenter les chagrins qui m’accablent déjà.

— Vous, malheureuse ?…

— Cela vous étonne ? Pourtant, croyez-moi, quel que soit votre sort, je le changerais pour le mien ! s’écria Florine presque involontairement.

— Hélas ! mademoiselle, dit la Mayeux, vous paraissez avoir un trop bon cœur pour que je vous laisse former un pareil vœu, surtout aujourd’hui…

— Que voulez-vous dire ?…

— Ah ! je l’espère bien sincèrement pour vous, mademoiselle, reprit la Mayeux avec amertume, jamais vous ne saurez ce qu’il y a d’affreux à se voir privé de travail, lorsque le travail est votre unique ressource.

— En êtes-vous réduite là ? mon Dieu !… s’écria Florine en regardant la Mayeux avec anxiété.

La jeune ouvrière baissa la tête et ne répondit rien ; son excessive fierté se reprochait presque cette confidence, qui ressemblait à une plainte, et qui lui était échappée en songeant à l’horreur de sa position.

— S’il en est ainsi, reprit Florine, je vous plains du plus profond de mon cœur… et cependant je ne sais si mon infortune n’est pas plus grande encore que la vôtre…

Puis, après un moment de réflexion, Florine s’écria tout à coup :

— Mais j’y songe… si vous manquez de travail… si vous êtes à bout de ressources… je pourrai, je l’espère, vous procurer de l’ouvrage…

— Serait-il possible, mademoiselle ! s’écria la Mayeux ; jamais je n’aurais osé vous demander un pareil service… qui pourtant me sauverait… mais maintenant votre offre généreuse commande presque ma confiance… aussi je dois vous avouer que ce matin même on m’a retiré un travail bien modeste, puisqu’il me rapportait quatre francs par semaine…

— Quatre francs par semaine ! s’écria Florine, pouvant à peine croire ce qu’elle entendait.

— C’était bien peu, sans doute, reprit la Mayeux, mais cela me suffisait… Malheureusement, la personne qui m’employait trouve à faire faire cet ouvrage moyennant un prix encore plus minime…

— Quatre francs par semaine ! répéta Florine, profondément touchée de tant de misère et de tant de résignation ; eh bien ! moi, je vous adresserai à des personnes qui vous assureront un gain d’au moins deux francs par jour…

— Je pourrais gagner deux francs par jour ?… est-ce possible ?…

— Oui, sans doute ;… seulement, il faudrait aller travailler en journée… à moins que vous ne préfériez vous mettre servante.

— Dans ma position, dit la Mayeux avec une timidité fière on n’a pas le droit, je le sais, d’écouter ses susceptibilités ; pourtant je préférerais travailler à la journée, et, en gagnant moins, avoir la faculté de travailler chez moi.

— La condition d’aller en journée est malheureusement indispensable, dit Florine.

— Alors, je dois renoncer à cet espoir, répondit timidement la Mayeux… Non que je refuse d’aller en journée ; avant tout il faut vivre… mais… on exige des ouvrières une mise, sinon élégante, du moins convenable… et, je vous l’avoue sans honte, parce que ma pauvreté est honnête… je ne puis être mieux vêtue que je ne le suis.

— Qu’à cela ne tienne… dit vivement Florine, on vous donnera les moyens de vous vêtir convenablement.

La Mayeux regarda Florine avec une surprise croissante. Ces offres étaient si fort au delà de ce qu’elle pouvait espérer et de ce que les ouvrières gagnent généralement, que la Mayeux pouvait à peine y croire.

— Mais…, reprit-elle avec hésitation, pour quel motif serait-on si généreux envers moi, mademoiselle ? De quelle façon pourrais-je donc mériter un salaire si élevé ?

Florine tressaillit.

Un élan de cœur et de bon naturel, le désir d’être utile à la Mayeux, dont la douceur et la résignation l’intéressaient vivement, l’avaient entraînée à une proposition irréfléchie ; elle savait à quel prix la Mayeux pourrait obtenir les avantages qu’elle lui proposait, et seulement alors elle se demanda si la jeune ouvrière consentirait jamais à accepter une pareille condition.

Malheureusement Florine s’était trop avancée, elle ne put se résoudre à oser tout dire à la Mayeux. Elle résolut donc d’abandonner l’avenir aux scrupules de la jeune ouvrière ; puis enfin comme ceux qui ont failli sont ordinairement peu disposés à croire à l’infaillibilité des autres, Florine se dit que peut-être la Mayeux, dans la position désespérée où elle se trouvait, aurait moins de délicatesse qu’elle ne lui en supposait.

Elle reprit donc :

— Je le conçois, mademoiselle, des offres si au-dessus de ce que vous gagnez habituellement vous étonnent ; mais je dois vous dire qu’il s’agit d’une institution pieuse, destinée à procurer de l’ouvrage ou de l’emploi aux femmes méritantes et dans le besoin… Cet établissement, qui s’appelle l’œuvre de Sainte-Marie, se charge de placer, soit des domestiques, soit des ouvrières à la journée… Or, l’œuvre est dirigée par des personnes si charitables, qu’elles fournissent même une espèce de trousseau, lorsque les ouvrières qu’elles prennent sous leur protection ne sont pas assez convenablement vêtues pour aller remplir les fonctions auxquelles on les destine.

Cette explication fort plausible des offres magnifiques de Florine devait satisfaire la Mayeux, puisqu’après tout il s’agissait d’une œuvre de bienfaisance.

— Ainsi, je comprends le taux élevé du salaire dont vous me parlez, mademoiselle, reprit la Mayeux ; seulement je n’ai aucune recommandation pour être protégée par les personnes charitables qui dirigent cet établissement.

— Vous souffrez, vous êtes laborieuse, honnête, ce sont des droits suffisants… seulement, je dois vous prévenir que l’on vous demandera si vous remplissez exactement vos devoirs religieux.

— Personne plus que moi, mademoiselle, n’aime et ne bénit Dieu, dit la Mayeux avec une fermeté douce ; mais les pratiques de certains devoirs sont une affaire de conscience, et je préférerais renoncer au patronage dont vous me parlez, s’il devait avoir quelque exigence à ce sujet…

— Pas le moins du monde. Seulement, je vous l’ai dit, comme ce sont des personnes très-pieuses qui dirigent cette œuvre, vous ne vous étonnerez pas de leurs questions à ce sujet… Et puis enfin… essayez ; que risquez-vous ? si les propositions qu’on vous fera vous conviennent, vous les accepterez ;… si, au contraire, elle vous semblent choquer votre liberté de conscience, vous les refuserez… votre position ne sera pas empirée.

La Mayeux n’avait rien à répondre à cette conclusion qui, lui laissant la plus parfaite latitude, devait éloigner d’elle toute défiance ; elle reprit donc :

— J’accepte votre offre, mademoiselle, et je vous en remercie du fond du cœur ; mais qui me présentera ?

— Moi… demain, si vous le voulez.

— Mais les renseignements que l’on désirera prendre sur moi, peut-être ?…

— La respectable mère Sainte-Perpétue, supérieure du couvent de Sainte-Marie, où est établie l’œuvre, vous appréciera, j’en suis sûre, sans qu’il lui soit besoin de se renseigner ; sinon elle vous le dira, et il vous sera facile de la satisfaire. Ainsi, c’est convenu… à demain.

— Viendrai-je vous prendre ici, mademoiselle ?

— Non, ainsi que je vous l’ai dit, il faut qu’on ignore que vous êtes venue de la part de M. Agricol, et une nouvelle visite ici pourrait être connue et donner l’éveil… J’irai vous prendre en fiacre… Où demeurez-vous ?

— Rue Brise-Miche, no 3… Puisque vous prenez cette peine, mademoiselle, vous n’auriez qu’à prier le teinturier qui sert de portier de venir m’avertir… de venir avertir la Mayeux.

— La Mayeux ? dit Florine avec surprise.

— Oui, mademoiselle, répondit l’ouvrière avec un triste sourire, c’est le sobriquet que tout le monde me donne… et tenez, ajouta la Mayeux, ne pouvant retenir une larme, c’est aussi à cause de mon infirmité ridicule, à laquelle ce sobriquet fait allusion, que je crains d’aller en journée chez des étrangers… il y a tant de gens qui vous raillent… sans savoir combien ils vous blessent !… Mais, reprit la Mayeux en essuyant une larme, je n’ai pas à choisir, je me résignerai.

Florine, péniblement émue, prit la main de la Mayeux, et lui dit :

— Rassurez-vous ; il est des infortunes si touchantes qu’elles inspirent la compassion et non la raillerie ; je ne puis donc vous demander sous votre véritable nom ?

— Je me nomme Madeleine Soliveau ; mais, je vous le répète, mademoiselle, demandez la Mayeux, car on ne me connaît guère que sous ce nom-là.

— Je serai donc demain à midi rue Brise-Miche.

— Ah ! mademoiselle, comment jamais reconnaître vos bontés ?

— Ne parlons pas de cela, tout mon désir est que mon intermédiaire puisse vous être utile… ce dont vous seule jugerez ; quant à M. Agricol, ne lui répondez pas ; attendez qu’il soit sorti de prison, et dites-lui alors, je vous le répète, que ses révélations doivent être secrètes jusqu’au moment où il pourra voir ma pauvre maîtresse…

— Et où est-elle à cette heure, cette chère demoiselle ?

— Je l’ignore… Je ne sais pas où on l’a conduite lorsque son accès s’est déclaré. Ainsi à demain ; attendez-moi.

— À demain, dit la Mayeux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lecteur n’a pas oublié que le couvent de Sainte-Marie, où Florine devait conduire la Mayeux, renfermait les filles du maréchal Simon, et était voisin de la maison de santé du docteur Baleinier, où se trouvait alors Adrienne de Cardoville.





VI


La mère Sainte-Perpétue.


Le couvent de Sainte-Marie, où avaient été conduites les filles du maréchal Simon, était un ancien et grand hôtel, dont le vaste jardin donnait sur le boulevard de l’Hôpital, l’un des endroits (à cette époque surtout) les plus déserts de Paris.

Les scènes qui vont suivre se passaient le 12 février, veille du jour fatal où les membres de la famille Rennepont, les derniers descendants de la sœur du Juif errant, devaient se trouver assemblés rue Saint-François.

Le couvent de Sainte-Marie était tenu avec une régularité parfaite. Un conseil supérieur, composé d’ecclésiastiques influents, présidés par le père d’Aigrigny, et de femmes d’une grande dévotion, à la tête desquelles se trouvait la princesse de Saint-Dizier, s’assemblait fréquemment, afin d’aviser aux moyens d’étendre et d’assurer l’influence occulte et puissante de cet établissement, qui prenait une extension remarquable.

Des combinaisons très-habiles, très-profondément calculées, avaient présidé à la fondation de l’œuvre de Sainte-Marie, qui, par suite de nombreuses donations, possédait de très-riches immeubles et d’autres biens dont le nombre augmentait chaque jour.

La communauté religieuse n’était qu’un prétexte ; mais, grâce à de nombreuses intelligences nouées avec la province, par l’intermédiaire des membres les plus exaltés du parti ultramontain, on attirait dans cette maison un assez grand nombre d’orphelines richement dotées, qui devaient recevoir au couvent une éducation solide, austère, religieuse, bien préférable, disait-on, à l’éducation frivole qu’elles auraient reçue dans les pensionnats à la mode, infectés de la corruption du siècle ; aux femmes veuves ou isolées, mais riches aussi, l’œuvre de Sainte-Marie offrait un asile assuré contre les dangers et les tentations du monde : dans cette paisible retraite on goûtait un calme adorable, on faisait doucement son salut, et l’on était entouré des soins les plus tendres, les plus affectueux.

Ce n’était pas tout : la mère Sainte-Perpétue, supérieure du couvent, se chargeait aussi au nom de l’œuvre de procurer aux vrais fidèles qui désiraient préserver l’intérieur de leurs maisons de la corruption du siècle, soit des demoiselles de compagnie pour les femmes seules ou âgées, soit des servantes pour les ménages, soit enfin des ouvrières à la journée, toutes personnes dont la pieuse moralité était garantie par l’œuvre.

Rien ne semblerait plus digne d’intérêt, de sympathie et d’encouragement qu’un pareil établissement, mais tout à l’heure se dévoilera le vaste et dangereux réseau d’intrigues de toutes sortes que cachaient ces charitables et saintes apparences.

La supérieure du couvent, mère Sainte-Perpétue, était une grande femme de quarante ans environ, vêtue de bure couleur carmélite et portant un long rosaire à sa ceinture ; un bonnet blanc à mentonnière, accompagné d’un voile noir, embéguinait étroitement son visage maigre et blême ; une grande quantité de rides profondes et transversales sillonnaient son front couleur d’ivoire jauni ; son nez, à arête tranchante, se recourbait quelque peu en bec d’oiseau de proie ; son œil noir était sagace et perçant, sa physionomie à la fois intelligente, froide et ferme.

Pour l’entente et la conduite des intérêts matériels de la communauté, la mère Sainte-Perpétue en eût remontré au procureur le plus retors et le plus rusé. Lorsque les femmes sont possédées de ce qu’on appelle l’esprit des affaires, et qu’elles y appliquent leur finesse de pénétration, leur persévérance infatigable, leur prudente dissimulation, et surtout cette justesse et cette rapidité du coup d’œil qui leur sont naturelles, elles arrivent à des résultats prodigieux.

Pour la mère Sainte-Perpétue, femme de tête solide et forte, la vaste comptabilité de la communauté n’était qu’un jeu ; personne mieux qu’elle ne savait acheter des propriétés, les remettre en valeur et les revendre avec avantage ; le cours de la rente, le change, la valeur courante des actions de différentes entreprises lui étaient aussi très-familiers ; jamais elle n’avait commandé à ses intermédiaires une fausse spéculation lorsqu’il s’était agi de placer les fonds dont de bonnes âmes faisaient journellement don à l’œuvre de Sainte-Marie. Elle avait établi dans la maison un ordre, une discipline et surtout une économie extrême, le but constant de ses efforts étant d’enrichir, non pas elle, mais la communauté qu’elle dirigeait ; car l’esprit d’association, lorsqu’il est dirigé dans un but d’égoïsme collectif, donne aux corporations les défauts et les vices de l’individu.

Ainsi une congrégation aimera le pouvoir et l’argent, comme un ambitieux aime le pouvoir pour le pouvoir, comme le cupide aime l’argent pour l’argent… Mais c’est surtout à l’endroit des immeubles que les congrégations agissent comme un seul homme. L’immeuble est leur rêve, leur idée fixe, leur fructueuse monomanie ; elles le poursuivent de leurs vœux les plus sincères, les plus tendres, les plus chauds…

Le premier immeuble est pour une pauvre petite communauté naissante ce qu’est pour une jeune mariée sa corbeille de noces ; pour un adolescent, son premier cheval de course ; pour un poëte, son premier succès ; pour une lorette, son premier châle de cachemire ; parce qu’après tout, dans ce siècle matériel, un immeuble pose, classe, cote une communauté pour une certaine valeur à cette espèce de bourse religieuse, et donne une idée d’autant meilleure de son crédit sur les simples, que toutes ces associations de salut en commandite, qui finissent par posséder des biens immenses, se fondent toujours modestement avec la pauvreté pour apport social et la charité du prochain comme garantie et éventualité.

Aussi l’on ne peut se figurer tout ce qu’il y a d’âcre et d’ardente rivalité entre les différentes congrégations d’hommes et de femmes, à propos des immeubles que chacun peut compter au soleil, avec quelle ineffable complaisance une opulente congrégation écrase sous l’inventaire de ses maisons, de ses fermes, de ses valeurs de portefeuille, une congrégation moins riche.

L’envie, la jalousie haineuse, rendues plus irritantes encore par l’oisiveté claustrale, naissent forcément de telles comparaisons, et pourtant rien n’est moins chrétien dans l’adorable acception de ce mot divin, rien n’est moins selon le véritable esprit évangélique, esprit si essentiellement, si religieusement communiste, que cette âpre, que cette insatiable ardeur d’acquérir et d’accaparer par tous les moyens possibles, avidité dangereuse, qui est loin d’être excusée aux yeux de l’opinion publique par quelques maigres aumônes auxquelles préside un inexorable esprit d’exclusion et d’intolérance.

Mère Sainte-Perpétue était assise devant un grand bureau à cylindre, placé au milieu d’un cabinet très-simplement, mais très-confortablement meublé ; un excellent feu brillait dans la cheminée de marbre ; un moelleux tapis recouvrait le plancher.

La supérieure, à qui on remettait chaque jour toutes les lettres adressées soit aux sœurs, soit aux pensionnaires du couvent, venait d’ouvrir les lettres des sœurs, selon son droit, et de décacheter très-dextrement les lettres des pensionnaires, selon le droit qu’elle s’attribuait, à leur insu, mais toujours, bien entendu, dans le seul intérêt du salut de ces chères filles, et aussi un peu pour se tenir au courant de leur correspondance, car la supérieure s’imposait encore le devoir de prendre connaissance de toutes les lettres qu’on écrivait du couvent, avant de les faire mettre à la poste.

Les traces de cette pieuse et innocente inquisition disparaissaient très-facilement, la sainte et bonne mère possédant tout un arsenal de charmants petits outils d’acier ; les uns très-affilés servaient à découper imperceptiblement le papier autour du cachet, puis la lettre ouverte, lue et replacée dans son enveloppe, on prenait un autre gentil instrument arrondi, on le chauffait légèrement et on le promenait sur le contour de la cire du cachet qui, en fondant et s’étalant un peu, recouvrait la primitive incision ; enfin, par un sentiment de justice et d’égalité très-louable, il y avait dans l’arsenal de la bonne mère jusqu’à un petit fumigatoire on ne peut plus ingénieux, à la vapeur humide et dissolvante duquel on soumettait les lettres modestement et humblement fermées avec des pains à cacheter ; ainsi détrempés, ils cédaient sous le moindre effort et sans occasionner la moindre déchirure.

Selon l’importance des indiscrétions qu’elle faisait ainsi commettre aux signataires des lettres, la supérieure prenait des notes plus ou moins étendues. Elle fut interrompue dans cette intéressante investigation par deux coups doucement frappés à la porte verrouillée.

Mère Sainte-Perpétue abaissa aussitôt le vaste cylindre de son secrétaire sur son arsenal, se leva et alla ouvrir, l’air grave et solennel.

Une sœur converse venait lui annoncer que madame la princesse de Saint-Dizier attendait dans le salon, et que mademoiselle Florine, accompagnée d’une jeune fille contrefaite et mal vêtue, arrivées peu de temps après la princesse, attendaient à la porte du petit corridor.

— Introduisez d’abord madame la princesse, dit mère Sainte-Perpétue.

Et avec une prévenance charmante, elle approcha un fauteuil du feu.

Madame de Saint-Dizier entra.

Quoique sans prétentions coquettes et juvéniles, la princesse était habillée avec goût et élégance : elle portait un chapeau de velours noir de la meilleure faiseuse, un grand châle de cachemire bleu, une robe de satin noir garnie de martre pareille à la fourrure de son manchon.

— Quelle bonne fortune me vaut encore aujourd’hui l’honneur de votre visite, ma chère fille ?… lui dit gracieusement la supérieure.

— Une recommandation très-importante, ma chère mère, car je suis très-pressée ; on m’attend chez Son Éminence, et je n’ai malheureusement que quelques minutes à vous donner ; il s’agit encore de ces deux orphelines au sujet desquelles nous avons longuement causé hier.

— Elles continuent à être séparées, selon votre désir… et cette séparation leur a porté un coup si sensible… que j’ai été obligée d’envoyer, ce matin… prévenir le docteur Baleinier… à sa maison de santé… Il a trouvé de la fièvre jointe à un grand abattement, et, chose singulière, absolument les mêmes symptômes de maladie chez l’une que chez l’autre des deux sœurs… J’ai interrogé de nouveau ces deux malheureuses créatures… je suis restée confondue… épouvantée ;… ce sont des idolâtres.

— Aussi était-il bien urgent de vous les confier… Mais voici le sujet de ma visite, ma chère mère : on vient d’apprendre le retour imprévu du soldat qui a amené ces jeunes filles en France, et que l’on croyait absent pour quelques jours ; il est donc à Paris ; malgré son âge, c’est un homme audacieux, entreprenant, et d’une rare énergie ; s’il découvrait que ces jeunes filles sont ici… ce qui est d’ailleurs heureusement presque impossible, dans sa rage de les voir à l’abri de son influence impie, il serait capable de tout… Ainsi, à compter d’aujourd’hui, ma chère mère, redoublez de surveillance ;… que personne ne puisse s’introduire ici nuitamment… Ce quartier est si désert !…

— Soyez tranquille, ma chère fille… nous sommes suffisamment gardées : notre concierge et nos jardiniers, bien armés, font une ronde chaque nuit du côté du boulevard de l’Hôpital ; les murailles sont hautes et hérissées de pointes de fer aux endroits d’un accès plus facile ;… mais je vous remercie toujours, ma chère fille, de m’avoir prévenue ; on redoublera de précautions.

— Il faudra surtout en redoubler cette nuit, ma chère mère !

— Et pourquoi ?

— Parce que si cet infernal soldat avait l’audace inouïe de tenter quelque chose… il le tenterait cette nuit…

— Et comment le savez-vous, ma chère fille ?

— Nos renseignements nous donnent cette certitude, répondit la princesse avec un léger embarras qui n’échappa pas à la supérieure ; mais elle était trop fine et trop réservée pour paraître s’en apercevoir ; seulement elle soupçonna qu’on lui cachait plusieurs choses.

— Cette nuit donc, répondit mère Sainte-Perpétue, on redoublera de surveillance… Mais puisque j’ai le plaisir de vous voir, ma chère fille, j’en profiterai pour vous dire deux mots du mariage en question.

— Parlons-en, ma chère mère, dit vivement la princesse, car cela est très-important ; le jeune baron de Brisville est un homme rempli d’ardente dévotion dans ce temps d’impiété révolutionnaire ; il pratique ouvertement, il peut nous rendre les plus grands services, il est à la chambre assez écouté : il ne manque pas d’une sorte d’éloquence agressive et provocante, et je ne sais personne qui donne à sa croyance un tour plus effronté, à sa foi une allure plus insolente ; son calcul est juste, car cette manière cavalière et débraillée de parler de choses saintes, pique et réveille la curiosité des indifférents. Heureusement les circonstances sont telles qu’il peut se montrer d’une audacieuse violence contre nos ennemis sans le moindre danger, ce qui redouble naturellement son ardeur de martyr postulant ; en un mot, il est à nous, et en retour nous lui devons ce mariage ; il faut donc qu’il se fasse ; vous savez d’ailleurs, chère mère, qu’il se propose d’offrir une donation de cent mille francs à l’œuvre de Sainte-Marie, le jour où il sera en possession de la fortune de mademoiselle Baudricourt.

— Je n’ai jamais douté des excellentes intentions de M. de Brisville au sujet d’une œuvre qui mérite la sympathie de toutes les personnes pieuses, répondit discrètement la supérieure ; mais je ne croyais pas rencontrer tant d’obstacles de la part de la jeune personne.

— Comment donc ?

— Cette jeune fille, que j’avais crue jusqu’ici la soumission, la timidité, la nullité, tranchons le mot, l’idiotisme même… au lieu d’être, comme je le pensais, ravie de cette proposition de mariage… demande du temps pour réfléchir.

— Cela fait pitié.

— Elle m’oppose une résistance d’inertie ; j’ai beau lui dire sévèrement qu’étant sans parents, sans amis et confiée absolument à mes soins, elle doit voir par mes yeux, écouter par mes oreilles, et que lorsque je lui affirme que cette union lui convient de tous points, elle doit y donner son adhésion sans la moindre objection ou réflexion…

— Sans doute… on ne peut parler d’une manière plus sensée.

— Elle me répond qu’elle voudrait voir M. de Brisville et connaître son caractère avant de s’engager…

— C’est absurde… puisque vous lui répondez de sa moralité et que vous trouvez ce mariage convenable.

— Du reste, ce matin, j’ai fait remarquer à mademoiselle Baudricourt que jusqu’à présent je n’avais employé envers elle que des moyens de douceur et de persuasion, mais que si elle m’y forçait, je serais obligée, malgré moi, et dans son intérêt même… d’agir avec rigueur pour vaincre son opiniâtreté, de la séparer de ses compagnes, de la mettre en cellule, au secret le plus rigoureux… jusqu’à ce qu’elle se décide, après tout, à être heureuse… et à épouser un homme honorable…

— Et ces menaces, ma chère mère ?…

— Auront, je l’espère, un bon résultat… elle avait dans sa province une correspondance avec une ancienne amie de pension… J’ai supprimé cette correspondance qui m’a paru dangereuse ; elle est donc maintenant sous ma seule influence… et j’espère que nous arriverons à nos fins ; mais vous le voyez, ma chère fille, ce n’est jamais sans peine, sans traverses, que l’on parvient à faire le bien.

— Aussi je suis certaine que M. de Brisville ne s’en tiendra pas à sa première promesse, et je me porte caution pour lui que s’il épouse mademoiselle Baudricourt…

— Vous savez, ma chère fille, dit la supérieure en interrompant la princesse, que s’il s’agissait de moi, je refuserais ; mais donner à l’œuvre, c’est donner à Dieu, et je ne puis empêcher M. de Brisville d’augmenter la somme de ses bonnes œuvres ; et puis, il nous arrive quelque chose de déplorable.

— De quoi s’agit-il donc, ma chère mère ?

— Le Sacré-Cœur nous dispute et nous surenchérit un immeuble tout à fait à notre convenance… En vérité, il y a des gens insatiables ; je m’en suis, du reste, expliquée très-vertement avec la supérieure.

— Elle me l’a dit en effet, et a rejeté la faute sur l’économe, répondit madame de Saint-Dizier.

— Ah !… vous la voyez donc, ma chère fille ? demanda la supérieure qui parut assez vivement surprise.

— Je l’ai rencontrée chez monseigneur, répondit madame de Saint-Dizier avec une légère hésitation que la mère Sainte-Perpétue ne parut pas remarquer.

Elle reprit :

— Je ne sais en vérité pourquoi notre établissement excite si violemment la jalousie du Sacré-Cœur ; il n’y a pas de bruits fâcheux qu’il n’ait répandus sur l’œuvre de Sainte-Marie ; mais certaines personnes se sentent toujours blessées des succès du prochain.

— Allons, ma chère mère, dit la princesse d’un ton conciliant, il faut espérer que la donation de M. de Brisville vous mettra à même de couvrir la surenchère du Sacré-Cœur ; ce mariage aurait donc un double avantage, ma chère mère… car il placerait une grande fortune entre les mains d’un homme à nous, qui l’emploierait comme il convient ;… avec environ cent mille francs de rente, la position de notre ardent défenseur triplera d’importance. Nous aurons enfin un organe digne de notre cause, et nous ne serons plus obligés de nous laisser défendre par des gens comme ce M. Dumoulin.

— Il y a pourtant bien de la verve et bien du savoir dans ses écrits. Selon moi c’est le style d’un saint Bernard en courroux contre l’impiété du siècle…

— Hélas ! ma chère mère ! si vous saviez quel étrange saint Bernard c’est que ce M. Dumoulin !… mais je ne veux pas souiller vos oreilles… Tout ce que je puis vous dire, c’est que de tels défenseurs compromettent les plus saintes causes… Adieu, ma chère mère… au revoir… et surtout redoublez de précautions cette nuit… Le retour de ce soldat est inquiétant !…

— Soyez tranquille, ma chère fille… Ah ! j’oubliais… mademoiselle Florine m’a priée de vous demander une grâce : c’est d’entrer à votre service… vous connaissez la fidélité qu’elle vous a montrée dans la surveillance de votre malheureuse nièce… je crois qu’en la récompensant ainsi, vous vous l’attacheriez complètement… et je vous serais très-reconnaissante pour elle.

— Dès que vous vous intéressez le moins du monde à Florine, ma chère mère… c’est chose faite, je la prendrai chez moi… Et maintenant j’y songe, elle pourra m’être plus utile que je ne le pensais d’abord.

— Mille grâces, ma chère fille, de votre obligeance ; à bientôt, je l’espère… Nous avons après-demain à deux heures une longue conférence avec Son Éminence et monseigneur, ne l’oubliez pas…

— Non, ma chère mère, je serai exacte… Mais redoublez de précautions cette nuit de crainte d’un grand scandale.

Après avoir respectueusement baisé la main de la supérieure, la princesse sortit par la grande porte du cabinet qui donnait dans un salon, conduisant au grand escalier.

Quelques minutes après, Florine entrait chez la supérieure par une porte latérale.

La supérieure était assise ; Florine s’approcha d’elle avec une humilité craintive.

— Vous n’avez pas rencontré madame la princesse de Saint-Dizier ? lui demanda la mère Sainte-Perpétue.

— Non, ma mère, j’étais à attendre dans le couloir dont les fenêtres donnent sur le jardin.

— La princesse vous prend à son service à compter d’aujourd’hui, dit la supérieure.

Florine fit un mouvement de surprise chagrine et dit :

— Moi !… ma mère… mais…

— Je le lui ai demandé en votre nom… vous acceptez…, répondit impérieusement la supérieure.

— Pourtant… ma mère… je vous avais priée de ne pas…

— Je vous dis que vous acceptez, dit la supérieure d’un ton si ferme, si positif, que Florine baissa les yeux, et dit à voix basse :

— J’accepte…

— C’est au nom de M. Rodin… que je vous donne cet ordre.

— Je m’en doutais… ma mère, répondit tristement Florine, et à quelles conditions… entré-je… chez la princesse ?

— Aux mêmes conditions que chez sa nièce.

Florine tressaillit et dit :

— Ainsi je devrai faire des rapports fréquents et secrets sur la princesse ?

— Vous observerez, vous vous souviendrez, et vous rendrez compte…

— Oui, ma mère…

— Vous porterez surtout votre attention sur les visites que la princesse pourrait recevoir désormais de la supérieure du Sacré-Cœur ; vous les noterez et tâcherez d’entendre… Il s’agit de préserver la princesse de fâcheuses influences.

— J’obéirai, ma mère.

— Vous tâcherez aussi de savoir pour quelle raison deux jeunes orphelines ont été amenées ici et recommandées avec la plus grande sévérité par madame Grivois, femme de confiance de la princesse.

— Oui, ma mère.

— Ce qui ne vous empêchera pas de graver dans votre souvenir les choses qui vous paraîtront dignes de remarque. Demain, d’ailleurs, je vous donnerai des instructions particulières sur un autre sujet.

— Il suffit, ma mère.

— Si, du reste, vous vous conduisez d’une manière satisfaisante, si vous exécutez fidèlement les instructions dont je vous parle, vous sortirez de chez la princesse pour être femme de charge chez une jeune mariée : ce sera pour vous une position excellente et durable… toujours aux mêmes conditions. Ainsi il est bien entendu que vous entrez chez madame de Saint-Dizier après m’en avoir fait la demande.

— Oui ! ma mère… je m’en souviendrai.

— Quelle est cette jeune fille contrefaite qui vous accompagne ?

— Une pauvre créature sans aucune ressource, très-intelligente, d’une éducation au-dessus de son état ; elle est ouvrière en lingerie ; le travail lui manque, elle est réduite à la dernière extrémité. J’ai pris sur elle des renseignements ce matin en allant la chercher : ils sont excellents.

— Elle est laide et contrefaite ?

— Sa figure est intéressante ; mais elle est contrefaite.

La supérieure parut satisfaite de savoir que la personne dont on lui parlait était douce, d’un extérieur disgracieux, et elle ajouta après un moment de réflexion :

— Et elle paraît intelligente ?

— Très-intelligente.

— Et elle est absolument sans ressources ?

— Sans aucune ressource…

— Est-elle pieuse ?

— Elle ne pratique pas.

— Peu importe, se dit mentalement la supérieure, si elle est très-intelligente cela suffira.

Puis elle reprit tout haut :

— Savez-vous si elle est adroite ouvrière ?

— Je le crois, ma mère.

La supérieure se leva, alla à un casier, y prit un registre, y parut chercher pendant quelque temps avec attention, puis elle dit en replaçant le registre :

— Faites entrer cette jeune fille… et allez m’attendre dans la lingerie.

— Contrefaite… intelligente… adroite ouvrière, dit la supérieure en réfléchissant, elle n’inspirerait aucun soupçon… il faut voir.

Au bout d’un instant, Florine rentra avec la Mayeux, qu’elle introduisit auprès de la supérieure, après quoi elle se retira discrètement.

La jeune ouvrière était émue, tremblante et profondément troublée, car elle ne pouvait pour ainsi dire croire à la découverte qu’elle venait de faire pendant l’absence de Florine.

Ce ne fut pas sans une vague frayeur que la Mayeux resta seule avec la supérieure du couvent de Sainte-Marie.





VII


La tentation.


Telle avait été la cause de la profonde émotion de la Mayeux :

Florine, en se rendant auprès de la supérieure, avait laissé la jeune ouvrière dans un couloir garni de banquettes et formant une sorte d’antichambre située au premier étage. Se trouvant seule, la Mayeux s’était approchée machinalement d’une fenêtre ouvrant sur le jardin du couvent, borné de ce côté par un mur à moitié démoli et terminé à l’une de ses extrémités par une clôture de planches à claire-voie. Ce mur, aboutissant à une chapelle en construction, était mitoyen avec le jardin d’une maison voisine.

La Mayeux avait tout à coup vu apparaître une jeune fille à l’une des croisées du rez-de-chaussée de cette maison, croisée grillée, d’ailleurs remarquable par une sorte d’auvent en forme de tente qui la surmontait. Cette jeune fille, les yeux fixés sur un des bâtiments du couvent, faisait de la main des signes qui semblaient à la fois encourageants et affectueux.

De la fenêtre où elle était placée, la Mayeux, ne pouvant voir à qui s’adressaient ces signes d’intelligence, admirait la rare beauté de cette jeune fille, l’éclat de son teint, le noir brillant de ses grands yeux, le doux et bienveillant sourire qui effleurait ses lèvres. On répondit sans doute à sa pantomime à la fois gracieuse et expressive, car, par un mouvement rempli de grâce, cette jeune fille, posant la main gauche sur son cœur, fit de la main droite un geste qui semblait dire que son cœur s’en allait vers cet endroit qu’elle ne quittait pas des yeux.

Un pâle rayon de soleil, perçant les nuages, vint se jouer à ce moment sur les cheveux de cette jeune fille, dont la blanche figure, alors presque collée aux barreaux de la croisée, sembla, pour ainsi dire, tout à coup illuminée par les éblouissants reflets de sa splendide chevelure d’or bruni.

À l’aspect de cette ravissante figure, encadrée de longues boucles d’admirables cheveux d’un roux doré, la Mayeux tressaillit… involontairement, la pensée de mademoiselle de Cardoville lui vint aussitôt à l’esprit, et elle se persuada (elle ne se trompait pas) qu’elle avait devant les yeux la protectrice d’Agricol.

En retrouvant là, dans cette sinistre maison d’aliénés, cette jeune fille si merveilleusement belle, en se souvenant de la bonté délicate avec laquelle elle avait quelques jours auparavant accueilli Agricol dans son petit palais éblouissant de luxe, la Mayeux sentit son cœur se briser. Elle croyait Adrienne folle… et pourtant, en l’examinant plus attentivement encore, il lui semblait que l’intelligence et la grâce animaient toujours cet adorable visage.

Tout à coup mademoiselle de Cardoville fit un geste expressif, mit son doigt sur sa bouche, envoya deux baisers dans la direction de ses regards, et disparut subitement.

Songeant aux révélations si importantes qu’Agricol avait à faire à mademoiselle de Cardoville, la Mayeux regrettait d’autant plus amèrement de n’avoir aucun moyen, aucune possibilité de parvenir jusqu’à elle ; car il lui semblait que si cette jeune fille était folle, elle se trouvait du moins dans un moment lucide.

La jeune ouvrière était plongée dans ces réflexions remplies d’inquiétude, lorsqu’elle vit revenir Florine accompagnée d’une des religieuses du couvent. La Mayeux dut donc garder le silence sur la découverte qu’elle venait de faire, et se trouva bientôt en présence de la supérieure.

La supérieure, après un rapide et pénétrant examen de la physionomie de la jeune ouvrière, lui trouva l’air si timide, si doux, si honnête qu’elle crut pouvoir ajouter complètement foi aux renseignements donnés par Florine.

— Ma chère fille, dit la mère Sainte-Perpétue d’une voix affectueuse, Florine m’a dit dans quelle cruelle situation vous vous trouviez… Il est donc vrai… vous manquez absolument de travail ?

— Hélas ! oui, madame.

— Appelez-moi, votre mère… ma chère fille ; ce nom est plus doux… et c’est la règle de cette maison… Je n’ai pas besoin de vous demander quels sont vos principes ?

— J’ai toujours vécu honnêtement de mon travail… ma mère, répondit la Mayeux avec une simplicité à la fois digne et modeste.

— Je vous crois, ma chère fille, et j’ai de bonnes raisons pour vous croire… Il faut remercier le Seigneur de vous avoir mise à l’abri de bien des tentations ; mais, dites-moi, êtes-vous habile dans votre état ?

— Je fais de mon mieux, ma mère ; l’on a toujours été satisfait de mon travail… Si vous désirez, d’ailleurs, me mettre à l’œuvre, vous en jugerez.

— Votre affirmation me suffit, ma chère fille… Vous préférez, n’est-ce pas, aller travailler en journée ?

— Mademoiselle Florine m’a dit, ma mère, que je ne pouvais espérer avoir de travail chez moi.

— Pour l’instant, non, ma fille ; si, plus tard, l’occasion se présentait… j’y songerais… Quant au présent, voici ce que je peux vous offrir : une vieille dame très-respectable m’a fait demander une ouvrière à la journée ; présentée par moi, vous lui conviendrez ; l’œuvre se chargera de vous vêtir comme il faut, peu à peu l’on retiendra ce déboursé sur votre salaire, car c’est avec nous que vous compterez ;… ce salaire est de deux francs par jour ;… vous paraît-il suffisant ?

— Ah ! ma mère… c’est bien au delà de ce que je pouvais espérer.

— Vous ne serez d’ailleurs occupée que de neuf heures du matin à six heures du soir… il vous restera donc encore quelques heures dont vous pourrez disposer. Vous le voyez, cette condition est assez douce, n’est-ce pas ?

— Oh ! bien douce, ma mère…

— Je dois, avant tout, vous dire chez qui l’œuvre aurait l’intention de vous employer… c’est chez une veuve nommée madame de Brémont, personne remplie de solide piété ;… vous n’aurez, je l’espère, dans sa maison, que d’excellents exemples ;… s’il en était autrement vous viendriez m’en avertir.

— Comment cela, ma mère ? dit la Mayeux avec surprise.

— Écoutez-moi bien, ma chère fille, dit la mère Sainte-Perpétue d’un ton de plus en plus affectueux ; l’œuvre de Sainte-Marie a un saint et double but… Vous comprenez, n’est-ce pas, que s’il est de notre devoir de donner aux maîtres toutes les garanties désirables sur la moralité des personnes que nous plaçons dans l’intérieur de leur famille, nous devons aussi donner aux personnes que nous plaçons toutes les garanties de moralité désirables sur les maîtres à qui nous les adressons ?

— Rien n’est plus juste et d’une plus sage prévoyance, ma mère.

— N’est-ce pas, ma chère fille ? car de même qu’une servante de mauvaise conduite peut porter un trouble fâcheux dans une famille respectable… de même aussi un maître ou une maîtresse de mauvaises mœurs peuvent avoir une dangereuse influence sur les personnes qui les servent ou qui vont travailler dans leur maison… Or, c’est pour offrir une mutuelle garantie aux maîtres et aux serviteurs vertueux, que notre œuvre est fondée…

— Ah ! madame…, dit naïvement la Mayeux, ceux qui ont eu cette pensée méritent la bénédiction de tous…

— Et les bénédictions ne manquent pas, ma chère fille, parce que l’œuvre tient ses promesses. Ainsi… une intéressante ouvrière… comme vous, par exemple… est placée auprès de personnes irréprochables, selon nous ; aperçoit-elle, soit chez ses maîtres, soit même chez les gens qui les fréquentent habituellement, quelque irrégularité de mœurs, quelque tendance irréligieuse qui blesse sa pudeur ou qui choque ses principes religieux, elle vient aussitôt nous faire une confidence détaillée de ce qui a pu l’alarmer… Rien de plus juste… n’est-il pas vrai ?

— Oui, ma mère…, répondit timidement la Mayeux, qui commençait à trouver ces prévisions singulières.

— Alors, reprit la supérieure, si le cas nous paraît grave, nous engageons notre protégée à observer plus attentivement encore, afin de bien se convaincre qu’elle avait raison de s’alarmer… Elle nous fait de nouvelles confidences, et si elles confirment nos premières craintes, fidèles à notre pieuse tutelle, nous retirons aussitôt notre protégée de cette maison peu convenable… Du reste, comme le plus grand nombre d’entre elles, malgré leur candeur et leur vertu, n’ont pas les lumières suffisantes pour distinguer ce qui peut nuire à leur âme, nous préférons, dans leur intérêt, que tous les huit jours elles nous confient comme une fille le confierait à sa mère, soit de vive voix, soit par écrit, tout ce qui s’est passé durant la semaine dans les maisons où elles sont placées ; alors nous avisons pour elles, soit en les y laissant, soit en les retirant. Nous avons déjà environ cent personnes, demoiselles de compagnie, de magasin, servantes ou ouvrières à la journée, placées selon ces conditions dans un grand nombre de familles, et, dans l’intérêt de tous, nous nous applaudissons chaque jour de cette manière de procéder… Vous me comprenez, n’est-ce pas, ma chère fille ?

— Oui… oui… ma mère…, dit la Mayeux de plus en plus embarrassée.

Elle avait trop de droiture et de sagacité pour ne pas trouver que cette manière d’assurance mutuelle sur la moralité des maîtres et des serviteurs ressemblait à une sorte d’espionnage intime, d’espionnage du foyer domestique, organisé sur une vaste échelle et exécuté par les protégées de l’œuvre presque à leur insu ; car il était en effet difficile de déguiser plus habilement à leurs yeux cette habitude de délation à laquelle on les dressait sans qu’elles s’en doutassent.

— Si je suis entrée dans ces longs détails, ma chère fille, reprit la mère Sainte-Perpétue, prenant le silence de la Mayeux pour un assentiment, c’est afin que vous ne vous croyiez pas obligée de rester malgré vous dans une maison où, contre notre attente, je vous le répète, vous ne trouveriez pas continuellement de saints et pieux exemples… Ainsi la maison de madame de Brémont, à laquelle je vous destine, est une maison tout en Dieu… Seulement on dit, et je ne veux pas le croire, que la fille de madame de Brémont, madame de Noisy, qui depuis peu de temps est venue habiter avec elle, n’est pas d’une conduite parfaitement exemplaire, qu’elle ne remplit pas exactement ses devoirs religieux, et qu’en l’absence de son mari, à cette heure en Amérique, elle reçoit des visites malheureusement trop assidues d’un M. Hardy, riche manufacturier.

Au nom du patron d’Agricol, la Mayeux ne put retenir un mouvement de surprise, et rougit légèrement.

La supérieure prit naturellement cette rougeur et ce mouvement pour une preuve de la pudibonde susceptibilité de la jeune ouvrière, et ajouta :

— J’ai dû tout vous dire, ma chère fille, afin que vous fussiez sur vos gardes. J’ai dû même vous entretenir de bruits que je crois complètement erronés, car la fille de madame de Brémont a eu sans cesse de trop bons exemples sous les yeux pour les oublier jamais… D’ailleurs étant dans la maison du matin au soir, mieux que personne vous serez à même de vous apercevoir si les bruits dont je vous parle sont faux ou fondés ; si par malheur ils l’étaient selon vous, alors, ma chère fille, vous viendriez me confier toutes les circonstances qui vous autorisent à le croire, et si je partageais votre opinion, je vous retirerais à l’instant de cette maison, parce que la sainteté de la mère ne compenserait pas suffisamment le déplorable exemple que vous offrirait la conduite de la fille… car dès que vous faites partie de l’œuvre, je suis responsable de votre salut, et bien plus, dans le cas où votre susceptibilité vous obligerait à sortir de chez madame de Brémont, comme vous pourriez être quelque temps sans emploi, l’œuvre, si elle est satisfaite de votre zèle et de votre conduite, vous donnera un franc par jour jusqu’au moment où elle vous replacera… Vous voyez, ma chère fille, qu’il y a tout à gagner avec nous… Il est donc convenu que vous entrerez après-demain chez madame de Brémont.

La Mayeux se trouvait dans une position très-difficile ; tantôt elle croyait ses premiers soupçons confirmés, et, malgré sa timidité, sa fierté se révoltait en songeant que, parce qu’on la savait misérable, on la croyait capable de se vendre comme une espionne, moyennant un salaire élevé. Tantôt, au contraire, sa délicatesse naturelle répugnant à croire qu’une femme de l’âge et de la condition de la supérieure pût descendre à lui adresser une de ces propositions aussi infamantes pour celui qui l’accepte que pour celui qui la fait, elle se reprochait ses premiers doutes, se demandant si la supérieure, avant de l’employer, ne voulait pas, jusqu’à un certain point, l’éprouver, et voir si sa droiture s’élèverait au-dessus d’une offre relativement très-brillante.

La Mayeux était si naturellement portée à croire au bien, qu’elle s’arrêta à cette dernière pensée, se disant qu’après tout, si elle se trompait, ce serait pour la supérieure la manière la moins blessante de refuser ses offres indignes.

Par un mouvement qui n’avait rien de hautain, mais qui disait la conscience qu’elle avait de sa dignité, la jeune ouvrière, relevant la tête qu’elle avait jusqu’alors tenue humblement baissée, regarda la supérieure bien en face, afin que celle-ci pût lire sur ses traits la sincérité de ses paroles, et lui dit d’une voix légèrement émue et oubliant cette fois de dire ma mère :

— Ah ! madame… je ne puis vous reprocher de me faire subir une pareille épreuve… vous me voyez bien misérable, et je n’ai rien fait qui puisse me mériter votre confiance ; mais, croyez-moi, si pauvre que je sois, jamais je ne m’abaisserai à faire une action aussi méprisable que celle que vous êtes sans doute obligée de me proposer, afin de vous assurer par mon refus que je suis digne de votre intérêt. Non, non, madame, jamais, et à aucun prix, je ne serai capable d’une délation.

La Mayeux prononça ces derniers mots avec tant d’animation que son visage se colora légèrement.

La supérieure avait trop de tact et d’expérience pour ne pas reconnaître la sincérité des paroles de la Mayeux ; s’estimant heureuse de voir la jeune fille prendre ainsi le change, elle lui sourit affectueusement et lui tendit les bras en disant :

— Bien, bien, ma chère fille… venez m’embrasser…

— Ma mère… je suis confuse… de tant de bontés.

— Non, car vos paroles sont remplies de droiture ;… seulement, persuadez-vous bien que je ne vous ai pas fait subir d’épreuve… parce qu’il n’y a rien qui ressemble moins à une délation que les marques de confiance filiale que nous demandons à nos protégées dans l’intérêt même de la moralité de leur condition ;… mais certaines personnes, et, je le vois, vous êtes du nombre, ma chère fille, ont des principes assez arrêtés, une intelligence assez avancée, pour pouvoir se passer de nos conseils et apprécier par elles-mêmes ce qui peut nuire à leur salut ;… c’est donc une responsabilité que je vous laisserai tout entière, ne vous demandant d’autres confidences que celles que vous croirez devoir me faire volontairement.

— Ah ! madame… que de bontés ! dit la pauvre Mayeux, ignorant les mille ressources, les mille détours de l’esprit monacal, et se croyant déjà certaine de gagner honorablement un salaire équitable.

— Ce n’est pas de la bonté… c’est de la justice, reprit la mère Sainte-Perpétue, dont l’accent devenait de plus en plus affectueux ; on ne saurait trop avoir de confiance et de tendresse envers de saintes filles comme vous que la pauvreté a encore épurées, si cela peut se dire, parce qu’elles ont toujours fidèlement observé la loi du Seigneur.

— Ma mère…

— Une dernière question, ma chère fille ; combien de fois par mois approchez-vous de la sainte table ?

— Madame, reprit la Mayeux, je ne m’en suis pas approchée depuis ma première communion, que j’ai faite il y a huit ans. C’est à peine si en travaillant chaque jour, et tout le jour, je puis suffire à gagner ma vie ; il ne me reste donc pas de loisir pour…

— Grand Dieu ! s’écria la supérieure en interrompant la Mayeux, et joignant les mains avec tous les signes d’un douloureux étonnement, il serait vrai… vous ne pratiquez pas…

— Hélas ! madame… je vous l’ai dit, le temps me manque, reprit la Mayeux en regardant la mère Sainte-Perpétue d’un air interdit.

Après un moment de silence, celle-ci lui dit tristement :

— Vous me voyez désolée, ma chère fille… je vous l’ai dit : de même que nous ne plaçons nos protégées que dans des maisons pieuses, de même on nous demande des personnes pieuses et qui pratiquent ; c’est une des conditions indispensables de l’œuvre… Ainsi, à mon grand regret, il m’est impossible de vous employer comme je l’espérais… Cependant, si, par la suite vous renonciez à une si grande indifférence à propos de vos devoirs religieux… alors nous verrions…

— Madame, dit la Mayeux, le cœur gonflé de larmes, car elle était obligée de renoncer à une heureuse espérance, je vous demande pardon de vous avoir retenue si longtemps… pour rien.

— C’est moi, ma chère fille, qui regrette vivement de ne pouvoir vous attacher à l’œuvre ;… mais je ne perds pas tout espoir… surtout parce que je désire voir une personne, déjà digne d’intérêt, mériter un jour par sa piété l’appui durable des personnes religieuses… Adieu, ma chère fille… allez en paix et que Dieu soit miséricordieux en attendant que vous soyez tout à fait revenue à lui…

Ce disant, la supérieure se leva et conduisit la Mayeux jusqu’à la porte, toujours avec les formes les plus douces et les plus maternelles ; puis, au moment où la Mayeux dépassait le seuil, elle lui dit :

— Suivez le corridor, descendez quelques marches, frappez à la seconde porte à droite ; c’est la lingerie : vous y trouverez Florine ;… elle vous reconduira… Adieu, ma chère fille…

Dès que la Mayeux fut sortie de chez la supérieure, ses larmes, jusqu’alors contenues, coulèrent abondamment ; n’osant pas paraître ainsi éplorée devant Florine et quelques religieuses sans doute rassemblées dans la lingerie, elle s’arrêta un moment auprès d’une des fenêtres du corridor pour essuyer ses yeux noyés de pleurs.

Elle regardait machinalement la croisée de la maison voisine du couvent où elle avait cru reconnaître Adrienne de Cardoville, lorsqu’elle vit celle-ci sortir d’une porte et s’avancer rapidement vers la clôture à claire-voie qui séparait les deux jardins…

Au même instant, à sa profonde stupeur, la Mayeux vit une des deux sœurs dont la disparition désespérait Dagobert, Rose Simon, pâle, chancelante, abattue, s’approcher avec crainte et inquiétude de la claire-voie qui la séparait de mademoiselle de Cardoville, comme si l’orpheline eût redouté d’être aperçue…





VIII


La Mayeux et mademoiselle de Cardoville.


La Mayeux, émue, attentive, inquiète, penchée à l’une des fenêtres du couvent, suivait des yeux les mouvements de mademoiselle de Cardoville et de Rose Simon qu’elle s’attendait si peu à trouver réunies dans cet endroit.

L’orpheline, s’approchant tout à fait de la claire-voie qui séparait le jardin de la communauté de celui de la maison du docteur Baleinier, dit quelques mots à Adrienne dont les traits exprimèrent tout à coup l’étonnement, l’indignation et la pitié.

À ce moment une religieuse accourut en regardant de côté et d’autre comme si elle eût cherché quelqu’un avec inquiétude ; puis apercevant Rose qui, timide et craintive, se serrait contre la claire-voie, elle la saisit par le bras, eut l’air de lui faire de graves reproches, et malgré quelques vives paroles que mademoiselle de Cardoville sembla lui adresser, la religieuse emmena rapidement l’orpheline, qui, éplorée, se retourna deux ou trois fois vers Adrienne ; celle-ci, après lui avoir encore témoigné de son intérêt par des gestes expressifs, se retourna brusquement, comme si elle eût voulu cacher ses larmes.

Le corridor où se tenait la Mayeux pendant cette scène touchante était situé au premier étage ; l’ouvrière eut la pensée de descendre au rez-de-chaussée, de tâcher de s’introduire dans le jardin, afin de parler à cette belle jeune fille aux cheveux d’or, de bien s’assurer qu’elle était mademoiselle de Cardoville, et alors, si elle la croyait dans un moment lucide, de lui apprendre qu’Agricol avait à lui communiquer des choses du plus grand intérêt, mais qu’il ne savait comment l’en instruire.

La journée s’avançait, le soleil allait bientôt se coucher ; la Mayeux, craignant que Florine ne se lassât de l’attendre, se hâta d’agir ; marchant d’un pas léger, prêtant l’oreille de temps à autre avec inquiétude, elle gagna l’extrémité du corridor ; là un petit escalier de trois ou quatre marches conduisait au palier de la lingerie, puis, formant une spirale étroite, aboutissait à l’étage inférieur.

L’ouvrière, entendant des voix, se hâta de descendre, et se trouva dans un long corridor du rez-de-chaussée vers le milieu duquel s’ouvrait une porte vitrée donnant sur une partie du jardin réservée à la supérieure.

Une allée, bordée d’un côté par une haute charmille de buis, pouvant protéger la Mayeux contre les regards, elle s’y glissa et arriva jusqu’à la clôture en claire-voie qui, à cet endroit, séparait le jardin du couvent de celui de la maison du docteur Baleinier.

À quelques pas d’elle, l’ouvrière vit mademoiselle de Cardoville assise et accoudée sur un banc rustique.

La fermeté du caractère d’Adrienne avait été un moment ébranlée par la fatigue, par le saisissement, par l’effroi, par le désespoir, lors de cette nuit terrible où elle s’était vue conduite dans la maison de fous du docteur Baleinier ; enfin celui-ci, profitant avec une astuce diabolique de l’état d’affaiblissement, d’accablement, où se trouvait la jeune fille, était même parvenu à la faire un instant douter d’elle-même.

Mais le calme qui succède forcément aux émotions les plus pénibles, les plus violentes ; mais la réflexion, mais le raisonnement d’un esprit juste et fin, rassurèrent bientôt Adrienne sur les craintes que le docteur Baleinier avait un instant pu lui inspirer. Elle ne crut même pas à une erreur du savant docteur ; elle lut clairement dans la conduite de cet homme, conduite d’une détestable hypocrisie et d’une rare audace, servie par une non moins rare habileté ; trop tard enfin, elle reconnut dans M. Baleinier un aveugle instrument de madame de Saint-Dizier.

Dès lors, elle se renferma dans un silence, dans un calme rempli de dignité ; pas une plainte, pas un reproche ne sortirent de sa bouche… elle attendit… Pourtant, quoiqu’on lui laissât une assez grande liberté de promenade et d’action (en la privant toutefois de toute communication avec le dehors), la situation présente d’Adrienne était dure, pénible, surtout pour elle, si amoureuse d’un harmonieux et charmant entourage. Elle sentait néanmoins que cette situation ne pouvait durer longtemps. Elle ignorait l’action et la surveillance des lois ; mais le simple bon sens lui disait qu’une séquestration de quelques jours, adroitement appuyée sur des apparences de dérangement d’esprit plus ou moins plausibles, pouvait, à la rigueur, être tentée et même impunément exécutée, mais à la condition de ne pas se prolonger au-delà de certaines limites, parce qu’après tout une jeune fille de sa condition ne disparaissait pas brusquement du monde sans qu’au bout d’un certain temps l’on s’en informât, et alors un prétendu accès de folie soudaine donnait lieu à de sérieuses investigations. Juste ou fausse, cette conviction avait suffi pour redonner au caractère d’Adrienne son ressort et son énergie accoutumés.

Cependant, elle s’était quelquefois, en vain, demandé la cause de cette séquestration ; elle connaissait trop madame de Saint-Dizier pour la croire capable d’agir sans un but arrêté et d’avoir seulement voulu lui causer un tourment passager… En cela mademoiselle de Cardoville ne se trompait pas : le père d’Aigrigny et la princesse étaient persuadés qu’Adrienne, plus instruite qu’elle ne voulait le paraître, savait combien il lui importait de se trouver, le 13 février, rue Saint-François, et qu’elle était résolue à faire valoir ses droits. En faisant enfermer Adrienne comme folle, ils portaient donc un coup funeste à son avenir ; mais disons que cette dernière précaution était inutile, car Adrienne, quoique sur la voie du secret de famille qu’on avait voulu lui cacher, et dont on la croyait informée, ne l’avait pas entièrement pénétré, faute de quelques pièces cachées ou égarées.

Quel que fût le motif de la conduite odieuse des ennemis de mademoiselle de Cardoville, elle n’en était pas moins révoltée.

Rien n’était moins haineux, moins avide de vengeance que cette généreuse jeune fille ; mais en songeant à tout ce que madame de Saint-Dizier, l’abbé d’Aigrigny et le docteur Baleinier lui faisaient souffrir, elle se promettait non des représailles, mais d’obtenir, par tous les moyens possibles, une réparation éclatante. Si on la lui refusait, elle était décidée à poursuivre, à combattre sans repos ni trêve tant d’astuce, tant d’hypocrisie, tant de cruauté, non par ressentiment de ses douleurs, mais pour épargner les mêmes tourments à d’autres victimes, qui ne pourraient, comme elle, lutter et se défendre.

Adrienne, sans doute encore sous la pénible impression que venait de lui causer son entrevue avec Rose Simon, s’accoudait languissamment sur l’un des supports du banc rustique où elle était assise, et tenait ses yeux cachés sous sa main gauche. Elle avait déposé son chapeau à ses côtés, et la position inclinée de sa tête ramenait sur ses joues fraîches et polies, qu’ils cachaient presque entièrement, les longues boucles de ses cheveux d’or. Dans cette attitude, penchée, remplie de grâce et d’abandon, le charmant et riche contour de sa taille se dessinait sous sa robe de moire d’un vert d’émail ; un large col fixé par un nœud de satin rose, et des manchettes plates en guipure magnifique, empêchaient que la couleur de sa robe tranchât trop vivement sur l’éblouissante blancheur de son cou de cygne et de ses mains raphaëlesques, imperceptiblement veinées de petits sillons d’azur ; sur son cou-de-pied, très-haut et très-nettement détaché, se croisaient les minces cothurnes d’un petit soulier de satin noir, car le docteur Baleinier lui avait permis de s’habiller avec son goût habituel, et, nous l’avons dit, la recherche, l’élégance, n’étaient pas pour Adrienne coutume de coquetterie, mais devoir envers elle-même, que Dieu s’était complu à faire si belle.

À l’aspect de cette jeune fille, dont elle admira naïvement la mise, la tournure charmantes, sans retour amer sur les haillons qu’elle portait et sur sa difformité à elle, pauvre ouvrière, la Mayeux se dit tout d’abord, avec autant de bon sens que de sagacité, qu’il était extraordinaire qu’une folle se vêtit si sagement et si gracieusement ; aussi ce fut avec autant de surprise que d’émotion qu’elle s’approcha doucement de la claire-voie qui la séparait d’Adrienne ; réfléchissant, néanmoins, que peut-être cette infortunée était véritablement insensée, mais qu’elle se trouvait dans un jour lucide.

Alors, d’une voix timide, mais assez élevée pour être entendue, la Mayeux, afin de s’assurer de l’identité d’Adrienne, dit avec un grand battement de cœur :

— Mademoiselle de Cardoville ?

— Qui m’appelle ? dit Adrienne.

Puis redressant vivement la tête, et apercevant la Mayeux, elle ne put retenir un léger cri de surprise, presque d’effroi…

En effet, cette pauvre créature, pâle, difforme, misérablement vêtue, lui apparaissant ainsi brusquement, devait inspirer à mademoiselle de Cardoville, si amoureuse de la grâce et de la beauté, une sorte de répugnance, de frayeur… Et ces deux sentiments se trahirent sur sa physionomie expressive.

La Mayeux ne s’aperçut pas de l’impression qu’elle causait ;… immobile, les yeux fixes, les mains jointes avec une sorte d’admiration ou plutôt d’adoration profonde, elle contemplait l’éblouissante beauté d’Adrienne qu’elle avait seulement entrevue à travers le grillage de sa croisée ; ce que lui avait dit Agricol du charme de sa protectrice lui paraissait mille fois au-dessous de la réalité ; jamais la Mayeux, même dans ses secrètes aspirations de poëte, n’avait rêvé une si rare perfection.

Par un rapprochement singulier, l’aspect du beau idéal jetait dans une sorte de divine extase ces deux jeunes filles si dissemblables, ces deux types extrêmes de laideur et de beauté, de richesse et de misère.

Après cet hommage pour ainsi dire involontaire, rendu à Adrienne, la Mayeux fit un mouvement vers la claire-voie.

— Que voulez-vous ?… s’écria mademoiselle de Cardoville en se levant avec un sentiment de répulsion qui ne put échapper à la Mayeux.

Aussi baissant timidement les yeux, celle-ci dit de sa voix la plus douce :

— Pardon, mademoiselle, de me présenter ainsi devant vous, mais les moments sont précieux… je viens de la part d’Agricol…

En prononçant ces mots, la jeune ouvrière releva les yeux avec inquiétude, craignant que mademoiselle de Cardoville n’eût oublié le nom du forgeron ; mais à sa grande surprise et à sa plus grande joie, l’effroi d’Adrienne sembla diminuer au nom d’Agricol.

Elle se rapprocha de la claire-voie, et regarda la Mayeux avec une curiosité bienveillante.

— Vous venez de la part de M. Agricol Baudoin ? lui dit-elle. Et qui êtes-vous ?

— Sa sœur adoptive… mademoiselle… une pauvre ouvrière qui demeure dans sa maison…

Adrienne parut rassembler ses souvenirs, se rassurer tout à fait, et dit en souriant avec bonté après un moment de silence :

— C’est vous qui avez engagé M. Agricol à s’adresser à moi pour la caution, n’est-ce pas ?

— Comment, mademoiselle, vous vous souvenez… ?

— Je n’oublie jamais ce qui est généreux et noble. M. Agricol m’a parlé avec attendrissement de votre dévouement pour lui ;… je m’en souviens… rien de plus simple… Mais comment êtes-vous ici ? dans ce couvent ?

— On m’avait dit que peut-être l’on m’y procurerait de l’occupation, car je me trouve sans ouvrage. Malheureusement, j’ai éprouvé un refus de la part de la supérieure.

— Et comment m’avez-vous reconnue ?

— À votre beauté, mademoiselle… dont Agricol m’avait parlé.

— Ne m’avez-vous pas plutôt reconnue… à ceci ? dit Adrienne.

Et, souriant, elle prit du bout de ses doigts rosés l’extrémité d’une des longues et soyeuses boucles de ses cheveux dorés.

— Il faut pardonner à Agricol, mademoiselle, dit la Mayeux avec un de ces demi-sourires qui effleuraient si rarement ses lèvres, il est poëte, et en me faisant, avec une respectueuse admiration, le portrait de sa protectrice… il n’a omis aucune de ses rares perfections.

— Et qui vous a donné l’idée de venir me parler ?

— L’espoir de pouvoir peut-être vous servir, mademoiselle. Vous avez accueilli Agricol avec tant de bonté que j’ai osé partager sa reconnaissance envers vous…

— Osez, osez, ma chère enfant, dit Adrienne avec une grâce indéfinissable, ma récompense sera double… quoique jusqu’ici je n’aie pu être utile que d’intention à votre digne frère adoptif.

Pendant l’échange de ces paroles, Adrienne et la Mayeux s’étaient tour à tour regardées avec une surprise croissante.

D’abord la Mayeux ne comprenait pas qu’une femme qui passait pour folle s’exprimât comme s’exprimait Adrienne ; puis elle s’étonnait elle-même de la liberté, ou plutôt de l’aménité d’esprit avec laquelle elle venait de répondre à mademoiselle de Cardoville, ignorant que celle-ci partageait ce précieux privilège des natures élevées et bienveillantes, de mettre en valeur tout ce qui les approche avec sympathie.

De son côté, mademoiselle de Cardoville était à la fois profondément émue et étonnée d’entendre cette jeune fille du peuple, vêtue comme une mendiante, s’exprimer en termes choisis avec un à-propos parfait. À mesure qu’elle considérait la Mayeux, l’impression désagréable que celle-ci lui avait fait éprouver se transformait en un sentiment tout contraire. Avec ce tact de rapide et minutieuse observation naturel aux femmes, elle remarquait sous le mauvais bonnet de crêpe noir de la Mayeux, une belle chevelure châtaine, lisse et brillante. Elle remarquait encore que ses mains blanches, longues et maigres, quoique sortant des manches d’une robe en guenilles, étaient d’une netteté parfaite ; preuve que le soin, la propreté, le respect de soi, luttaient du moins contre une horrible détresse. Adrienne trouvait enfin dans la pâleur des traits mélancoliques de la jeune ouvrière, dans l’expression à la fois intelligente, douce et timide de ses yeux bleus, un charme touchant et triste, une dignité modeste qui faisaient oublier sa difformité.

Adrienne aimait passionnément la beauté physique ; mais elle avait l’esprit trop supérieur, l’âme trop noble, le cœur trop sensible, pour ne pas savoir apprécier la beauté morale qui rayonne souvent sur une figure humble et souffrante. Seulement, cette appréciation était toute nouvelle pour mademoiselle de Cardoville ; jusqu’alors sa haute fortune, ses habitudes élégantes, l’avaient tenue éloignée des personnes de la classe de la Mayeux.

Après un moment de silence, pendant lequel la belle patricienne et l’ouvrière misérable s’étaient mutuellement examinées avec une surprise croissante, Adrienne dit à la Mayeux :

— La cause de notre étonnement à toutes deux est, je crois, facile à deviner ; vous trouvez sans doute que je parle assez raisonnablement pour une folle, si l’on vous a dit que je l’étais. Et moi, ajouta mademoiselle de Cardoville d’un ton de commisération pour ainsi dire respectueuse, et moi je trouve que la délicatesse de votre langage et de vos manières contraste si douloureusement avec la position où vous semblez être, que ma surprise doit encore surpasser la vôtre.

— Ah ! mademoiselle, s’écria la Mayeux avec une expression de bonheur tellement sincère et profond, que ses yeux se voilèrent de larmes de joie, il est donc vrai ? on m’avait trompée : aussi tout à l’heure, en vous voyant si belle, si bienveillante, en entendant votre voix si douce, je ne pouvais croire qu’un tel malheur vous eût frappée… Mais, hélas ! comment se fait-il mademoiselle, que vous soyez ici ?

— Pauvre enfant ! dit Adrienne tout émue de l’affection que lui témoignait cette excellente créature. Et comment se fait-il qu’avec tant de cœur, qu’avec un esprit si distingué, vous soyez si malheureuse ? Mais, rassurez-vous, je ne serai pas toujours ici… c’est vous dire que vous et moi reprendrons bientôt la place qui nous convient… Croyez-moi, je n’oublierai jamais que malgré la pénible préoccupation où vous deviez être en vous voyant privée de travail, votre seule ressource, vous ayez songé à venir à moi… pour tâcher de m’être utile ;… vous pouvez, en effet, me servir beaucoup… ce qui me ravit, parce que je vous devrai beaucoup… Aussi vous verrez combien j’abuserai de ma reconnaissance ! dit Adrienne avec un sourire adorable. Mais, reprit-elle, avant de penser à moi, pensons aux autres ; votre frère adoptif n’est-il pas en prison ?

— À cette heure, sans doute, mademoiselle, il n’y est plus, grâce à la générosité d’un de ses camarades ; son père a pu aller hier offrir une caution, et on lui a promis qu’aujourd’hui il serait libre ;… mais, de sa prison, il m’avait écrit qu’il avait les choses les plus importantes à vous révéler.

— À moi ?

— Oui, mademoiselle… Agricol sera, je l’espère, libre aujourd’hui. Par quels moyens pourra-t-il vous en instruire ?

— Il a des révélations à me faire à moi ? répéta mademoiselle de Cardoville d’un air surpris et pensif. Je cherche en vain ce que cela peut être, mais tant que je serai enfermée dans cette maison, privée de toute communication avec le dehors, M. Agricol ne peut songer à s’adresser directement ou indirectement à moi ; il doit donc attendre que je sois hors d’ici ; ce n’est pas tout, il faut aussi arracher de ce couvent deux pauvres enfants bien plus à plaindre que moi… Les filles du maréchal Simon sont retenues ici malgré elles.

— Vous savez leur nom, mademoiselle ?

— M. Agricol, en m’apprenant leur arrivée à Paris, m’avait dit qu’elles avaient quinze ans et qu’elles se ressemblaient d’une manière frappante… Aussi lorsque, avant-hier, faisant ma promenade accoutumée, j’ai remarqué deux pauvres petites figures éplorées venir de temps à autre se coller aux croisées des cellules qu’elles habitent séparément, l’une au rez-de-chaussée, l’autre au premier étage, un secret pressentiment m’a dit que je voyais en elles les orphelines dont M. Agricol m’avait parlé et qui déjà m’intéressaient vivement, car elles sont mes parentes.

— Elles, vos parentes ? mademoiselle.

— Sans doute… Aussi, ne pouvant faire plus, j’avais tâché de leur exprimer par signes combien leur sort me touchait ; leurs larmes, l’altération de leurs charmants visages me disaient assez qu’elles étaient prisonnières dans le couvent, comme je le suis moi-même dans cette maison.

— Ah ! je comprends, mademoiselle… victime de l’animosité de votre famille, peut-être ?

— Quel que soit mon sort, je suis bien moins à plaindre que ces deux enfants… dont le désespoir est alarmant. Leur séparation est surtout ce qui les accable davantage ; d’après quelques mots que l’une d’elles m’a dits tout à l’heure, je vois qu’elles sont comme moi victimes d’une odieuse machination… Mais, grâce à vous… il sera possible de les sauver. Depuis que je suis dans cette maison, il m’a été impossible, je vous l’ai dit, d’avoir la moindre communication avec le dehors… On ne m’a laissé ni plume ni papier, il m’est donc impossible d’écrire. Maintenant, écoutez-moi attentivement, et nous pourrons combattre une odieuse persécution.

— Oh ! parlez ! parlez ! mademoiselle.

— Le soldat qui a amené les orphelines en France, le père de M. Agricol, est ici ?

— Oui, mademoiselle… Ah ! si vous saviez son désespoir, sa fureur, lorsqu’à son retour il n’a pas retrouvé les enfants qu’une mère mourante lui avait confiés !

— Il faut surtout qu’il se garde d’agir avec la moindre violence ; tout serait perdu… Prenez cette bague (et Adrienne tira une bague de son doigt), remettez-la-lui… Il ira aussitôt… Mais êtes-vous sûre de vous rappeler un nom et une adresse ?

— Oh ! oui, mademoiselle… soyez tranquille ; Agricol m’a dit votre nom une seule fois… je ne l’ai pas oublié : le cœur a sa mémoire.

— Je le vois, ma chère enfant… Rappelez-vous donc le nom du comte de Montbron…

— Le comte de Montbron… Je ne l’oublierai pas.

— C’est un de mes bons vieux amis ; il demeure place Vendôme, no 7.

— Place Vendôme, no 7… Je retiendrai cette adresse.

— Le père de M. Agricol ira chez lui ce soir ; s’il n’y est pas, il l’attendra jusqu’à son retour. Alors il demandera à le voir de ma part, en lui faisant remettre cette bague pour preuve de ce qu’il avance ; une fois auprès de lui, il lui dira tout, l’enlèvement des jeunes filles, l’adresse du couvent où elles sont retenues ; il ajoutera que je suis moi-même renfermée comme folle dans la maison de santé du docteur Baleinier… La vérité a un accent que M. de Montbron reconnaîtra… C’est un homme d’infiniment d’expérience et d’esprit, dont l’influence est grande ; à l’instant il s’occupera des démarches nécessaires, et demain ou après-demain, j’en suis certaine, ces pauvres orphelines et moi nous serons libres… cela… grâce à vous. Mais les moments sont précieux, on pourrait nous surprendre… hâtez-vous, ma chère enfant.

Puis, au moment de se retirer, Adrienne dit à la Mayeux, avec un sourire si touchant et avec un accent si pénétré, si affectueux, qu’il fut impossible à l’ouvrière de ne pas le croire sincère :

— M. Agricol m’a dit que je vous valais par le cœur… Je comprends maintenant tout ce qu’il y avait pour moi d’honorable… de flatteur dans ces paroles… Je vous en prie… donnez-moi vite votre main…, ajouta mademoiselle de Cardoville, dont les yeux devinrent humides. Puis, passant sa main charmante à travers deux des ais de la claire-voie, elle la tendit à la Mayeux.

Les mots et le geste de la belle patricienne furent empreints d’une cordialité si vraie, que l’ouvrière, sans fausse honte, mit en tremblant dans la ravissante main d’Adrienne sa pauvre main amaigrie…

Alors mademoiselle de Cardoville, par un mouvement de pieux respect, la porta spontanément à ses lèvres en disant :

— Puisque je ne puis vous embrasser comme une sœur, vous qui me sauvez… que je baise au moins cette noble main glorifiée par le travail.

Tout à coup, des pas se firent entendre dans le jardin du docteur Baleinier ; Adrienne se redressa brusquement et disparut derrière des arbres verts, en disant à la Mayeux :

— Courage, souvenir et espoir !

Tout ceci s’était passé si rapidement, que la jeune ouvrière n’avait pu faire un pas ; des larmes, mais des larmes cette fois bien douces, coulaient abondamment sur ses joues pâles.

Une jeune fille comme Adrienne de Cardoville la traiter de sœur, lui baiser la main, et se dire fière de lui ressembler par le cœur, à elle, pauvre créature végétant au plus profond de l’abîme de la misère ! c’était montrer un sentiment de fraternelle égalité aussi divin que la parole évangélique.

Il est des mots, des impressions, qui font oublier à une belle âme des années de souffrances, et qui semblent, par un éclat fugitif, lui révéler à elle-même sa propre grandeur ; il en fut ainsi de la Mayeux ; grâce à de généreuses paroles, elle eut un moment la conscience de sa valeur… Et quoique ce ressentiment fût aussi rapide qu’ineffable, elle joignit les mains et leva les yeux au ciel avec une expression de fervente reconnaissance : car si l’ouvrière ne pratiquait pas, pour nous servir de l’argot ultramontain, personne plus qu’elle n’était doué de ce sentiment profondément, sincèrement religieux, qui est au dogme ce que l’immensité des cieux étoilés est au plafond d’une église.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cinq minutes après avoir quitté mademoiselle de Cardoville, la Mayeux, sortant du jardin sans être aperçue, était remontée au premier étage et frappait discrètement à la porte de la lingerie.

Une sœur vint lui ouvrir.

— Mademoiselle Florine, qui m’a amenée, n’est-elle pas ici, ma sœur ? demanda-t-elle.

— Elle n’a pu vous attendre plus longtemps ; vous venez sans doute de chez madame notre mère la supérieure ?

— Oui… oui, ma sœur…, répondit l’ouvrière en baissant les yeux, auriez-vous la bonté de me dire par où je dois sortir ?

— Venez avec moi…

La Mayeux suivit la sœur, tremblant à chaque pas de rencontrer la supérieure, qui se fût à bon droit étonnée et informée de la cause de son long séjour dans le couvent.

Enfin, la première porte du couvent se referma sur la Mayeux.

Après avoir traversé rapidement la vaste cour, s’approchant de la loge du portier, afin de demander qu’on lui ouvrît la porte extérieure, l’ouvrière entendit ces mots prononcés d’une voix rude :

— Il paraît, mon vieux Jérôme, qu’il faudra cette nuit redoubler de surveillance… Quant à moi, je vas mettre deux balles de plus dans mon fusil ; madame la supérieure a ordonné de faire deux rondes au lieu d’une…

— Moi, Nicolas, je n’ai pas besoin de fusil, dit l’autre voix ; j’ai ma faux bien aiguisée, bien tranchante, emmanchée à revers… C’est une arme de jardinier ; elle n’en est pas plus mauvaise.

Involontairement inquiète de ces paroles, qu’elle n’avait pas cherché à entendre, la Mayeux s’approcha de la loge du concierge et demanda le cordon.

— D’où venez-vous comme ça ? dit le portier en sortant à demi de sa loge, tenant à la main un fusil à deux coups qu’il s’occupait de charger, et en examinant l’ouvrière d’un regard soupçonneux.

— Je viens de parler à madame la supérieure, répondit timidement la Mayeux.

— Bien vrai ?… dit brutalement Nicolas ; c’est que vous m’avez l’air d’une mauvaise pratique ;… enfin, c’est égal… filez, et plus vite que ça.

La porte cochère s’ouvrit, la Mayeux sortit.

À peine avait-elle fait quelques pas dans la rue qu’à sa grande surprise elle vit Rabat-Joie accourir à elle…, et plus loin, derrière lui, Dagobert arrivait aussi précipitamment.

La Mayeux allait au-devant du soldat, lorsqu’une voix pleine et sonore, criant de loin : « Hé ! ma bonne Mayeux ! » fit retourner la jeune fille.

Du côté opposé d’où venait Dagobert, elle vit accourir Agricol.




IX


Les rencontres.


À la vue de Dagobert et d’Agricol, la Mayeux était restée stupéfaite, à quelques pas de la porte du couvent.

Le soldat n’apercevait pas encore l’ouvrière ; il s’avançait rapidement, suivant Rabat-Joie, qui, bien que maigre, efflanqué, hérissé, crotté, semblait frétiller de plaisir et tournait de temps à autre sa tête intelligente vers son maître, auprès duquel il était retourné, après avoir caressé la Mayeux.

— Oui, oui, je t’entends, mon pauvre vieux, disait le soldat avec émotion, tu es plus fidèle que moi ;… toi, tu ne les as pas abandonnées une minute, mes chères enfants ;… tu les as suivies ; tu auras attendu jour et nuit, sans manger… à la porte de la maison où on les a conduites, et, à la fin, lassé de ne pas les voir sortir… tu es accouru au logis me chercher… Oui, pendant que je me désespérais comme un fou furieux… tu faisais ce que j’aurais dû faire… tu découvrais leur retraite… Qu’est-ce que cela prouve ? que les bêtes valent mieux que les hommes ? C’est connu… Enfin… je vais les revoir !… Quand je pense que c’est demain le 13, et que sans toi, mon vieux Rabat-Joie… tout était perdu… j’en ai le frisson… Ah çà, arriverons-nous bientôt ?… Quel quartier désert !… et la nuit approche.

Dagobert avait tenu ce discours à Rabat-Joie tout en marchant et en tenant les yeux fixés sur son brave chien, qui marchait d’un bon pas… Tout à coup, voyant le fidèle animal le quitter en bondissant, il leva la tête et aperçut à quelques pas de lui Rabat-Joie faisant de nouveau fête à la Mayeux et à Agricol, qui venaient de se rejoindre à quelques pas de la porte du couvent.

— La Mayeux !… s’étaient écriés le père et le fils à la vue de la jeune ouvrière en s’approchant d’elle et la regardant avec une surprise profonde.

— Bon espoir, M. Dagobert ! dit-elle avec une joie impossible à rendre, Rose et Blanche sont retrouvées.

Puis se tournant vers le forgeron :

— Bon espoir, Agricol… mademoiselle de Cardoville n’est pas folle… je viens de la voir…

— Elle n’est pas folle ? Quel bonheur ! dit le forgeron.

— Les enfants ! s’écria Dagobert en prenant dans ses mains tremblantes d’émotion les mains de la Mayeux, vous les avez vues !

— Oui, tout à l’heure… bien tristes… bien désolées… mais je n’ai pu leur parler.

— Ah ! dit Dagobert en s’arrêtant comme suffoqué par cette nouvelle, et portant ses deux mains à sa poitrine, je n’aurais jamais cru que mon vieux cœur pût battre si fort. Et pourtant… grâce à mon chien, je m’attendais presque à ce qui arrive ;… mais c’est égal… j’ai… comme un éblouissement de joie…

— Brave… père, tu vois, la journée est bonne, dit Agricol en regardant l’ouvrière avec reconnaissance.

— Embrassez-moi, ma digne et chère fille, ajouta le soldat en serrant la Mayeux dans ses bras avec effusion.

Puis, dévoré d’impatience, il ajouta :

— Allons vite chercher les enfants.

— Ah ! ma bonne Mayeux, dit Agricol ému, tu rends le repos, peut-être la vie à mon père… Et mademoiselle de Cardoville… comment sais-tu… ?

— Un bien grand hasard… Et toi-même… comment te trouves-tu là ?

— Rabat-Joie s’arrête et il aboie, s’écria Dagobert qui avait déjà fait quelques pas précipitamment.

En effet, le chien, aussi impatient que son maître de revoir les orphelines, mais mieux instruit que lui sur le lieu de leur retraite, était allé se poster à la porte du couvent, d’où il se mit à aboyer afin d’attirer l’attention de Dagobert.

Celui-ci comprit son chien, et dit à la Mayeux en lui faisant un geste indicatif :

— Les enfants sont là ?

— Oui, M. Dagobert.

— J’en étais sûr… Brave chien !… Oh ! oui, les bêtes valent mieux que les hommes ; sauf vous, ma bonne Mayeux, qui valez mieux que les hommes et les bêtes… Enfin… ces pauvres petites… je vais les voir… les avoir !…

Ce disant, Dagobert, malgré son âge, se mit à courir pour rejoindre Rabat-Joie.

— Agricol, s’écria la Mayeux, empêche ton père de frapper à cette porte… il perdrait tout.

En deux bonds le forgeron atteignit son père. Celui-ci allait mettre la main sur le marteau de la porte.

— Mon père… ne frappe pas, s’écria le forgeron en saisissant le bras de Dagobert.

— Que diable me dis-tu là ?…

— La Mayeux dit qu’en frappant… vous perdriez tout.

— Comment ?

— Elle va vous expliquer.

En effet, la Mayeux, moins alerte qu’Agricol, arriva bientôt, et dit au soldat :

— M. Dagobert, ne restons pas devant cette porte : on pourrait l’ouvrir, nous voir ; cela donnerait des soupçons. Suivons plutôt le mur…

— Des soupçons !… dit le vétéran tout surpris, mais sans s’éloigner de la porte, quels soupçons ?

— Je vous en conjure… ne restez pas là…, dit la Mayeux avec tant d’instance, qu’Agricol, se joignant à elle, dit à son père :

— Mon père… puisque la Mayeux dit cela… c’est qu’elle a ses raisons ; écoutons-la… Le boulevard de l’Hôpital est à deux pas, il n’y passe personne ; nous pourrons parler sans être interrompus.

— Que le diable m’emporte si je comprends un mot à tout ceci ! s’écria Dagobert, mais toujours sans quitter la porte. Ces enfants sont là, je les prends, je les emmène… c’est l’affaire de dix minutes.

— Oh ! ne croyez pas cela… M. Dagobert, dit la Mayeux. C’est bien plus difficile que vous ne pensez… Mais venez… venez. Entendez-vous ?… on parle dans la cour.

En effet, on entendit un bruit de voix assez élevé.

— Viens… viens, mon père…, dit Agricol en entraînant le soldat presque malgré lui.

Rabat-Joie, paraissant très surpris de ces hésitations, aboya deux ou trois fois, sans abandonner son poste, comme pour protester contre cette humiliante retraite ; mais à un appel de Dagobert, il se hâta de rejoindre le corps d’armée.

Il était alors cinq heures du soir, il faisait grand vent ; d’épaisses nuées grises et pluvieuses couraient sur le ciel. Nous l’avons dit, le boulevard de l’Hôpital, qui limitait à cet endroit le jardin du couvent, n’était presque pas fréquenté. Dagobert, Agricol et la Mayeux purent donc tenir solitairement conseil dans cet endroit écarté.

Le soldat ne dissimulait pas la violente impatience que lui causaient ces tempéraments : aussi, à peine l’angle de la rue fut-il tourné, qu’il dit à la Mayeux :

— Voyons, ma fille, expliquez-vous… je suis sur des charbons ardents.

— La maison où sont renfermées les filles du maréchal Simon… est un couvent… M. Dagobert.

— Un couvent ! s’écria le soldat, je devais m’en douter…

Puis il ajouta :

— Eh bien ! après ? j’irai les chercher dans un couvent comme ailleurs. Une fois n’est pas coutume.

— Mais, M. Dagobert, elles sont enfermées là contre leur gré, contre le vôtre ; on ne vous les rendra pas.

— On ne me les rendra pas ? ah ! mordieu, nous allons voir ça…

Et il fit un pas vers la rue.

— Mon père, dit Agricol en le retenant, un moment de patience, écoutez la Mayeux.

— Je n’écoute rien… Comment ! ces enfants sont là… à deux pas de moi… je le sais… et je ne les aurais pas, de gré ou de force, à l’instant même ? ah ! pardieu ! ce serait curieux ! Laisse-moi.

— M. Dagobert, je vous en supplie, écoutez-moi, dit la Mayeux en prenant l’autre main de Dagobert, il y a un autre moyen d’avoir ces pauvres demoiselles, et cela sans violence. mademoiselle de Cardoville me l’a bien dit, la violence perdrait tout…

— S’il y a un autre moyen, à la bonne heure… vite… voyons le moyen.

— Voici une bague que mademoiselle de Cardoville…

— Qu’est-ce que c’est que mademoiselle de Cardoville ?

— Mon père, c’est cette jeune personne remplie de générosité qui voulait être ma caution… et à qui j’ai des choses si importantes à dire…

— Bon, bon, reprit Dagobert, tout à l’heure nous parlerons de cela… Eh bien, ma bonne Mayeux, cette bague ?

— Vous allez la prendre, M. Dagobert ; vous irez trouver M. le comte de Montbron, place Vendôme, no 7. C’est un homme, à ce qu’il paraît, très-puissant ; il est ami de mademoiselle de Cardoville, cette bague lui prouvera que vous venez de sa part ; vous lui direz qu’elle est retenue comme folle dans une maison de santé voisine de ce couvent, et que dans ce couvent sont renfermées, contre leur gré, les filles du maréchal Simon.

— Bien… ensuite… ensuite ?

— Alors, M. le comte de Montbron fera, auprès des personnes haut placées, les démarches nécessaires pour faire rendre la liberté à mademoiselle de Cardoville et aux filles du maréchal Simon, et peut-être… demain ou après-demain…

— Demain ou après-demain ! s’écria Dagobert, peut-être ! mais c’est aujourd’hui, à l’instant, qu’il me les faut… Après-demain… et peut-être encore !… il serait bien temps… Merci toujours, ma bonne Mayeux, mais gardez votre bague… J’aime mieux faire mes affaires moi-même… Attends-moi là, mon garçon.

— Mon père… que voulez-vous faire ?… s’écria Agricol en retenant encore le soldat, c’est un couvent… pensez donc !

— Tu n’es qu’un conscrit ; je connais ma théorie du couvent sur le bout de mon doigt. En Espagne, je l’ai pratiquée cent fois… Voilà ce qui va arriver… Je frappe, une tourière ouvre, elle me demande ce que je veux ; je ne réponds pas ; elle veut m’arrêter ; je passe ; une fois dans le couvent, j’appelle mes enfants de toutes mes forces, en le parcourant du haut en bas.

— Mais, M. Dagobert, les religieuses…, dit la Mayeux en tâchant de retenir Dagobert.

— Les religieuses se mettent à mes trousses et me poursuivent en criant comme des pies dénichées ; je connais ça. À Séville, j’ai été repêcher de la sorte une Andalouse que des béguines retenaient de force. Je les laisse crier, je parcours donc le couvent en appelant Rose et Blanche… Elles m’entendent, me répondent ; si elles sont renfermées, je prends la première chose venue et j’enfonce leur porte.

— Mais, M. Dagobert, les religieuses ?… les religieuses ?

— Les religieuses avec leurs cris ne m’empêchent pas d’enfoncer la porte, de prendre mes enfants dans mes bras et de filer ; si on a refermé la porte du dehors, second enfoncement… Ainsi, ajouta Dagobert en se dégageant des mains de la Mayeux, attendez-moi là ; dans dix minutes je suis ici… Va toujours chercher un fiacre, mon garçon.

Plus calme que Dagobert, et surtout plus instruit que lui en matière de code pénal, Agricol fut effrayé des conséquences que pouvait avoir l’étrange façon de procéder du vétéran. Aussi, se jetant au-devant de lui, il s’écria :

— Je t’en supplie, un mot encore…

— Mordieu ! voyons, dépêche-toi.

— Si tu veux pénétrer de force dans le couvent, tu perdras tout !

— Comment ?

— D’abord, M. Dagobert, dit la Mayeux, il y a des hommes dans le couvent :… en sortant, tout à l’heure, j’ai vu le portier qui chargeait son fusil ; le jardinier parlait d’une faux aiguisée, et de rondes qu’ils faisaient la nuit…

— Je me moque pas mal d’un fusil de portier et de la faux d’un jardinier !

— Soit, mon père, mais, je t’en conjure, écoute-moi un moment encore : tu frappes, n’est-ce pas ? la porte s’ouvre, le portier te demande ce que tu veux…

— Je dis que je veux parler à la supérieure… et je file dans le couvent.

— Mais, mon Dieu, M. Dagobert, dit la Mayeux, une fois la cour traversée, on arrive à une seconde porte fermée par un guichet ; là une religieuse vient voir qui sonne, et n’ouvre que lorsqu’on lui a dit l’objet de la visite qu’on veut faire.

— Je lui répondrai : Je veux voir la supérieure.

— Alors, mon père, comme tu n’es pas un habitué du couvent on ira prévenir la supérieure.

— Bon… après ?

— Elle viendra.

— Après ?…

— Elle vous demandera ce que vous voulez, M. Dagobert.

— Ce que je veux ?… mordieu… mes enfants…

— Encore une minute de patience, mon père… Tu ne peux douter, d’après les précautions que l’on a prises, que l’on ne veuille retenir là mesdemoiselles Simon malgré elles, malgré toi.

— Je n’en doute pas… j’en suis sûr… c’est pour arriver là qu’ils ont tourné la tête de ma pauvre femme…

— Alors, mon père, la supérieure te répondra qu’elle ne sait pas ce que tu veux dire et que mesdemoiselles Simon ne sont pas au couvent.

— Et je lui dirai, moi, qu’elles y sont : témoin la Mayeux, témoin Rabat-Joie.

— La supérieure te dira qu’elle ne te connaît pas, qu’elle n’a pas d’explications à te donner… et elle refermera son guichet.

— Alors j’enfonce la porte… tu vois bien qu’il faut toujours en arriver là… Laisse-moi… mordieu ! laisse-moi…

— Et le portier, à ce bruit, à cette violence, court chercher la garde, on arrive, et l’on commence par t’arrêter.

— Et vos pauvres enfants… que deviennent-elles alors, M. Dagobert ? dit la Mayeux.

Le père d’Agricol avait trop de bon sens pour ne pas sentir toute la justesse des observations de son fils et de la Mayeux ; mais il savait aussi qu’il fallait qu’à tout prix les orphelines fussent libres avant le lendemain. Cette alternative était terrible, si terrible que, portant ses deux mains à son front brûlant, Dagobert tomba assis sur un banc de pierre, comme anéanti par l’inexorable fatalité de sa position.

Agricol et la Mayeux, profondément touchés de ce muet désespoir, échangèrent un triste regard. Le forgeron, s’asseyant à côté du soldat, lui dit :

— Mais, mon père, rassure-toi donc ; songe à ce que la Mayeux vient de dire ;… en allant avec cette bague de mademoiselle de Cardoville chez ce monsieur qui est très-influent, tu le vois, ces demoiselles peuvent être libres demain… suppose même, au pis aller, qu’elles ne te soient rendues qu’après-demain…

— Tonnerre et sang ! vous voulez donc me rendre fou ? s’écria Dagobert en bondissant sur son banc et en regardant son fils et la Mayeux avec une expression si sauvage, si désespérée, qu’Agricol et l’ouvrière en reculèrent avec autant de surprise que d’inquiétude.

— Pardon, mes enfants, dit Dagobert en revenant à lui après un long silence, j’ai tort de m’emporter, car nous ne pouvons nous entendre… Ce que vous dites est juste… et pourtant, moi, j’ai raison de parler comme je parle… Écoutez-moi… tu es un honnête homme, Agricol ; vous, une honnête fille, la Mayeux… Ce que je vais vous dire est pour vous seuls… J’ai amené ces enfants du fond de la Sibérie, savez-vous pourquoi ? Pour qu’elles se trouvent demain matin rue Saint-François… Si elles ne s’y trouvent pas, j’ai trahi le dernier vœu de leur mère mourante.

— Rue Saint-François, no 3 ! s’écria Agricol en interrompant son père.

— Oui… comment sais-tu ce numéro ? dit Dagobert.

— Cette date ne se trouve-t-elle pas sur une médaille en bronze ?

— Oui…, reprit Dagobert de plus en plus étonné. Qui t’a dit cela ?

— Mon père… un instant… s’écria Agricol. Laissez-moi réfléchir… je crois deviner… oui… et toi, ma bonne Mayeux, tu m’as dit que mademoiselle de Cardoville n’était pas folle…

— Non… on la retient malgré elle… dans cette maison, sans la laisser communiquer avec personne ;… elle a ajouté qu’elle se croyait, ainsi que les filles du maréchal Simon, victime d’une odieuse machination.

— Plus de doute ! s’écria le forgeron, je comprends tout maintenant… mademoiselle de Cardoville a le même intérêt que mesdemoiselles Simon à se trouver demain rue Saint-François… et elle l’ignore peut-être.

— Comment ?

— Encore un mot, ma bonne Mayeux… mademoiselle de Cardoville t’a-t-elle dit qu’elle avait un intérêt puissant à être libre demain ?

— Non… car en me donnant cette bague pour le comte de Montbron, elle m’a dit : « Grâce à lui, demain ou après-demain, moi et les filles du maréchal Simon nous serons libres… »

— Mais explique-toi donc ! dit Dagobert à son fils avec impatience.

— Tantôt, reprit le forgeron, lorsque tu es venu me chercher à la prison, mon père, je t’ai dit que j’avais un devoir sacré à remplir et que je te rejoindrais à la maison…

— Oui… et je suis allé, de mon côté, tenter de nouvelles démarches dont je vous parlerai tout à l’heure.

— J’ai couru tout de suite au pavillon de la rue de Babylone, ignorant que mademoiselle de Cardoville fût folle ou du moins passât pour folle… Un domestique m’ouvre et me dit que cette demoiselle a éprouvé un accès de folie soudain… Tu conçois, mon père, quel coup cela me porte… je demande où elle est, et on me répond qu’on n’en sait rien ; je demande si je peux parler à quelqu’un de ses parents. Comme ma blouse n’inspirait pas grande confiance, on me répond qu’il n’y a ici personne de sa famille… j’étais désolé ; une idée me vient… je me dis : « Elle est folle ; son médecin doit savoir où l’on l’a conduite ; si elle est en état de m’entendre, il me conduira auprès d’elle ; sinon, à défaut de parents, je parlerai à son médecin ; souvent un médecin, c’est un ami… » Je demande donc à ce domestique s’il pourrait m’indiquer le médecin de mademoiselle de Cardoville. On me donne son adresse sans difficultés ; M. le docteur Baleinier, rue Taranne, 12. J’y cours, il était sorti ; mais on me dit, chez lui, que sur les cinq heures je le trouverais sans doute à sa maison de santé ; cette maison est voisine du couvent… voilà pourquoi nous nous sommes rencontrés.

— Mais cette médaille… cette médaille ? dit Dagobert impatiemment, où l’as-tu vue ?

— C’est à propos de cela et d’autres choses encore que j’avais écrites à la Mayeux que je désirais faire à mademoiselle de Cardoville des révélations importantes…

— Et ces révélations ?

— Voici, mon père : j’étais allé chez elle, le jour de votre départ, pour la prier de me fournir une caution ; on m’avait suivi ; elle l’apprend par une de ses femmes de chambre ; pour me mettre à l’abri de l’arrestation, elle me fait conduire dans une cachette de son pavillon ; c’était une sorte de petite pièce voûtée qui ne recevait de jour que par un conduit fait comme une cheminée ; au bout de quelques instants j’y voyais très-clair. N’ayant rien de mieux à faire qu’à regarder autour de moi, je regarde, les murs étaient recouverts de boiseries ; l’entrée de cette cachette se composait d’un panneau glissant sur des coulisses de fer, au moyen de contrepoids et d’engrenages compliqués admirablement travaillés ; c’est mon état ; ça m’intéressait, je me mets à examiner ces ressorts avec curiosité, malgré mes inquiétudes ; je me rendais bien compte de leur jeu, mais il y avait un bouton de cuivre dont je ne pouvais trouver l’emploi : j’avais beau le tirer à moi, à droite ou à gauche, rien dans les ressorts ne fonctionnait. Je me dis : « Ce bouton appartient sans doute à un autre mécanisme. » Alors l’idée me vient, au lieu de le tirer à moi, de le pousser fortement ; aussitôt j’entends un petit grincement, et je vois tout à coup, au-dessus de l’entrée de la cachette, un panneau de deux pieds carrés s’abaisser de la boiserie comme la tablette d’un secrétaire ; ce panneau était façonné en sorte de boîte ; comme j’avais sans doute poussé le ressort trop brusquement, la secousse fit tomber par terre une petite médaille en bronze avec sa chaîne.

— Où tu as vu l’adresse… de la rue Saint-François ? s’écria Dagobert.

— Oui, mon père, et avec cette médaille, était aussi tombée par terre une grande enveloppe cachetée… En la ramassant, j’ai lu, pour ainsi dire malgré moi, en grosse écriture : Pour mademoiselle de Cardoville. Elle doit prendre connaissance de ces papiers à l’instant même où ils lui seront remis. Puis, au-dessous de ces mots, je vois les initiales R. et C., accompagnées d’un parafe et de cette date : Paris, 12 novembre 1830. Je retourne l’enveloppe, je vois sur deux cachets qui la scellaient les mêmes initiales R. et C., surmontées d’une couronne.

— Et ces cachets étaient intacts ? demanda la Mayeux.

— Parfaitement intacts.

— Plus de doute, alors ; mademoiselle de Cardoville ignorait l’existence de ces papiers, dit l’ouvrière.

— Ç’a été ma première idée, puisqu’il lui était recommandé d’ouvrir tout de suite cette enveloppe, et que, malgré cette recommandation, qui datait de près de deux ans, les cachets étaient restés intacts.

— C’est évident, dit Dagobert, et alors qu’as-tu fait ?

— J’ai replacé le tout dans le secret, me promettant d’en prévenir mademoiselle de Cardoville ; mais, quelques instants après, on est entré dans la cachette qui avait été découverte ; je n’ai plus revu mademoiselle de Cardoville ; j’ai seulement pu dire à une de ses femmes de chambre quelques mots à double entente sur ma trouvaille, espérant que cela donnerait l’éveil à sa maîtresse ;… enfin aussitôt qu’il m’a été possible de t’écrire, ma bonne Mayeux, je l’ai fait pour te prier d’aller trouver mademoiselle de Cardoville…

— Mais cette médaille…, dit Dagobert, est pareille à celle que les filles du général Simon possèdent ; comment cela se fait-il ?

— Rien de plus simple, mon père… je me le rappelle maintenant, mademoiselle de Cardoville est leur parente ; elle me l’a dit.

— Elle… parente de Rose et Blanche ?

— Oui, sans doute, ajouta la Mayeux ; elle me l’a dit aussi tout à l’heure.

— Eh bien ! maintenant, reprit Dagobert en regardant son fils avec angoisse, comprends-tu que je veuille avoir mes enfants aujourd’hui même ? Comprends-tu, ainsi que me l’a dit leur pauvre mère en mourant, qu’un jour de retard peut tout perdre ? Comprends-tu enfin que je ne peux pas me contenter d’un peut-être demain… quand je viens du fond de la Sibérie avec ces enfants… pour les conduire demain rue Saint-François ?… Comprends-tu enfin qu’il me les faut aujourd’hui, quand je devrais mettre le feu au couvent ?

— Mais, mon père, encore une fois, la violence…

— Mais, mordieu ! sais-tu ce que le commissaire de police m’a répondu ce matin, quand j’ai été lui renouveler ma plainte contre le confesseur de ta pauvre mère : Qu’il n’y a aucune preuve, que l’on ne pouvait rien faire.

— Mais maintenant il y a des preuves, mon père, ou du moins on sait où sont les jeunes filles… Avec cette certitude, on est bien fort… Sois tranquille, la loi est plus puissante que toutes les supérieures de couvent du monde.

— Et le comte de Montbron, à qui mademoiselle de Cardoville vous prie de vous adresser, dit la Mayeux, n’est-il pas un homme puissant ? Vous lui direz pour quelles raisons il est important que ces demoiselles soient en liberté ce soir, ainsi que mademoiselle de Cardoville… qui, vous le voyez, a aussi un grand intérêt à être libre demain… alors, certainement, le comte de Montbron hâtera les démarches de la justice, et, ce soir… vos enfants vous seront rendues.

— La Mayeux a raison, mon père… Va chez le comte ; moi je cours chez le commissaire lui dire que l’on sait maintenant où sont retenues ces jeunes filles ; toi, ma bonne Mayeux, retourne à la maison nous attendre : n’est-ce pas, mon père ?… Donnons-nous rendez-vous chez nous.

Dagobert était resté pensif ; tout à coup il dit à Agricol :

— Soit. Je suivrai vos conseils… Mais suppose que le commissaire te dise : « On ne peut pas agir avant demain. » Suppose que le comte de Montbron me dise la même chose… Crois-tu que je resterai les bras croisés jusqu’à demain matin ?

— Mon père…

— Il suffit, reprit le soldat d’une voix brève, je m’entends… Toi, mon garçon, cours chez le commissaire… Vous, ma bonne Mayeux, allez nous attendre ; moi je vais chez le comte… Donnez-moi la bague. Maintenant l’adresse ?

— Place Vendôme, 7, le comte de Montbron ;… vous venez de la part de mademoiselle de Cardoville, dit la Mayeux.

— J’ai bonne mémoire, dit le soldat : ainsi le plus tôt possible à la rue Brise-Miche.

— Oui, mon père ; bon courage… tu verras que la loi défend et protège les honnêtes gens…

— Tant mieux, dit le soldat, parce que sans cela les honnêtes gens seraient obligés de se protéger et de se défendre eux-mêmes… Ainsi, mes enfants, à bientôt rue Brise-Miche.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Dagobert, Agricol et la Mayeux se séparèrent, la nuit était complètement venue.





X


Les rendez-vous.


Il est huit heures du soir, la pluie fouette les vitres de la chambre de Françoise Baudoin, rue Brise-Miche, tandis que de violentes rafales de vent ébranlent la porte et les fenêtres mal closes. Le désordre et l’incurie de cette modeste demeure, ordinairement tenue avec tant de soin, témoignent de la gravité des tristes événements qui ont bouleversé des existences jusqu’alors si paisibles dans leur obscurité.

Le sol carrelé est souillé de boue ; une épaisse couche de poussière a envahi les meubles, naguère reluisants de propreté. Depuis que Françoise a été emmenée par le commissaire, le lit n’a pas été fait ; la nuit, Dagobert s’y est jeté tout habillé pendant quelques heures, lorsque épuisé de fatigue, brisé de désespoir, il rentrait, après de nouvelles et vaines tentatives pour découvrir la retraite de Rose et de Blanche ; sur la commode, une bouteille, un verre, quelques débris de pain dur, prouvent la frugalité du soldat, réduit, pour toute ressource, à l’argent du prêt que le mont-de-piété avait fait sur les objets portés en gage par la Mayeux, après l’arrestation de Françoise.

À la pâle lueur d’une chandelle placée sur le petit poêle de fonte, alors froid comme le marbre, car la provision de bois est depuis longtemps épuisée, on voit la Mayeux assise et sommeillant sur une chaise, la tête penchée sur sa poitrine, ses mains cachées sous son petit tablier d’indienne, et ses talons appuyés sur le dernier barreau de la chaise ; de temps à autre elle frissonne sous ses vêtements humides.

Après cette journée de fatigues, d’émotions si diverses, la pauvre créature n’avait pas mangé (y eût-elle songé, qu’elle n’avait pas de pain chez elle) ; attendant le retour de Dagobert et d’Agricol, elle cédait à une somnolence agitée, hélas ! bien différente d’un calme et bon sommeil réparateur. De temps à autre, la Mayeux, inquiète, ouvrait à demi les yeux, regardait autour d’elle ; puis, de nouveau vaincue par un irrésistible besoin de repos, sa tête retombait sur sa poitrine.

Au bout de quelques minutes de silence, seulement interrompu par le bruit du vent, un pas lent et pesant se fit entendre sur le palier.

La porte s’ouvrit.

Dagobert entra, suivi de Rabat-Joie.

Réveillée en sursaut, la Mayeux redressa vivement la tête, se leva, alla rapidement vers le père d’Agricol et dit :

— Eh bien ! M. Dagobert… avez-vous de bonnes nouvelles ?… Avez-vous ?…

La Mayeux ne put continuer, tant elle fut frappée de la sombre expression des traits du soldat ; absorbé dans ses réflexions, il ne sembla d’abord pas apercevoir l’ouvrière, se jeta sur une chaise avec accablement, mit ses coudes sur la table et cacha sa figure dans ses mains.

Après une assez longue méditation, il se leva et dit à mi-voix :

— Il le faut… il le faut…

Faisant alors quelques pas dans la chambre, Dagobert regarda autour de lui comme s’il eût cherché quelque chose ; enfin, après une minute d’examen, avisant auprès du poêle une barre de fer de deux pieds environ, servant à enlever le couvercle de fonte de ce calorifère lorsqu’il était trop brûlant, il la prit, la considéra attentivement, la soupesa, puis la posa sur la commode d’un air satisfait.

La Mayeux, surprise du silence prolongé de Dagobert, suivait ses mouvements avec une curiosité timide et inquiète ; bientôt sa surprise fit place à l’effroi lorsqu’elle vit le soldat prendre son havre-sac déposé sur une chaise, l’ouvrir et en tirer une paire de pistolets de poche dont il fit jouer les batteries avec précaution.

Saisie de frayeur, l’ouvrière ne put s’empêcher de s’écrier :

— Mon Dieu !… M. Dagobert… que voulez-vous faire ?

Le soldat regarda la Mayeux comme s’il l’apercevait seulement pour la première fois, et lui dit d’une voix cordiale, mais brusque :

— Bonsoir, ma bonne fille… Quelle heure est-il ?

— Huit heures… viennent de sonner à Saint-Merry, M. Dagobert.

— Huit heures…, dit le soldat en se parlant à lui-même, seulement huit heures ?

Et posant les pistolets à côté de la barre de fer, il parut réfléchir de nouveau en jetant les yeux autour de lui.

— M. Dagobert, se hasarda de dire la Mayeux, vous n’avez donc pas de bonnes nouvelles ?…

— Non…

Ce seul mot fut dit par le soldat d’un ton si bref, que la Mayeux, n’osant pas l’interroger davantage, alla se rasseoir en silence. Rabat-Joie vint appuyer sa tête sur les genoux de la jeune fille, et suivit aussi curieusement qu’elle-même tous les mouvements de Dagobert.

Celui-ci, après être resté de nouveau pensif pendant quelques moments, s’approcha du lit, y prit un drap, parut en mesurer et en supputer la longueur, puis il dit à la Mayeux, en se retournant vers elle :

— Des ciseaux…

— Mais, M. Dagobert…

— Voyons… ma bonne fille… des ciseaux, reprit Dagobert d’un ton bienveillant, mais qui annonçait qu’il voulait être obéi.

L’ouvrière prit des ciseaux dans le panier à ouvrage de Françoise et les présenta au soldat.

— Maintenant, tenez l’autre bout du drap, ma fille, et tendez-le ferme…

En quelques minutes Dagobert eut fendu le drap dans sa longueur en quatre morceaux, qu’il tordit ensuite très-serré, de façon à faire des espèces de cordes, fixant de loin en loin, au moyen de rubans de fil que lui donna l’ouvrière, la torsion qu’il avait imprimée au linge ; de ces quatre tronçons, solidement noués les uns au bout des autres, Dagobert fit une corde de vingt pieds au moins : cela ne lui suffisait pas, car il dit, en se parlant à lui-même :

— Maintenant, il me faudrait un crochet…

Et il chercha de nouveau autour de lui.

La Mayeux, de plus en plus effrayée, car elle ne pouvait plus douter des projets de Dagobert, lui dit timidement :

— Mais, M. Dagobert… Agricol n’est pas encore rentré ;… s’il tarde autant… c’est que sans doute il a de bonnes nouvelles…

— Oui, dit le soldat avec amertume en cherchant toujours des yeux autour de lui l’objet qui lui manquait, de bonnes nouvelles dans le genre des miennes…

Et il ajouta :

— Il me faudrait pourtant un fort grappin de fer…

En furetant de côté et d’autre, le soldat trouva un des gros sacs de toile grise, à la couture desquels travaillait Françoise. Il le prit, l’ouvrit, et dit à la Mayeux :

— Ma fille, mettez là-dedans la barre de fer et la corde ; ce sera plus commode à transporter… là-bas…

— Grand Dieu ! s’écria la Mayeux en obéissant à Dagobert, vous partirez sans attendre Agricol, M. Dagobert… lorsqu’il a peut-être de bonnes choses à vous apprendre ?…

— Soyez tranquille, ma fille… j’attendrai mon garçon ; je ne peux partir d’ici qu’à dix heures… J’ai le temps.

— Hélas ! M. Dagobert, vous avez donc perdu tout espoir ?

— Au contraire… j’ai bon espoir… mais en moi…

Et ce disant, Dagobert tordit la partie supérieure du sac, de manière à le fermer, puis il le plaça sur la commode à côté de ses pistolets.

— Au moins vous attendrez Agricol, M. Dagobert ?

— Oui… s’il arrive avant dix heures…

— Ainsi, mon Dieu ! vous êtes bien décidé ?

— Très-décidé… Et pourtant, si j’étais assez simple pour croire aux porte-malheur

— Quelquefois, M. Dagobert, les présages ne trompent pas, dit la Mayeux ne songeant qu’à détourner le soldat de sa dangereuse résolution.

— Oui, reprit Dagobert, les bonnes femmes disent cela… et quoique je ne sois pas une bonne femme, ce que j’ai vu tantôt… m’a serré le cœur… Après tout, j’aurai pris sans doute un mouvement de colère pour un pressentiment…

— Et qu’avez-vous donc vu ?

— Je peux vous raconter cela, ma bonne fille… Ça nous aidera à passer le temps… et il me dure, allez…

Puis s’interrompant :

— Est-ce que ce n’est pas une demie qui vient de sonner ?

— Oui, M. Dagobert, c’est huit heures et demie…

— Encore une heure et demie, dit Dagobert d’une voix sourde.

Puis il ajouta :

— Voici ce que j’ai vu. Tantôt en passant dans une rue, je ne sais laquelle, mes yeux ont été machinalement attirés par une énorme affiche rouge, en tête de laquelle on voyait une panthère noire dévorant un cheval blanc… À cette vue mon sang n’a fait qu’un tour, parce que vous saurez, ma bonne Mayeux, qu’une panthère noire a dévoré un pauvre cheval blanc que j’avais, le compagnon de Rabat-Joie que voilà… et qu’on appelait Jovial…

À ce nom, autrefois si familier pour lui, Rabat-Joie, couché aux pieds de la Mayeux, releva brusquement la tête et regarda Dagobert.

— Voyez-vous… les bêtes ont de la mémoire ; il se le rappelle, dit le soldat en soupirant lui-même à ce souvenir.

Puis s’adressant à son chien :

— Tu t’en souviens donc, de Jovial ?

En entendant de nouveau ce nom prononcé par son maître d’une voix émue, Rabat-Joie grogna et jappa doucement comme pour affirmer qu’il n’avait pas oublié son vieux camarade de route.

— En effet, M. Dagobert, dit la Mayeux, c’est un triste rapprochement que de trouver en tête de cette affiche cette panthère noire dévorant un cheval.

— Ce n’est rien que cela, vous allez voir le reste. Je m’approche de cette affiche, et je lis que le nommé Morok, arrivant d’Allemagne, fera voir dans un théâtre différents animaux féroces qu’il a domptés, et entre autres un lion superbe, un tigre et une panthère noire de Java, nommée la Mort.

— Ce nom fait peur, dit la Mayeux.

— Et il vous fera plus peur encore, mon enfant, quand vous saurez que cette panthère est la même qui a étranglé mon cheval près de Leipzig, il y a quatre mois.

— Ah ! mon Dieu… vous avez raison, M. Dagobert, dit la Mayeux, c’est effrayant.

— Attendez encore, dit Dagobert dont les traits s’assombrissaient de plus en plus, ce n’est pas tout… c’est à cause de ce nommé Morok, le maître de cette panthère, que moi et mes pauvres enfants nous avons été emprisonnés à Leipzig.

— Et ce méchant homme est à Paris ?… et il vous en veut ? dit la Mayeux. Oh ! vous avez raison… M. Dagobert… il faut prendre garde à vous, c’est un mauvais présage…

— Oui… pour ce misérable… si je le rencontre, dit Dagobert d’une voix sourde, car nous avons de vieux comptes à régler ensemble.

— M. Dagobert, s’écria la Mayeux en prêtant l’oreille, quelqu’un monte en courant, c’est le pas d’Agricol… il a de bonnes nouvelles… j’en suis sûre…

— Voilà mon affaire, dit vivement le soldat sans répondre à la Mayeux, Agricol est forgeron… il me trouvera le crochet de fer qu’il me faut.

Quelques instants après, Agricol entrait en effet ; mais, hélas ! du premier coup d’œil l’ouvrière put lire sur la physionomie atterrée de l’ouvrier la ruine des espérances dont elle s’était bercée.

— Eh bien !… dit Dagobert à son fils, d’un ton qui annonçait clairement la foi qu’il avait dans le succès des démarches tentées par Agricol, eh bien !… quoi de nouveau ?

— Ah ! mon père, c’est à en devenir fou, c’est à se briser la tête contre les murs, s’écria le forgeron avec emportement.

Dagobert se tourna vers la Mayeux, et lui dit :

— Vous voyez, ma pauvre fille… j’en étais sûr…

— Mais vous, mon père ? s’écria Agricol, vous avez vu le comte de Montbron.

— Le comte de Montbron est, depuis trois jours, parti pour la Lorraine… Voilà mes bonnes nouvelles, répondit le soldat avec une ironie amère : voyons les tiennes… raconte-moi tout ; j’ai besoin d’être bien convaincu qu’en s’adressant à la justice qui, comme tu le disais tantôt, défend et protège les honnêtes gens, il est des occasions où elle les laisse à la merci des gueux… Oui, j’ai besoin de ça, et puis après d’un crochet… et j’ai compté sur toi… pour les deux choses.

— Que veux-tu dire, mon père ?

— Raconte d’abord tes démarches… nous avons le temps… huit heures et demie viennent seulement de sonner tout à l’heure… Voyons : en me quittant, où es-tu allé ?

— Chez le commissaire qui avait déjà reçu votre déposition.

— Que t’a-t-il dit ?

— Après avoir très-obligeamment écouté ce dont il s’agissait, il m’a répondu : « Ces jeunes filles, sont, après tout, placées dans une maison très-respectable… dans un couvent… il n’y a donc pas urgence de les enlever de là… et, d’ailleurs, je ne puis prendre sur moi de violer un domicile religieux sur votre simple déposition ; demain je ferai mon rapport à qui de droit, et l’on avisera plus tard. »

— Plus tard… vous voyez, toujours des remises, dit le soldat.

— « Mais monsieur, lui ai-je répondu, reprit Agricol, c’est à l’instant, c’est ce soir, cette nuit même, qu’il faut agir, car si ces jeunes filles ne se trouvent pas demain matin rue Saint-François, elles peuvent éprouver un dommage incalculable… — C’est très-fâcheux, m’a répondu le commissaire ; mais, encore une fois, je ne peux, sur votre simple déclaration, ni sur celle de votre père qui, pas plus que vous, n’est parent ou allié de ces jeunes personnes, me mettre en contravention formelle avec les lois, qu’on ne violerait pas même sur la demande d’une famille. La justice a ses lenteurs et ses formalités, auxquelles il faut se soumettre. »

— Certainement, dit Dagobert, il faut s’y soumettre, au risque de se montrer lâche, traître et ingrat…

— Et lui as-tu aussi parlé de mademoiselle de Cardoville ? demanda la Mayeux.

— Oui, mais il m’a, à ce sujet, répondu de même… c’était fort grave ; je faisais une déposition, il est vrai, mais je n’apportais aucune preuve à l’appui de ce que j’avançais. « Une tierce personne vous a assuré que mademoiselle de Cardoville affirmait n’être pas folle, m’a dit le commissaire, cela ne suffit pas, tous les fous prétendent n’être pas fous ; je ne puis donc violer le domicile d’un médecin respectable sur votre seule déclaration ; néanmoins je la reçois, j’en rendrai compte. Mais il faut que la loi ait son cours. »

— Lorsque tantôt je voulais agir, dit sourdement Dagobert, est-ce que je n’avais pas prévu tout cela ? Pourtant j’ai été assez faible pour vous écouter.

— Mais, mon père, ce que tu voulais tenter était impossible… et tu t’exposais à de trop dangereuses conséquences, tu en es convenu.

— Ainsi, reprit le soldat sans répondre à son fils, on t’a formellement dit, positivement dit, qu’il ne fallait pas songer à obtenir légalement ce soir, ou même demain matin, que Rose et Blanche me soient rendues ?

— Non, mon père, il n’y a pas urgence aux yeux de la loi ; la question ne pourra être décidée avant deux ou trois jours.

— C’est tout ce que je voulais savoir, dit Dagobert en se levant et en marchant de long en large dans la chambre.

— Pourtant, reprit son fils, je ne me suis pas tenu pour battu. Désespéré, ne pouvant croire que la justice pût demeurer sourde à des réclamations si équitables… j’ai couru au palais de justice… espérant que peut-être là… je trouverais un juge… un magistrat qui accueillerait ma plainte et y donnerait suite…

— Eh bien ? dit le soldat en s’arrêtant.

— On m’a dit que le parquet du procureur du roi était tous les jours fermé à cinq heures et ouvert à dix heures ; pensant à votre désespoir, à la position de cette pauvre mademoiselle de Cardoville, je voulus tenter encore une démarche ; je suis entré dans un poste de troupes de ligne commandé par un lieutenant… Je lui ai tout dit ; il m’a vu si ému, je lui parlais avec tant de chaleur, tant de conviction, que je l’ai intéressé… « — Lieutenant, lui disais-je, accordez-moi seulement une grâce, qu’un sous-officier et deux hommes se rendent au couvent afin d’en obtenir l’entrée légale. On demandera à voir les filles du maréchal Simon ; on leur laissera le choix de rester ou de rejoindre mon père qui les a amenées de Russie… et l’on verra si ce n’est pas contre leur gré qu’on les retient. »

— Et que t’a-t-il répondu, Agricol ? demanda la Mayeux pendant que Dagobert, haussant les épaules, continuait sa promenade.

— « Mon garçon, m’a-t-il dit, ce que vous me demandez là est impossible ; je conçois vos raisons, mais je ne peux pas prendre sur moi une mesure aussi grave. Entrer de force dans un couvent, il y a de quoi me faire casser. — Mais alors, monsieur, que faut-il faire ? c’est à en perdre la tête. — Ma foi, je n’en sais rien. Le plus sûr est d’attendre, » me dit le lieutenant… Alors, mon père, croyant avoir fait humainement ce qu’il était possible de faire, je suis revenu… espérant que tu aurais été plus heureux que moi ; malheureusement, je me suis trompé.

Ce disant, le forgeron, accablé de fatigue, se jeta sur une chaise.

Il y eut un moment de silence profond après ces mots d’Agricol, qui ruinaient les dernières espérances de ces trois personnes, muettes, anéanties sous le coup d’une inexorable fatalité.

Un nouvel incident vint augmenter le caractère sinistre et douloureux de cette scène.





XI


Découvertes.


La porte, qu’Agricol n’avait pas songé à refermer, s’ouvrit pour ainsi dire timidement, et Françoise Baudoin, la femme de Dagobert, pâle, défaillante, se soutenant à peine, parut sur le seuil.

Le soldat, Agricol et la Mayeux étaient plongés dans un si morne abattement, qu’aucune de ces trois personnes ne s’aperçut d’abord de l’entrée de Françoise.

Celle-ci fit à peine deux pas dans la chambre et tomba à genoux, les mains jointes, en disant d’une voix humble et faible :

— Mon pauvre mari… pardon…

À ces mots, Agricol et la Mayeux, qui tournaient le dos à la porte, se retournèrent, et Dagobert releva vivement la tête.

— Ma mère !… s’écria Agricol en courant vers Françoise.

— Ma femme ! s’écria Dagobert en se levant et faisant aussi un pas vers l’infortunée.

— Bonne mère !… toi à genoux ! dit Agricol en se courbant vers Françoise et l’embrassant avec effusion, relève-toi donc !

— Non, mon enfant, dit Françoise de son accent à la fois doux et ferme, je ne me relèverai pas avant que ton père… m’ait pardonné… J’ai eu de grands torts envers lui… maintenant je le sais…

— Te pardonner !… pauvre femme, dit le soldat ému en s’approchant. Est-ce que je t’ai jamais accusée… sauf dans un premier mouvement de désespoir ? Non… non… ce sont de mauvais prêtres que j’ai accusés… et j’avais raison… Enfin, te voilà, ajouta-t-il en aidant son fils à relever Françoise ; c’est un chagrin de moins… On t’a donc mise en liberté ?… Hier je n’avais pu encore savoir où était ta prison… j’ai tant de soucis que je n’ai pas eu qu’à songer à toi… Voyons, chère femme, assieds-toi là…

— Bonne mère… comme tu es faible… comme tu as froid… comme tu es pâle ! dit Agricol avec angoisse et les yeux remplis de larmes.

— Pourquoi ne nous as-tu pas fait prévenir ? ajouta-t-il… Nous aurions été te chercher… Mais comme tu trembles !… chère mère… tes mains sont glacées…, reprit le forgeron agenouillé devant Françoise.

Puis, en se tournant vers la Mayeux :

— Fais donc un peu de feu tout de suite…

— J’y avais pensé quand ton père est arrivé, Agricol ; mais il n’y a plus ni bois ni charbon…

— Eh bien !… je t’en prie, ma bonne Mayeux, descends en emprunter au père Lorrain… il est si bonhomme qu’il ne te refusera pas… Ma pauvre mère est capable de tomber malade… vois comme elle frissonne.

À peine avait-il dit ces mots, que la Mayeux disparut.

Le forgeron se leva, alla prendre la couverture du lit et revint en envelopper soigneusement les genoux et les pieds de sa mère ; puis, s’agenouillant de nouveau devant elle, il lui dit :

— Tes mains, chère mère…

Et Agricol, prenant les mains débiles de sa mère dans les siennes, essaya de les réchauffer de son haleine.

Rien n’était plus touchant que ce tableau… que de voir ce robuste garçon à la figure énergique et résolue, alors empreinte d’une expression de tendresse adorable, entourer des attentions les plus délicates cette pauvre vieille mère pâle et tremblante.

Dagobert, bon comme son fils, alla prendre un oreiller, l’apporta et dit à sa femme :

— Penche-toi un peu en avant, je vais mettre cet oreiller derrière toi ; tu seras mieux, et cela te réchauffera encore.

— Comme vous me gâtez tous deux ! dit Françoise en tâchant de sourire ; et toi surtout, es-tu bon… après tout le mal que je t’ai fait ! dit-elle à Dagobert.

Et dégageant une de ses mains d’entre celles de son fils, elle prit la main du soldat, sur laquelle elle appuya ses yeux remplis de larmes ; puis elle dit à voix basse :

— En prison, je me suis bien repentie… va…

Le cœur d’Agricol se brisait en songeant que sa mère avait dû être momentanément confondue dans sa prison avec tant de misérables créatures… elle, sainte et digne femme… d’une pureté si angélique… Il allait, pour ainsi dire, tâcher de la consoler d’un passé si douloureux pour elle ; mais il se tut, songeant que ce serait porter un nouveau coup à Dagobert. Aussi reprit-il :

— Et Gabriel, chère mère ?… comment va-t-il, ce bon frère ? Puisque tu viens de le voir, donne-nous de ses nouvelles.

— Depuis son arrivée, dit Françoise en essuyant ses yeux, il est en retraite… ses supérieurs lui ont rigoureusement défendu de sortir… Heureusement, ils ne lui avaient pas défendu de me recevoir… car ses paroles, ses conseils m’ont ouvert les yeux ; c’est lui qui m’a appris combien, sans le savoir, j’avais été coupable envers toi, mon pauvre mari.

— Que veux-tu dire ? reprit Dagobert.

— Dame ! tu dois penser que si je t’ai causé tant de chagrin, ce n’était pas par méchanceté… En te voyant si désespéré, je souffrais autant que toi, mais je n’osais pas le dire, de peur de manquer à mon serment… Je voulais le tenir, croyant bien faire, croyant que c’était mon devoir… Pourtant… quelque chose me disait que mon devoir n’était pas de te désoler ainsi. « Hélas ! mon Dieu, éclairez-moi ! m’écriai-je dans ma prison, en m’agenouillant et en priant malgré les railleries des autres femmes ; comment une action juste et sainte qui m’a été ordonnée par mon confesseur, le plus respectable des hommes, accable-t-elle moi et les miens de tant de tourments ? Ayez pitié de moi, mon bon Dieu ; inspirez-moi, avertissez-moi si j’ai fait mal sans le vouloir… » Comme je priais avec ferveur, Dieu m’a exaucée ; il m’a envoyé l’idée de m’adresser à Gabriel… Je vous remercie, mon Dieu, je vous obéirai, me suis-je dit, Gabriel est comme mon enfant… il est prêtre aussi ;… c’est un saint martyr… si quelqu’un au monde ressemble au divin Sauveur par la charité, par la bonté… c’est lui… Quand je sortirai de prison… j’irai le consulter… et il éclaircira mes doutes.

— Chère mère… tu as raison, s’écria Agricol, c’était une idée d’en haut… Gabriel… c’est un ange, c’est ce qu’il y a de plus pur, de plus courageux, de plus noble au monde ! c’est le type du vrai prêtre, du bon prêtre.

— Ah ! pauvre femme, dit Dagobert avec amertume, si tu n’avais jamais eu d’autre confesseur que Gabriel !…

— J’y avais bien pensé avant ses voyages, dit naïvement Françoise. J’aurais tant aimé me confesser à ce cher enfant… Mais, vois-tu, j’ai craint de fâcher l’abbé Dubois et que Gabriel ne fût trop indulgent pour mes péchés.

— Tes péchés, pauvre chère mère…, dit Agricol, en as-tu seulement jamais commis un seul ?

— Et Gabriel, que t’a-t-il dit ? demanda le soldat.

— Hélas ! mon ami, que n’ai-je eu plus tôt un entretien pareil avec lui !… Ce que je lui ai appris de l’abbé Dubois a éveillé ses soupçons ; alors il m’a interrogée, ce cher enfant, sur bien des choses dont il ne m’avait jamais parlé jusque-là… Je lui ai ouvert mon cœur tout entier, lui aussi m’a ouvert le sien, et nous avons fait de tristes découvertes sur des personnes que nous avions toujours crues bien respectables… et qui pourtant nous avaient trompés à l’insu l’un de l’autre…

— Comment cela ?

— Oui, on lui disait à lui, sous le sceau du secret, des choses censées venir de moi, et à moi, sous le sceau du secret, on me disait des choses comme venant de lui… Ainsi… il m’a avoué qu’il ne s’était pas d’abord senti de vocation pour être prêtre… Mais on lui a assuré que je ne croirais mon salut certain dans ce monde et dans l’autre que s’il entrait dans les ordres, parce que j’étais persuadée que le Seigneur me récompenserait de lui avoir donné un si excellent serviteur, et que pourtant je n’oserais jamais demander, à lui Gabriel, une pareille preuve d’attachement, quoique je l’eusse ramassé orphelin dans la rue et élevé comme mon fils à force de privations et de travail… Alors, que voulez-vous ! le pauvre cher enfant, croyant combler tous mes vœux… s’est sacrifié. Il est entré au séminaire.

— Mais c’est horrible, dit Agricol, c’est une ruse infâme, et pour les prêtres qui s’en sont rendus coupables, c’est un mensonge sacrilège…

— Pendant ce temps-là, reprit Françoise, à moi, on me tenait un autre langage ; on me disait que Gabriel avait la vocation, mais qu’il n’osait me l’avouer, de peur que je ne fusse jalouse à cause d’Agricol qui, ne devant jamais être qu’un ouvrier, ne jouirait pas des avantages que la prêtrise assurait à Gabriel… Aussi, lorsqu’il m’a demandé la permission d’entrer au séminaire (cher enfant ! il n’y entrait qu’à regret, mais il croyait me rendre très-heureuse), au lieu de le détourner de cette idée, je l’ai, au contraire, engagé de tout mon pouvoir à la suivre… l’assurant qu’il ne pouvait mieux faire, que cela me causait une grande joie… Dame !… vous entendez bien, j’exagérais, tant je craignais qu’il ne me crût jalouse pour Agricol.

— Quelle odieuse machination ! dit Agricol, stupéfait. On spéculait d’une manière indigne sur votre dévouement mutuel ;… ainsi dans l’encouragement presque forcé que tu donnais à sa résolution, Gabriel voyait, lui, l’expression de ton vœu le plus cher…

— Peu à peu, pourtant, comme Gabriel est le meilleur cœur qu’il y ait au monde, la vocation lui est venue. C’est tout simple : consoler ceux qui souffrent, se dévouer à ceux qui sont malheureux, il était né pour cela ;… aussi ne m’aurait-il jamais parlé du passé sans notre entretien de ce matin… Mais, alors, lui toujours si doux, si timide… je l’ai vu s’indigner… s’exaspérer, surtout contre M. Rodin et une autre personne qu’il accuse… Il avait déjà contre eux, m’a-t-il dit, de sérieux griefs ;… mais ces découvertes comblaient la mesure.

À ces mots de Françoise, Dagobert fit un mouvement et porta vivement la main à son front comme pour rassembler ses souvenirs. Depuis quelques minutes, il écoutait avec une surprise profonde et presque avec frayeur le récit de ces menées souterraines, conduites par une fourberie si habile et si profonde.

Françoise continua :

— Enfin… quand j’ai avoué à Gabriel que, par les conseils de M. l’abbé Dubois, mon confesseur, j’avais livré à une personne étrangère les enfants qu’on avait confiées à mon mari… les filles du général Simon… le cher enfant, hélas ! bien à regret, m’a blâmée… non d’avoir voulu faire connaître à ces pauvres orphelines les douceurs de notre sainte religion, mais de ne pas avoir consulté mon mari, qui seul répondait devant Dieu et devant les hommes du dépôt qu’on lui avait confié… Gabriel a vivement censuré la conduite de M. l’abbé Dubois, qui m’avait donné, disait-il, des conseils mauvais et perfides ; puis ensuite ce cher enfant m’a consolée avec sa douceur d’ange en m’engageant à venir tout te dire, mon pauvre mari ! Il aurait bien voulu m’accompagner, car c’est à peine si j’osais penser à rentrer ici, tant j’étais désolée de mes torts envers toi ; mais malheureusement Gabriel était retenu à son séminaire par des ordres très-sévères de ses supérieurs ; il n’a pu venir avec moi, et…

Dagobert interrompit brusquement sa femme ; il semblait en proie à une grande agitation :

— Un mot, Françoise, dit-il, car en vérité, au milieu de tant de soucis, de trames si noires et si diaboliques, la mémoire se perd, la tête s’égare… Tu m’as dit, le jour où les enfants ont disparu, qu’en recueillant Gabriel, tu avais trouvé à son cou une médaille de bronze, et dans sa poche un portefeuille rempli de papiers écrits en langue étrangère ?

— Oui… mon ami.

— Que tu avais plus tard remis ces papiers et cette médaille à ton confesseur ?

— Oui, mon ami.

— Et Gabriel ne t’a-t-il jamais parlé depuis de cette médaille et de ces papiers ?

— Non.

Agricol, entendant cette révélation de sa mère, la regardait avec surprise et s’écria :

— Mais alors Gabriel a donc le même intérêt que les filles du général Simon et mademoiselle de Cardoville… à se trouver demain rue Saint-François ?

— Certainement, dit Dagobert ; et maintenant, te souvient-il qu’il nous a dit, lors de mon arrivée, que dans quelques jours il aurait besoin de nous, de notre appui pour une circonstance grave ?

— Oui, mon père.

— Et on le retient prisonnier à son séminaire ; et il a dit à ta mère qu’il avait à se plaindre de ses supérieurs ! et il nous a demandé notre appui, t’en souviens-tu ? d’un air si triste et si grave, que je lui ai dit…

— Qu’il s’agirait d’un duel à mort qu’il ne nous parlerait pas autrement…, reprit Agricol en interrompant Dagobert. C’est vrai, mon père… et pourtant, toi qui te connais en courage, tu as reconnu la bravoure de Gabriel égale à la tienne ;… pour qu’il craigne tant ses supérieurs, il faut que le danger soit grand.

— Maintenant que j’ai entendu ta mère, je comprends tout…, dit Dagobert. Gabriel est comme Rose et Blanche, comme mademoiselle de Cardoville… comme ta mère, comme nous le sommes peut-être nous-mêmes, victimes d’une sourde machination de mauvais prêtres… Tiens, à cette heure que je connais leurs moyens ténébreux, leur persévérance infernale… je le vois, ajouta le soldat en parlant plus bas, il faut être bien fort pour lutter contre eux… Non, je n’avais pas d’idée de leur puissance…

— Tu as raison, mon père… car ceux qui sont hypocrites et méchants peuvent faire autant de mal, que ceux qui sont bons et charitables comme Gabriel… font de bien. Il n’y a pas d’ennemi plus implacable qu’un mauvais prêtre.

— Je te crois… et cela m’épouvante, car enfin mes pauvres enfants sont entre leurs mains… Faudrait-il les leur abandonner sans lutte ?… Tout est-il donc désespéré ?… Oh ! non… non… pas de faiblesses… et pourtant… depuis que ta mère nous a dévoilé ces trames diaboliques, je ne sais… mais je me sens moins fort… moins résolu… Tout ce qui se passe autour de nous me semble effrayant. L’enlèvement de ces enfants n’est plus une chose isolée, mais une ramification d’un vaste complot qui nous entoure et nous menace… Il me semble que moi et ceux que j’aime nous marchons la nuit, au milieu des serpents… au milieu d’ennemis et de pièges qu’on ne peut ni voir ni combattre… Enfin, que veux-tu que je te dise ?… moi, je n’ai jamais craint la mort… je ne suis pas lâche… eh bien ! maintenant, je l’avoue… oui, je l’avoue… ces robes noires me font peur… oui… j’en ai peur…

Dagobert prononça ces mots avec un accent si sincère que son fils tressaillit, car il partageait la même impression.

Et cela devait être ; les caractères francs, énergiques, résolus, habitués à agir et à combattre au grand jour, ne peuvent ressentir qu’une crainte, celle d’être enlacés et frappés dans les ténèbres par des ennemis insaisissables ; ainsi, Dagobert avait vingt fois affronté la mort, et pourtant, en entendant sa femme exposer naïvement ce sombre tissu de trahisons, de fourberies, de mensonges, de noirceurs, le soldat éprouvait un vague effroi ; et quoique rien ne fût changé dans les conditions de son entreprise nocturne contre le couvent, elle lui apparaissait sous un jour plus sinistre et plus dangereux.

Le silence qui régnait depuis quelques moments fut interrompu par le retour de la Mayeux.

Celle-ci, sachant que l’entretien de Dagobert, de sa femme et d’Agricol ne devait pas avoir d’importun auditeur, frappa légèrement à la porte, restant en dehors avec le père Loriot.

— Peut-on entrer, madame Françoise ? dit l’ouvrière. Voici le père Loriot qui apporte du bois.

— Oui, oui, entre ma bonne Mayeux, dit Agricol pendant que son père essuyait la sueur froide qui coulait de son front.

La porte s’ouvrit, et l’on vit le digne teinturier dont les mains et les bras étaient alors couleur amarante ; il portait d’un côté un panier de bois, de l’autre de la braise allumée sur une pelle à feu.

— Bonsoir la compagnie, dit le père Loriot, merci d’avoir pensé à moi, madame Françoise, vous savez que ma boutique et ce qu’il y a dedans sont à votre service… entre voisins, on s’aide, comme de juste ; vous avez, je l’espère, été dans le temps assez bonne pour feu ma femme !…

Puis, déposant le bois dans un coin et donnant la pelle à braise à Agricol, le digne teinturier, devinant, à l’air triste et préoccupé des différents acteurs de cette scène, qu’il serait discret à lui de ne pas prolonger sa visite, ajouta :

— Vous n’avez pas besoin d’autre chose, madame Françoise ?

— Merci, père Loriot, merci.

— Alors, bonsoir la compagnie…

Puis, s’adressant à la Mayeux, le teinturier ajouta :

— N’oubliez pas la lettre pour M. Dagobert… je n’ai pas osé y toucher, j’y aurais marqué les quatre doigts et le pouce en amarante. Bonsoir la compagnie.

Et le père Loriot sortit.

— M. Dagobert, voici cette lettre, dit la Mayeux.

Et elle s’occupa d’allumer le poêle, pendant qu’Agricol approchait du foyer le vieux fauteuil de sa mère.

— Vois ce que c’est, mon garçon, dit Dagobert à son fils, j’ai la tête si fatiguée que j’y vois à peine clair…

Agricol prit la lettre, qui contenait seulement quelques lignes, et lut avant d’avoir regardé la signature :


En mer, le 25 décembre 1831.


« Je profite de la rencontre et d’une communication de quelques minutes avec un navire qui se rend directement en Europe, mon vieux camarade, pour t’écrire à la hâte ces lignes, qui te parviendront, je l’espère, par le Havre, et probablement avant mes dernières lettres de l’Inde… tu dois être maintenant avec ma femme et mon enfant… dis-leur…

« Je ne puis finir… le canot part… un mot en hâte… j’arrive en France… N’oublie pas le 13 février ;… l’avenir de ma femme et de mon enfant en dépendent…

« Adieu, mon ami, reconnaissance éternelle.

« Simon. »


— Agricol… ton père… vite…, s’écria la Mayeux.

Dès les premiers mots de cette lettre, à laquelle les circonstances présentes donnaient un si cruel à-propos, Dagobert était devenu d’une pâleur mortelle… L’émotion, la fatigue, l’épuisement, joints à ce dernier coup, le firent chanceler.

Son fils courut à lui, le soutint un instant entre ses bras ; mais bientôt cet accès de faiblesse momentanée se dissipa, Dagobert passa la main sur son front, redressa sa grande taille ; son regard étincela, sa figure prit une expression de résolution déterminée, et il s’écria avec une exaltation farouche :

— Non, non, je ne serai pas traître, je ne serai pas lâche. Les robes noires ne me font plus peur, et cette nuit Rose et Blanche Simon seront délivrées.





XII


Le code pénal.


Dagobert, un moment épouvanté des machinations ténébreuses et souterraines si dangereuses poursuivies par les robes noires, comme il disait, contre des personnes qu’il aimait, avait pu hésiter un instant à tenter la délivrance de Rose et de Blanche ; mais son indécision cessa aussitôt après la lecture de la lettre du maréchal Simon, qui venait si inopinément lui rappeler des devoirs sacrés.

À l’abattement passager du soldat avait succédé une résolution d’une énergie calme et pour ainsi dire recueillie.

— Agricol, quelle heure est-il ? demanda-t-il à son fils.

— Neuf heures ont sonné tout à l’heure, mon père.

— Il faut me fabriquer tout de suite un crochet de fer solide… assez solide pour supporter mon poids et assez ouvert pour s’adapter au chaperon d’un mur. Ce poêle de fonte sera ta forge et ton enclume ; tu trouveras un marteau dans la maison… et… quant à du fer, dit le soldat en hésitant et en regardant autour de lui, quant à du fer… tiens, en voici…

Ce disant, le soldat prit auprès du foyer une paire de pincettes à très-fortes branches, les présenta à son fils, et ajouta :

— Allons, mordieu ! mon garçon, attise le feu, chauffe à blanc, et forge-moi ce fer…

À ces paroles, Françoise et Agricol se regardèrent avec surprise ; le forgeron resta muet et interdit, ignorant la résolution de son père et les préparatifs que celui-ci avait déjà commencés avec l’aide de la Mayeux.

— Tu ne m’entends donc pas, Agricol ? répéta Dagobert, tenant toujours la paire de pincettes à la main. Il faut tout de suite me fabriquer un crochet avec cela…

— Un crochet… mon père… et pour quoi faire ?

— Pour mettre au bout d’une corde que j’ai là. Il faudra le terminer par une espèce d’œillet assez large pour qu’elle puisse y être solidement attachée.

— Mais cette corde, ce crochet, à quoi bon ?

— À escalader les murs du couvent si je ne puis m’y introduire par une porte.

— Quel couvent ? demanda Françoise à son fils.

— Comment, mon père ! s’écria celui-ci en se levant brusquement, tu penses encore… à cela ?

— Ah çà ! à quoi veux-tu que je pense ?

— Mais, mon père… c’est impossible… tu ne tenteras pas une pareille entreprise.

— Mais quoi donc, mon enfant ? demanda Françoise avec anxiété ; où ton père veut-il donc aller ?

— Il veut, cette nuit, s’introduire dans un couvent où sont enfermées les filles du maréchal Simon, et les enlever.

— Grand Dieu !… mon pauvre mari !… un sacrilège !… s’écria Françoise toujours fidèle à ses pieuses traditions.

Et joignant les mains elle fit un mouvement pour se lever et se rapprocher de Dagobert.

Le soldat, pressentant qu’il allait avoir à subir des observations, des prières de toutes sortes, et bien résolu de n’y pas céder, voulut tout d’abord couper court à ces supplications inutiles qui d’ailleurs lui faisaient perdre un temps précieux ; il reprit donc d’un air grave, sévère, presque solennel, qui témoignait de l’inflexibilité de sa détermination :

— Écoute, ma femme, et toi aussi, mon fils : quand, à mon âge, on se décide à une chose, on sait pourquoi ;… et une fois qu’on est décidé, il n’y a ni femme ni fils qui tiennent ;… on fait ce qu’on doit… c’est à quoi je suis résolu… épargnez-vous donc des paroles inutiles ;… c’est votre devoir de me parler ainsi, soit ; ce devoir, vous l’avez rempli, n’en parlons plus. Ce soir, je veux être le maître chez moi…

Françoise, craintive, effrayée, n’osa pas hasarder une parole ; mais elle tourna ses regards suppliants vers son fils.

— Mon père !… dit celui-ci, un mot encore… un mot seulement.

— Voyons ce mot, reprit Dagobert avec impatience.

— Je ne peux pas combattre votre résolution, mais je vous prouverai que vous ignorez à quoi vous vous exposez…

— Je n’ignore rien ! dit le soldat d’un ton brusque. Ce que je tente est grave ; mais il ne sera pas dit que j’aie négligé un moyen, quel qu’il soit, d’accomplir ce que j’ai promis d’accomplir.

— Mon père, prends garde, encore une fois… tu ne sais pas à quel danger tu t’exposes ! dit le forgeron d’un air alarmé.

— Allons, parlons du danger, parlons du fusil du portier et de la faux du jardinier, dit Dagobert en haussant les épaules dédaigneusement, parlons-en, et que cela finisse… Eh bien ! après, supposons que je laisse ma peau dans ce couvent, est-ce que tu ne restes pas à ta mère ? Voilà vingt ans que vous avez l’habitude de vous passer de moi… ça vous coûtera moins…

— Et c’est moi, mon Dieu ! c’est moi qui suis cause de tous ces malheurs !… s’écria la pauvre mère. Ah ! Gabriel avait bien raison de me blâmer.

— Madame Françoise, rassurez-vous, dit tout bas la Mayeux qui s’était rapprochée de la femme de Dagobert, Agricol ne laissera pas son père s’exposer ainsi.

Le forgeron, après un moment d’hésitation, reprit d’une voix émue :

— Je te connais trop, mon père, pour songer à t’arrêter par la peur d’un danger de mort.

— De quel danger parles-tu alors ?

— D’un danger… devant lequel tu reculeras ;… oui… devant lequel tu reculeras… toi si brave…, dit le jeune homme d’un ton pénétré qui frappa son père.

— Agricol, dit sévèrement et rudement le soldat, vous dites une lâcheté, vous me faites une insulte.

— Mon père !

— Une lâcheté, reprit le soldat courroucé, parce qu’il est lâche de vouloir détourner un homme de son devoir en l’effrayant ; une insulte, parce que vous me croyez capable d’être intimidé.

— Ah ! M. Dagobert, s’écria la Mayeux, vous ne comprenez pas Agricol…

— Je le comprends trop, répondit durement le soldat.

Douloureusement ému de la sévérité de son père, mais ferme dans sa résolution dictée par son amour et par son respect, Agricol reprit, non sans un violent battement de cœur :

— Pardonnez-moi si je vous désobéis, mon père ;… mais dussiez-vous me haïr, vous saurez à quoi vous vous exposez en escaladant, la nuit, les murs d’un couvent…

— Mon fils ! vous osez,… s’écria Dagobert le visage enflammé de colère.

— Agricol !… s’écria Françoise éplorée…, mon mari !

— M. Dagobert, écoutez Agricol !… c’est dans notre intérêt à tous qu’il parle, s’écria la Mayeux.

— Pas un mot de plus…, répondit le soldat en frappant du pied avec colère.

— Je vous dis… mon père… que vous risquez presque sûrement… les galères ! s’écria le forgeron en devenant d’une pâleur effrayante.

— Malheureux ! dit Dagobert en saisissant son fils par le bras, tu ne pouvais pas me cacher cela… plutôt que de m’exposer à être traître et lâche !

Puis le soldat répéta en frémissant :

— Les galères !

Et il baissa la tête, muet, pensif, et comme écrasé par ces mots foudroyants.

— Oui, vous introduire dans un lieu habité, la nuit, avec escalade et effraction… la loi est formelle… ce sont les galères ! s’écria Agricol, à la fois heureux et désolé de l’accablement de son père ; oui, mon père… les galères… si vous êtes pris en flagrant délit ; et il y a dix chances contre une pour que cela soit : car la Mayeux vous l’a dit, le couvent est gardé… Ce matin vous auriez tenté d’enlever en plein jour ces deux jeunes demoiselles, vous auriez été arrêté ; mais au moins cette tentative, faite ouvertement, avait un caractère de loyale audace qui plus tard peut-être vous eût fait absoudre… Mais vous introduire ainsi la nuit avec escalade… je vous le répète, ce sont les galères… Maintenant… mon père… décidez-vous… ce que vous ferez, je le ferai… car je ne vous laisserai pas aller seul… Dites un mot… je forge votre crochet ; j’ai là au bas de l’armoire un marteau, des tenailles… et dans une heure nous partons.

Un profond silence suivit les paroles du forgeron, silence seulement interrompu par les sanglots de Françoise, qui murmurait avec désespoir :

— Hélas !… mon Dieu… voilà pourtant ce qui arrive… parce que j’ai écouté l’abbé Dubois.

En vain la Mayeux consolait Françoise ; elle se sentait elle-même épouvantée, car le soldat était capable de braver l’infamie, et alors Agricol voudrait partager les périls de son père.

Dagobert, malgré son caractère énergique et déterminé, restait frappé de stupeur.

Selon ses habitudes militaires, il n’avait vu dans son entreprise nocturne qu’une sorte de ruse de guerre autorisée par son bon droit d’abord, et aussi par l’inexorable fatalité de sa position ; mais les effrayantes paroles de son fils le ramenaient à la réalité, à une terrible alternative : ou il lui fallait trahir la confiance du général Simon et les derniers vœux de la mère des orphelines, ou bien il lui fallait s’exposer à une flétrissure effroyable, et surtout y exposer son fils… son fils ! et cela même sans la certitude de délivrer les orphelines…

Tout à coup Françoise, essuyant ses yeux noyés de larmes, s’écria comme frappée d’une inspiration soudaine :

— Mais, mon Dieu, j’y songe… il y a peut-être un moyen de faire sortir ces chères enfants du couvent sans violence.

— Comment cela, ma mère ? dit vivement Agricol.

— C’est M. l’abbé Dubois qui les y a fait conduire ;… mais, d’après ce que suppose Gabriel, probablement mon confesseur n’a agi que par les conseils de M. Rodin…

— Et quand cela serait, ma chère mère, on aurait beau s’adresser à M. Rodin, on n’obtiendrait rien de lui.

— De lui, non, mais peut-être de cet abbé si puissant, qui est le supérieur de Gabriel et qui l’a toujours protégé depuis son entrée au séminaire.

— Quel abbé, ma mère ?

— M. l’abbé d’Aigrigny.

— En effet, chère mère, avant d’être prêtre il était militaire… peut-être serait-il plus accessible qu’un autre… et pourtant…

— D’Aigrigny ! s’écria Dagobert avec une expression d’horreur et de haine. Il y a ici, mêlé à ces trahisons, un homme qui, avant d’être prêtre, a été militaire, et qui s’appelle d’Aigrigny ?

— Oui, mon père, le marquis d’Aigrigny… avant la restauration… il avait servi en Russie… et, en 1815, les Bourbons lui ont donné un régiment…

— C’est lui ! dit Dagobert d’une voix sourde, encore lui ! toujours lui ! comme un mauvais démon… qu’il s’agisse de la mère, du père ou des enfants.

— Que dis-tu, mon père ?

— Le marquis d’Aigrigny ! s’écria Dagobert. Savez-vous quel est cet homme ? Avant d’être prêtre, il a été le bourreau de la mère de Rose et de Blanche, qui méprisait son amour. Avant d’être prêtre… il s’est battu contre son pays, et s’est trouvé deux fois face à face à la guerre avec le général Simon… Oui, pendant que le général était prisonnier à Leipzig, criblé de blessures à Waterloo, l’autre, le marquis renégat, triomphait avec les Russes et les Anglais ! Sous les Bourbons, le renégat, comblé d’honneurs, s’est encore retrouvé en face du soldat de l’empire persécuté. Entre eux deux, cette fois, il y a eu un duel acharné… Le marquis a été blessé ; mais le général Simon, proscrit et condamné à mort, s’est exilé… Maintenant le renégat est prêtre… dites-vous ? Eh bien ! moi, maintenant, je suis certain que c’est lui qui a fait enlever Rose et Blanche afin d’assouvir sur elles la haine qu’il a toujours eue contre leur mère et contre leur père… Cet infâme d’Aigrigny les tient en sa puissance… Ce n’est plus seulement la fortune de ces enfants que j’ai à défendre maintenant… C’est leur vie… Entendez-vous ? leur vie !…

— Mon père… croyez-vous cet homme capable de… ?

— Un traître à son pays, qui finit par être un prêtre infâme, est capable de tout ; je vous dis que peut-être à cette heure ils tuent ces enfants à petit feu…, s’écria le soldat d’une voix déchirante, car les séparer l’une de l’autre, c’est déjà commencer à les tuer…

Puis Dagobert ajouta avec une exaspération impossible à rendre :

— Les filles du général Simon sont au pouvoir du marquis d’Aigrigny et de sa bande… et j’hésiterais à tenter de les sauver… par peur des galères !… Les galères ? ajouta-t-il avec un éclat de rire convulsif, qu’est-ce que ça me fait, à moi, les galères ? Est-ce qu’on y met votre cadavre ? Est-ce qu’après cette dernière tentative, je n’aurai pas le droit, si elle avorte, de me brûler la cervelle ?… Mets ton fer au feu, mon garçon… Vite, le temps presse… forge… forge le fer…

— Mais… ton fils t’accompagne, s’écria Françoise avec un cri de désespoir maternel.

Puis, se levant, elle se jeta aux pieds de Dagobert en disant :

— Si tu es arrêté… il le sera aussi…

— Pour s’épargner les galères… il fera comme moi… j’ai deux pistolets.

— Mais moi…, s’écria la malheureuse mère en tendant ses mains suppliantes, sans toi… sans lui… que deviendrai-je ?…

— Tu as raison… j’étais égoïste… j’irai seul, dit Dagobert.

— Tu n’iras pas seul… mon père…, reprit Agricol.

— Mais ta mère !…

— La Mayeux voit ce qui se passe ; elle ira trouver M. Hardy, mon bourgeois, et lui dira tout… c’est le plus généreux des hommes ;… et ma mère aura un abri et du pain jusqu’à la fin de ses jours.

— Et c’est moi… c’est moi qui suis cause de tout…, s’écria Françoise en se tordant les mains avec désespoir. Punissez-moi, mon Dieu… punissez-moi… c’est ma faute… j’ai livré ces enfants… je serai punie par la mort de mon enfant.

— Agricol… tu ne me suivras pas ! je te le défends, dit Dagobert en pressant son fils contre sa poitrine avec énergie.

— Moi… après t’avoir signalé le danger… je reculerais… tu n’y penses pas, mon père. Est-ce que je n’ai pas aussi quelqu’un à délivrer, moi ? Mademoiselle de Cardoville, si bonne, si généreuse, qui m’avait voulu sauver de la prison, n’est-elle pas prisonnière, à son tour ? Je te suivrai, mon père ; c’est mon droit, c’est mon devoir, c’est ma volonté.

Ce disant, Agricol mit dans l’ardent brasier du poêle de fonte les pincettes destinées à faire un crochet.

— Hélas ! mon Dieu ! ayez pitié de nous tous ! disait la pauvre mère en sanglotant, toujours agenouillée pendant que le soldat semblait en proie à un violent combat intérieur.

— Ne pleure pas ainsi, chère mère, tu me brises le cœur, dit Agricol en relevant sa mère avec l’aide de la Mayeux, rassure-toi. J’ai dû exagérer à mon père les mauvaises chances de l’entreprise ; mais à nous deux, en agissant prudemment, nous pourrons réussir presque sans rien risquer, n’est-ce pas, mon père ? dit Agricol en faisant un signe d’intelligence à Dagobert. Encore une fois, rassure-toi, bonne mère… je réponds de tout… Nous délivrerons les filles du maréchal Simon et mademoiselle de Cardoville… La Mayeux, donne-moi les tenailles et le marteau qui sont au bas de cette armoire…

L’ouvrière, essuyant ses larmes, obéit à Agricol, pendant que celui-ci, à l’aide d’un soufflet, avivait le brasier où chauffaient les pincettes.

— Voici tes outils… Agricol, dit la Mayeux d’une voix profondément altérée, en présentant, de ses mains tremblantes, ces objets au forgeron qui, à l’aide des tenailles, retira bientôt du feu les pincettes chauffées à blanc, qu’il commença de façonner en crochet à grands coups de marteau, se servant du poêle de fonte pour enclume.

Dagobert était resté silencieux et pensif. Tout à coup il dit à Françoise en lui prenant les mains :

— Tu connais ton fils : l’empêcher maintenant de me suivre, c’est impossible… Mais, rassure-toi… chère femme… nous réussirons… je l’espère… Si nous ne réussissons pas… si nous sommes arrêtés, Agricol et moi, eh bien ! non… pas de lâchetés… pas de suicide… le père et le fils s’en iront en prison bras dessus, bras dessous, le front haut, le regard fier, comme deux hommes de cœur qui ont fait leur devoir… jusqu’au bout… Le jour du jugement viendra ;… nous dirons tout… loyalement, franchement ;… nous dirons que, poussés à la dernière extrémité… ne trouvant aucun secours, aucun appui dans la loi, nous avons été obligés d’avoir recours à la violence… Va, forge, mon garçon, ajouta Dagobert en s’adressant à son fils qui martelait le fer rougi, forge… forge… sans crainte, les juges sont d’honnêtes gens, ils absoudront d’honnêtes gens.

— Oui, brave père, tu as raison ; rassure-toi, chère mère ;… les juges verront la différence qu’il y a entre des bandits qui escaladent la nuit des murs pour voler… et un vieux soldat et son fils qui, au péril de leur liberté, de leur vie, de l’infamie, ont voulu délivrer de pauvres victimes.

— Et si ce langage n’est pas entendu, reprit Dagobert, tant pis !… ce ne sera ni ton fils ni ton mari qui seront déshonorés aux yeux des honnêtes gens… Si l’on nous met au bagne,… si nous avons le courage de vivre… eh bien ! le jeune et le vieux forçat porteront fièrement leur chaîne… et le marquis renégat… le prêtre infâme, sera plus honteux que nous… Va, forge le fer sans crainte, mon garçon ! Il y a quelque chose que le bagne ne peut flétrir : une bonne conscience et l’honneur… Maintenant, deux mots, ma bonne Mayeux ; l’heure avance et nous presse. Quand vous êtes descendue dans le jardin, avez-vous remarqué si les étages du couvent étaient élevés ?

— Non, pas très-élevés, M. Dagobert, surtout du côté qui regarde la maison des fous où est enfermée mademoiselle de Cardoville…

— Comment avez-vous fait pour parler à cette demoiselle ?

— Elle était de l’autre côté d’une claire-voie en planches qui sépare à cet endroit les deux jardins.

— Excellent…, dit Agricol en continuant de marteler son fer ; nous pourrons facilement entrer de l’un dans l’autre jardin ;… peut-être sera-t-il plus facile et plus sûr de sortir par la maison de fous… Malheureusement tu ne sais pas où est la chambre de mademoiselle de Cardoville.

— Si…, reprit la Mayeux en rassemblant ses souvenirs : elle habite un pavillon carré, et il y a au-dessus de la fenêtre où je l’ai vue pour la première fois une espèce d’auvent avancé, peint couleur de coutil bleu et blanc.

— Bon… je ne l’oublierai pas.

— Et vous ne savez pas, à peu près, où sont les chambres de mes pauvres enfants ? dit Dagobert.

Après un moment de réflexion, la Mayeux reprit :

— Elles sont en face du pavillon occupé par mademoiselle de Cardoville, car elle leur a fait depuis deux jours des signes de sa fenêtre, et je me souviens maintenant qu’elle m’a dit que les deux chambres, placées à des étages différents, se trouvaient l’une au rez-de-chaussée, l’autre au premier.

— Et ces fenêtres, sont-elles grillées ? demanda le forgeron.

— Je l’ignore.

— Il n’importe ; merci, ma bonne fille ; avec ces indications nous pouvons marcher, dit Dagobert ; pour le reste, j’ai mon plan.

— Ma petite Mayeux, de l’eau, dit Agricol, afin que je refroidisse mon fer.

Puis s’adressant à son père :

— Ce crochet est-il bien ?

— Oui, mon garçon ; dès qu’il sera refroidi, nous ajusterons la corde…

Depuis quelque temps Françoise Baudoin s’était agenouillée pour prier avec ferveur ; elle suppliait Dieu d’avoir pitié d’Agricol et de Dagobert qui dans leur malheureuse ignorance allaient commettre un grand crime ; elle conjurait surtout le Seigneur de faire retomber sur elle seule son courroux céleste, puisqu’elle seule était la cause de la funeste résolution de son fils et de son mari.

Dagobert et Agricol terminaient en silence leurs préparatifs ; tous deux étaient très-pâles et d’une gravité solennelle ; ils sentaient tout ce qu’il y avait de dangereux dans leur entreprise désespérée.

Au bout de quelques minutes, dix heures sonnèrent à Saint-Merry.

Le tintement de l’horloge arriva faible et à demi couvert par le grondement des rafales de vent et de pluie qui n’avaient pas cessé.

— Dix heures…, dit Dagobert en tressaillant, il n’y a pas une minute à perdre… Agricol, prends le sac.

— Oui, mon père…

En allant chercher le sac, Agricol s’approcha de la Mayeux qui se soutenait à peine et lui dit tout bas et rapidement :

— Si nous ne sommes pas ici demain matin… je te recommande ma mère… Tu iras chez M. Hardy ;… peut-être sera-t-il arrivé de voyage. Voyons, sœur, du courage, embrasse-moi… Je te laisse ma pauvre mère.

Et le forgeron, profondément ému, serra cordialement dans ses bras la Mayeux qui se sentait défaillir.

— Allons, mon vieux Rabat-Joie… en route, dit Dagobert, tu nous serviras de vedette…

Puis s’approchant de sa femme qui, s’étant relevée, serrait contre sa poitrine la tête de son fils, qu’elle couvrait de baisers en fondant en larmes, le soldat lui dit, affectant autant de calme que de sérénité :

— Allons, ma chère femme, sois raisonnable, fais-nous bon feu… dans deux ou trois heures nous ramènerons ici deux pauvres enfants et une belle demoiselle… Embrasse-moi… cela me portera bonheur.

Françoise se jeta au cou de son mari sans prononcer une parole.

Ce désespoir muet, accentué par des sanglots sourds et convulsifs, était déchirant. Dagobert fut obligé de s’arracher des bras de sa femme, et, cachant son émotion, il dit à son fils d’une voix altérée :

— Partons… partons… elle me fend le cœur… Ma bonne Mayeux, veillez sur elle… Agricol… viens…

Et le soldat, glissant ses pistolets dans la poche de sa redingote, se précipita vers la porte, suivi de Rabat-Joie.

— Mon fils… encore !… que je t’embrasse encore une fois ! Hélas !… c’est peut-être la dernière, s’écria la malheureuse mère, incapable de se lever et tendant les bras à Agricol. Pardonne-moi… c’est ma faute.

Le forgeron revint, mêla ses larmes à celles de sa mère, car il pleurait aussi, et murmura d’une voix étouffée :

— Adieu, chère mère… Rassure-toi… À bientôt.

Puis se dérobant aux étreintes de Françoise, il rejoignit son père sur l’escalier.

Françoise Baudoin poussa un long gémissement et tomba presque inanimée entre les bras de la Mayeux.

Dagobert et Agricol sortirent de la rue Brise-Miche au milieu de la tourmente, et se dirigèrent à grands pas vers le boulevard de l’Hôpital, suivis de Rabat-Joie.




XIII


Escalade et effraction.


Onze heures et demie sonnaient lorsque Dagobert et son fils arrivèrent sur le boulevard de l’Hôpital.

Le vent était violent, la pluie battante ; mais malgré l’épaisseur des nuées pluvieuses, la nuit paraissait assez claire, grâce au lever tardif de la lune. Les grands arbres noirs et les murailles blanches du jardin du couvent se distinguaient au milieu de cette pâle clarté. Au loin, un réverbère agité par le vent, et dont on apercevait à peine la lumière rougeâtre à travers la brume et la pluie, se balançait au-dessus de la chaussée boueuse de ce boulevard solitaire.

À de rares intervalles on entendait, au loin… bien au loin, le sourd roulement d’une voiture attardée ; puis tout retombait dans un morne silence.

Dagobert et son fils, depuis leur départ de la rue Brise-Miche, avaient à peine échangé quelques paroles. Le but de ces deux hommes de cœur était noble, généreux, et pourtant résolus, mais pensifs, ils se glissaient dans l’ombre comme des bandits à l’heure des crimes nocturnes.

Agricol portait sur ses épaules un sac renfermant la corde, le crochet et la barre de fer ; Dagobert s’appuyait sur le bras de son fils, et Rabat-Joie suivait son maître.

— Le banc où nous nous sommes assis tantôt doit être par ici, dit Dagobert en s’arrêtant.

— Oui, dit Agricol en cherchant des yeux, le voilà, mon père.

— Il n’est que onze heures et demie, il faut attendre minuit, reprit Dagobert. Asseyons-nous un instant pour nous reposer et convenir de nos faits…

Au bout d’un moment de silence, le soldat reprit avec émotion, en serrant les mains de son fils dans les siennes :

— Agricol, mon enfant… il en est temps encore… je t’en supplie… laisse-moi aller seul… je saurai bien me tirer d’affaire ;… plus le moment approche… plus je crains de te compromettre dans cette entreprise dangereuse.

— Et moi, brave père, plus le moment approche, plus je crois que je te serai utile à quelque chose ; bon ou mauvais, je partagerai ton sort… Notre but est louable… c’est une dette d’honneur que tu dois acquitter… j’en veux payer la moitié. Ce n’est pas maintenant que je me dédirai… Ainsi donc, brave père… songeons à notre plan de campagne.

— Allons, tu viendras, dit Dagobert en étouffant un soupir.

— Il faut donc, brave père, reprit Agricol, réussir sans encombre, et nous réussirons… Tu avais remarqué tantôt la petite porte de ce jardin, là, près de l’angle du mur… c’est déjà excellent.

— Par là, nous entrons dans le jardin, et nous cherchons des bâtiments que sépare un mur terminé par une claire-voie.

— Oui… car, d’un côté de cette claire-voie, est le pavillon où habite par mademoiselle de Cardoville, et de l’autre la partie du couvent où sont enfermées les filles du général.

À ce moment Rabat-Joie, qui était accroupi aux pieds de Dagobert, se leva brusquement en dressant les oreilles et semblant écouter.

— On dirait que Rabat-Joie entend quelque chose, dit Agricol, écoutons.

On n’entendit rien que le bruit du vent qui agitait les grands arbres du boulevard.

— Mais, j’y pense, mon père, une fois la porte du jardin ouverte, emmenons-nous Rabat-Joie ?

— Oui… oui ; s’il y a un chien de garde, il s’en chargera ; et puis, il nous avertira de l’approche des gens de ronde, et qui sait ?… il a tant d’intelligence, il est si attaché à Rose et à Blanche, qu’il nous aidera peut-être à découvrir l’endroit où elles sont ; je l’ai vu vingt fois aller les rejoindre dans les bois avec un instinct extraordinaire.

Un tintement lent, grave, sonore, dominant les sifflements de la bise, commença de sonner minuit.

Ce bruit sembla retentir douloureusement dans l’âme d’Agricol et de son père ; muets, émus, ils tressaillirent… par un mouvement spontané, ils se prirent et se serrèrent énergiquement la main. Malgré eux, chaque battement de leur cœur se réglait sur chacun des coups de cette horloge, dont la vibration se prolongeait au milieu du morne silence de la nuit…

Au dernier tintement, Dagobert dit à son fils d’une voix ferme :

— Voilà minuit… embrasse-moi… et en avant.

Le père et le fils s’embrassèrent. Le moment était décisif et solennel.

— Maintenant, mon père, dit Agricol, agissons avec autant de ruse et d’audace que des bandits allant piller un coffre-fort.

Ce disant, le forgeron prit dans le sac la corde et le crochet, Dagobert s’arma de la pince de fer, et tous deux, s’avançant le long du mur avec précaution, se dirigèrent vers la petite porte, située non loin de l’angle formé par la rue et par le boulevard, s’arrêtant de temps à autre pour prêter l’oreille avec attention, tâchant de distinguer les bruits qui ne seraient causés ni par la pluie ni par le vent.

La nuit continuant d’être assez claire pour que l’on pût parfaitement distinguer les objets, le forgeron et le soldat atteignirent la petite porte ; les ais paraissaient vermoulus et peu solides.

— Bon ! dit Agricol à son père, d’un coup elle cédera.

Et le forgeron allait appuyer vigoureusement son épaule contre la porte en s’arc-boutant sur ses jarrets, lorsque tout à coup Rabat-Joie grogna sourdement en se mettant pour ainsi dire en arrêt.

D’un mot Dagobert fit taire le chien, et, saisissant son fils par le bras, il lui dit tout bas :

— Ne bougeons pas… Rabat-Joie a senti quelqu’un… dans le jardin…

Agricol et son père restèrent quelques minutes immobiles, l’oreille au guet, et suspendant leur respiration…

Le chien, obéissant à son maître, ne grognait plus ; mais son inquiétude et son agitation se manifestaient de plus en plus.

Cependant on n’entendait rien.

— Le chien se sera trompé, mon père…, dit tout bas Agricol.

— Je suis sûr que non ;… ne bougeons pas…

Après quelques secondes d’une nouvelle attente, Rabat-Joie se coucha brusquement et allongea autant qu’il le put son museau sous la traverse inférieure de la porte en soufflant avec force.

— On vient…, dit vivement Dagobert à son fils.

— Éloignons-nous…, reprit Agricol.

— Non, lui dit son père ; écoutons, il sera temps de fuir si l’on ouvre la porte… Ici, Rabat-Joie, ici…

Le chien, obéissant, s’éloigna de la porte et vint se coucher aux pieds de son maître.

Quelques secondes après on entendit sur la terre, détrempée par la pluie, une espèce de pataugement causé par des pas lourds dans des flaques d’eau, puis un bruit de paroles qui, emportées par le vent, n’arrivèrent pas jusqu’au soldat et au forgeron.

— Ce sont les gens de ronde dont nous a parlé la Mayeux, dit Agricol à son père.

— Tant mieux… ils mettront un intervalle entre leur seconde tournée, cela nous assure au moins deux heures de tranquillité… maintenant… notre affaire est sûre.

En effet, peu à peu, le bruit des pas devint moins distinct, puis il se perdit tout à fait…

— Allons, vite, ne perdons pas de temps, dit Dagobert à son fils au bout de dix minutes ; ils sont loin ; maintenant, tâchons d’ouvrir cette porte.

Agricol y appuya sa puissante épaule, poussa vigoureusement, et la porte ne céda pas, malgré sa vétusté.

— Malédiction ! dit Agricol, elle est barrée en dedans, j’en suis sûr ; ces mauvaises planches n’auraient pas, sans cela, résisté au choc.

— Comment faire ?

— Je vais monter sur le mur à l’aide de la corde et du crochet… et aller l’ouvrir en dedans.

Ce disant, Agricol prit la corde, le crampon ; et, après plusieurs tentatives, il parvint à lancer le crochet sur le chaperon du mur.

— Maintenant, mon père, fais-moi la courte échelle ; je m’aiderai de la corde ; une fois à cheval sur la muraille, je retournerai le crampon, et il me sera facile de descendre dans le jardin.

Le soldat s’adossa au mur, joignit ses deux mains, dans le creux desquelles son fils posa un pied ; puis, montant de là sur les robustes épaules de son père, où il prit un point d’appui, à l’aide de la corde et de quelques dégradations de la muraille, il en atteignit la crête. Malheureusement, le forgeron ne s’était pas aperçu que le chaperon du mur était garni de morceaux de verre de bouteilles cassées qui le blessèrent aux genoux et aux mains ; mais, de peur d’alarmer Dagobert, il retint un premier cri de douleur, replaça le crampon comme il fallait, se laissa glisser le long de la corde, et atteignit le sol ; la porte était proche, il y courut : une forte barre de bois la maintenait, en effet, intérieurement ; la serrure était en si mauvais état qu’elle ne résista pas à un violent effort d’Agricol ; la porte s’ouvrit, Dagobert entra dans le jardin avec Rabat-Joie.

— Maintenant, dit le soldat à son fils, grâce à toi, le plus fort est fait… Voici un moyen de fuite assuré pour mes pauvres enfants et pour mademoiselle de Cardoville… Le tout, à cette heure, est de les trouver… sans faire de mauvaise rencontre… Rabat-Joie va marcher devant en éclaireur… Va… va, mon bon chien, ajouta Dagobert, et surtout… sois muet… tais-toi.

Aussitôt l’intelligent animal s’avança de quelques pas, flairant, écoutant, éventant et marchant avec la prudence et l’attention circonspecte d’un limier en quête.

À la demi-clarté de la lune voilée par les nuages, Dagobert et son fils aperçurent autour d’eux un quinconce d’arbres énormes, auquel aboutissaient plusieurs allées. Indécis sur celle qu’ils devaient suivre, Agricol dit à son père :

— Prenons l’allée qui côtoie le mur, elle nous mènera sûrement à un bâtiment.

— C’est juste, allons, et marchons sur les bordures de gazon, au lieu de marcher dans l’allée boueuse ; nos pas feront moins de bruit.

Le père et le fils, précédés par Rabat-Joie, parcoururent pendant quelque temps une sorte d’allée tournante, qui s’éloignait peu de la muraille ; ils s’arrêtaient çà et là pour écouter… ou pour se rendre prudemment compte, avant de continuer leur marche, des mobiles aspects des arbres et des broussailles qui, agités par le vent et éclairés par la pâle clarté de la lune, affectaient souvent des formes singulières.

Minuit et demi sonnait lorsque Agricol et son père arrivèrent à une large grille de fer qui servait de clôture au jardin réservé de la supérieure du couvent, réserve dans laquelle la Mayeux s’était introduite le matin, après avoir vu Rose Simon s’entretenir avec Adrienne de Cardoville.

À travers les barreaux de cette grille, Agricol et son père aperçurent, à peu de distance, une fermeture en planches à claire-voie aboutissant à une chapelle en construction, et au delà un petit pavillon carré.

— Voilà sans doute le pavillon de la maison des fous occupé par mademoiselle de Cardoville, dit Agricol.

— Et le bâtiment où sont les chambres de Rose et Blanche, mais que nous ne pouvons apercevoir d’ici, lui fait face sans doute, dit Dagobert. Pauvres enfants, elles sont là… pourtant, dans les larmes et le désespoir, ajouta-t-il avec une émotion profonde.

— Pourvu que cette grille soit ouverte, dit Agricol.

— Elle le sera probablement ;… elle est située à l’intérieur.

— Avançons doucement.

En quelques pas, Dagobert et son fils atteignirent la grille, seulement fermée par le pêne de la serrure.

Dagobert allait l’ouvrir, lorsque Agricol lui dit :

— Prends garde de la faire crier sur ses gonds…

— Faut-il la pousser doucement ou brusquement ?

— Laisse-moi, je m’en charge, dit Agricol.

Et il ouvrit si brusquement le battant de la grille, qu’il ne grinça que faiblement ; mais cependant ce bruit fut assez distinct pour être entendu au milieu du silence de la nuit, pendant un des intervalles que les rafales du vent laissaient entre elles.

Agricol et son père restèrent un moment immobiles, inquiets, prêtant l’oreille… n’osant franchir le seuil de cette grille afin de se ménager une retraite.

Rien ne bougea, tout demeura calme, tranquille. Agricol et son père, rassurés, pénétrèrent dans le jardin réservé.

À peine le chien fut-il entré dans cet endroit, qu’il donna tous les signes d’une joie extraordinaire ; les oreilles dressées, la queue battant ses flancs, bondissant plutôt que courant, il eut bientôt atteint la séparation de claire-voie où le matin Rose Simon s’était un instant entretenue avec mademoiselle de Cardoville ; puis il s’arrêta un instant en cet endroit, inquiet et affairé, tournant et virant comme un chien qui cherche et démêle une voie.

Dagobert et son fils, laissant Rabat-Joie obéir à son instinct, suivaient ses moindres mouvements avec un intérêt, avec une anxiété indicibles, espérant tout de son intelligence et de son attachement pour les orphelines.

— C’est sans doute près de cette claire-voie que Rose se trouvait lorsque la Mayeux l’a vue, dit Dagobert. Rabat-Joie est sur ses traces, laissons-le faire.

Au bout de quelques secondes, le chien tourna la tête du côté de Dagobert, et partit au galop, se dirigeant vers une porte du rez-de-chaussée du bâtiment qui faisait face au pavillon occupé par Adrienne ; puis, arrivé à cette porte, le chien se coucha, semblant attendre Dagobert.

— Plus de doute ! c’est bien dans ce bâtiment que sont les enfants ! dit Dagobert en allant rejoindre Rabat-Joie ; c’est là qu’on aura tantôt renfermé Rose.

— Nous allons voir si les fenêtres sont ou non grillées, dit Agricol en suivant son père.

Tous deux arrivèrent auprès de Rabat-Joie.

— Eh bien ! mon vieux, lui dit tout bas le soldat en lui montrant le bâtiment, Rose et Blanche sont donc là ?

Le chien redressa la tête et répondit par un grognement de joie, accompagné de deux ou trois jappements.

Dagobert n’eut que le temps de saisir la gueule du chien entre ses mains.

— Il va tout perdre !… s’écria le forgeron. On l’a entendu, peut-être ?…

— Non…, dit Dagobert. Mais, plus de doute… les enfants sont là…

À cet instant, la grille de fer par laquelle le soldat et son fils s’étaient introduits dans le jardin réservé, qu’ils avaient laissée ouverte, se referma avec fracas.

— On nous enferme…, dit vivement Agricol, et pas d’autre issue…

Pendant un instant le père et le fils se regardèrent atterrés ; mais Agricol reprit tout à coup :

— Peut-être le battant de la grille se sera-t-il fermé en roulant sur ses gonds par son propre poids ;… je cours m’en assurer… et la rouvrir si je puis…

— Va… vite, j’examinerai les fenêtres.

Agricol se dirigea en hâte vers la grille, tandis que Dagobert, se glissant le long du mur, arriva devant les fenêtres du rez-de-chaussée ; elles étaient au nombre de quatre ; deux d’entre elles n’étaient pas grillées ; il regarda au premier étage, il était peu élevé, et aucune de ses fenêtres n’était garnie de barreaux ; celle des deux sœurs qui habitait cet étage pourrait donc, une fois prévenue, attacher un drap à la barre d’appui de la fenêtre et se laisser glisser, comme l’avaient fait les orphelines pour s’évader de l’auberge du Faucon blanc ; mais il fallait, chose difficile, savoir d’abord quelle chambre elle occupait. Dagobert pensa qu’il pourrait en être instruit par celle des deux sœurs qui habitait le rez-de-chaussée ; mais là, autre difficulté ; parmi ces quatre fenêtres, à laquelle devait-il frapper ?

Agricol revint précipitamment.

— C’était le vent, sans doute, qui avait fermé la grille, dit-il, j’ai ouvert de nouveau le battant et j’ai calé avec une pierre ;… mais il faut nous hâter.

— Et comment reconnaître les fenêtres de ces pauvres enfants ? dit Dagobert avec angoisse.

— C’est vrai, dit Agricol inquiet, que faire ?

— Appeler au hasard, dit Dagobert, c’est donner l’éveil si nous nous adressons mal.

— Mon Dieu, mon Dieu, reprit Agricol avec une angoisse croissante, être arrivés ici, sous leurs fenêtres… et ignorer… !

— Le temps presse, dit vivement Dagobert en interrompant son fils, risquons le tout pour le tout.

— Comment, mon père ?

— Je vais appeler Rose et Blanche à haute voix ; désespérées comme elles le sont, elles ne dorment pas, j’en suis sûr ;… elles seront debout à mon premier appel… Au moyen de son drap, attaché à la barre d’appui, en cinq minutes celle qui habite le premier sera dans nos bras. Quant à celle du rez-de-chaussée… si sa fenêtre n’est pas grillée, en une seconde elle est à nous… Sinon, nous aurons bien vite descellé un barreau.

— Mais, mon père… cet appel à voix haute ?

— Peut-être ne l’entendra-t-on pas…

— Mais si on l’entend, tout est perdu.

— Qui sait ? Avant qu’on ait eu le temps d’aller chercher des hommes de ronde et d’ouvrir plusieurs portes, les enfants peuvent être délivrées ; nous gagnons l’issue du boulevard et nous sommes sauvés…

— Le moyen est dangereux… mais je n’en vois pas d’autre.

— S’il n’y a que deux hommes, moi et Rabat-Joie nous nous chargeons de les maintenir s’ils accourent avant que l’évasion soit terminée, et pendant ce temps-là tu enlèves les enfants.

— Mon père, un moyen… et un moyen sûr, s’écria tout à coup Agricol. D’après ce que nous a dit la Mayeux, mademoiselle de Cardoville a correspondu par signes avec Rose et Blanche.

— Oui.

— Elle sait donc où elles habitent, puisque les pauvres enfants lui répondaient de leurs fenêtres.

— Tu as raison… il n’y a donc que cela à faire… allons au pavillon… Mais comment reconnaître… ?

— La Mayeux me l’a dit : il y a une espèce d’auvent au-dessus de la croisée de la chambre de mademoiselle de Cardoville…

— Allons vite, ce ne sera rien que de briser une claire-voie en planches… As-tu la pince ?

— La voilà.

— Vite, allons…

En quelques pas, Dagobert et son fils arrivèrent auprès de cette faible séparation ; trois planches arrachées par Agricol lui ouvrirent un facile passage.

— Reste là, mon père… et fais le guet, dit-il à Dagobert en s’introduisant dans le jardin du docteur Baleinier.

La fenêtre signalée par la Mayeux était facile à reconnaître : elle était haute et large ; une sorte d’auvent la surmontait, car cette croisée avait été précédemment une porte, murée plus tard jusqu’au tiers de sa hauteur ; des barreaux de fer assez espacés la défendaient.

Depuis quelques instants, la pluie avait cessé ; la lune, dégagée des nuages qui l’obscurcissaient naguère, éclairait en plein le pavillon ; Agricol, s’approchant des carreaux, vit la chambre plongée dans l’obscurité ; mais au fond de cette pièce une porte entre-bâillée laissait échapper une assez vive clarté.

Le forgeron, espérant que mademoiselle de Cardoville veillait encore, frappa légèrement aux vitres.

Au bout de quelques instants, la porte du fond s’ouvrit tout à fait ; mademoiselle de Cardoville, qui ne s’était pas encore couchée, entra dans la seconde chambre, vêtue comme elle l’était lors de son entrevue avec la Mayeux ; une bougie qu’Adrienne tenait à la main éclairait ses traits enchanteurs ; ils exprimaient alors la surprise et l’inquiétude…

La jeune fille posa son bougeoir sur une table, et parut écouter attentivement en s’avançant vers la fenêtre… Mais tout à coup elle tressaillit et s’arrêta brusquement.

Elle venait de distinguer vaguement la figure d’un homme regardant à travers ses carreaux.

Agricol, craignant que mademoiselle de Cardoville effrayée, ne se réfugiât dans la pièce voisine, frappa de nouveau, et risquant d’être entendu au dehors, il dit d’une voix assez haute :

— C’est Agricol Baudoin.

Ces mots arrivèrent jusqu’à Adrienne. Se rappelant aussitôt son entretien avec la Mayeux, elle pensa qu’Agricol et Dagobert s’étaient introduits dans le couvent pour enlever Rose et Blanche ; courant alors vers la croisée, elle reconnut parfaitement Agricol à la brillante clarté de la lune et ouvrit sa fenêtre avec précaution.

— Mademoiselle, lui dit précipitamment le forgeron, il n’y a pas un instant à perdre ; le comte de Montbron n’est pas à Paris ; mon père et moi nous venons vous délivrer.

— Merci, merci, monsieur Agricol, dit mademoiselle de Cardoville d’une voix accentuée par la plus touchante reconnaissance ; mais songez d’abord aux filles du général Simon…

— Nous y pensons, mademoiselle ; je venais aussi vous demander où sont leurs fenêtres.

— L’une est au rez-de-chaussée, c’est la dernière du côté du jardin ; l’autre est située absolument au-dessus de celle-ci… au premier étage.

— Maintenant elles sont sauvées ! s’écria le forgeron.

— Mais, j’y pense, reprit vivement Adrienne, le premier étage est assez élevé ; vous trouverez là, près de cette chapelle en construction, de très longues perches provenant des échafaudages ; cela pourra peut-être vous servir.

— Cela me vaudra une échelle pour arriver à la fenêtre du premier. Maintenant il s’agit de vous, mademoiselle.

— Ne songez qu’à ces chères orphelines, le temps presse… Pourvu qu’elles soient libres cette nuit, il m’est indifférent de rester un jour ou deux de plus dans cette maison.

— Non, mademoiselle, s’écria le forgeron, il est, au contraire, pour vous de la plus haute importance de sortir d’ici cette nuit… il s’agit d’intérêts que vous ignorez ; je n’en doute plus maintenant.

— Que voulez-vous dire ?

— Je n’ai pas le temps de m’expliquer davantage ; mais je vous en conjure, mademoiselle… venez ; je puis desceller deux barreaux de cette fenêtre ;… je cours chercher une pince…

— C’est inutile. On se contente de fermer et de verrouiller en dehors la porte de ce pavillon, que j’habite seule ; il vous sera donc facile de briser la serrure.

— Et dix minutes après, nous serons sur le boulevard, dit le forgeron. Vite, mademoiselle, apprêtez-vous ; prenez un châle, un chapeau, car la nuit est bien froide ; je reviens à l’instant.

— M. Agricol, dit Adrienne les larmes aux yeux, je sais ce que vous risquez pour moi. Je vous prouverai, je l’espère, que j’ai aussi bonne mémoire que vous… Ah !… vous et votre sœur adoptive, vous êtes de nobles et vaillantes créatures… Il m’est doux de vous devoir tant à tous deux… Mais ne revenez me chercher que lorsque les filles du maréchal Simon seront libérées.

— Grâce à vos indications, c’est chose faite, mademoiselle ; je cours chercher mon père et nous revenons vous chercher.

Agricol, suivant l’excellent conseil de mademoiselle de Cardoville, alla prendre, le long du mur de la chapelle, une de ces longues et fortes perches servant aux constructions, l’enleva sur ses robustes épaules et rejoignit lestement son père.

À peine Agricol avait-il dépassé la claire-voie pour se diriger vers la chapelle, noyée d’ombre, que mademoiselle de Cardoville crut apercevoir une forme humaine sortir d’un des massifs du jardin du couvent, traverser rapidement l’allée et disparaître derrière une haute charmille de buis. Adrienne, effrayée, appela en vain Agricol à voix basse, afin de le prévenir. Il ne pouvait pas l’entendre ; déjà il avait rejoint son père, qui, dévoré d’impatience, allait, écoutant d’une fenêtre à l’autre, avec une angoisse croissante.

— Nous sommes sauvés ! lui dit Agricol à voix basse, voici les fenêtres de tes pauvres enfants : celle-ci au rez-de-chaussée… celle-là au premier.

— Enfin ! dit Dagobert avec un élan de joie impossible à rendre.

Et il courut examiner les fenêtres.

— Elles ne sont pas grillées ! s’écria-t-il.

— Assurons-nous d’abord si l’une des enfants est là, dit Agricol ; ensuite, en appuyant cette perche le long du mur, je me hisserai jusqu’à la fenêtre du premier… qui n’est pas haute.

— Bien, mon garçon, une fois là tu frapperas aux carreaux, tu appelleras Rose ou Blanche ; quand elle t’aura répondu, tu redescendras ; nous appuierons la perche à la barre d’appui de la fenêtre, et la pauvre enfant se laissera glisser ;… elles sont lestes et hardies… Vite… vite à l’ouvrage.

— Et ensuite nous irons délivrer mademoiselle de Cardoville.

Pendant qu’Agricol, soulevant la perche, la plaçait convenablement et se disposait à y monter, Dagobert, frappant aux carreaux de la dernière fenêtre du rez-de-chaussée, dit à voix haute :

— C’est moi… Dagobert…

Rose Simon habitait en effet cette chambre. La malheureuse enfant, désespérée d’être séparée de sa sœur, était en proie à une fièvre brûlante, ne dormait pas, et arrosait son chevet de ses larmes.

Au bruit que fit Dagobert en frappant aux vitres, elle tressaillit d’abord de frayeur ; puis, entendant la voix du soldat, cette voix si chère, si connue, la jeune fille se dressa sur son séant, passa ses mains sur son front comme pour s’assurer qu’elle n’était pas le jouet d’un songe, puis enveloppée de son long peignoir blanc, elle courut à la fenêtre en poussant un cri de joie.

Mais tout à coup… et avant qu’elle eût ouvert sa croisée, deux coups de feu retentirent, accompagnés de ces cris répétés :

— À la garde !… Au voleur !…

L’orpheline resta pétrifiée d’épouvante, les yeux machinalement fixés sur la fenêtre, à travers laquelle elle vit confusément, à la clarté de la lune, plusieurs hommes lutter avec acharnement, tandis que les aboiements furieux de Rabat-Joie dominaient ces cris incessamment répétés :

— À la garde !… Au voleur !… À l’assassin !…





XIV


La veille d’un grand jour.


Environ deux heures avant que les faits précédents ne se fussent passés au couvent Sainte-Marie, Rodin et le père d’Aigrigny étaient réunis dans le cabinet où on les a déjà vus rue du Milieu-des-Ursins. Depuis la révolution de juillet, le père d’Aigrigny avait cru devoir transporter momentanément dans cette habitation temporaire les archives secrètes et la correspondance de son ordre ; mesure prudente, car il devait craindre de voir les révérends pères expulsés par l’État du magnifique établissement dont la restauration les avait libéralement gratifiés[1].

Rodin, toujours vêtu d’une manière sordide, toujours sale et crasseux, écrivait modestement à son bureau, fidèle à son humble rôle de secrétaire, qui cachait, on l’a vu, une fonction bien autrement importante, celle de socius, fonction qui, selon les constitutions de l’ordre, consiste à ne pas quitter son supérieur, à surveiller, à épier ses moindres actions, ses plus légères impressions, et à rendre compte à Rome.

Malgré son habituelle impassibilité, Rodin semblait visiblement inquiet et préoccupé ; il répondait d’une manière encore plus brève que de coutume aux ordres ou aux questions du père d’Aigrigny, qui venait de rentrer.

— Y a-t-il eu quelque chose de nouveau pendant mon absence ? demanda-t-il à Rodin, les rapports se sont-ils succédé favorables ?

— Très-favorables.

— Lisez-les-moi.

— Avant d’en rendre compte à Votre Révérence, dit Rodin, je dois la prévenir que depuis deux jours Morok est ici.

— Lui ? dit l’abbé d’Aigrigny avec surprise. Je croyais qu’en quittant l’Allemagne et la Suisse il avait reçu de Fribourg l’ordre de se diriger vers le Midi. À Nîmes, à Avignon, dans ce moment, il aurait pu être un intermédiaire utile… car les protestants s’agitent, et l’on craint une réaction contre les catholiques.

— J’ignore, dit Rodin, si Morok a eu des raisons particulières de changer son itinéraire. Quant à ses raisons apparentes, il m’a appris qu’il allait donner ici des représentations.

— Comment cela ?

— Un agent dramatique l’a engagé, à son passage à Lyon, lui et sa ménagerie, pour le théâtre de la Porte-Saint-Martin, à un prix très-élevé. Il n’a pas cru devoir refuser cet avantage, a-t-il ajouté.

— Soit, dit le père d’Aigrigny en haussant les épaules, mais par la propagation des petits livres, par la vente des chapelets et des gravures, ainsi que par l’influence qu’il aurait certainement exercée sur des populations religieuses et peu avancées, telles que celles du Midi ou de la Bretagne, il pouvait rendre des services qu’il ne rendra jamais à Paris.

— Il est en bas avec une espèce de géant qui l’accompagne ; car, en sa qualité d’ancien serviteur de Votre Révérence, Morok espérait avoir l’honneur de vous baiser la main ce soir.

— Impossible… impossible… Vous savez combien cette soirée est occupée… Est-on allé rue Saint-François ?

— On y est allé… Le vieux gardien juif a été, dit-il, prévenu par le notaire… Demain, à six heures du matin, des maçons abattront la porte murée, et, pour la première fois depuis cent cinquante ans, cette maison sera ouverte.

Le père d’Aigrigny resta un moment pensif, puis il dit à Rodin :

— À la veille d’un moment si décisif, il ne faut rien négliger, se remettre tout en mémoire. Relisez-moi la copie de cette note, insérée dans les archives de la société il y a un siècle et demi, au sujet de M. de Rennepont.

Le secrétaire prit une note dans un casier, et lut ce qui suit :


« Ce jourd’hui, 19 février 1682, le R. P. provincial Alexandre Bourdon a envoyé l’avertissement suivant, avec ces mots en marge : extrêmement considérable pour l’avenir.

« On vient de découvrir, par les aveux d’un mourant, qu’un de nos pères a assisté, une chose fort secrète.

« M. Marius de Rennepont, l’un des chefs les plus remuants et les plus redoutables de la religion réformée, l’un des ennemis les plus acharnés de notre sainte compagnie, était apparemment rentré dans le giron de notre maternelle église, à la seule et unique fin de sauver ses biens menacés de la confiscation à cause de ses déportements irréligieux et damnables ; les preuves ayant été fournies par différentes personnes de notre compagnie comme quoi la conversion du sieur de Rennepont n’était pas sincère et cachait un leurre sacrilège, les biens dudit sieur, dès lors considéré comme relaps, ont été ce pourquoi confisqués par Sa Majesté notre roi Louis XIV, et ledit sieur de Rennepont condamné perpétuellement aux galères[2], auxquelles il a échappé par une mort volontaire, ensuite duquel crime abominable il a été traîné sur la claie, et son corps abandonné aux chiens de la voirie.

« Ces prémisses exposées, l’on arrive à la chose secrète, si extrêmement considérable pour l’avenir et l’intérêt de notre société.

« Sa Majesté Louis XIV, dans sa paternelle et catholique bonté pour l’Église et en particulier pour notre ordre, nous avait accordé le profit de cette confiscation, en gratitude de ce que nous avions concouru à dévoiler le sieur de Rennepont comme relaps infâme et sacrilège…

« Nous venons d’apprendre assurément qu’à cette confiscation, et conséquemment à notre société, ont été soustraites une maison, sise à Paris, rue Saint-François, no 3, et une somme de cinquante mille écus en or.

« La maison a été cédée avant la confiscation, moyennant une vente simulée, à un ami du sieur de Rennepont, très-bon catholique cependant et bien malheureusement, car on ne peut sévir contre lui.

« Cette maison, grâce à la connivence coupable mais inattaquable de cet ami, a été murée, et ne doit être ouverte que dans un siècle et demi, selon les dernières volontés du sieur de Rennepont.

« Quant aux cinquante mille écus en or, ils ont été placés en mains malheureusement inconnues jusqu’ici, à cette fin d’être capitalisés et exploités, durant cent cinquante ans, pour être partagés, à l’expiration desdites cent cinquante années, entre les descendants alors existants du sieur de Rennepont, somme qui, moyennant tant d’accumulations, sera devenue énorme, et atteindra nécessairement le chiffre de quarante ou cinquante millions de livres tournois.

« Par des motifs demeurés inconnus, et qu’il a consignés dans un testament, le sieur de Rennepont a caché à sa famille, que les édits contre les protestants ont chassée de France et exilée en Europe, a caché le placement des cinquante mille écus ; conviant seulement ses parents à perpétuer dans leur lignée de génération en génération la recommandation aux derniers survivants de se trouver réunis, à Paris, dans cent cinquante ans, rue Saint-François, le 13 février 1832, et pour que cette recommandation ne s’oubliât pas, il a chargé un homme dont l’état est inconnu, mais dont le signalement est connu, de faire fabriquer des médailles de bronze où ce vœu et cette date sont gravés, et d’en faire parvenir une à chaque personne de sa famille ; mesure d’autant plus nécessaire que par un autre motif ignoré et que l’on suppose aussi expliqué dans le testament, les héritiers seront tenus de se présenter ledit jour, avant midi, en personne et non par représentant, faute de quoi ils seraient exclus du partage.

« L’homme inconnu qui est parti pour distribuer ces médailles aux membres de la famille Rennepont, est un homme de trente à trente-six ans, de mine fière et triste, de haute stature ; il a les sourcils noirs, épais et singulièrement rejoints ; il se fait appeler Joseph ; on soupçonne fort ce voyageur d’être un actif et dangereux émissaire de ces forcenés républicains et réformés des sept provinces unies.

« De ce qui précède, il résulte que cette somme, confiée par ce relaps à une main inconnue d’une façon subreptice, a échappé à la confiscation à nous octroyée par notre bien-aimé roi ; c’est donc un dommage énorme, un dol monstrueux, dont nous sommes tenus de nous récupérer, sinon quant au présent, du moins quant à l’avenir.

« Notre compagnie étant, pour la grande gloire de Dieu et de notre Saint-Père, impérissable, il sera facile, grâce aux relations que nous avons par toute la terre au moyen des missions et autres établissements, de suivre dès à présent la filiation de cette famille Rennepont de génération en génération, de ne jamais la perdre de vue, afin que dans cent cinquante ans, au moment du partage de cette immense fortune accumulée, notre compagnie puisse rentrer dans ce bien qui lui a été traîtreusement dérobé, et y rentrer per fas aut nefas, par quelque moyen que ce soit, même par ruse ou par violence, notre compagnie n’étant tenue d’agir autrement à l’encontre des détenteurs futurs de nos biens, si malicieusement larronnés par ce relaps infâme et sacrilège… pour ce qu’il est enfin légitime de défendre, conserver et récupérer son bien par tous les moyens que le Seigneur met entre nos mains.

« Jusqu’à la restitution complète, cette famille de Rennepont sera donc damnable et réprouvée, comme une lignée maudite de ce Caïn de relaps, et il sera bon de la toujours furieusement surveiller.

« Pour ce faire, il sera urgent que chaque année, à partir de ce jourd’hui, l’on établisse une sorte d’enquête sur la position successive des membres de cette famille. »


Rodin s’interrompit, et dit au père d’Aigrigny :

— Suit le compte rendu, année par année, de la position de cette famille depuis 1682 jusqu’à nos jours. Il est inutile de le lire à Votre Révérence ?

— Très-inutile, dit l’abbé d’Aigrigny, cette note résume parfaitement les faits…

Puis, après un moment de silence, il reprit avec une expression d’orgueil triomphant :

— Combien est grande la puissance de l’association, appuyée sur la tradition et sur la perpétuité !… Grâce à cette note insérée dans nos archives depuis un siècle et demi… cette famille a été surveillée de génération en génération ;… toujours notre ordre a eu les yeux fixés sur elle, la suivant sur tous les points du globe où l’exil l’avait disséminée… Enfin, demain, nous rentrerons dans cette créance, peu considérable d’abord, et que cent cinquante ans ont changée en une fortune royale… Oui… nous réussirons, car je crois avoir prévu les éventualités… Une seule chose pourtant me préoccupe vivement.

— Laquelle ? demanda Rodin.

— Je songe à ces renseignements que l’on a déjà, mais en vain, essayé d’obtenir du gardien de la maison de la rue Saint-François. A-t-on tenté encore une fois, ainsi que j’en avais donné l’ordre ?

— On l’a tenté…

— Eh bien ?

— Cette fois, comme les autres, ce vieux juif est resté impénétrable ; il est, d’ailleurs, presque en enfance, et sa femme ne vaut guère mieux que lui.

— Quand je songe, reprit le père d’Aigrigny, que depuis un siècle et demi que cette maison de la rue Saint-François a été murée et fermée, sa garde s’est perpétuée de génération en génération dans cette famille de Samuel ! Je ne puis croire qu’ils aient tous ignoré qui ont été et qui sont les dépositaires successifs de ces fonds devenus immenses par leur accumulation.

— Vous l’avez vu, dit Rodin, par les notes du dossier de cette affaire que l’ordre a toujours très-soigneusement suivie depuis 1682. À diverses époques, on a tenté d’obtenir quelques renseignements à ce sujet, que la note du père Bourdon n’éclaircissait pas. Mais cette race de gardiens juifs est restée muette, d’où l’on doit conclure qu’ils ne savaient rien.

— C’est ce qui m’a toujours semblé impossible… car enfin… l’aïeul de tous ces Samuel a assisté à la fermeture de cette maison il y a cent cinquante ans. Il était, dit le dossier, l’homme de confiance ou le domestique de M. de Rennepont. Il est impossible qu’il n’ait pas été instruit de bien des choses dont la tradition se sera sans doute perpétuée dans sa famille.

— S’il m’était permis de hasarder une petite observation, dit humblement Rodin.

— Parlez…

— Il y a très-peu d’années qu’on a eu la certitude, par une confidence de confessionnal, que les fonds existaient, et qu’ils avaient atteint un chiffre énorme.

— Sans doute ; c’est ce qui a rappelé vivement l’attention du révérend père général sur cette affaire…

— On sait donc ce que probablement tous les descendants de la famille Rennepont ignorent, l’immense valeur de cet héritage ?

— Oui, répondit le père d’Aigrigny, la personne qui a certifié ce fait à son confesseur est digne de toute croyance… Dernièrement encore, elle a renouvelé cette déclaration ; mais, malgré toutes les instances de son directeur, elle a refusé de faire connaître entre les mains de qui étaient les fonds, affirmant toutefois qu’ils ne pouvaient être placés en des mains plus loyales.

— Il me semble alors, reprit Rodin, que l’on est certain de ce qu’il y a de plus important à savoir.

— Et qui sait si le détenteur de cette somme énorme se présentera demain, malgré la loyauté qu’on lui prête ? Malgré moi, plus le moment approche, plus mon anxiété augmente… Ah ! reprit le père d’Aigrigny, après un moment de silence, c’est qu’il s’agit d’intérêts si immenses, que les conséquences du succès seraient incalculables… Enfin, du moins… tout ce qu’il était possible de faire aura été tenté.

À ces mots, que le père d’Aigrigny adressait à Rodin, comme s’il eût demandé son adhésion, le socius ne répondit rien.

L’abbé, le regardant avec surprise, lui dit :

— N’êtes-vous pas de cet avis ? Pouvait-on oser davantage ? N’est-on pas allé jusqu’à l’extrême limite du possible ?

Rodin s’inclina respectueusement, mais resta muet.

— Si vous pensez que l’on a omis quelque précaution, s’écria le père d’Aigrigny avec une sorte d’impatience inquiète, dites-le… Il est temps encore… Encore une fois, croyez-vous que tout ce qu’il était possible de faire ait été fait ? Tous les descendants enfin écartés, Gabriel en se présentant demain rue Saint-François ne sera-t-il pas le seul représentant de cette famille, et, par conséquent, le seul possesseur de cette immense fortune ? Or, d’après sa renonciation et d’après nos statuts, ce n’est pas lui, mais notre ordre qui possédera. Pouvait-on agir mieux ou autrement ? Parlez franchement.

— Je ne puis me permettre d’émettre une opinion à ce sujet, reprit humblement Rodin en s’inclinant de nouveau, le bon ou le mauvais succès répondra à Votre Révérence…

Le père d’Aigrigny haussa les épaules et se reprocha d’avoir demandé quelque conseil à cette machine à écrire qui lui servait de secrétaire, et qui n’avait, selon lui, que trois qualités : la mémoire, la discrétion et l’exactitude.




XV


L’étrangleur.


Après un moment de silence, le père d’Aigrigny reprit :

— Lisez-moi les rapports de la journée sur la situation de chacune des personnes signalées.

— Voici celui de ce soir ;… on vient de l’apporter.

— Voyons.

Rodin lut ce qui suit :


« Jacques Rennepont, dit Couche-tout-Nu, a été vu dans l’intérieur de la prison pour dettes à huit heures, ce soir… »

— Celui-ci ne nous inquiétera pas demain… Et d’un… Continuez.

« Madame la supérieure du couvent de Sainte-Marie, avertie par madame la comtesse de Saint-Dizier, a cru devoir enfermer plus étroitement encore les demoiselles Rose et Blanche Simon. Ce soir, à neuf heures, elles ont été enfermées soigneusement dans leur cellule, et des rondes armées veilleront la nuit dans le jardin du couvent. »

— Rien non plus à craindre de ce côté, grâce à ces précautions, dit le père d’Aigrigny. Continuez.

« M. le docteur Baleinier, aussi prévenu par madame la princesse de Saint-Dizier, continue de faire très-rigoureusement surveiller mademoiselle de Cardoville ; à huit heures trois quarts la porte de son pavillon a été verrouillée et fermée. »

— Encore un sujet d’inquiétude de moins…

— Quant à M. Hardy, reprit Rodin, j’ai reçu ce matin de Toulouse un billet de M. Bressac, son ami intime, qui nous a servi si heureusement à éloigner ce manufacturier depuis quelques jours ; ce billet contient une lettre de M. Hardy adressée à une personne de confiance. M. de Bressac a cru devoir détourner cette lettre de sa destination et nous l’envoyer comme une preuve nouvelle du succès de ses démarches, dont il espère que nous lui tiendrons compte, car, ajoute-t-il, pour nous servir, il trahit son ami intime de la manière la plus indigne en jouant une odieuse comédie. Aussi maintenant, M. de Bressac ne doute pas qu’après ses excellents offices on ne lui remette les pièces qui le placent dans notre dépendance absolue, puisque ces pièces peuvent perdre à jamais une femme qu’il aime d’un amour adultère et passionné… Il dit enfin qu’on doit avoir pitié de l’horrible alternative où on l’a placé, de voir perdre et déshonorer la femme qu’il adore, ou de trahir d’une manière infâme son ami intime.

— Ces doléances adultères ne méritent aucune pitié, répondit dédaigneusement le père d’Aigrigny. D’ailleurs, on avisera… M. de Bressac peut nous être encore utile. Mais voyons cette lettre de M. Hardy, ce manufacturier impie et républicain, bien digne descendant de cette lignée maudite, et qu’il était important d’écarter.

— Voici la lettre de M. Hardy, reprit Rodin, on la fera parvenir demain à la personne à qui elle est adressée.

Et Rodin lut ce qui suit :


Toulouse, 10 février.


« Enfin je trouve le moment de vous écrire, mon cher monsieur, et de vous expliquer la cause de ce départ si brusque qui a dû, non pas vous inquiéter, mais vous étonner ; je vous écris aussi, pour vous demander un service ; en deux mots, voici les faits : Je vous ai bien souvent parlé de Félix de Bressac, un de mes camarades d’enfance, pourtant bien moins âgé que moi ; nous nous sommes toujours aimés tendrement, et nous avons mutuellement échangé assez de preuves de sérieuse affection pour pouvoir compter l’un sur l’autre. C’est pour moi un frère. Vous savez ce que j’entends par ces paroles. Il y a plusieurs jours, il m’a écrit de Toulouse, où il était allé passer quelque temps :

« Si tu m’aimes, viens, j’ai besoin de toi… Pars à l’instant… Tes consolations me donneront peut-être le courage de vivre… Si tu arrivais trop tard… pardonne-moi et pense quelquefois à celui qui sera jusqu’à la fin ton meilleur ami. »

« Vous jugez de ma douleur et de mon épouvante ; je demande à l’instant des chevaux ; mon chef d’atelier, un vieillard que j’estime et que je révère, le père du général Simon, apprenant que j’allais dans le Midi, me prie de l’emmener avec moi ; je devais le laisser durant quelques jours dans le département de la Creuse où il désirait étudier des usines récemment fondées. Je consentis d’autant plus à ce voyage, que je pouvais au moins épancher le chagrin et les angoisses que me causait la lettre de Bressac.

« J’arrive à Toulouse ; on m’apprend qu’il est parti la veille, emportant des armes, et en proie au plus violent désespoir. Impossible de savoir d’abord où il est allé ; au bout de deux jours quelques indications recueillies à grand’peine me mettent sur ses traces ; enfin, après mille recherches, je le découvre dans un misérable village. Jamais, non jamais je ne vis un désespoir pareil : rien de violent, mais un abattement sinistre, un silence farouche ; d’abord il me repoussa presque ; puis cette horrible douleur, arrivée à son comble, se détendit peu à peu, et au bout d’un quart d’heure il tomba dans mes bras en fondant en larmes… Près de lui étaient ses armes chargées… Un jour plus tard, peut-être… et c’était fait de lui… Je ne puis vous apprendre la cause de son désespoir affreux ; ce secret n’est pas le mien ; mais son désespoir ne m’a pas étonné… Que vous dirai-je ? c’est une cure complète à faire. Maintenant il faut calmer, soigner, cicatriser cette pauvre âme, si cruellement déchirée. L’amitié seule peut entreprendre cette tâche délicate, et j’ai bon espoir… Je l’ai décidé à partir et à faire un voyage de quelque temps ; le mouvement, la distraction, lui seront favorables… Je le mène à Nice, demain nous partons… S’il veut prolonger cette excursion, nous la prolongerons, car mes affaires ne me rappelleront pas impérieusement à Paris avant la fin du mois de mars.

« Quant au service que je vous demande, il est conditionnel. Voici le fait :

« Selon quelque papier de famille de ma mère, il paraît que j’aurais eu un certain intérêt à me trouver à Paris le 13 février, rue Saint-François no 3. Je m’étais informé ; je n’avais rien appris, sinon que cette maison de très-antique apparence était fermée depuis cent cinquante ans, par une bizarrerie d’un de mes aïeux maternels, et qu’elle devait être ouverte le 13 de ce mois en présence des cohéritiers, qui, si j’en ai, me sont inconnus. Ne pouvant y assister, j’ai écrit au père du général Simon, mon chef d’atelier, en qui j’ai toute confiance, et que j’avais laissé dans le département de la Creuse, de partir pour Paris, afin de se trouver à l’ouverture de cette maison, non comme mon mandataire, cela serait inutile, mais comme curieux, et de me faire savoir, à Nice, ce qu’il adviendra de cette volonté romanesque d’un de mes grands-parents. Comme il se peut que mon chef d’atelier arrive trop tard pour accomplir cette mission, je vous serais mille fois obligé de vous informer chez moi, au Plessis, s’il est arrivé, et, dans le cas contraire, de le remplacer à l’ouverture de la maison de la rue Saint-François.

« Je crois bien n’avoir fait à mon pauvre ami Bressac qu’un insignifiant sacrifice en ne me trouvant pas à Paris ce jour-là ; mais ce sacrifice eût-il été immense, je m’en applaudirais encore, car mes soins et mon amitié étaient nécessaires à celui que je regarde comme un frère.

« Ainsi, allez à l’ouverture de cette maison, je vous en prie, et soyez assez bon pour m’écrire poste restante, à Nice, le résultat de votre mission de curieux, etc.

« François Hardy. »


— Quoique sa présence ne puisse avoir aucune fâcheuse importance, il serait préférable que le père du maréchal Simon n’assistât pas demain à l’ouverture de cette maison, dit le père d’Aigrigny, mais il n’importe ; M. Hardy est sûrement éloigné : il ne s’agit plus que du jeune Indien… Quant à lui, reprit-il d’un air pensif, on a fait sagement de laisser partir M. Norval, porteur des présents de mademoiselle de Cardoville pour ce prince. Le médecin qui accompagne M. Norval, et qui a été choisi par M. Baleinier, n’inspirera de la sorte aucun soupçon…

— Aucun, reprit Rodin. Sa lettre d’hier était complètement rassurante.

— Ainsi, rien à craindre non plus du prince indien, dit le père d’Aigrigny, tout va pour le mieux.

— Quant à Gabriel, reprit Rodin, il a écrit de nouveau ce matin pour obtenir de Votre Révérence l’entretien qu’il sollicite vainement depuis trois jours ; il est affecté de la rigueur de la punition qu’on lui a infligée en lui défendant depuis cinq jours de sortir de notre maison.

— Demain… en le conduisant rue Saint-François, je l’écouterai… il sera temps… Ainsi donc à cette heure, dit le père d’Aigrigny d’un air de satisfaction triomphante, tous les descendants de cette famille, dont la présence pouvait ruiner nos projets, sont dans l’impossibilité de se trouver avant midi rue Saint-François, tandis que Gabriel seul y sera… Enfin nous touchons au but.

Deux coups discrètement frappés interrompirent le père d’Aigrigny.

— Entrez, dit-il.

Un vieux serviteur vêtu de noir se présenta et dit :

— Il y a en bas un homme qui désire parler à l’instant à M. Rodin pour affaire très-urgente.

— Son nom ? demanda le père d’Aigrigny.

— Il n’a pas dit son nom, mais il dit qu’il vient de la part de M. Josué… négociant de l’île de Java.

Le père d’Aigrigny et Rodin échangèrent un coup d’œil de surprise, presque de frayeur.

— Voyez ce que c’est que cet homme…, dit le père d’Aigrigny à Rodin sans pouvoir cacher son inquiétude, et venez ensuite me rendre compte.

Puis, s’adressant au domestique qui sortit :

— Faites entrer.

Ce disant, le père d’Aigrigny, après avoir échangé un signe expressif avec Rodin, disparut par une porte latérale.

Une minute après, Faringhea, l’ex-chef de la secte des Étrangleurs, parut devant Rodin, qui le reconnut aussitôt pour l’avoir vu au château de Cardoville.

Le socius tressaillit, mais il ne voulut pas paraître se souvenir de ce personnage.

Cependant, toujours courbé sur son bureau, et ne semblant pas voir Faringhea, il écrivit aussitôt quelques mots à la hâte sur une feuille de papier placée devant lui.

— Monsieur…, reprit le domestique étonné du silence de Rodin, voici cette personne…

Rodin plia le billet qu’il venait d’écrire précipitamment et dit au serviteur :

— Faites porter ceci à son adresse… On m’apportera la réponse.

Le domestique salua et sortit.

Alors Rodin, sans se lever, attacha ses petits yeux de reptile sur Faringhea et lui dit courtoisement :

— À qui, monsieur, ai-je l’honneur de parler ?





XVI


Les deux frères de la bonne œuvre.


Faringhea, né dans l’Inde, avait, on l’a dit, beaucoup voyagé et fréquenté les comptoirs européens des différentes parties de l’Asie ; parlant bien l’anglais et le français, rempli d’intelligence et de sagacité, il était parfaitement civilisé.

Au lieu de répondre à la question de Rodin, il attachait sur lui un regard fixe et pénétrant ; le socius, impatienté de ce silence, et pressentant avec une vague inquiétude que l’arrivée de Faringhea avait quelque rapport direct ou indirect avec la destinée de Djalma, reprit en affectant le plus grand sang-froid :

— À qui, monsieur, ai-je l’honneur de parler ?

— Vous ne me reconnaissez pas ? dit Faringhea faisant deux pas vers la chaise de Rodin.

— Je ne crois pas avoir jamais eu l’honneur de vous voir, répondit froidement celui-ci.

— Et moi, je vous reconnais, dit Faringhea, je vous ai vu au château de Cardoville le jour du naufrage du bateau à vapeur et du trois-mâts.

— Au château de Cardoville ? c’est possible… monsieur, j’y étais en effet un jour de naufrage…

— Et ce jour-là je vous ai appelé par votre nom. Vous m’avez demandé ce que je voulais de vous… je vous ai répondu : Maintenant rien, frère ;… plus tard beaucoup… Le temps est venu… je viens vous demander beaucoup.

— Mon cher monsieur, dit Rodin toujours impassible, avant de continuer cet entretien, jusqu’ici passablement obscur, je désirerais savoir, je vous le répète, à qui j’ai l’avantage de parler… Vous vous êtes introduit ici sous prétexte d’une commission de M. Josué Van Dael… respectable négociant de Batavia, et…

— Vous connaissez l’écriture de M. Josué, dit Faringhea en interrompant Rodin.

— Je la connais parfaitement.

— Regardez…

Et le métis, tirant de sa poche (il était assez pauvrement vêtu à l’européenne) la longue dépêche dérobée par lui à Mahal, le contrebandier de Java, après l’avoir étranglé sur la grève de Batavia, mit ses papiers sous les yeux de Rodin, sans cependant s’en dessaisir.

— C’est en effet l’écriture de M. Josué ! dit Rodin

Et il tendit la main vers la lettre que Faringhea remit lestement et prudemment dans sa poche.

— Vous avez, mon cher monsieur, permettez-moi de vous le dire, une singulière manière de faire les commissions…, dit Rodin. Cette lettre étant à mon adresse… et vous ayant été confiée par M. Josué… vous devriez…

— Cette lettre ne m’a pas été confiée par M. Josué, dit Faringhea en interrompant Rodin.

— Comment l’avez-vous entre les mains ?

— Un contrebandier de Java m’avait trahi ; Josué avait assuré le passage de cet homme pour Alexandrie et lui avait remis cette lettre qu’il devait porter à bord, pour la malle d’Europe. J’ai étranglé le contrebandier, j’ai pris la lettre, j’ai fait la traversée… et me voici…

L’étrangleur avait prononcé ces mots avec une jactance farouche ; son regard fauve et intrépide ne s’abaissa pas devant le regard perçant de Rodin, qui, à cet étrange aveu, avait redressé vivement la tête pour observer ce personnage.

Faringhea croyait étonner ou intimider Rodin par cette espèce de forfanterie féroce ; mais, à sa grande surprise, le socius, toujours impassible comme un cadavre, lui dit simplement :

— Ah !… on étrangle ainsi… à Java ?

— Et ailleurs… aussi…, répondit Faringhea avec un sourire amer.

— Je ne veux pas vous croire ;… mais je vous trouve d’une étonnante sincérité, monsieur… Votre nom ?…

— Faringhea.

— Eh bien, M. Faringhea, où voulez-vous en venir ?… Vous vous êtes emparé, par un crime abominable, d’une lettre à moi adressée ; maintenant vous hésitez à me la remettre…

— Parce que je l’ai lue… et qu’elle peut me servir.

— Ah !… vous l’avez lue ? dit Rodin un instant troublé.

Puis il reprit :

— Il est vrai que d’après votre manière de vous charger de la correspondance d’autrui, on ne peut s’attendre à une extrême discrétion de votre part… Et qu’avez-vous appris de si utile pour vous dans cette lettre de M. Josué ?

— J’ai appris, frère… que vous étiez comme moi un fils de la bonne œuvre.

— De quelle bonne œuvre voulez-vous parler ? demanda Rodin assez étonné.

Faringhea répondit avec une expression d’ironie amère :

— Dans sa lettre Josué vous dit :

Obéissance et courage, secret et patience, ruse et audace, union entre nous, qui avons pour patrie le monde, pour famille ceux de notre ordre, et pour reine Rome.

— Il est possible que M. Josué m’écrive ceci. Mais qu’en concluez-vous, monsieur ?

— Notre œuvre a, comme la vôtre, frère, le monde pour patrie ; comme vous, pour famille nous avons nos complices, et pour reine Bhowanie.

— Je ne connais pas cette sainte, dit humblement Rodin.

— C’est notre Rome, à nous, répondit l’étrangleur.

Et il poursuivit :

— Josué vous parle encore de ceux de votre œuvre qui, répandus sur toute la terre, travaillent à la gloire de Rome, votre reine. Ceux de notre œuvre travaillent ainsi dans divers pays à la gloire de Bhowanie.

— Et quels sont ces fils de Bhowanie, M. Faringhea ?

— Des hommes résolus, audacieux, patients, rusés, opiniâtres, qui, pour faire triompher la bonne œuvre, sacrifient pays, père et mère, sœur et frère, et qui regardent comme ennemis tous ceux qui ne sont pas des leurs !

— Il me paraît y avoir beaucoup de bon dans l’esprit persévérant et religieusement exclusif de cette œuvre, dit Rodin d’un air modeste et béat… Seulement, il faudrait connaître ses fins et son but.

— Comme vous, frère… nous faisons des cadavres.

— Des cadavres ! s’écria Rodin.

— Dans sa lettre, répondit Faringhea, Josué vous dit : La plus grande gloire de notre ordre est de faire de l’homme un cadavre[3]. Notre œuvre fait aussi de l’homme un cadavre… La mort des hommes est douce à Bhowanie.

— Mais, monsieur, s’écria Rodin, M. Josué parle de l’âme… de la volonté, de la pensée, qui doivent être anéantis par la discipline.

— C’est vrai, les vôtres tuent l’âme… nous tuons le corps. Votre main, frère ; vous êtes, comme nous, chasseurs d’hommes.

— Mais, encore une fois, monsieur, il s’agit de tuer la volonté, la pensée, dit Rodin.

— Et que sont les corps privés d’âme, de pensée, sinon des cadavres ?… Allez, allez, frère, les morts que fait notre lacet ne sont pas plus inanimés, plus glacés que ceux que fait votre discipline. Allons, touchez là, frère… Rome et Bhowanie sont sœurs…

Malgré son calme apparent, Rodin ne voyait pas sans une secrète frayeur un misérable de l’espèce de Faringhea détenteur d’une longue lettre de Josué, où il devait être nécessairement question de Djalma. À la vérité, Rodin se croyait certain d’avoir mis le jeune Indien dans l’impossibilité d’être à Paris le lendemain ; mais, ignorant les relations qui avaient pu se nouer depuis le naufrage entre le prince et le métis, il regardait Faringhea comme un homme probablement fort dangereux.

Plus le socius était intérieurement inquiet, plus il affecta de paraître calme et dédaigneux. Il reprit donc :

— Sans doute ce rapprochement entre Rome et Bhowanie est fort piquant… Mais, qu’en concluez-vous, monsieur ?

— Je veux vous montrer, frère, ce que je suis, ce dont je suis capable, afin de vous convaincre qu’il vaut mieux m’avoir pour ami que pour ennemi.

— En d’autres termes, monsieur, dit Rodin avec une ironie méprisante, vous appartenez à une secte meurtrière de l’Inde, et vous voulez, par une transparente allégorie, me donner à réfléchir sur le sort de l’homme à qui vous avez dérobé des lettres qui m’étaient adressées ; à mon tour, je me permettrai de vous faire observer en toute humilité, M. Faringhea, qu’ici on n’étrangle personne, et que si vous aviez la fantaisie de vouloir changer quelqu’un en cadavre pour l’amour de Bhowanie, votre divinité, on vous couperait le cou pour l’amour d’une autre divinité vulgairement appelée la justice.

— Et que me ferait-on, si j’avais tenté d’empoisonner quelqu’un ?

— Je vous ferai encore humblement observer, M. Faringhea, que je n’ai pas le loisir de vous professer un cours de jurisprudence criminelle. Seulement, croyez-moi, résistez à la tentation d’étrangler ou d’empoisonner qui que ce soit. Un dernier mot : voulez-vous ou non me remettre les lettres de M. Josué ?

— Les lettres relatives au prince Djalma ? dit le métis.

Et il regarda fixement Rodin, qui, malgré une vive et subite angoisse, demeura impénétrable, et répondit le plus simplement du monde :

— Ignorant le contenu des lettres que vous retenez, monsieur, il m’est impossible de vous répondre. Je vous prie, et au besoin je vous requiers, de me remettre ces lettres… ou de sortir d’ici.

— Vous allez dans quelques minutes me supplier de rester, frère.

— J’en doute.

— Quelques mots feront ce prodige… Si tout à l’heure je vous parlais d’empoisonnement, frère, c’est que vous avez envoyé un médecin… au château de Cardoville pour empoisonner… momentanément, le prince Djalma.

Rodin, malgré lui, tressaillit imperceptiblement, et reprit :

— Je ne comprends pas…

— Il est vrai, je suis un pauvre étranger qui ai sans doute beaucoup d’accent ; pourtant je vais tâcher de parler mieux. Je sais, par les lettres de Josué, l’intérêt que vous avez à ce que le prince Djalma ne soit pas ici… demain, et ce que vous avez fait pour cela. M’entendez-vous ?

— Je n’ai rien à vous répondre.

Deux coups frappés à la porte interrompirent la conversation.

— Entrez, dit Rodin.

— La lettre a été portée à son adresse, monsieur, dit un vieux domestique en s’inclinant, voici la réponse.

Rodin prit le papier qu’on lui présentait, et, avant de l’ouvrir, dit courtoisement à Faringhea :

— Vous permettez, monsieur ?

— Ne vous gênez pas, dit le métis.

— Vous êtes bien bon, répondit Rodin, qui, après avoir lu, écrivit rapidement quelques mots au bas de la réponse qu’on lui apportait, et dit au domestique en la lui remettant :

— Renvoyez ceci à la même adresse.

Le domestique s’inclina et disparut.

— Puis-je continuer ? demanda le métis à Rodin.

— Parfaitement.

— Je continue donc, reprit Faringhea… Avant-hier, au moment où, tout blessé qu’il était, le prince allait, par mon conseil, partir pour Paris, est arrivé une belle voiture avec de superbes présents destinés à Djalma par un ami inconnu. Dans cette voiture il y avait deux hommes : l’un envoyé par l’ami inconnu ; l’autre était un médecin… envoyé par vous pour donner des secours à Djalma et l’accompagner jusqu’à son arrivée à Paris… C’était charitable, n’est-ce pas, frère ?

— Continuez votre histoire, monsieur.

— Djalma est parti hier… En déclarant que la blessure du prince empirerait d’une manière très-grave s’il ne restait pas étendu dans la voiture pendant tout le voyage, le médecin s’est ainsi débarrassé de l’envoyé de l’ami inconnu, qui est reparti pour Paris de son côté ; le médecin a voulu m’éloigner à mon tour ; mais Djalma a si fort insisté, que nous sommes partis, le médecin, le prince et moi. Hier soir, nous arrivons à moitié chemin ; le médecin trouve qu’il faut passer la nuit dans une auberge : nous avions, disait-il, tout le temps d’être arrivés à Paris ce soir, le prince ayant annoncé qu’il lui fallait absolument être à Paris le 12 au soir. Le médecin avait beaucoup insisté pour partir seul avec le prince. Je savais, par la lettre de Josué, qu’il vous importait beaucoup que Djalma ne fût pas ici le 13 ; des soupçons me sont venus ; j’ai demandé à ce médecin s’il vous connaissait ; il m’a répondu avec embarras ;… alors au lieu de soupçons, j’ai eu des certitudes… Arrivé à l’auberge, pendant que le médecin était auprès de Djalma, je suis monté à la chambre du docteur, j’ai examiné une boîte remplie de plusieurs flacons qu’il avait apportés ; l’un d’eux contenait de l’opium… J’ai deviné.

— Qu’avez-vous deviné, monsieur ?

— Vous allez le savoir… Le médecin a dit à Djalma, avant de se retirer : « Votre blessure est en bon état mais la fatigue du voyage pourrait l’enflammer ; il serait bon demain dans la journée de prendre une potion calmante que je vais préparer ce soir afin de l’avoir toute prête dans la voiture… » Le calcul du médecin était simple, ajouta Faringhea, le lendemain (qui est aujourd’hui) le prince prenait la potion sur les quatre ou cinq heures du soir… bientôt il s’endormait profondément… Le médecin, inquiet, faisait arrêter la voiture dans la soirée… déclarait qu’il y avait du danger à continuer la route… passait la nuit dans une auberge, et s’établissait auprès du prince dont l’assoupissement n’aurait cessé qu’à l’heure qui vous convenait. Tel était votre dessein ; il m’a paru habilement projeté, j’ai voulu m’en servir pour moi-même, et j’ai réussi.

— Tout ce que vous dites là, mon cher monsieur, dit Rodin en rongeant ses ongles, est de l’hébreu pour moi.

— Toujours, sans doute, à cause de mon accent… mais dites-moi… connaissez-vous l’array-mow ?

— Non.

— Tant pis, c’est une admirable production de l’île de Java, si fertile en poisons.

— Eh ! que m’importe ? dit Rodin d’une voix brève et pouvant à peine dissimuler son anxiété croissante.

— Cela vous importe beaucoup. Nous autres fils de Bhowanie, nous avons horreur de répandre le sang, reprit Faringhea ; mais pour passer impunément le lacet autour du cou de nos victimes, nous attendons qu’elles soient endormies… Lorsque leur sommeil n’est pas assez profond, nous l’augmentons à notre gré ; nous sommes très-adroits dans notre œuvre : le serpent n’est pas plus subtil, le lion plus audacieux. Djalma porte nos marques… L’array-mow est une poudre impalpable ; en en faisant respirer quelques parcelles pendant le sommeil, ou en le mêlant au tabac d’une pipe pendant qu’on veille, on jette sa victime dans un assoupissement dont rien ne peut la tirer. Si l’on craint de donner une dose trop forte à la fois, on en fait aspirer plusieurs fois durant le sommeil, et on prolonge ainsi sans danger autant de temps que l’homme peut rester sans boire ni manger… trente ou quarante heures environ… Vous voyez combien l’usage de l’opium est grossier auprès de ce divin narcotique… J’en avais apporté de Java une certaine quantité… par simple curiosité… sans oublier le contrepoison.

— Ah ! il y a un contrepoison ? dit machinalement Rodin.

— Comme il y a des gens qui sont tout le contraire de ce que nous sommes, frère de la bonne œuvre… Les Javanais appellent le suc de cette racine le touboe ; il dissipe l’engourdissement causé par l’array-mow, comme le soleil dissipe les nuages… Or, hier soir, étant certain des projets de votre émissaire sur Djalma, j’ai attendu que ce médecin fût couché, endormi… Je me suis introduit en rampant dans sa chambre… et je lui ai fait aspirer une telle dose d’array-mow… qu’il doit dormir encore…

— Malheureux ! s’écria Rodin de plus en plus effrayé de ce récit, car Faringhea portait un coup terrible aux machinations du socius et de ses amis. Mais vous risquiez d’empoisonner ce médecin ?

— Frère… comme il risquait d’empoisonner Djalma. Ce matin nous sommes donc partis, laissant votre médecin dans l’auberge, plongé dans un profond sommeil. Je me suis trouvé seul dans la voiture avec Djalma. Il fumait, en véritable Indien ; quelques parcelles d’array-mow, mélangées au tabac dont j’ai rempli sa longue pipe, l’ont d’abord assoupi… Une nouvelle dose qu’il a aspirée l’a endormi profondément, et à cette heure il est dans l’auberge où nous sommes descendus. Maintenant, frère… il dépend de moi de laisser Djalma plongé dans son assoupissement, qui durera jusqu’à demain soir… ou de l’en faire sortir à l’instant… Ainsi, selon que vous satisferez ou non à ma demande, Djalma sera ou ne sera pas demain rue Saint-François, no 3.

Ce disant, Faringhea tira de sa poche la médaille de Djalma, et dit à Rodin en la lui montrant :

— Vous le voyez, je vous dis la vérité… Pendant le sommeil de Djalma, je lui ai enlevé cette médaille, la seule indication qu’il ait de l’endroit où il doit se trouver demain… Je finis donc par où j’ai commencé, en vous disant : « Frère, je viens vous demander beaucoup ! »

Depuis quelques moments, Rodin, selon son habitude lorsqu’il était en proie à un accès de rage muette et concentrée, se rongeait les ongles jusqu’au sang.

À ce moment, le timbre de la loge du portier sonna trois coups espacés d’une façon particulière.

Rodin ne parut pas faire attention à ce bruit, et pourtant tout à coup une étincelle brilla dans ses petits yeux de reptile, pendant que Faringhea, les bras croisés, le regardait avec une expression de supériorité triomphante et dédaigneuse.

Le socius baissa la tête, garda le silence, prit machinalement une plume sur son bureau, et en mâchonna la barbe pendant quelques secondes, en ayant l’air de réfléchir profondément à ce que venait de lui dire Faringhea. Enfin, jetant la plume sur le bureau, il se retourna brusquement vers le métis, et lui dit d’un air profondément dédaigneux :

— Ah çà, M. Faringhea, est-ce que vous prétendez vous moquer du monde avec vos histoires ?

Le métis, stupéfait, malgré son audace, recula d’un pas.

— Comment, monsieur ! reprit Rodin, vous venez ici, dans une maison respectable, vous vanter d’avoir dérobé une correspondance, étranglé celui-ci, empoisonné celui-là avec un narcotique ? Mais c’est du délire, monsieur ; j’ai voulu vous écouter jusqu’à la fin, pour voir jusqu’où vous pousseriez l’audace… car il n’y a qu’un monstrueux scélérat qui puisse venir se targuer de si épouvantables forfaits ; mais je veux bien croire qu’ils n’existent que dans votre imagination.

En prononçant ces mots avec une sorte d’animation qui ne lui était pas habituelle, Rodin se leva, et, tout en marchant, s’approcha peu à peu de la cheminée, pendant que Faringhea, ne revenant pas de sa surprise, le regardait en silence ; pourtant, au bout de quelques instants, il reprit d’un air sombre et farouche :

— Prenez garde, frère… ne me forcez pas à vous prouver que j’ai dit la vérité.

— Allons donc, monsieur, il faut venir des antipodes pour croire les Français si faciles à duper. Vous avez, dites-vous, la prudence du serpent et le courage du lion. J’ignore si vous êtes un lion courageux ; mais pour serpent prudent… je le nie. Comment ? vous avez une lettre de M. Josué qui peut me compromettre (en admettant que tout ceci ne soit pas une fable) ; le prince Djalma est plongé dans une torpeur qui sert mes projets et dont vous seul le pouvez faire sortir. Vous pouvez enfin, dites-vous, porter un coup terrible à mes intérêts, et vous ne réfléchissez pas, lion terrible, serpent subtil, qu’il ne s’agit pour moi que de gagner vingt-quatre heures. Or, vous arrivez du fond de l’Inde à Paris ; vous êtes étranger et inconnu à tous, vous me croyez aussi scélérat que vous, puisque vous m’appelez frère, et vous ne songez pas que vous êtes ici en mon pouvoir ; que cette rue est solitaire, cette maison écartée ; que je puis avoir ici sur-le-champ trois ou quatre personnes capables de vous garrotter en une seconde, tout étrangleur que vous êtes ?… Et cela seulement en tirant le cordon de cette sonnette ! ajouta Rodin en le prenant en effet à la main. N’ayez donc pas peur, ajouta-t-il avec un sourire diabolique en voyant Faringhea faire un brusque mouvement de surprise et de frayeur ; est-ce que je vous préviendrais si je voulais agir de la sorte ?… Voyons, répondez… Une fois garrotté et mis en lieu de sûreté pendant vingt-quatre heures, comment pourriez-vous me nuire ? Ne me serait-il pas alors facile de m’emparer des papiers de Josué, de la médaille de Djalma, qui, plongé dans un assoupissement jusqu’à demain soir, ne m’inquiéterait plus ?… Vous le voyez donc bien, monsieur, vos menaces sont vaines… parce qu’elles reposent sur des mensonges, parce qu’il n’est pas vrai que le prince Djalma soit ici en votre pouvoir… Allez… sortez d’ici, et une autre fois, quand vous voudrez faire des dupes, adressez-vous mieux.

Faringhea restait frappé de stupeur ; tout ce qu’il venait d’entendre lui semblait très-probable ; Rodin pouvait s’emparer de lui, de la lettre de Josué, de la médaille, et, en le retenant prisonnier, rendre impossible le réveil de Djalma ; et pourtant Rodin lui ordonnait de sortir, à lui, Faringhea, qui se croyait si redoutable.

À force de chercher les motifs de la conduite inexplicable du socius, le métis s’imagina, et en effet il ne pouvait penser autre chose, que Rodin, malgré les preuves qu’il apportait, ne croyait pas que Djalma fût en son pouvoir ; de la sorte, le dédain du correspondant de Josué s’expliquait naturellement.

Rodin jouait un coup d’une grande hardiesse et d’une grande habileté ; aussi, tout en ayant l’air de grommeler entre ses dents d’un air courroucé, il observait en dessous, mais avec une anxiété dévorante, la physionomie de l’étrangleur.

Celui-ci, presque certain d’avoir pénétré le secret motif de la conduite de Rodin, reprit :

— Je vais sortir… mais un mot encore ;… vous croyez que je mens…

— J’en suis certain, vous m’avez débité un tissu de fables ; j’ai perdu beaucoup de temps à les écouter ; faites-moi grâce du reste… Il est tard, veuillez me laisser seul.

— Une minute encore… vous êtes un homme, je le vois, à qui… l’on ne doit rien cacher, dit Faringhea ; à cette heure, je ne puis attendre de Djalma… qu’une espèce d’aumône et un mépris écrasant, car du caractère dont il est, lui dire : « Donnez-moi beaucoup, parce que, pouvant vous trahir, je ne l’ai pas fait… » ce serait m’attirer son courroux et son dédain… J’aurais pu vingt fois le tuer… mais son jour n’est pas encore venu, dit l’étrangleur d’un air sombre, et pour attendre ce jour… et d’autres funestes jours, il me faut de l’or, beaucoup d’or… vous seul pouvez m’en donner en payant ma trahison envers Djalma, parce qu’à vous seul elle profite. Vous refusez de m’entendre, parce que vous me croyez menteur… J’ai pris l’adresse de l’auberge où nous sommes descendus ; la voici. Envoyez quelqu’un s’assurer de la vérité de ce que je dis, alors vous me croirez ; mais le prix de ma trahison sera cher. Je vous l’ai dit, je vous demanderai beaucoup…

Ce disant, Faringhea offrait à Rodin une adresse imprimée ; le socius qui suivait, du coin de l’œil, tous les mouvements de Faringhea, fit semblant, d’être profondément absorbé, de ne pas l’entendre, et ne répondit rien.

— Prenez cette adresse… et assurez-vous que je ne mens pas, reprit Faringhea en tendant de nouveau l’adresse à Rodin.

— Hein… qu’est-ce ? dit celui-ci en jetant à la dérobée un rapide regard sur l’adresse, qu’il lut avidement, mais sans y toucher.

— Lisez cette adresse, répéta le métis, et vous pourrez vous assurer que…

— En vérité, monsieur, s’écria Rodin en repoussant l’adresse de la main, votre impudence me confond. Je vous répète que je ne veux avoir rien de commun avec vous. Pour la dernière fois, je vous somme de vous retirer… Je ne sais pas ce que c’est que le prince Djalma… Vous pouvez me nuire, dites-vous ; nuisez-moi, ne vous gênez pas, mais pour l’amour du ciel sortez d’ici.

Ce disant, Rodin sonna violemment.

Faringhea fit un mouvement comme s’il eût voulu se mettre en défense.

Un vieux domestique à la figure débonnaire et placide se présenta aussitôt.

— Lapierre… éclairez monsieur, lui dit Rodin en lui montrant du geste Faringhea.

Celui-ci, épouvanté du calme de Rodin, hésitait à sortir.

— Mais, monsieur, lui dit Rodin, remarquant son trouble et son hésitation, qu’attendez-vous ? Je désire être seul…

— Ainsi, monsieur, lui dit Faringhea en se retirant lentement et à reculons, vous refusez mes offres ? Prenez garde… demain il sera trop tard.

— Monsieur, j’ai l’honneur d’être votre très-humble serviteur.

Et Rodin s’inclina avec courtoisie.

L’étrangleur sortit.

La porte se referma sur lui.

Aussitôt, le père d’Aigrigny parut sur le seuil de la pièce voisine. Sa figure était pâle et bouleversée.

— Qu’avez-vous fait ? s’écria-t-il en s’adressant à Rodin. J’ai tout entendu… Ce misérable, j’en suis malheureusement certain, disait la vérité… l’Indien est en son pouvoir ; il va le rejoindre…

— Je ne le pense pas, dit humblement Rodin en s’inclinant et reprenant sa physionomie morne et soumise.

— Et qui empêchera cet homme de rejoindre le prince ?

— Permettez… Lorsqu’on a introduit ici cet affreux scélérat, je l’ai reconnu ; aussi, avant de m’entretenir avec lui, j’ai prudemment écrit quelques lignes à Morok, qui attendait le bon loisir de Votre Révérence dans la salle basse avec Goliath ; plus tard, pendant le cours de la conversation, lorsqu’on m’a apporté la réponse de Morok, qui attendait mes ordres, je lui ai donné de nouvelles instructions, voyant le tour que prenaient les choses.

— Et à quoi bon tout ceci, puisque cet homme vient de sortir de cette maison ?

— Votre Révérence daignera peut-être remarquer qu’il n’est sorti qu’après m’avoir donné l’adresse de l’hôtel où est l’Indien, grâce à mon innocent stratagème de dédain… S’il eût manqué, Faringhea tombait toujours entre les mains de Goliath et de Morok, qui l’attendaient dans la rue à deux pas de la porte. Mais nous eussions été très-embarrassés, car nous ne savions pas où habitait le prince Djalma…

— Encore de la violence ! dit le père d’Aigrigny avec répugnance.

— C’est à regretter, très à regretter…, reprit Rodin… mais il a bien fallu suivre le système adopté jusqu’ici.

— Est-ce un reproche que vous m’adressez ? dit le père d’Aigrigny qui commençait à trouver que Rodin était autre chose qu’une machine à écrire.

— Je ne me permettrais pas d’en adresser à Votre Révérence, dit Rodin en s’inclinant presque jusqu’à terre ; mais il s’agit seulement de retenir cet homme pendant vingt-quatre heures.

— Et ensuite ? Ses plaintes… ?

— Un pareil bandit n’osera pas se plaindre ; d’ailleurs il est sorti librement d’ici. Morok et Goliath lui banderont les yeux après s’être emparés de lui. La maison a une entrée dans la rue Vieille-des-Ursins. À cette heure et par ce temps d’ouragan, il ne passe personne dans ce quartier désert. Le trajet dépaysera complètement ce misérable ; on le descendra dans une cave du bâtiment neuf, et demain, la nuit, à pareille heure, on lui rendra la liberté avec les mêmes précautions… Quant à l’Indien, on sait maintenant où le trouver… il s’agit d’envoyer auprès de lui une personne de confiance et s’il sort de sa torpeur… il est un moyen très-simple et surtout aucunement violent, selon mon petit jugement, dit modestement Rodin, de le tenir demain éloigné toute la journée de la rue Saint-François.

Le même domestique à figure débonnaire qui avait introduit et éconduit Faringhea, rentra dans le cabinet après avoir discrètement frappé ; il tenait à la main une espèce de gibecière en peau de daim qu’il remit à Rodin en lui disant :

— Voici ce que M. Morok vient d’apporter ; il est entré par la rue Vieille.

Le domestique sortit.

Rodin ouvrit le sac et dit au père d’Aigrigny en lui montrant ces objets :

— La médaille et la lettre de Josué… Morok a été habile et expéditif.

— Encore un danger évité, dit le marquis ; il est fâcheux d’en venir à de tels moyens…

— À qui les reprocher, sinon au misérable qui nous met dans la nécessité d’y avoir recours ?… Je vais à l’instant dépêcher quelqu’un à l’hôtel de l’Indien.

— Et à sept heures du matin vous conduirez Gabriel rue Saint-François ; c’est là que j’aurai avec lui l’entretien qu’il me demande si instamment depuis trois jours.

— Je l’en ai fait prévenir ce soir, il se rendra à vos ordres.

— Enfin, dit le père d’Aigrigny, après tant de luttes, tant de craintes, tant de traverses, quelques heures maintenant nous séparent de ce moment, depuis si longtemps attendu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous conduirons le lecteur à la maison de la rue Saint François.



  1. Cette crainte était vaine, car on lit dans le Constitutionnel du 1er février 1832 (il y a douze ans de cela) :

    « Lorsqu’en 1822, M. de Corbière anéantit brutalement cette brillante école normale qui en quelques années d’existence a créé ou développé tant de talents divers, il fut décidé que pour faire compensation on achèterait l’hôtel de la rue des Postes où elle siégeait et qu’on en gratifierait la congrégation du Saint-Esprit. Le ministre de la marine fit les fonds de cette acquisition, et le local fut mis à la disposition de la société qui régnait alors sur la France. Depuis cette époque elle a paisiblement occupé ce poste, qui était devenu une sorte d’hôtellerie où le jésuitisme hébergeait et choyait les nombreux affiliés qui venaient de toutes les parties du pays se retremper auprès du père Ronsin. Les choses en étaient là lorsque survint la révolution de juillet qui semblait devoir débusquer la congrégation de ce local. Qui le croirait ? Il n’en fut pas ainsi, on supprima l’allocation, mais on laissa les jésuites en possession de l’hôtel de la rue des Postes, et aujourd’hui 31 janvier 1832, les hommes du Sacré-Cœur sont hébergés aux frais de l’État, et pendant ce temps-là, l’école normale est sans asile ; l’école normale, réorganisée, occupe un local infect dans un coin étroit du collège Louis-le-Grand. »

    Voilà ce qu’on lisait dans le Constitutionnel en 1832, au sujet de l’hôtel de la rue des Postes ; nous ignorons quelles sortes de transactions ont eu lieu depuis cette époque entre les RR. PP. et le gouvernement, mais nous retrouvons, dans un article publié récemment par un journal sur l’organisation de la société de Jésus, l’hôtel de la rue des Postes comme faisant partie des immeubles de la congrégation.

    Citons quelques fragments de cet article :

    « Voici la liste des biens qu’on connaît à cette partie de la société de Jésus :

    « La maison de la rue des Postes, qui vaut peut-être fr. 500,000
    Celle de la rue de Sèvres, estimée 300,000
    Une propriété à deux lieues de Paris 150,000
    Une maison et une église à Bourges 100,000
    Notre-Dame de Liesse, don fait en 1843 60,000
    Saint-Acheul, maison du noviciat 400,000
    Nantes, une maison 100,000
    Quimper, une maison 40,000
    Laval, maison et église 150,000
    Rennes, maison 20,000
    Vannes, idem 40,000
    Metz, idem 40,000
    Strasbourg, idem 60,000
    Rouen, idem 15,000

    « On voit que ces diverses propriétés forment à peu de choses près deux millions.

    « L’enseignement est, en outre, pour les jésuites une source importante de revenus. Le seul collège de Brugelette leur rapporte deux cent mille francs.

    « Les deux provinces de France (le général des jésuites à Rome a partagé la France en deux circonscriptions, celle de Lyon et celle de Paris) possèdent en outre en bons sur le trésor, en actions sur les métalliques d’Autriche, plus de deux cent mille francs de rente. Chaque année la propagation de la foi fournit au moins de quarante à cinquante mille francs ; les prédicateurs récoltent bien de leurs sermons cent cinquante mille francs ; les aumônes pour une bonne œuvre ne montent pas à un chiffre moins élevé. Voilà donc un revenu de cinq cent quarante mille francs ; eh bien ! à ce revenu il faut ajouter le produit de la vente des ouvrages de la société, et le bénéfice que l’on retire du commerce des gravures.

    « Chaque planche revient, dessin et gravure compris, à six cents francs, et peut tirer dix mille exemplaires qui coûtent, tirage et papier, quarante francs le mille. Or, on peut payer à l’éditeur responsable deux cent cinquante francs ; donc, sur chaque mille, bénéfice net : deux cent dix francs. N’est-ce pas bien opérer ? Et on peut imaginer avec quelle rapidité tout cela s’écoule ! Les pères sont eux-mêmes les commis voyageurs de la maison, et il serait difficile d’en trouver de plus zélés et de plus persévérants. Ceux-là sont toujours reçus, ils ne connaissent pas les ennuis du refus. Il est bien entendu que l’éditeur est un homme à eux. Le premier qu’ils choisirent pour ce rôle d’intermédiaire fut le socius du procureur N.-V. J***. Ce socius avait quelque fortune ; cependant ils furent obligés de lui faire des avances pour les frais de premier établissement. Quand ils virent s’assurer la prospérité de cette industrie, ils réclamèrent tout à coup leurs avances ; l’éditeur n’était pas en mesure de rembourser ; ils le savaient bien ; mais ils avaient à lui donner un successeur riche, avec lequel ils pouvaient traiter à des conditions plus avantageuses, et ils ruinèrent sans pitié leur socius en brisant la position dont ils lui avaient garanti la durée. »

  2. Louis XIV, le grand roi, punissait des galères perpétuelles les protestants qui, après s’être convertis, souvent forcément, revenaient à leur croyance. Quant aux protestants qui restaient en France, malgré la rigueur des édits, ils étaient privés de sépulture, traînés sur une claie et livrés aux chiens.
  3. Rappelons au lecteur que la doctrine de l’obéissance passive et absolue, principal levier de la compagnie de Jésus, se résume par ces mots terribles de Loyola mourant : Que tout membre de l’ordre soit dans les mains de ses supérieurs comme un cadavre, perinde ac cadaver.