Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie IX/Texte entier

Méline, Cans et compagnie, 1844 (4, pp. 296-326 ; 5, pp. 1-173)


NEUVIÈME PARTIE.

LE TREIZE FÉVRIER.






I


La maison de la rue Saint-François.


En entrant dans la rue Saint-Gervais par la rue Doré (au Marais), on se trouvait, à l’époque de ce récit, en face d’un mur d’une hauteur énorme, aux pierres noires et vermiculées par les années ; ce mur, se prolongeant dans presque toute la largeur de cette rue solitaire, servait de contrefort à une terrasse ombragée d’arbres centenaires ainsi plantés à plus de quarante pieds au-dessus du pavé ; à travers leurs épais branchages apparaissaient le fronton de pierre, le toit aigu et les grandes cheminées de briques d’une antique maison, dont l’entrée était située rue Saint-François, no 3, non loin de l’angle de la rue Saint-Gervais.

Rien de plus triste que les dehors de cette demeure ; c’était encore de ce côté une muraille très-élevée, percée de deux ou trois jours de souffrance, sortes de meurtrières formidablement grillagées. Une porte cochère en chêne massif, bardée de fer, constellée d’énormes têtes de clou et dont la couleur primitive disparaissait depuis longtemps sous une couche épaisse de boue, de poussière et de rouille, s’arrondissait par le haut, et s’adaptait à la voussure d’une baie cintrée, ressemblant à une arcade profonde, tant les murailles avaient d’épaisseur ; dans l’un des larges battants de cette porte massive, s’ouvrait une seconde petite porte servant d’entrée au juif Samuel, gardien de cette sombre demeure.

Le seuil franchi, on arrivait sous une voûte formée par le bâtiment donnant sur la rue. Dans ce bâtiment était pratiqué le logement de Samuel ; les fenêtres s’ouvraient sur une cour intérieure très-spacieuse, coupée par une grille au-delà de laquelle on voyait un jardin.

Au milieu de ce jardin s’élevait une maison de pierre de taille à deux étages, si bizarrement exhaussée qu’il fallait gravir un perron ou plutôt un double escalier de vingt marches pour arriver à la porte d’entrée murée depuis cent cinquante ans.

Les contrevents des croisées de cette habitation avaient été remplacés par de larges et épaisses plaques de plomb hermétiquement soudées et maintenues par des châssis de fer scellés dans la pierre. De plus, afin d’intercepter complètement l’air, la lumière, et de parer de la sorte à toute dégradation intérieure ou extérieure, le toit avait été recouvert d’épaisses plaques de plomb, ainsi que l’ouverture des cheminées de briques, préalablement bouchées et maçonnées.

On avait usé des mêmes procédés pour la clôture d’un petit belvédère carré situé au faîte de la maison, en recouvrant sa cage vitrée d’une sorte de chape soudée à la toiture. Seulement, par suite d’une fantaisie singulière, chacune des quatre plaques de plomb qui masquaient les faces de ce belvédère, correspondant aux quatre points cardinaux, était percée de sept petits trous ronds, disposés en formes de croix, que l’on distinguait facilement à l’extérieur.

Partout ailleurs, les panneaux plombés des croisées étaient absolument pleins. Grâce à ces précautions, à la solide construction de cette demeure, à peine quelques réparations extérieures avaient été nécessaires, et les appartements, complètement soustraits à l’influence de l’air extérieur, devaient être, depuis un siècle et demi, aussi intacts que lors de leur fermeture.

L’aspect de murailles lézardées, de volets vermoulus et brisés, d’une toiture à demi effondrée, de croisées envahies par des plantes pariétaires, eût été peut-être moins triste que la vue de cette maison de pierre bardée de fer et de plomb, conservée comme un tombeau.

Le jardin, complètement abandonné, et dans lequel le gardien Samuel entrait seulement pour faire ses inspections hebdomadaires, offrait, surtout pendant l’été, une incroyable confusion de plantes parasites et de broussailles. Les arbres, livrés à eux-mêmes, avaient poussé en tous sens et entremêlé leurs branches ; quelques vignes folles, reproduites par rejetons, rampant d’abord sur le sol jusqu’au pied des arbres, y avaient ensuite grimpé, enroulé leurs troncs, et jeté sur les branchages les plus élevés l’inextricable réseau de leurs sarments.

L’on ne pouvait traverser cette forêt vierge qu’en suivant un sentier pratiqué par le gardien pour aller de la grille à la maison dont les abords, ménagés en pente douce pour l’écoulement des eaux, étaient soigneusement dallés sur une largeur de dix pieds environ.

Un autre petit chemin de ronde ménagé autour des murs d’enceinte, était chaque nuit battu par deux ou trois énormes chiens des Pyrénées, dont la race fidèle s’était aussi perpétuée dans cette maison depuis un siècle et demi.

Telle était l’habitation destinée à servir de rendez-vous aux descendants de la famille de Rennepont.

La nuit qui séparait le 12 février du 13 allait bientôt finir.

Le calme succédant à la tourmente, la pluie avait cessé ; le ciel était pur, étoilé ; la lune, à son déclin, brillait d’un doux éclat, et jetait une clarté mélancolique sur cette demeure abandonnée, silencieuse, dont aucun pas humain n’avait franchi le seuil depuis tant d’années.

Une vive lueur, s’échappant à travers une des fenêtres du logis du gardien, annonçait que le juif Samuel veillait encore.

Que l’on se figure une assez vaste chambre, lambrissée du haut en bas en vieilles boiseries de noyer, devenues d’un brun presque noir à force de vétusté ; deux tisons à demi éteints fument dans l’âtre au milieu des cendres refroidies ; sur la tablette de cette cheminée de pierre peinte couleur de granit gris, on voit un vieux flambeau de fer garni d’une maigre chandelle, coiffée d’un éteignoir, et auprès une paire de pistolets à deux coups et un couteau de chasse à lame affilée, dont la poignée de bronze ciselé appartient au XVIIe siècle ; de plus, une lourde carabine était appuyée à l’un des pilastres de la cheminée.

Quatre escabeaux sans dossiers, une vieille armoire de chêne et une table à pieds tors, meublaient seuls cette chambre. À la boiserie étaient symétriquement suspendues des clefs de différentes grandeurs ; leur forme annonçait leur antiquité ; diverses étiquettes étaient fixées à leur anneau.

Le fond de la vieille armoire de chêne, à secret et mobile, avait glissé sur une coulisse et l’on apercevait, scellée dans le mur, une large et profonde caisse de fer, dont le battant ouvert montrait le merveilleux mécanisme de l’une de ces serrures florentines du XVIe siècle, qui, mieux que toutes les inventions modernes, défiait l’effraction, et qui de plus, selon les idées du temps, grâce à une épaisse doublure de toile d’amiante, tendue assez loin des parois de la caisse sur des fils d’or, rendait incombustibles, en cas d’incendie, les objets qu’elle renfermait.

Une grande cassette de bois de cèdre, prise dans cette caisse et déposée sur un escabeau, contenait de nombreux papiers soigneusement rangés et étiquetés.

À la lueur d’une lampe de cuivre, le vieux gardien Samuel est occupé à écrire sur un petit registre, à mesure que sa femme Bethsabée dicte en lisant un carnet.

Samuel avait alors environ quatre-vingt-deux ans, et malgré cet âge avancé, une forêt de cheveux gris et crépus couvrait sa tête ; il était petit, maigre, nerveux, et la pétulance involontaire de ses mouvements prouvait que les années n’avaient pas affaibli son énergie et son activité, quoique dans le quartier, où il apparaissait d’ailleurs très-rarement, il affectât de paraître presque en enfance, ainsi que l’avait dit Rodin au père d’Aigrigny.

Une vieille robe de chambre de bouracan marron, à larges manches, enveloppait entièrement le vieillard, et tombait jusqu’à ses pieds.

Les traits de Samuel offraient le type pur et oriental de sa race : son teint était mat et jaunâtre, son nez aquilin, son menton ombragé d’un petit bouquet de barbe blanche ; ses pommettes saillantes jetaient une ombre assez dure sur ses joues creuses et ridées. Sa physionomie était remplie d’intelligence, de finesse et de sagacité. Son front, large, élevé, annonçait la droiture, la franchise et la fermeté ; ses yeux, noirs et brillants comme les yeux arabes, avaient un regard à la fois pénétrant et doux.

Sa femme Bethsabée, de quinze ans moins âgée que lui, était de haute taille et entièrement vêtue de noir. Un bonnet plat, en linon empesé, qui rappelait la sévère coiffure des graves matrones hollandaises, encadrait son visage pâle et austère, autrefois d’une rare et fière beauté, d’un caractère tout biblique ; quelques plis du front, provenant du froncement presque continuel de ses sourcils gris, témoignaient que cette femme était souvent sous le poids d’une tristesse profonde.

À ce moment même, la physionomie de Bethsabée trahissait une douleur inexprimable : son regard était fixe, sa tête penchée sur sa poitrine ; elle avait laissé retomber sur ses genoux sa main droite dont elle tenait un petit carnet ; de son autre main, elle serrait convulsivement une grosse tresse de cheveux noirs comme le jais qu’elle portait au cou. Cette natte épaisse était garnie d’un fermoir en or d’un pouce carré ; sous une plaque de cristal qui le recouvrait d’un côté comme un reliquaire, on voyait un morceau de toile plié carrément et presque entièrement couvert de taches d’un rouge sombre, couleur du sang depuis longtemps séché.

Après un moment de silence pendant lequel Samuel écrivit sur son registre, il dit tout haut en relisant ce qu’il venait d’écrire :

— D’autre part, cinq mille métalliques d’Autriche de mille florins, et la date du 19 octobre 1826.

Ensuite de cette énumération, Samuel ajouta en relevant la tête et en s’adressant à sa femme :

— Est-ce bien cela, Bethsabée ? Avez-vous comparé sur le carnet ?

Bethsabée ne répondit pas.

Samuel la regarda, et, la voyant profondément accablée, lui dit avec une expression de tendresse inquiète :

— Qu’avez-vous ?… mon Dieu, qu’avez-vous ?

— Le 19 octobre… 1826…, dit-elle lentement les yeux toujours fixes, et en serrant plus étroitement encore dans sa main la tresse de cheveux noirs qu’elle portait au cou. C’est une date funeste… Samuel… bien funeste… c’est celle de la dernière lettre que nous avons reçue de…

Bethsabée ne put continuer, elle poussa un long gémissement et cacha sa figure dans ses mains.

— Ah !… je vous entends, reprit le vieillard d’une voix altérée, un père peut être distrait par de graves préoccupations, mais, hélas ! le cœur d’une mère est toujours en éveil.

Et jetant sa plume sur la table, Samuel appuya son front sur ses mains avec accablement.

Bethsabée reprit bientôt, comme si elle se fût douloureusement complu dans ses cruels souvenirs :

— Oui… ce jour est le dernier où notre fils, notre Abel, nous a écrit d’Allemagne en nous annonçant qu’il venait d’employer, selon vos ordres, les fonds qu’il avait emportés d’ici… et qu’il allait se rendre en Pologne pour une autre opération…

— Et en Pologne… il a trouvé la mort d’un martyr, reprit Samuel. Sans motif, sans preuve, car rien n’était plus faux, on l’a injustement accusé de venir organiser la contrebande… et le gouvernement russe, le traitant comme on traite nos frères dans ces pays de cruelle tyrannie, l’a fait condamner à l’affreux supplice du knout… sans vouloir le voir ni l’entendre… À quoi bon… entendre un juif ?… Qu’est-ce qu’un juif ? une créature encore bien au-dessous d’un serf… Ne leur reproche-t-on pas, dans ce pays, tous les vices qu’engendre le dégradant servage où on les plonge ? Un juif expirant sous le bâton ! qui irait s’en inquiéter ?

— Et notre pauvre Abel, si doux, si loyal, est mort sous le fouet… moitié de honte, moitié de douleur, dit Bethsabée en tressaillant. Un de nos frères de Pologne a obtenu à grand’peine la permission de l’ensevelir… Il a coupé ses beaux cheveux noirs… et ces cheveux avec ce morceau de linge, taché du sang de notre cher fils, c’est tout ce qui nous reste de lui ! s’écria Bethsabée.

Et elle couvrait de baisers convulsifs la tresse de cheveux et le reliquaire.

— Hélas ! dit Samuel en essuyant ses larmes qui avaient aussi coulé à ce souvenir déchirant, le Seigneur, du moins, ne nous a retiré notre enfant que lorsque la tâche que notre famille poursuit fidèlement depuis un siècle et demi touchait à son terme… À quoi bon désormais notre race sur la terre ? ajouta Samuel avec une profonde amertume, notre devoir n’est-il pas accompli ?… Cette caisse ne renferme-t-elle pas une fortune de roi ? Cette maison, murée il y a cent cinquante ans, ne sera-t-elle pas ouverte ce matin aux descendants du bienfaiteur de mon aïeul ?…

En disant ces mots, Samuel tourna tristement la tête vers la maison, qu’il apercevait de sa fenêtre.

À ce moment, l’aube allait paraître.

La lune venait de se coucher ; le belvédère, ainsi que le toit et les cheminées, se découpaient en noir sur le bleu sombre du firmament étoilé.

Tout à coup Samuel pâlit, se leva brusquement et dit à sa femme d’une voix tremblante, en lui montrant la maison :

— Bethsabée… les sept points de lumière, comme il y a trente ans… Regarde… regarde…

En effet, les sept ouvertures rondes, disposées en forme de croix, autrefois pratiquées dans les plaques de plomb qui recouvraient les croisées du belvédère, étincelèrent en sept points lumineux, comme si quelqu’un fût monté intérieurement au faîte de la maison murée.





II


Doit et avoir.


Pendant quelques instants, Samuel et Bethsabée restèrent immobiles, les yeux attachés avec une frayeur inquiète sur les sept points lumineux qui rayonnaient parmi les dernières clartés de la nuit au sommet du belvédère, pendant qu’à l’horizon, derrière la maison, une lueur d’un rose pâle annonçait l’aube naissante.

Samuel rompit le premier le silence et dit à sa femme en passant la main sur son front :

— La douleur que vient de nous causer le souvenir de notre pauvre enfant, nous a empêchés de réfléchir et de nous rappeler qu’après tout, il ne devait y avoir pour nous rien d’effrayant dans ce qui se passe.

— Que dites-vous, Samuel ?

— Mon père ne m’a-t-il pas dit que lui et mon aïeul avaient plusieurs fois aperçu des clartés pareilles, à de longs intervalles ?

— Oui, Samuel… mais sans pouvoir, non plus que nous, s’expliquer ces clartés…

— Ainsi que mon père et mon grand-père, nous devons croire qu’une issue, inconnue de leur temps comme elle l’est encore du nôtre, donne passage à des personnes qui ont aussi quelques devoirs mystérieux à remplir dans cette demeure. Encore une fois, mon père m’a prévenu de ne pas m’inquiéter de ces circonstances étranges… qu’il m’avait prédites… et qui, depuis trente ans, se renouvellent pour la seconde fois…

— Il n’importe, Samuel… cela épouvante comme si c’était quelque chose de surnaturel.

— Le temps des miracles est passé, dit le juif en secouant mélancoliquement la tête, bien des vieilles maisons de ce quartier ont des communications souterraines avec des endroits éloignés ; quelques-unes, dit-on, se prolongent même jusqu’à la Seine et jusqu’aux catacombes… Sans doute cette maison est dans une condition pareille, et les personnes qui y viennent si rarement s’y introduisent par ce moyen.

— Mais ce belvédère ainsi éclairé…

— D’après le plan annoté du bâtiment, vous savez que ce belvédère forme le faîte ou la lanterne de ce qu’on appelle la grande salle de deuil, située au dernier étage de la maison. Comme il y règne une complète obscurité, à cause de la fermeture de toutes les fenêtres, nécessairement on se sert de lumière pour monter jusqu’à cette salle de deuil, pièce qui renferme, dit-on, des choses bien étranges, bien sinistres…, ajouta le juif en tressaillant.

Bethsabée regardait attentivement, ainsi que son mari, les sept points lumineux, dont l’éclat diminuait à mesure que le jour grandissait.

— Ainsi que vous le dites, Samuel, ce mystère peut s’expliquer de la sorte…, reprit la femme du vieillard. D’ailleurs ce jour est un jour si important pour la famille de Rennepont, que, dans de telles circonstances, cette apparition ne doit pas nous étonner.

— Et penser, reprit Samuel, que depuis un siècle et demi ces lueurs ont apparu plusieurs fois ! il est donc une autre famille qui, de génération en génération, s’est vouée, comme la nôtre, à accomplir un pieux devoir…

— Mais quel est ce devoir ? Peut-être aujourd’hui tout s’éclaircira-t-il…

— Allons, allons, Bethsabée, reprit tout à coup Samuel en sortant de sa rêverie, et comme s’il se fût reproché son oisiveté, voici le jour, et il faut qu’avant huit heures cet état de caisse soit mis au net, ces immenses valeurs classées (et il montra le grand coffret de cèdre), afin qu’elles puissent être remises entre les mains de qui de droit.

— Vous avez raison, Samuel ; ce jour ne nous appartient pas… c’est un jour solennel… et qui serait beau, oh ! bien beau pour nous… si maintenant il pouvait y avoir de beaux jours pour nous, dit amèrement Bethsabée en songeant à son fils.

— Bethsabée, dit tristement Samuel, en appuyant sa main sur la main de sa femme, nous serons du moins sensibles à l’austère satisfaction du devoir accompli… Le Seigneur ne nous a-t-il pas été bien favorable, quoiqu’en nous éprouvant cruellement par la mort de notre fils ? N’est-ce pas grâce à sa providence que les trois générations de ma famille ont pu commencer, continuer et achever cette grande œuvre ?

— Oui, Samuel, dit affectueusement la juive, et du moins pour vous, à cette satisfaction se joindront le calme et la quiétude, car lorsque midi sonnera vous serez délivré d’une bien terrible responsabilité.

Et ce disant, Bethsabée indiqua du geste la caisse de cèdre.

— Il est vrai, reprit le vieillard, j’aimerais mieux savoir ces immenses richesses entre les mains de ceux à qui elles appartiennent qu’entre les miennes ; mais aujourd’hui je n’en serai plus dépositaire… je vais donc contrôler une dernière fois l’état de ces valeurs, et ensuite nous le collationnerons d’après mon registre et le carnet que vous tenez.

Bethsabée fit un signe de tête affirmatif. Samuel reprit la plume et se livra très-attentivement à ses calculs de banque ; sa femme s’abandonna de nouveau, malgré elle, aux souvenirs cruels qu’une date fatale venait d’éveiller en lui rappelant la mort de son fils.

Exposons rapidement l’histoire très-simple, et pourtant en apparence si romanesque, si merveilleuse, de ces cinquante mille écus qui, grâce à l’accumulation et à une gestion sage, intelligente et fidèle, s’étaient naturellement, ou plutôt forcément transformés au bout d’un siècle et demi en une somme bien autrement importante que celle de quarante millions, fixée par le père d’Aigrigny, qui, très-incomplètement renseigné à ce sujet, et songeant d’ailleurs aux éventualités désastreuses, aux pertes, aux banqueroutes qui, pendant tant d’années, avaient pu atteindre les dépositaires successifs de ces valeurs, trouvait encore énorme… le chiffre de quarante millions.

L’histoire de cette fortune se trouva nécessairement liée à celle de la famille Samuel qui faisait valoir ce fonds depuis trois générations, nous en dirons deux mots.

Vers 1670, plusieurs années avant sa mort, M. Marius de Rennepont, lors d’un voyage au Portugal, avait pu, grâce à de très-puissants intermédiaires, sauver la vie d’un malheureux juif condamné au bûcher par l’inquisition pour cause de religion…

Ce juif était Isaac Samuel, l’aïeul du gardien de la maison de la rue Saint-François.

Les hommes généreux s’attachent souvent à leurs obligés au moins autant que les obligés s’attachent à leurs bienfaiteurs. S’étant d’abord assuré qu’Isaac, qui faisait à Lisbonne un petit commerce de change, était probe, actif, laborieux, intelligent, M. de Rennepont, qui possédait alors de grands biens en France, proposa au juif de l’accompagner et de gérer sa fortune. L’espèce de réprobation et de méfiance dont les Israélites ont toujours été poursuivis, était alors à son comble. Isaac fut donc doublement reconnaissant de la marque de confiance que lui donnait M. de Rennepont.

Il accepta et se promit dès ce jour de vouer son existence tout entière au service de celui qui, après lui avoir sauvé la vie, avait foi en sa droiture et en sa probité, à lui juif, appartenant à une race si généralement soupçonnée, haïe et méprisée. M. de Rennepont, homme d’un grand cœur, d’un grand sens et d’un grand esprit, ne s’était pas trompé dans son choix. Jusqu’à ce qu’il fût dépossédé de ses biens, ils prospérèrent merveilleusement entre les mains d’Isaac Samuel, qui, doué d’une admirable aptitude pour les affaires, l’appliquait exclusivement aux intérêts de son bienfaiteur.

Vinrent les persécutions et la ruine de M. de Rennepont, dont les biens furent confisqués et abandonnés aux révérends pères de la compagnie de Jésus, ses délateurs, quelques jours avant sa mort. Caché dans la retraite qu’il avait choisie pour y finir violemment ses jours, il y fit mander secrètement Isaac Samuel, et lui remit cinquante mille écus en or, seul débris de sa fortune passée ; ce fidèle serviteur devait faire valoir cette somme, en accumuler et en placer les intérêts ; s’il avait un fils, lui transmettre la même obligation ; à défaut de fils, il chercherait un parent assez probe pour continuer cette gérance, à laquelle serait d’ailleurs affectée une rétribution convenable ; cette gérance devait être ainsi transmise et perpétuée de proche en proche jusqu’à l’expiration d’un siècle et demi. M. de Rennepont avait en outre prié Isaac d’être pendant sa vie le gardien de la maison de la rue Saint-François, où il serait gratuitement logé, et de léguer ces fonctions à sa descendance, si cela était possible.

Lors même qu’Isaac Samuel n’aurait pas eu d’enfants, le puissant esprit de solidarité qui unit souvent certaines familles juives entre elles, aurait rendu praticable la dernière volonté de M. de Rennepont. Les parents d’Isaac se seraient associés à sa reconnaissance envers son bienfaiteur, et eux, ainsi que leurs générations successives, eussent accompli généreusement la tâche imposée à l’un des leurs ; mais Isaac eut un fils plusieurs années après la mort de M. de Rennepont.

Ce fils, Lévi Samuel, né en 1689, n’ayant pas eu d’enfants de sa première femme, s’était remarié à l’âge de près de soixante ans, et, en 1750, il lui était né un fils : David Samuel, le gardien de la maison de Saint-François, qui, en 1832 (époque de ce récit), était âgé de quatre-vingt-deux ans, et promettait de fournir une carrière aussi avancée que son père, mort à quatre-vingt-treize ans ; disons enfin qu’Abel Samuel, le fils que regrettait si amèrement Bethsabée, né en 1790, était mort sous le knout russe à l’âge de vingt-six ans.

Cette humble généalogie établie, on comprendra facilement que la longévité successive de ces trois membres de la famille Samuel, qui s’étaient perpétués comme gardiens de la maison murée, et reliant ainsi le XIXe siècle au XVIIe, avait singulièrement simplifié et facilité l’exécution des dernières volontés de M. de Rennepont, ce dernier ayant d’ailleurs formellement déclaré à l’aïeul des Samuel qu’il désirait que la somme qu’il laissait ne fût augmentée que par la seule capitalisation des intérêts à 5 p. %, afin que cette fortune arrivât jusqu’à ses descendants, pure de toute spéculation déloyale.

Les coreligionnaires de la famille Samuel, premiers inventeurs de la lettre de change, qui leur servit, au moyen âge, à transporter mystérieusement des valeurs considérables d’un bout à l’autre du monde, à dissimuler leur fortune, à la mettre à l’abri de la rapacité de leurs ennemis ; les juifs, disons-nous, ayant fait presque seuls le commerce du change et de l’argent jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, aidèrent beaucoup aux transactions secrètes et aux opérations financières de la famille Samuel, qui, jusqu’en 1820 environ, plaça toujours ses valeurs devenues progressivement immenses, dans les maisons de banque ou dans les comptoirs israélites les plus riches de l’Europe. Cette manière d’agir, sûre et occulte, avait permis au gardien actuel de la rue Saint-François d’effectuer, à l’insu de tous, par simples dépôts ou par lettres de change, des placements énormes, car c’est surtout lors de sa gestion que la somme capitalisée avait acquis, par le seul fait de l’accumulation, un développement presque incalculable, son père, et surtout son grand-père, n’ayant eu, comparativement à lui, que peu de fonds à gérer.

Quoiqu’il s’agît simplement de trouver successivement des placements assurés et immédiats, afin que l’argent ne restât pas pour ainsi dire un jour sans rapporter d’intérêt, il avait fallu une grande capacité financière pour arriver à ce résultat, surtout lorsqu’il fut question de cinquantaines de millions ; cette capacité, le dernier Samuel, d’ailleurs instruit à l’école de son père, la déploya à un haut degré, ainsi que le démontreront les résultats prochainement cités.

Rien ne semble plus touchant, plus noble, plus respectable que la conduite des membres de cette famille israélite qui, solidaires de l’engagement de gratitude pris par un des leurs, se vouent pendant de si longues années, avec autant de désintéressement que d’intelligence et de probité, au lent accroissement d’une fortune de roi, dont ils n’attendent aucune part, et qui, grâce à eux, doit arriver pure et immense aux mains des descendants du bienfaiteur de leur aïeul.

Rien enfin n’est plus honorable pour le proscrit qui fait le dépôt et pour le juif qui le reçoit, que ce simple échange de paroles données, sans autre garantie qu’une confiance et une estime réciproques, lorsqu’il s’agit d’un résultat qui ne doit se produire qu’au bout de cent cinquante ans.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après avoir relu attentivement son inventaire, Samuel dit à sa femme :

— Je suis certain de l’exactitude de mes additions ; voulez-vous maintenant collationner sur le carnet que vous avez à la main l’énoncé des valeurs que je viens d’écrire sur ce registre ; je m’assurerai en même temps que les titres sont classés par ordre dans cette cassette, car je dois ce matin remettre le tout au notaire, lorsqu’on ouvrira le testament.

— Commencez, mon ami, je vous suis, dit Bethsabée.

Samuel lut l’état suivant, vérifiant à mesure dans sa caisse.

Débit. Résumé du compte des héritiers de M. de Rennepont, remis par David Samuel. Crédit.
Fr. 2,000,000 de rente 5% français en inscriptions nominatives et au porteur, achetées de 1825 à 1832, suivant bordereaux à l’appui, à un cours moyen de 99 fr. 50. 39,800,000 Fr. 150,000 reçus de M. de Rennepont, en 1682, par Isaac Samuel, mon grand-père, et placés successivement par lui, mon père et moi, à l’intérêt de 5%, avec règlement de compte par semestre et en capitalisant les intérêts, ont produit, suivant les comptes ci-joints :
fr. 225,950,000
Fr. 900,000 de rente 3% français en diverses inscriptions achetées pendant les mêmes années à un cours moyen de 74 fr. 50 c. 22,275,000
5000 actions de la Banque de France, achetées en commun à 1900 francs. 9,500,000 Mais il faut en déduire, suivant le détail ci-annexé, pour pertes éprouvées dans des faillites, pour commissions et courtages payés à divers, et aussi pour appointements des trois générations de gérants. 13,775,000

3000 actions des Quatre-Canaux, en un certificat de dépôt desdites actions à la compagnie, achetées au cours moyen de 1,115 francs. 3,345,000
125,000 ducats de rente de Naples, au cours moyen de 82 francs, — 2,050,000 ducats : soit 4 fr. 40 c. le ducat. 9,020,000   212,175,000
5000 métalliques d’Autriche de 1000 florins, au cours moyen de 63 florins. — 4,650,000 florins au change de 2 fr. 50 c. par florin. 11,625,000
75,000 livres sterling de rente 3% consolidés anglais à 88¾. — 2,218,750 sterling à 25 fr. par livre sterling. 55,468,750
1,200,000 florins en 2½ % hollandais à 60 francs. — 28,860,000 florins à 2 fr. 10 par florin des Pays-Bas. 60,606,000
Appoints en billets de banque, or et argent. 535,250
  212,175,000   212,175,000
Paris, le 12 février 1832.    

— C’est bien cela, reprit Samuel après avoir vérifié les lettres renfermées dans la cassette de cèdre. Il reste en caisse, à la disposition des héritiers de la famille Rennepont, la somme de deux cent douze millions cent soixante et quinze mille francs.

Et le vieillard regarda sa femme avec une expression de bien légitime orgueil.

— Cela n’est pas croyable ! s’écria Bethsabée frappée de stupeur ; je savais que d’immenses valeurs étaient entre vos mains ; mais je n’aurais jamais cru que cent cinquante mille francs laissés il y a cent cinquante ans fussent la seule source de cette fortune incroyable.

— Et c’est pourtant la seule, Bethsabée…, reprit fièrement le vieillard. Sans doute, mon grand-père, mon père et moi nous avons toujours mis autant de fidélité que d’exactitude dans la gestion de ces fonds ; sans doute il nous a fallu beaucoup de sagacité dans le choix des placements à faire lors des temps de révolution et de crises commerciales ; mais cela nous était facile, grâce à nos relations d’affaires avec nos coreligionnaires de tous les pays ; mais jamais ni moi ni les miens nous ne nous sommes permis de faire un placement, non pas usuraire… mais qui ne fût pas même un peu au-dessous du taux légal… Les ordres formels de M. de Rennepont, recueillis par mon grand-père, le voulaient ainsi, et il n’y a pas au monde de fortune plus pure que celle-ci… Sans ce désintéressement, et en profitant seulement de quelques circonstances favorables, ce chiffre de deux cent douze millions aurait peut-être de beaucoup augmenté.

— Est-ce possible ? mon Dieu !

— Rien de plus simple, Bethsabée… tout le monde sait qu’en quatorze ans un capital est doublé par la seule accumulation et composition de ses intérêts à cinq pour cent ; maintenant, réfléchissez qu’en cent cinquante ans il y a dix fois quatorze ans… que ces cent cinquante premiers mille francs ont été ainsi doublés et martingalés ; ce qui vous étonne vous paraîtra tout simple : en 1682, M. de Rennepont a confié à mon grand-père cent cinquante mille francs ; cette somme, capitalisée ainsi que je vous l’ai dit, a dû produire en 1696, quatorze années après, trois cent mille francs. Ceux-ci, doublés en 1710, ont produit six cent mille francs. Lors de la mort de mon grand-père, en 1719, la somme à faire valoir était déjà de près d’un million ; en 1724, elle aurait dû monter à douze cent mille francs ; en 1738, à deux millions quatre cent mille francs ; en 1752, deux ans après ma naissance, à quatre millions huit cent mille francs ; en 1766, à neuf millions six cent mille francs ; en 1780, à dix-neuf millions deux cent mille francs ; en 1794, douze ans après la mort de mon père, à trente-huit millions quatre cent mille francs ; en 1808, à soixante et seize millions huit cent mille francs ; en 1822, à cent cinquante-trois millions six cent mille francs ; et aujourd’hui, en composant les intérêts de dix années, elle devrait être au moins de deux cent vingt-cinq millions environ. Mais des pertes, des non-valeurs et des frais inévitables, dont le compte est d’ailleurs ici rigoureusement établi, ont réduit cette somme à deux cent douze millions cent soixante et quinze mille francs, en valeurs renfermées dans cette caisse.

— Maintenant je vous comprends, mon ami, reprit Bethsabée pensive ; mais quelle incroyable puissance que celle de l’accumulation ! et que d’admirables choses on pourrait faire pour l’avenir avec de faibles ressources au temps présent.

— Telle a été, sans doute, la pensée de M. de Rennepont ; car, au dire de mon père, qui le tenait de mon aïeul, M. de Rennepont était un des plus grands esprits de son temps, répondit Samuel en refermant la cassette de bois de cèdre.

— Dieu veuille que ses descendants soient dignes de cette fortune de roi, et en fassent un noble emploi ! dit Bethsabée en se levant.

Le jour était complètement venu, sept heures du matin sonnèrent.

— Les maçons ne vont pas tarder à arriver, dit Samuel en replaçant la boîte de cèdre dans sa caisse de fer, dissimulée derrière la vieille armoire de chêne. Comme vous, Bethsabée, reprit-il, je suis curieux et inquiet de savoir quels sont les descendants de M. de Rennepont qui vont se présenter ici…

Deux ou trois coups vigoureusement frappés avec le marteau de fer de l’épaisse porte cochère retentirent dans la maison. L’aboiement des chiens de garde répondit à ce bruit.

Samuel dit à sa femme :

— Ce sont sans doute les maçons que le notaire envoie avec un clerc ; je vous en prie, réunissez toutes les clefs en trousseau avec leurs étiquettes ; je vais revenir les prendre.

Ce disant, Samuel descendit assez lestement l’escalier, malgré son âge, s’approcha de la porte, ouvrit prudemment un guichet, et vit trois manœuvres en costume de maçon, accompagnés d’un jeune homme vêtu de noir.

— Que voulez-vous, messieurs ? dit le juif avant d’ouvrir afin de s’assurer encore de l’identité de ces personnages.

— Je viens de la part de maître Dumesnil, notaire, répondit le clerc, pour assister à l’ouverture de la porte murée ; voici une lettre de mon patron, pour M. Samuel, gardien de la maison.

— C’est moi, monsieur, dit le juif, veuillez jeter cette lettre dans la boîte, je vais la prendre.

Le clerc fit ce que désirait Samuel, mais il haussa les épaules. Rien ne lui semblait plus ridicule que cette demande du soupçonneux vieillard.

Le gardien ouvrit la boîte, prit la lettre, alla à l’extrémité de la voûte afin de la lire au grand jour, compara soigneusement la signature à celle d’une autre lettre du notaire qu’il prit dans la poche de sa houppelande ; puis, après ces précautions, ayant mis ses dogues à la chaîne, il revint enfin ouvrir le battant de la porte au clerc et aux maçons.

— Que diable ! mon brave homme, dit le clerc en entrant, il s’agirait d’ouvrir la porte d’un château fort qu’il n’y aurait pas plus de formalités…

Le juif s’inclina sans répondre.

— Est-ce que vous êtes sourd, mon cher ? lui cria le clerc aux oreilles.

— Non, monsieur, dit Samuel en souriant doucement et faisant quelques pas en dehors de la voûte.

Il ajouta en montrant la maison :

— Voici, monsieur, la porte maçonnée qu’il faut dégager ; il faudra aussi desceller le châssis de fer et celui de plomb de la seconde croisée à droite.

— Pourquoi ne pas ouvrir toutes les fenêtres ? demanda le clerc.

— Parce que tels sont les ordres que j’ai reçus comme gardien de cette demeure, monsieur.

— Et qui vous les a donnés, ces ordres ?

— Mon père… monsieur, à qui son père les avait transmis de la part du maître de la maison… Une fois que je n’en serai plus le gardien, qu’elle sera en possession de son nouveau propriétaire, celui-ci agira comme bon lui semblera.

— À la bonne heure, dit le clerc assez surpris.

Puis s’adressant aux maçons, il ajouta :

— Le reste vous regarde, mes braves, dégagez la porte et descellez le châssis de fer seulement de la seconde croisée à droite.

Pendant que les maçons se mettaient à l’ouvrage sous l’inspection du clerc de notaire, une voiture s’arrêta devant la porte cochère, et Rodin, accompagné de Gabriel, entra dans la maison de la rue Saint-François.






III


L’héritier.


Samuel vint ouvrir la porte à Gabriel et à Rodin. Ce dernier dit au juif :

— Vous êtes, monsieur, le gardien de cette maison ?

— Oui, monsieur, répondit Samuel.

— M. l’abbé Gabriel de Rennepont que voici, dit Rodin en montrant son compagnon, est l’un des descendants de la famille de Rennepont.

— Ah ! tant mieux, monsieur, dit presque involontairement le juif, frappé de l’angélique physionomie de Gabriel, car la noblesse et la sérénité de l’âme du jeune prêtre se lisaient dans son regard d’archange et sur son front pur et blanc, déjà couronné de l’auréole du martyre.

Samuel regardait Gabriel avec une curiosité remplie de bienveillance et d’intérêt ; mais sentant bientôt que cette contemplation silencieuse devenait embarrassante pour Gabriel, il lui dit :

— Le notaire, monsieur l’abbé, ne doit venir qu’à dix heures.

Gabriel le regarda d’un air surpris et répondit :

— Quel notaire… monsieur ?

— Le père d’Aigrigny vous expliquera ceci, se hâta de dire Rodin.

Et s’adressant à Samuel, il ajouta :

— Nous sommes un peu en avance… Ne pourrions-nous pas attendre quelque part l’arrivée du notaire ?

— Si vous voulez vous donner la peine de venir chez moi, dit Samuel, je vais vous conduire.

— Je vous remercie, monsieur, j’accepte, répondit Rodin.

— Veuillez donc me suivre, messieurs, dit le vieillard.

Quelques moments après, le jeune prêtre et le socius, précédés de Samuel, entrèrent dans une des pièces que ce dernier occupait au rez-de-chaussée du bâtiment de la rue et qui donnait sur la cour.

— M. l’abbé d’Aigrigny, qui a servi de tuteur à M. Gabriel, doit bientôt venir nous demander, ajouta Rodin ; aurez-vous la bonté de l’introduire ici ?…

— Je n’y manquerai pas, monsieur, dit Samuel en sortant.

Le socius et Gabriel restèrent seuls.

À la mansuétude adorable qui donnait habituellement aux beaux traits du missionnaire un charme si touchant, succédait, à ce moment, une remarquable expression de tristesse, de résolution et de sévérité. Rodin, n’ayant pas vu Gabriel depuis quelques jours, était gravement préoccupé du changement qu’il remarquait en lui ; aussi l’avait-il observé silencieusement pendant le trajet de la rue des Postes à la rue Saint-François.

Le jeune prêtre portait, comme d’habitude, une longue soutane noire qui faisait ressortir davantage encore la pâleur transparente de son visage. Lorsque le juif fut sorti, il dit à Rodin d’une voix ferme :

— M’apprendrez-vous enfin, monsieur, pourquoi, depuis plusieurs jours, il m’a été impossible de parler à Sa Révérence le père d’Aigrigny ? pourquoi il a choisi cette maison pour m’accorder cet entretien ?

— Il m’est impossible de répondre à ces questions, reprit froidement Rodin. Sa Révérence ne peut manquer d’arriver bientôt ; elle vous entendra. Tout ce que je puis vous dire, c’est que notre révérend père a, autant que vous, cette entrevue à cœur : s’il a choisi cette maison pour cet entretien, c’est que vous avez intérêt à vous trouver ici… Vous le savez bien… quoique vous ayez affecté quelque étonnement en entendant le gardien parler d’un notaire.

Ce disant, Rodin attacha un regard scrutateur et inquiet sur Gabriel, dont la figure n’exprima rien autre chose que la surprise.

— Je ne vous comprends pas, répondit-il à Rodin. Quel intérêt puis-je avoir à me trouver ici, dans cette maison ?

— Encore une fois, il est impossible que vous ne le sachiez pas, reprit Rodin, observant toujours Gabriel avec attention.

— Je vous ai dit, monsieur, que je l’ignorais, répondit celui-ci, presque blessé de l’insistance du socius.

— Et qu’est donc venue vous dire hier votre mère adoptive ? Pourquoi vous êtes-vous permis de la recevoir sans l’autorisation du révérend père d’Aigrigny, ainsi que je l’ai appris ce matin ? Ne vous a-t-elle pas entretenu de certains papiers de famille trouvés sur vous lorsqu’elle vous a recueilli ?

— Non, monsieur, dit Gabriel. À cette époque, ces papiers ont été remis au confesseur de ma mère adoptive ; et, plus tard, ils ont passé entre les mains du révérend père d’Aigrigny. Pour la première fois, depuis bien longtemps, j’entends parler de ces papiers.

— Ainsi… vous prétendez que ce n’est pas à ce sujet que Françoise Baudoin est venue vous entretenir hier ? reprit opiniâtrement Rodin en accentuant lentement ses paroles.

— Voilà, monsieur, la seconde fois que vous semblez douter de ce que j’affirme, dit doucement le jeune prêtre, réprimant un mouvement d’impatience. Je vous assure que je dis la vérité.

Il ne sait rien, pensa Rodin ; car il connaissait assez la sincérité de Gabriel pour conserver dès lors le moindre doute après une déclaration aussi positive.

— Je vous crois, reprit le socius. Cette idée m’était venue en cherchant quelle raison assez grave avait pu vous faire transgresser les ordres du révérend père d’Aigrigny, au sujet de la retraite absolue qu’il vous avait ordonnée, retraite qui excluait toute communication avec le dehors… Bien plus, contre toutes les règles de notre maison, vous vous êtes permis de fermer votre porte, qui doit toujours rester ouverte ou entr’ouverte, afin que la mutuelle surveillance qui nous est ordonnée, entre nous, puisse s’exercer plus facilement… Je ne m’étais expliqué vos fautes graves contre la discipline que par la nécessité d’une conversation très-importante avec votre mère adoptive.

— C’est à un prêtre et non à son fils adoptif que madame Baudoin a désiré parler, répondit gravement Gabriel, et j’ai cru pouvoir l’entendre ; si j’ai fermé ma porte, c’est qu’il s’agissait d’une confession.

— Et qu’avait donc Françoise Baudoin de si pressé à vous confesser ?

— C’est ce que vous saurez tout à l’heure, lorsque je le dirai à Sa Révérence, s’il lui plaît que vous m’entendiez, reprit Gabriel.

Ces mots furent dits d’un ton si net par le missionnaire, qu’il s’ensuivit un assez long silence.

Rappelons au lecteur que Gabriel avait jusqu’alors été tenu par ses supérieurs dans la plus complète ignorance de la gravité des intérêts de famille qui réclamaient sa présence rue Saint-François. La veille, Françoise Baudoin, absorbée par sa douleur, n’avait pas songé à lui dire que les orphelines devaient aussi se trouver à ce même rendez-vous, et y eût-elle d’ailleurs songé, les recommandations expresses de Dagobert l’eussent empêchée de parler au jeune prêtre de cette circonstance.

Gabriel ignorait donc absolument les liens de famille qui l’attachaient aux filles du maréchal Simon, à mademoiselle de Cardoville, à M. Hardy, au prince Djalma et à Couche-tout-Nu ; en un mot, si on lui eût alors révélé qu’il était l’héritier de M. Marius de Rennepont, il se serait cru le seul descendant de cette famille.

Pendant l’instant de silence qui succéda à son entretien avec Rodin, Gabriel examinait à travers les fenêtres du rez-de-chaussée les travaux des maçons occupés à dégager la porte des pierres qui la muraient. Cette première opération terminée, ils s’occupèrent alors de desceller des barres de fer qui maintenaient une plaque de plomb sur la partie extérieure de la porte.

À ce moment, le père d’Aigrigny, conduit par Samuel, entrait dans la chambre.

Avant que Gabriel se fût retourné, Rodin eut le temps de dire tout bas au révérend père :

— Il ne sait rien, et l’Indien n’est plus à craindre.

Malgré son calme affecté, les traits du père d’Aigrigny étaient pâles et contractés, comme ceux d’un joueur qui est sur le point de voir se décider une partie d’une importance terrible. Tout jusqu’alors favorisait les desseins de sa compagnie ; mais il ne pensait pas sans effroi aux quatre heures qui restaient encore pour attendre le terme fatal.

Gabriel s’étant retourné, le père d’Aigrigny lui dit, d’un ton affectueux et cordial, en s’approchant de lui, le sourire aux lèvres et la main tendue :

— Mon cher fils, il m’en a coûté beaucoup de vous avoir refusé jusqu’à ce moment l’entretien que vous désiriez depuis votre retour ; il m’a été non moins pénible de vous obliger à une retraite de quelques jours. Quoique je n’aie aucune explication à vous donner au sujet des choses que je vous ordonne, je veux bien vous dire que je n’ai agi ainsi que dans votre intérêt.

— Je dois croire Votre Révérence, répondit Gabriel en s’inclinant.

Le jeune prêtre ressentait malgré lui une vague émotion de crainte ; car, jusqu’à son départ pour sa mission en Amérique, le père d’Aigrigny, entre les mains duquel il avait prêté les vœux formidables qui le liaient irrévocablement à la société de Jésus, le père d’Aigrigny avait exercé sur lui une de ces influences effrayantes qui, ne procédant que par le despotisme, la compression et l’intimidation, brisent toutes les forces vives de l’âme, et la laissent inerte, tremblante et terrifiée.

Les impressions de la première jeunesse sont ineffaçables, et c’était la première fois, depuis son retour d’Amérique, que Gabriel se retrouvait avec le père d’Aigrigny ; aussi, quoiqu’il ne sentît pas faillir la résolution qu’il avait prise, Gabriel regrettait de n’avoir pu, ainsi qu’il l’avait espéré, prendre de nouvelles forces dans un franc entretien avec Agricol et Dagobert.

Le père d’Aigrigny connaissait trop les hommes pour n’avoir pas remarqué l’émotion du jeune prêtre et ne s’être pas rendu compte de ce qui la causait. Cette impression lui parut d’un favorable augure ; il redoubla donc de séduction, de tendresse et d’aménité, se réservant, s’il le fallait, de prendre un autre masque. Il dit à Gabriel, en s’asseyant, pendant que celui-ci restait, ainsi que Rodin, respectueusement debout :

— Vous désirez, mon cher fils, avoir un entretien très-important avec moi ?

— Oui, mon père, dit Gabriel en baissant malgré lui les yeux devant l’éclatante et large prunelle grise de son supérieur.

— J’ai aussi, moi, des choses d’un grand intérêt à vous apprendre ; écoutez-moi donc d’abord… vous parlerez ensuite.

— Je vous écoute, mon père…

— Il y a environ douze ans, mon cher fils, dit affectueusement le père d’Aigrigny, que le confesseur de votre mère adoptive, s’adressant à moi par l’intermédiaire de M. Rodin, appela mon attention sur vous en me parlant des progrès étonnants que vous faisiez à l’école des Frères ; j’appris en effet que votre excellente conduite, que votre caractère doux et modeste, votre intelligence précoce étaient dignes du plus grand intérêt ; de ce moment, on eut les yeux ouverts sur vous : au bout de quelque temps, voyant que vous ne déméritiez pas, il me parut qu’il y avait autre chose en vous qu’un artisan ; on s’entendit avec votre mère adoptive, et par mes soins vous fûtes admis gratuitement dans l’une des écoles de notre compagnie : ainsi une charge de moins pesa sur l’excellente femme qui vous avait recueilli, et un enfant qui faisait déjà concevoir de hautes espérances reçut par nos soins paternels tous les bienfaits d’une éducation religieuse… Cela n’est-il pas vrai, mon fils ?

— Cela est vrai, mon père, répondit Gabriel en baissant les yeux.

— À mesure que vous grandissiez, d’excellentes et rares vertus se développaient en vous : votre obéissance, votre douceur surtout, étaient exemplaires ; vous faisiez de rapides progrès dans vos études. J’ignorais alors à quelle carrière vous voudriez vous livrer un jour. Mais j’étais toutefois certain que, dans toutes les conditions de votre vie, vous resteriez toujours un fils bien-aimé de l’Église. Je ne m’étais pas trompé dans mes espérances, ou plutôt vous les avez, mon cher fils, de beaucoup dépassées. Apprenant par une confidence amicale que votre mère adoptive désirait ardemment vous voir entrer dans les ordres, vous avez généreusement et religieusement répondu au désir de l’excellente femme à qui vous deviez tant… Mais comme le Seigneur est toujours juste dans ses récompenses, il a voulu que la plus touchante preuve de gratitude que vous puissiez donner à votre mère adoptive vous fût en même temps divinement profitable, puisqu’elle vous faisait entrer parmi les membres militants de notre sainte Église.

À ces mots du père d’Aigrigny, Gabriel ne put retenir un mouvement en se rappelant les amères confidences de Françoise ; mais il se contint pendant que Rodin, debout et accoudé à l’angle de la cheminée, continuait de l’examiner avec une attention singulière et opiniâtre.

Le père d’Aigrigny reprit :

— Je ne vous le cache pas, mon cher fils, votre résolution me combla de joie ; je vis en vous une des futures lumières de l’Église et je fus jaloux de la voir briller au milieu de notre compagnie. Nos épreuves, si difficiles, si pénibles, si nombreuses, vous les avez courageusement subies ; vous avez été jugé digne de nous appartenir, et après avoir prêté entre mes mains un serment irrévocable et sacré qui vous attache à jamais à notre compagnie pour la plus grande gloire du Seigneur, vous avez désiré répondre à l’appel de notre saint-père aux âmes de bonne volonté, et aller prêcher[1], comme missionnaire, la foi catholique chez les barbares. Quoiqu’il nous fût pénible de nous séparer de notre cher fils, nous dûmes accéder à des désirs si pieux : vous êtes parti humble missionnaire, vous nous êtes revenu glorieux martyr, et nous nous enorgueillissons à juste titre de vous compter parmi nous. Ce rapide exposé du passé était nécessaire, mon cher fils, pour arriver à ce qui suit ; car il s’agit, si la chose était possible… de resserrer davantage encore les liens qui vous attachent à nous. Écoutez-moi donc bien, mon cher fils, ceci est confidentiel et d’une haute importance, non seulement pour vous, mais encore pour notre compagnie…

— Alors… mon père…, s’écria vivement Gabriel en interrompant le père d’Aigrigny, je ne puis pas… je ne dois pas vous entendre !

Et le jeune prêtre devint pâle ; on vit, à l’altération de ses traits, qu’un violent combat se livrait en lui ; mais reprenant bientôt sa résolution première, il releva le front, et, jetant un regard assuré sur le père d’Aigrigny et sur Rodin, qui se regardaient muets de surprise, il reprit :

— Je vous le répète, mon père, s’il s’agit de choses confidentielles sur la compagnie… il m’est impossible de vous entendre.

— En vérité, mon cher fils, vous me causez un étonnement profond. Qu’avez-vous ? mon Dieu !… Vos traits sont altérés, votre émotion est visible… Voyons… parlez… sans crainte… Pourquoi ne pouvez-vous m’entendre davantage ?

— Je ne puis vous le dire, mon père, avant de vous avoir, moi aussi, rapidement exposé le passé… tel qu’il m’a été donné de le juger depuis quelque temps… Vous comprendrez alors, mon père, que je n’ai plus droit à vos confidences, car bientôt un abîme va nous séparer sans doute…

À ces mots de Gabriel, il est impossible de peindre le regard que Rodin et le père d’Aigrigny échangèrent rapidement ; le socius commença de ronger ses ongles en attachant son œil de reptile irrité sur Gabriel ; le père d’Aigrigny devint livide ; son front se couvrit d’une sueur froide. Il se demandait avec épouvante si, au moment de toucher au but, l’obstacle viendrait de Gabriel, en faveur de qui tous les obstacles avaient été écartés.

Cette pensée était désespérante. Pourtant le révérend père se contint admirablement, resta calme, et répondit avec une affectueuse onction :

— Il m’est impossible de croire, mon cher fils, que vous et moi soyons jamais séparés par un abîme… si ce n’est par l’abîme de douleurs que me causerait quelque grave atteinte portée à votre salut ;… mais… parlez… je vous écoute…

— Il y a, en effet, douze ans, mon père, reprit Gabriel d’une voix ferme, et en s’animant peu à peu, que, par vos soins, je suis entré dans un collège de la compagnie de Jésus… J’y entrai aimant, loyal et confiant… Comment a-t-on encouragé tout d’abord ces précieux instincts de l’enfance ?… Le voici… Le jour de mon arrivée, le supérieur me dit, en me désignant deux enfants un peu plus âgés que moi :

« — Voilà les compagnons que vous préférerez ; vous vous promènerez toujours tous trois ensemble : la règle de la maison défend tout entretien à deux personnes ; la règle veut aussi que vous écoutiez attentivement ce que diront vos compagnons, afin de pouvoir me le rapporter, car ces chers enfants peuvent avoir, à leur insu, des pensées mauvaises, ou projeter de commettre des fautes ; or, si vous aimez vos camarades, il faut m’avertir de leurs fâcheuses tendances, afin que mes remontrances paternelles leur épargnent la punition en prévenant les fautes ;… il vaut mieux prévenir le mal que de le punir. »

— Tels sont, en effet, mon cher fils, dit le père d’Aigrigny, la règle de nos maisons et le langage que l’on tient à tous les élèves qui s’y présentent.

— Je le sais, mon père…, répondit Gabriel avec amertume ; aussi, trois jours après, pauvre enfant soumis et crédule, j’épiais naïvement mes camarades, écoutant, retenant leurs entretiens, et allant les rapporter au supérieur qui me félicitait de mon zèle… Ce que l’on me faisait faire était indigne… et pourtant, Dieu le sait, je croyais accomplir un devoir charitable ; j’étais heureux d’obéir aux ordres d’un supérieur que je respectais, et dont j’écoutais, dans ma foi enfantine, les paroles comme j’aurais écouté celles de Dieu… Plus tard… un jour que je m’étais rendu coupable d’une infraction à la règle de la maison, le supérieur me dit : « Mon enfant, vous avez mérité une punition sévère ; mais elle vous sera remise si vous parvenez à surprendre un de vos camarades dans la même faute que vous avez commise[2]… » Et de peur que, malgré ma foi et mon obéissance aveugles, cet encouragement à la délation basée sur l’intérêt personnel, ne me parût odieux, le supérieur ajouta : « Je vous parle, mon enfant, dans l’intérêt du salut de votre camarade ; car s’il échappait à la punition, il s’habituerait au mal par l’impunité ; or, en le surprenant en faute et en attirant sur lui un châtiment salutaire, vous aurez donc le double avantage d’aider à son salut, et de vous soustraire, vous, à une punition méritée, mais dont votre zèle envers le prochain vous gagnera la rémission. »

— Sans doute, reprit le père d’Aigrigny de plus en plus effrayé du langage de Gabriel, et en vérité, mon cher fils, tout ceci est conforme à la règle suivie dans nos colléges et aux habitudes des personnes de notre compagnie, qui se dénoncent mutuellement sans préjudice de l’amour et de la charité réciproques, et pour leur plus grand avancement spirituel, surtout quand le supérieur l’a ordonné ou demandé pour la plus grande gloire de dieu[3].

— Je le sais…, s’écria Gabriel, je le sais ; c’est au nom de ce qu’il y a de plus saint et de plus sacré parmi les hommes, qu’ainsi l’on m’encourageait au mal.

— Mon cher fils, dit le père d’Aigrigny en tâchant de cacher sous une apparence de dignité blessée sa terreur secrète et croissante, de vous à moi… ces paroles sont au moins étranges.

À ce moment, Rodin, quittant la cheminée où il s’était accoudé, commença de se promener de long en large dans la chambre, d’un air méditatif, sans discontinuer de ronger ses ongles.

— Il m’est cruel, ajouta le père d’Aigrigny, d’être obligé de vous rappeler, mon cher fils, que vous nous devez l’éducation que vous avez reçue.

— Tels étaient ses fruits, mon père, reprit Gabriel. Jusqu’alors… j’avais épié les autres enfants avec une sorte de désintéressement… mais les ordres du supérieur m’avaient fait faire un pas de plus dans cette voie indigne… J’étais devenu délateur pour échapper à une punition méritée… Et telles étaient ma foi, mon humilité, ma confiance, que je m’accoutumai à remplir avec innocence et candeur un rôle doublement odieux ; une fois, cependant, je l’avoue, tourmenté par de vagues scrupules, derniers élans des aspirations généreuses qu’on étouffait en moi, je me demandai si le but charitable et religieux que l’on attribuait à ces délations, à cet espionnage continuel, suffisait pour m’absoudre ; je fis part de mes craintes au supérieur ; il me répondit que je n’avais pas à discerner, mais à obéir, qu’à lui seul appartenait la responsabilité de mes actes.

— Continuez, mon cher fils, dit le père d’Aigrigny, cédant malgré lui à un profond accablement ; hélas ! j’avais raison de vouloir m’opposer à votre voyage en Amérique.

— Et la Providence a voulu que ce fût dans ce pays neuf, fécond et libre, qu’éclairé par un hasard singulier sur le présent et sur le passé, mes yeux se soient enfin ouverts, s’écria Gabriel. Oui, c’est en Amérique que, sortant de la sombre maison où j’avais passé tant d’années de ma jeunesse, et me trouvant pour la première fois face à face avec la majesté divine, au milieu des immenses solitudes que je parcourais… c’est là qu’accablé devant tant de magnificence et tant de grandeur, j’ai fait serment…

Mais Gabriel, s’interrompant, reprit :

— Tout à l’heure, mon père, je m’expliquerai sur ce serment ; mais croyez-moi, ajouta le missionnaire avec un accent profondément douloureux, ce fut un jour bien fatal, bien funeste, que celui où j’ai dû redouter et accuser ce que j’avais béni et révéré pendant si longtemps… Oh ! je vous l’assure, mon père… ajouta Gabriel les yeux humides, ce n’est pas sur moi seul qu’alors j’ai pleuré.

— Je connais la bonté de votre cœur, mon cher fils…, reprit le père d’Aigrigny, renaissant à une lueur d’espoir en voyant l’émotion de Gabriel, je crains que vous n’ayez été égaré ; mais confiez-vous à nous comme à vos pères spirituels, et, je l’espère, nous raffermirons votre foi malheureusement ébranlée, nous dissiperons les ténèbres qui sont venues obscurcir votre vue… car, hélas ! mon cher fils, dans votre illusion, vous aurez pris quelques lueurs trompeuses pour le pur éclat du jour… Continuez.

Pendant que le père d’Aigrigny parlait ainsi, Rodin s’arrêta, prit un portefeuille dans sa poche, et écrivit quelques notes.

Gabriel était de plus en plus pâle et ému ; il lui fallait un grand courage pour parler ainsi qu’il parlait, car, depuis son voyage en Amérique, il avait appris à connaître le redoutable pouvoir de la compagnie ; mais cette révélation du passé, envisagée au point de vue d’un présent plus éclairé, étant pour le jeune prêtre l’excuse ou plutôt la cause de la détermination qu’il venait signifier à son supérieur, il voulait loyalement exposer toute chose, malgré le danger qu’il affrontait sciemment.

Il continua donc d’une voix altérée :

— Vous le savez, mon père, la fin de mon enfance, cet heureux âge de franchise et de joie innocente, affectueuse, se passa dans une atmosphère de crainte, de compression et de soupçonneux espionnage. Comment, hélas ! aurais-je pu me laisser aller au moindre mouvement de confiance et d’abandon, lorsqu’on me recommandait à chaque instant d’éviter les regards de celui qui me parlait, afin de mieux cacher l’impression qu’il pouvait me causer par ces paroles, de dissimuler tout ce que je ressentais, de tout observer, tout écouter autour de moi ? J’atteignis ainsi l’âge de quinze ans ; peu à peu les très-rares visites que l’on permettait de me rendre, mais toujours en présence de l’un de nos pères, à ma mère adoptive et à mon frère, furent supprimées, dans le but de fermer complètement mon cœur à toutes les émotions douces et tendres. Morne, craintif, au fond de cette grande maison triste, silencieuse, glacée, je sentis que l’on m’isolait de plus en plus du monde affectueux et libre ; mon temps se partageait entre des études mutilées, sans ensemble, sans portée, et de nombreuses heures de pratiques minutieuses et d’exercices dévotieux. Mais, je vous le demande, mon père, cherchait-on jamais à échauffer nos jeunes âmes par des paroles empreintes de tendresse et d’amour évangélique ?… Hélas ! non… À ces mots adorables du divin Sauveur : Aimez-vous les uns les autres, on semblait avoir substitué ceux-ci : Défiez-vous les uns des autres… Enfin, mon père, nous disait-on jamais un mot de la patrie ou de la liberté ? Non… oh ! non, car ces mots-là font battre le cœur, et il ne faut pas que le cœur batte… À nos heures d’étude et de pratique, succédaient, pour unique distraction, quelques promenades à trois… jamais à deux, parce qu’à trois la délation mutuelle est plus praticable[4], et parce qu’à deux l’intimité s’établissant plus facilement, il pourrait se nouer de ces amitiés saintes, généreuses, qui feraient encore battre le cœur, et il ne faut pas que le cœur batte… Aussi, à force de le comprimer, est-il arrivé un jour où je n’ai plus senti ; depuis six mois, je n’avais vu ni mon frère ni ma mère adoptive ;… ils vinrent au collège… Quelques années auparavant, je les aurais accueillis avec des élans de joie mêlés de larmes… Cette fois mes yeux restèrent secs, mon cœur froid ; ma mère et mon frère me quittèrent éplorés ; l’aspect de cette douleur pourtant me frappa… j’eus alors conscience et horreur de cette insensibilité glaciale qui m’avait gagné depuis que j’habitais cette tombe. Épouvanté, je voulus en sortir pendant que j’en avais encore la force… Alors je vous parlai, mon père, du choix d’un état… car pendant ces quelques moments de réveil, il m’avait semblé entendre bruire au loin la vie active et féconde, la vie laborieuse et libre, la vie d’affection, de famille… Oh ! comme alors je sentais le besoin de mouvement, de liberté, d’émotions nobles et chaleureuses ; là j’aurais du moins retrouvé la vie de l’âme qui me fuyait… Je vous le dis, mon père… en embrassant vos genoux, que j’inondais de larmes, la vie d’artisan ou de soldat, tout m’eût convenu… ce fut alors que vous m’apprîtes que ma mère adoptive, à qui je devais la vie, car elle m’avait trouvé mourant de misère… car, pauvre elle-même, elle m’avait donné la moitié du pain de son enfant… admirable sacrifice pour une mère… ce fut alors, reprit Gabriel en hésitant et en baissant les yeux, car il était de ces nobles natures qui rougissent et se sentent honteuses des infamies dont elles sont victimes, ce fut alors, mon père, reprit Gabriel après une nouvelle hésitation, que vous m’avez appris que ma mère adoptive n’avait qu’un but, qu’un désir, celui…

— Celui de vous voir entrer dans les ordres, mon cher fils, reprit le père d’Aigrigny, puisque cette pieuse et parfaite créature espérait qu’en faisant votre salut vous assuriez le sien ;… mais elle n’osait vous avouer sa pensée, craignant que vous ne vissiez un désir intéressé dans…

— Assez… mon père, dit Gabriel interrompant le père d’Aigrigny avec un mouvement d’indignation involontaire, il m’est pénible de vous entendre affirmer une erreur : Françoise Baudoin n’a jamais eu cette pensée…

— Mon cher fils, vous êtes bien prompt dans vos jugements, reprit doucement le père d’Aigrigny ; je vous dis, moi, que telle a été la seule et unique pensée de votre mère adoptive…

— Hier, mon père, elle m’a tout dit. Elle et moi avons été mutuellement trompés.

— Ainsi, mon cher fils, dit sévèrement le père d’Aigrigny à Gabriel, vous mettez la parole de votre mère adoptive au-dessus de la mienne ?…

— Épargnez-moi une réponse pénible pour vous et pour moi, mon père…, dit Gabriel en baissant les yeux.

— Me direz-vous maintenant, reprit le père d’Aigrigny avec anxiété, ce que vous prétendez me…

Le révérend père ne put achever.

Samuel entra et dit :

— Un homme d’un certain âge demande à parler à M. Rodin.

— C’est moi, monsieur, je vous remercie, répondit le socius assez surpris.

Puis avant de rejoindre le juif, il remit au père d’Aigrigny quelques mots écrits au crayon sur un des feuillets de son portefeuille.

Rodin sortit fort inquiet de savoir qui pouvait venir le chercher rue Saint-François.

Le père d’Aigrigny et Gabriel restèrent seuls.





IV


Rupture.


Le père d’Aigrigny, plongé dans une angoisse mortelle, avait pris machinalement le billet de Rodin, le tenant à la main sans songer à l’ouvrir ; le révérend père se demandait avec effroi quelle conclusion Gabriel allait donner à ses récriminations sur le passé ; il n’osait répondre à ses reproches, craignant d’irriter ce jeune prêtre, sur la tête duquel reposaient encore des intérêts si immenses.

Gabriel ne pouvait rien posséder en propre d’après les constitutions de la compagnie de Jésus ; de plus, le révérend père avait eu soin d’obtenir de lui, en faveur de l’ordre, une renonciation expresse à tous les biens qui pourraient lui revenir un jour ; mais le commencement de cet entretien semblait annoncer une si grave modification dans la manière de voir de Gabriel au sujet de la compagnie, que celui-ci pouvait vouloir briser les liens qui l’attachaient à elle ; dans ce cas, il n’était légalement tenu à remplir aucun de ses engagements[5]. La donation était annulée de fait, et au moment d’être si heureusement réalisées, par la possession de l’immense fortune de la famille de Rennepont, les espérances du père d’Aigrigny se trouvaient complètement et à jamais ruinées.

De toutes les perplexités par lesquelles le révérend père avait passé depuis quelque temps au sujet de cet héritage, aucune n’avait été plus imprévue, plus terrible.

Craignant d’interrompre ou d’interroger Gabriel, le père d’Aigrigny attendit, avec une terreur muette, le dénouement de cette conversation jusqu’alors si menaçante.

Le missionnaire reprit :

— Il est de mon devoir, mon père, de continuer cet exposé de ma vie passée, jusqu’au moment de mon départ pour l’Amérique ; vous comprendrez tout à l’heure pourquoi je m’impose cette obligation.

Le père d’Aigrigny lui fit signe de parler.

— Une fois instruit du prétendu vœu de ma mère adoptive, je me résignai ;… quoi qu’il m’en coûtât… je sortis de la triste maison… où j’avais passé une partie de mon enfance et de ma première jeunesse, pour entrer dans l’un des séminaires de la compagnie. Ma résolution n’était pas dictée par une irrésistible vocation religieuse… mais par le désir d’acquitter une dette sacrée envers ma mère adoptive. Cependant, le véritable esprit de la religion du Christ est si vivifiant, que je me sentis ranimé, réchauffé à l’idée de pratiquer les admirables enseignements du divin Sauveur. Dans ma pensée, au lieu de ressembler au collège où j’avais jusqu’alors vécu dans une compression rigoureuse, un séminaire était un lieu béni, où tout ce qu’il y a de pur, de chaleureux dans la fraternité évangélique était appliqué à la vie commune ; où, par l’exemple, on prêchait incessamment l’ardent amour de l’humanité, les douceurs ineffables de la commisération et de la tolérance ; où l’on interprétait l’immortelle parole du Christ dans son sens le plus large, le plus fécond ; où l’on se préparait enfin, par l’expansion habituelle des sentiments les plus généreux, à ce magnifique apostolat d’attendrir les riches et les heureux sur les angoisses et les souffrances de leurs frères, en leur dévoilant les misères affreuses de l’humanité… Morale sublime et sainte à laquelle nul ne résiste lorsqu’on la prêche les yeux remplis de larmes, le cœur débordant de tendresse et de charité !

En prononçant ces derniers mots avec une émotion profonde, les yeux de Gabriel devinrent humides ; sa figure resplendit d’une angélique beauté.

— Tel est en effet, mon cher fils, l’esprit du christianisme ; mais il faut surtout en étudier et en expliquer la lettre, répondit froidement le père d’Aigrigny. C’est à cette étude que sont spécialement destinés les séminaires de notre compagnie. L’interprétation de la lettre est une œuvre d’analyse, de discipline, de soumission, et non une œuvre de cœur et de sentiment…

— Je ne m’en aperçus que trop, mon père… À mon entrée dans cette nouvelle maison… je vis, hélas ! mes espérances déçues : un moment dilaté, mon cœur se resserra ; au lieu de ce foyer de vie, d’affection et de jeunesse, que j’avais rêvé, je retrouvai dans ce séminaire, silencieux et glacé, la même compression de tout élan généreux, la même discipline inexorable, le même système de délations mutuelles, la même défiance, les mêmes obstacles invincibles à toute liaison d’amitié… Aussi l’ardeur qui avait un instant réchauffé mon âme, s’affaiblit : je retombai peu à peu dans les habitudes d’une vie inerte, passive, machinale, qu’une impitoyable autorité réglait avec une précision mécanique, de même que l’on règle le mouvement inanimé d’une horloge.

— C’est que l’ordre, la soumission, la régularité sont les premiers fondements de notre compagnie, mon cher fils.

— Hélas ! mon père, c’était la mort et non la vie, que l’on régularisait ainsi ; au milieu de cet anéantissement de tout principe généreux, je me livrai aux études de scolastique et de théologie. Études sombres et sinistres, science cauteleuse, menaçante ou hostile, qui, toujours, éveille des idées de péril, de lutte, de guerre, et jamais des idées de paix, de progrès et de liberté.

— La théologie, mon cher fils, dit sévèrement le père d’Aigrigny, est à la fois une cuirasse et une épée ; une cuirasse pour défendre et couvrir le dogme catholique, une épée pour attaquer l’hérésie.

— Pourtant, mon père, le Christ et ses apôtres ignoraient cette science ténébreuse, et à leurs simples et touchantes paroles les hommes se régénéraient, la liberté succédait à l’esclavage… L’Évangile, ce code divin, ne suffit-il pas pour enseigner aux hommes à s’aimer ?… Mais, hélas ! loin de nous faire entendre ce langage, on nous entretenait trop souvent de guerres de religion, nombrant les flots de sang qu’il avait fallu verser pour être agréable au Seigneur et noyer l’hérésie. Ces terribles enseignements rendaient notre vie plus triste encore. À mesure que nous approchions du terme de l’adolescence, nos relations de séminaire prenaient un caractère d’amertume, de jalousie et de soupçon toujours croissant. Les habitudes de délation, s’appliquant à des sujets plus sérieux, engendraient des haines sourdes, des ressentiments profonds. Je n’étais ni meilleur ni plus méchant que les autres ; tous rompus depuis des années au joug de fer de l’obéissance passive, déshabitués de tout examen, de tout libre arbitre, humbles et tremblants devant nos supérieurs, nous offrions tous la même empreinte pâle, morne et effacée… Enfin je pris les ordres : une fois prêtre, vous m’avez convié, mon père, à entrer dans la compagnie de Jésus, ou plutôt je me suis trouvé insensiblement, presque à mon insu, amené à cette détermination… Comment ? Je l’ignore… depuis si longtemps ma volonté ne m’appartenait plus. Je subis toutes les épreuves ;… la plus terrible fut décisive ;… pendant plusieurs mois j’ai vécu dans le silence de ma cellule, pratiquant avec résignation l’exercice étrange et machinal que vous m’aviez ordonné, mon père. Excepté Votre Révérence, personne ne s’approchait de moi pendant ce long espace de temps ; aucune voix humaine, si ce n’est la vôtre, ne frappait mon oreille ;… la nuit quelquefois j’éprouvais de vagues terreurs ;… mon esprit, affaibli par le jeûne, par les austérités, par la solitude, était alors frappé de visions effrayantes ; d’autres fois, au contraire, j’éprouvais un accablement rempli d’une sorte de quiétude, en songeant que prononcer mes vœux, c’était me délivrer à jamais du fardeau de la volonté et de la pensée… Alors je m’abandonnais à une insupportable torpeur, ainsi que ces malheureux qui, surpris dans les neiges, cèdent à l’engourdissement d’un froid homicide… J’attendais le moment fatal… Enfin, selon que le voulait la discipline, mon père, étouffant dans mon agonie[6], je hâtais le moment d’accomplir le dernier acte de ma volonté expirante : le vœu de renoncer à l’exercice de ma volonté…

— Rappelez-vous, mon cher fils, reprit le père d’Aigrigny, pâle et torturé par des angoisses croissantes, rappelez-vous que la veille du jour fixé pour la prononciation de vos vœux, je vous ai offert, selon la règle de notre compagnie, de renoncer à être des nôtres, vous laissant complètement libre, car nous n’acceptons que les vocations volontaires.

— Il est vrai, mon père, répondit Gabriel avec une douloureuse amertume, lorsque, épuisé, brisé par trois mois de solitude et d’épreuves, j’étais anéanti… incapable de faire un mouvement, vous avez ouvert la porte de ma cellule… en me disant : « Si vous le voulez, levez-vous… marchez… vous êtes libre… » Hélas ! les forces me manquaient ; le seul désir de mon âme inerte, et depuis si longtemps paralysée, c’était le repos du sépulcre… aussi je prononçai des vœux irrévocables, et je retombai entre vos mains, comme un cadavre

— Et jusqu’à présent, mon cher fils, vous n’aviez jamais failli à cette obéissance de cadavre… ainsi que l’a dit, en effet, notre glorieux fondateur… parce que plus cette obéissance est absolue, plus elle est méritoire…

Après un moment de silence, Gabriel reprit :

— Vous m’aviez toujours caché, mon père, les véritables fins de la compagnie dans laquelle j’entrais… L’abandon complet de ma volonté que je remettais à mes supérieurs, m’était demandé au nom de la plus grande gloire de Dieu ;… mes vœux prononcés, je ne devais être entre vos mains qu’un instrument docile, obéissant ; mais je devais être employé, me disiez-vous, à une œuvre sainte, belle et grande… Je vous crus, mon père ;… comment ne pas vous croire ?… J’attendis :… un événement funeste vint changer ma destinée… une maladie douloureuse, causée par…

— Mon fils ! s’écria le père d’Aigrigny en interrompant Gabriel, il est inutile de rappeler ces circonstances.

— Pardonnez-moi, mon père, je dois tout vous rappeler ;… j’ai le droit d’être entendu ;… je ne veux passer sous silence aucun des faits qui m’ont dicté la résolution immuable que j’ai à vous annoncer.

— Parlez donc, mon fils, dit le père d’Aigrigny en fronçant les sourcils, et paraissant effrayé de ce qu’allait dire le jeune prêtre, dont les joues, jusqu’alors pâles, se couvrirent d’une vive rougeur.

— Six mois avant mon départ pour l’Amérique, reprit Gabriel en baissant les yeux, vous m’avez prévenu que vous me destiniez à la confession… et, pour me préparer à ce saint mystère… vous m’avez remis un livre…

Gabriel hésita de nouveau. Sa rougeur augmenta. Le père d’Aigrigny contint à peine un mouvement d’impatience et de colère.

— Vous m’avez remis un livre, reprit le jeune prêtre en faisant un effort sur lui-même, un livre contenant les questions qu’un confesseur peut adresser aux jeunes garçons… aux jeunes filles… et aux femmes mariées… lorsqu’ils se présentent au tribunal de la pénitence… Mon Dieu ! ajouta Gabriel en tressaillant à ce souvenir, je n’oublierai jamais ce moment terrible ;… c’était le soir… Je me retirai dans ma chambre… emportant ce livre, composé, m’aviez-vous dit, par un de nos pères, et complété par un saint évêque[7]. Plein de respect, de confiance et de foi… j’ouvris ces pages… D’abord je ne compris pas… Puis enfin… je compris… Alors je fus saisi de honte et d’horreur, frappé de stupeur ; à peine j’eus la force de fermer d’une main tremblante cet abominable livre… et je courus chez vous, mon père… m’accuser d’avoir involontairement jeté les yeux sur ces pages sans nom… que, par erreur, vous aviez mises entre mes mains.

— Rappelez-vous aussi, mon cher fils, dit gravement le père d’Aigrigny, que je calmai vos scrupules ; je vous dis qu’un prêtre, destiné à tout entendre sous le sceau de la confession, devait tout connaître, tout savoir et pouvoir tout apprécier ;… que notre compagnie imposait la lecture de ce Compendium, comme ouvrage classique, aux jeunes diacres, aux séminaristes et aux jeunes prêtres qui se destinaient à la confession…

— Je vous crus, mon père ; l’habitude de l’obéissance inerte était si puissante en moi, la discipline m’avait tellement déshabitué de tout examen, que, malgré mon horreur, que je me reprochais comme une faute grave en me rappelant vos paroles, je remportai le livre dans ma chambre et je lus… Oh ! mon père… quelle effrayante révélation de ce que la luxure a de plus criminel, de plus désordonné dans ses raffinements ! Et j’étais dans la vigueur de l’âge… et jusqu’alors mon ignorance et le secours de Dieu m’avaient seuls soutenu dans des luttes cruelles contre les sens… Oh ! quelle nuit ! quelle nuit !… À mesure qu’au milieu du profond silence de ma solitude, j’épelais, en frissonnant de confusion et de frayeur, ce catéchisme de débauches monstrueuses, inouïes, inconnues… à mesure que ces tableaux obscènes, d’une effroyable lubricité, s’offraient à mon imagination, jusqu’alors chaste et pure… vous le savez, mon Dieu ! il me semblait sentir ma raison s’affaiblir. Oui… et elle s’égara tout à fait… car bientôt je voulus fuir ce livre infernal, et je ne sais quel épouvantable attrait, quelle curiosité dévorante me retenait haletant, éperdu, devant ces pages infâmes… je me sentais mourir de confusion, de honte ; et malgré moi mes joues s’enflammaient ; une ardeur corrosive circulait dans mes veines ;… alors de redoutables hallucinations vinrent achever mon égarement… il me sembla voir des fantômes lascifs sortir de ce livre maudit… et je perdis connaissance en cherchant à fuir leurs brûlantes étreintes.

— Vous parlez de ce livre en termes blâmables, dit sévèrement le père d’Aigrigny ; vous avez été victime de votre imagination trop vive ; c’est à elle que vous devez attribuer cette impression funeste, produite par un livre excellent et irréprochable dans sa spécialité, autorisé d’ailleurs par l’Église.

— Ainsi, mon père, reprit Gabriel avec une profonde amertume, je n’ai pas le droit de me plaindre de ce que ma pensée, jusqu’alors innocente et vierge, a été depuis à jamais souillée par des monstruosités que je n’aurais jamais soupçonnées ? car je doute que ceux qui sont coupables de se livrer à ces horreurs viennent en demander la rémission au prêtre.

— Ce sont là des questions que vous n’êtes pas apte à juger, répondit brusquement le père d’Aigrigny.

— Je n’en parlerai plus, mon père, dit Gabriel.

Et il reprit :

— Une longue maladie succéda à cette nuit terrible ; plusieurs fois, me dit-on, l’on craignait que ma raison ne s’égarât. Lorsque je revins… le passé m’apparut comme un songe pénible… Vous me dîtes alors, mon père, que je n’étais pas encore mûr pour certaines fonctions… Ce fut alors que je vous demandai avec instance de partir pour les missions d’Amérique… Après avoir longtemps repoussé ma prière, vous avez consenti… Je partis… Depuis mon enfance, j’avais toujours vécu ou au collège ou au séminaire, dans un état de compression et de sujétion continuelle : à force de m’accoutumer à baisser la tête et les yeux, je m’étais pour ainsi dire déshabitué de contempler le ciel et les splendeurs de la nature… Aussi quel bonheur profond, religieux, je ressentis, lorsque je me trouvai tout à coup transporté au milieu des grandeurs imposantes de la mer, lorsque, pendant la traversée, je me vis entre l’Océan et le ciel ! Alors il me sembla que je sortais d’un lieu d’épaisses et lourdes ténèbres ; pour la première fois depuis bien des années, je sentis mon cœur battre librement dans ma poitrine ! pour la première fois je me sentis maître de ma pensée, et j’osai examiner ma vie passée, ainsi que l’on regarde du haut d’une montagne au fond d’une vallée obscure… Alors d’étranges doutes s’élevèrent dans mon esprit. Je me demandai de quel droit, dans quel but on avait pendant si longtemps comprimé, anéanti, l’exercice de ma volonté, de ma liberté, de ma raison, puisque Dieu m’avait doué de liberté, de volonté, de raison ; mais je me dis… que peut-être les fins de cette œuvre grande, belle et sainte, à laquelle je devais concourir, me seraient un jour dévoilées et me récompenseraient de mon obéissance et de ma résignation.

À ce moment, Rodin rentra.

Le père d’Aigrigny l’interrogea d’un regard significatif ; le socius s’approcha et lui dit tout bas, sans que Gabriel pût l’entendre :

— Rien de grave ;… on vient seulement de m’avertir que le père du maréchal Simon est arrivé à la fabrique de M. Hardy…

Puis jetant un coup d’œil sur Gabriel, Rodin parut interroger le père d’Aigrigny, qui baissa la tête d’un air accablé. Pourtant il reprit, s’adressant à Gabriel, pendant que Rodin s’accoudait de nouveau à la cheminée :

— Continuez, mon cher fils… j’ai hâte de savoir à quelle résolution vous vous êtes arrêté.

— Je vais vous le dire dans un instant, mon père. J’arrivai à Charlestown… Le supérieur de notre établissement dans cette ville, à qui je fis part de mes doutes sur le but de la compagnie, se chargea de les éclaircir ; avec une franchise effrayante, il me dévoila ce but… où tendaient non pas peut-être tous les membres de la compagnie, car un grand nombre partageaient mon ignorance, mais le but que ses chefs ont opiniâtrement poursuivi depuis la fondation de l’ordre… Je fus épouvanté… Je lus les casuistes… Oh ! alors, mon père, ce fut une nouvelle et effrayante révélation, lorsqu’à chaque page de ces livres écrits par nos pères je lus l’excuse, la justification du vol, de la calomnie, du viol, de l’adultère, du parjure, du meurtre, du régicide[8]. Lorsque je pensai que moi, prêtre d’un Dieu de charité, de justice, de pardon et d’amour, j’appartenais désormais à une compagnie dont les chefs professaient de pareilles doctrines et s’en glorifiaient, je fis à Dieu le serment de rompre à jamais les liens qui m’attachaient à elle !…

À ces mots de Gabriel, le père d’Aigrigny et Rodin échangèrent un regard terrible : tout était perdu, leur proie leur échappait.

Gabriel, profondément ému des souvenirs qu’il évoquait, ne s’aperçut pas de ce mouvement du révérend père et du socius, et continua :

— Malgré ma résolution, mon père, de quitter la compagnie, la découverte que j’avais faite me fut bien douloureuse… Ah ! croyez-moi, pour une âme juste et bonne, rien n’est plus affreux que d’avoir à renoncer à ce qu’elle a respecté et à le renier… Je souffrais tellement… qu’en songeant aux dangers de ma mission, j’espérais avec une joie secrète que Dieu me rappellerait peut-être à lui dans cette circonstance ;… mais au contraire, il a veillé sur moi avec une sollicitude providentielle.

Et ce disant, Gabriel tressaillit au souvenir de la femme mystérieuse qui lui avait sauvé la vie en Amérique. Puis, après un moment de silence, il reprit :

— Ma mission terminée, je suis revenu ici, mon père, décidé à vous prier de me rendre la liberté et de me délier de mes serments… Plusieurs fois, mais en vain, je vous demandai un entretien… Hier la Providence voulut que j’eusse une longue conversation avec ma mère adoptive ; par elle j’ai appris la ruse dont on s’était servi pour forcer ma vocation, l’abus sacrilège que l’on a fait de la confession pour l’engager à confier à d’autres personnes les orphelines qu’une mère mourante avait remises aux mains d’un loyal soldat. Vous le comprenez, mon père, si j’avais pu hésiter encore à vouloir rompre ces liens, ce que j’ai appris hier eût rendu ma décision irrévocable… Mais à ce moment solennel, mon père, je dois vous dire que je n’accuse pas la compagnie tout entière ; bien des hommes simples, crédules et confiants comme moi en font sans doute partie… Dans leur aveuglement… instrument dociles, ils ignorent l’œuvre à laquelle on les fait concourir… Je les plains, et je prierai Dieu de les éclairer comme il m’a éclairé…

— Ainsi, mon fils, dit le père d’Aigrigny en se levant, livide et atterré, vous venez me demander de briser les liens qui vous attachent à la compagnie ?

— Oui, mon père… j’ai fait un serment entre vos mains, et je vous prie de me délier de ce serment.

— Ainsi, mon fils, vous entendez que tous les engagements librement pris autrefois par vous soient considérés comme vains et non avenus ?

— Oui, mon père…

— Ainsi, mon fils, il n’y aura désormais rien de commun entre vous et notre compagnie ?

— Non, mon père… puisque je vous prie de me relever de mes vœux.

— Mais vous savez, mon fils, que la compagnie peut vous délier… mais que vous ne pouvez pas vous délier d’elle ?

— Ma démarche vous prouve, mon père… l’importance que j’attache au serment, puisque je viens vous demander de m’en délier… Cependant, si vous me refusiez… je ne me croirais plus engagé ni aux yeux de Dieu ni aux yeux des hommes.

— C’est parfaitement clair, dit le père d’Aigrigny à Rodin.

Et sa voix expira sur ses lèvres, tant son désespoir était profond.

Tout à coup, pendant que Gabriel, les yeux baissés, attendait la réponse du père d’Aigrigny, qui restait immobile et muet, Rodin parut frappé d’une idée subite, en s’apercevant que le révérend père tenait encore à la main son billet écrit au crayon.

Le socius s’approcha vivement du père d’Aigrigny, et lui dit tout bas d’un air de doute et d’alarme :

— Est-ce que vous n’auriez pas lu mon billet ?

— Je n’y ai pas songé, reprit machinalement le révérend père.

Rodin parut faire un effort sur lui-même pour réprimer un mouvement de violent courroux ; puis il dit au père d’Aigrigny d’une voix calme :

— Lisez-le donc, alors…

À peine le révérend père eut-il jeté les yeux sur ce billet, qu’un vif rayon d’espoir illumina sa physionomie jusqu’alors désespérée ; serrant alors la main du socius avec une expression de profonde reconnaissance, il lui dit à voix basse :

— Vous avez raison… Gabriel est à nous…





V


Le retour.


Le père d’Aigrigny, avant d’adresser la parole à Gabriel, se recueillit profondément ; sa physionomie, naguère bouleversée, se rassérénait peu à peu. Il semblait méditer, calculer les effets de l’éloquence qu’il allait déployer sur un thème excellent et d’un effet sûr, que le socius, frappé du danger de la situation, lui avait tracé en quelques lignes rapidement écrites au crayon, et que, dans son abattement, le révérend père avait d’abord négligé.

Rodin reprit son poste d’observation auprès de la cheminée, où il alla s’accouder, après avoir jeté sur le père d’Aigrigny un regard de supériorité dédaigneuse et courroucée, accompagné d’un haussement d’épaules très significatif.

Ensuite de cette manifestation involontaire et heureusement inaperçue du père d’Aigrigny, la figure cadavéreuse du socius reprit son calme glacial ; ses flasques paupières, un moment relevées par la colère et l’impatience, retombèrent et voilèrent à demi ses petits yeux ternes.

Il faut l’avouer, le père d’Aigrigny, malgré sa parole élégante et facile, malgré la séduction de ses manières exquises, malgré l’agrément de son visage et de ses dehors d’homme du monde accompli et raffiné, le père d’Aigrigny était souvent effacé, dominé par l’impitoyable fermeté, par l’astuce et la profondeur diabolique de Rodin, de ce vieux homme repoussant, crasseux, misérablement vêtu, qui sortait pourtant très-rarement de son humble rôle de secrétaire et de muet auditeur.

L’influence de l’éducation est si puissante, que Gabriel, malgré la rupture formelle qu’il venait de provoquer, se sentait encore intimidé en présence du père d’Aigrigny, et il attendait avec une douloureuse angoisse la réponse du révérend père à sa demande expresse de le délier de ses anciens serments.

Sa Révérence, ayant sans doute habilement combiné son plan d’attaque, rompit enfin le silence, poussa un profond soupir, sut donner à sa physionomie, naguère sévère et irritée, une touchante expression de mansuétude, et dit à Gabriel d’une voix affectueuse :

— Pardonnez-moi, mon cher fils, d’avoir gardé si longtemps le silence… mais votre brusque détermination m’a tellement étourdi, a soulevé en moi tant de pénibles pensées… que j’ai dû me recueillir pendant quelques moments pour tâcher de pénétrer la cause de votre rupture… et je crois avoir réussi… Ainsi donc, mon cher fils, vous avez bien réfléchi… à la gravité de votre démarche ?

— Oui, mon père.

— Vous êtes absolument décidé à abandonner la compagnie… même contre mon gré ?

— Cela me serait pénible… mon père ;… mais je m’y résignerais…

— Cela vous devrait être, en effet, très-pénible, mon cher fils ;… car vous avez librement prêté un serment irrévocable, et ce serment, selon nos statuts, vous engageait à ne quitter la compagnie qu’avec l’agrément de vos supérieurs…

— Mon père, j’ignorais alors, vous le savez, la nature de l’engagement que je prenais… À cette heure, plus éclairé, je demande à me retirer ; mon seul désir est d’obtenir une cure dans quelque village éloigné de Paris… Je me sens une irrésistible vocation pour ces humbles et utiles fonctions ; il y a dans les campagnes une misère si affreuse, une ignorance si désolante de tout ce qui pourrait contribuer à améliorer un peu la condition du prolétaire agriculteur, dont l’existence est aussi malheureuse que celle des nègres esclaves, car quelle est sa liberté, quelle est son instruction, mon Dieu ! qu’il me semble que, Dieu aidant, je pourrais, dans une cure de village, rendre quelques services à l’humanité ! Il me serait donc pénible, mon père, de vous voir me refuser ce que…

— Oh ! rassurez-vous, mon fils, reprit le père d’Aigrigny, je ne prétends pas lutter plus longtemps contre votre désir de vous séparer de nous…

— Ainsi, mon père… vous me relevez de mes vœux ?

— Je n’ai pas pouvoir pour cela, mon cher fils ; mais je vais écrire immédiatement à Rome pour en demander l’autorisation à notre général.

— Je vous remercie, mon père…

— Bientôt, mon cher fils, vous serez donc délivré de ces liens qui vous pèsent, et les hommes que vous reniez avec tant d’amertume n’en continueront pas moins à prier pour vous… afin que Dieu vous préserve de plus grands égarements… Vous vous croyez délié envers nous, mon cher fils ; mais nous ne nous croyons pas déliés envers vous ; on ne brise pas ainsi chez nous l’habitude d’un attachement paternel. Que voulez-vous ?… Nous nous regardons, nous autres, comme obligés envers nos créatures par les bienfaits mêmes dont nous les avons comblées… Ainsi, vous étiez pauvre… et orphelin… nous vous avons tendu les bras, autant à cause de l’intérêt que vous méritiez, mon cher fils, que pour épargner une charge trop lourde à votre excellente mère adoptive.

— Mon père…, dit Gabriel avec une émotion contenue, je ne suis pas ingrat…

— Je veux le croire, mon cher fils ; pendant de longues années nous vous avons donné comme à notre enfant bien-aimé le pain de l’âme et du corps ; aujourd’hui il vous plaît de nous renier, de nous abandonner ;… non-seulement nous y consentons… Mais maintenant que j’ai pénétré la véritable cause de votre rupture avec nous, il est de mon devoir de vous délier de vos serments.

— De quelle cause voulez-vous parler, mon père… ?

— Hélas ! mon cher fils, je conçois votre crainte. Aujourd’hui, des dangers nous menacent… vous le savez bien…

— Des dangers, mon père ? s’écria Gabriel.

— Il est impossible, mon cher fils, que vous ignoriez que, depuis la chute de nos souverains légitimes, nos soutiens naturels, l’impiété révolutionnaire devient de plus en plus menaçante : on nous accable de persécutions… Aussi, mon cher fils, je comprends et j’apprécie comme je dois le motif qui, dans de pareilles circonstances, vous engage à vous séparer de nous.

— Mon père ! s’écria Gabriel avec autant d’indignation que de douleur, vous ne pensez pas cela de moi… vous ne pouvez pas le penser.

Le père d’Aigrigny, sans avoir égard à la protestation de Gabriel, continua le tableau imaginaire des dangers de sa compagnie, qui, loin d’être en péril, commençait déjà à ressaisir sourdement son influence.

— Oh ! si notre compagnie était toute-puissante comme elle l’était il y a peu d’années encore, reprit donc le révérend père, si elle était entourée des respects et des hommages que lui doivent les vrais fidèles, malgré tant d’abominables calomnies dont on nous poursuit, peut-être alors, mon cher fils, aurions-nous hésité à vous délier de vos serments, et aurions-nous cherché à ouvrir vos yeux à la lumière, à vous arracher au fatal vertige auquel vous êtes en proie ; mais aujourd’hui que nous sommes faibles, opprimés, menacés de toutes parts, il est de notre devoir, il est de notre charité de ne pas vous faire partager forcément les périls auxquels vous avez la sagesse de vouloir vous soustraire.

En disant ces mots, le père d’Aigrigny jeta un rapide regard sur son socius, qui répondit avec un signe approbatif, accompagné d’un mouvement d’impatience qui semblait lui dire : Allez donc !… allez donc !

Gabriel était atterré ; il n’y avait pas au monde un cœur plus généreux, plus loyal, plus brave que le sien. Que l’on juge de ce qu’il devait souffrir en entendant interpréter ainsi sa résolution.

— Mon père, reprit-il d’une voix émue et les yeux remplis de larmes, vos paroles sont cruelles… sont injustes… car, vous le savez… je ne suis pas lâche.

— Non…, dit Rodin de sa voix brève et incisive en s’adressant au père d’Aigrigny et lui montrant Gabriel d’un regard dédaigneux, monsieur votre cher fils est… prudent…

À ces mots de Rodin, Gabriel tressaillit ; une légère rougeur colora ses joues pâles ; ses grands yeux bleus étincelèrent d’un généreux courroux ; puis, fidèle aux préceptes de résignation et d’humilité chrétienne, il dompta ce moment d’emportement, baissa la tête, et, trop ému pour répondre, il se tut et essuya une larme furtive.

Cette larme n’échappa pas au socius ; il y vit sans doute un symptôme favorable, car il échangea un nouveau regard de satisfaction avec le père d’Aigrigny.

Celui-ci était alors sur le point de toucher à une question brûlante ; aussi, malgré son empire sur lui-même, sa voix s’altéra légèrement, lorsque, pour ainsi dire encouragé, poussé par un regard de Rodin qui devint extrêmement attentif, il dit à Gabriel :

— Un autre motif nous oblige encore à ne pas hésiter à vous délier de vos serments, mon cher fils… c’est une question toute de délicatesse… Vous avez probablement appris hier par votre mère adoptive que vous étiez peut-être appelé à recueillir un héritage… dont on ignore la valeur…

Gabriel releva vivement la tête et dit au père d’Aigrigny :

— Ainsi que je l’ai déjà affirmé à M. Rodin, ma mère adoptive m’a seulement entretenu de ses scrupules de conscience… et j’ignorais complètement l’existence de l’héritage dont vous parlez, mon père…

L’expression d’indifférence avec laquelle le jeune prêtre prononça ces derniers mots fut remarquée par Rodin.

— Soit…, reprit le père d’Aigrigny, vous l’ignorez… je veux le croire, quoique toutes les apparences tendent à prouver le contraire, à prouver enfin… que la connaissance de cet héritage n’est pas non plus étrangère à votre résolution de vous séparer de nous.

— Je ne vous comprends pas, mon père.

— Cela est pourtant bien simple… Selon moi votre rupture a deux motifs : d’abord nous sommes menacés ;… et vous jugez prudent de nous abandonner…

— Mon père…

— Permettez-moi d’achever… mon cher fils, et de passer au second motif ; si je me trompe… vous répondrez. Voici les faits : autrefois, et dans l’hypothèse que votre famille, dont vous ignoriez le sort, vous laisserait quelque bien… vous aviez, en retour des soins que la compagnie avait pris de vous… vous aviez fait, dis-je, une donation future de ce que vous pouviez posséder, non pas à nous… mais aux pauvres, dont nous sommes les tuteurs-nés.

— Eh bien ! mon père ? demanda Gabriel, ignorant encore où tendait ce préambule.

— Eh bien ! mon cher fils… maintenant que vous voilà sûr de jouir de quelque aisance… vous voulez sans doute, en vous séparant de nous, annuler cette donation faite par vous en d’autres temps.

— Pour parler clairement, vous parjurez votre serment parce que nous sommes persécutés et parce que vous voulez reprendre vos dons, ajouta Rodin d’une voix aiguë, comme pour résumer d’une manière nette et brutale la position de Gabriel envers la compagnie de Jésus.

À cette accusation infâme, Gabriel ne put que lever les mains et les yeux au ciel en s’écriant avec une expression déchirante :

— Oh mon Dieu ! mon Dieu !

Le père d’Aigrigny, après avoir échangé un regard d’intelligence avec Rodin, dit à celui-ci d’un ton sévère, afin de paraître le gourmander de sa trop rude franchise :

— Je crois que vous allez trop loin ; notre cher fils aurait agi de la manière fourbe et lâche que vous dites, s’il avait été instruit de sa nouvelle position d’héritier ; mais puisqu’il affirme le contraire… il faut le croire, malgré les apparences.

— Mon père, dit enfin Gabriel, pâle, ému, tremblant, et surmontant sa douloureuse indignation, je vous remercie de suspendre du moins votre jugement… Non, je ne suis pas lâche, car Dieu m’est témoin que j’ignorais les dangers que court votre compagnie ; non, je ne suis pas fourbe, non je ne suis pas cupide, car Dieu m’est témoin qu’à ce moment seulement j’apprends par vous, mon père, qu’il est possible que je sois appelé à recueillir un héritage… et que…

— Un mot, mon cher fils : j’ai été dernièrement instruit de cette circonstance par le plus grand hasard du monde, dit le père d’Aigrigny en interrompant Gabriel, et cela, grâce aux papiers de famille que votre mère adoptive avait remis à son confesseur, et qui nous ont été confiés lors de votre entrée dans notre collège… Peu de temps avant votre retour d’Amérique, en classant les archives de la compagnie, votre dossier est tombé sous la main de notre révérend père procureur ; on l’a examiné, et l’on a ainsi appris que l’un de vos aïeuls paternels, à qui appartenait la maison où nous sommes, a laissé un testament qui sera ouvert aujourd’hui à midi. Hier soir encore, nous vous croyions toujours des nôtres ; nos statuts veulent que nous ne possédions rien en propre ; vous aviez corroboré ces statuts par une donation en faveur du patrimoine des pauvres… que nous administrons… Ce n’était donc plus vous, mais la compagnie qui, dans ma personne, se présentait comme héritière en votre lieu et place, munie de vos titres, que j’ai là, bien en règle. Mais maintenant, mon fils, que vous vous séparez de nous… c’est à vous de vous présenter ; nous ne venions ici que comme fondés de pouvoir des pauvres, auxquels vous aviez autrefois pieusement abandonné les biens que vous pourriez posséder un jour… À cette heure, au contraire, l’espérance d’une fortune quelconque change vos sentiments ; libre à vous ; reprenez vos dons.

Gabriel avait écouté le père d’Aigrigny avec une impatience douloureuse, aussi s’écria-t-il :

— Et c’est vous, mon père… vous, qui me croyez capable de revenir sur une donation faite librement en faveur de la compagnie pour m’acquitter envers elle de l’éducation qu’elle m’a généreusement donnée ? C’est vous enfin qui me croyez assez infâme pour renier ma parole parce que je vais peut-être posséder un modeste patrimoine ?

— Ce patrimoine, mon cher fils, peut être minime, comme il peut être… considérable.

— Eh ! mon père, il s’agirait d’une fortune de roi, s’écria Gabriel avec une noble et fière indifférence, que je ne parlerais pas autrement, et j’ai, je crois, le droit d’être cru ; voici donc ma résolution bien arrêtée : la compagnie à laquelle j’appartiens court des dangers, dites-vous ? je me convaincrai de ces dangers : s’ils sont menaçants… fort maintenant de ma détermination qui, moralement, me sépare de vous, mon père, j’attendrai pour vous quitter la fin de vos périls. Quant à cet héritage dont on me croit si avide, je vous l’abandonne formellement, mon père, ainsi que je m’y suis autrefois librement engagé ; tout mon désir est que ces biens soient employés au soulagement des pauvres… J’ignore quelle est cette fortune ; mais, petite ou grande, elle appartient à la compagnie, parce que je n’ai qu’une parole… Je vous l’ai dit, mon père, mon seul désir est d’obtenir une modeste cure dans quelque pauvre village… oui… pauvre surtout… parce que là mes services seront plus utiles. Ainsi, mon père, lorsqu’un homme qui n’a jamais menti de sa vie, affirme qu’il ne soupire qu’après une existence aussi humble, aussi désintéressée, on doit, je crois, le regarder comme incapable de reprendre par cupidité les dons qu’il a faits.

Le père d’Aigrigny eut alors autant de peine à contenir sa joie, que naguère il avait eu de peine à cacher sa terreur ; pourtant, il parut assez calme et dit à Gabriel :

— Je n’attendais pas moins de vous, mon cher fils.

Puis il fit un signe à Rodin pour l’engager à intervenir.

Celui-ci comprit parfaitement son supérieur ; il quitta la cheminée, se rapprocha de Gabriel, s’appuya sur une table où l’on voyait une écritoire et du papier ; puis, se mettant à tambouriner machinalement sur le bureau du bout de ses doigts noueux, à ongles plats et sales, il dit au père d’Aigrigny :

— Tout ceci est bel et bon ;… mais monsieur votre cher fils vous donne pour toute garantie de sa promesse… un serment… et c’est peu…

— Monsieur ! s’écria Gabriel.

— Permettez, dit froidement Rodin ; la loi, ne reconnaissant pas notre existence, ne peut reconnaître les dons faits en faveur de la compagnie… Vous pouvez donc reprendre demain ce que vous aurez donné aujourd’hui.

— Et mon serment, monsieur ? s’écria Gabriel.

Rodin le regarda fixement, et lui répondit :

— Votre serment ?… mais vous avez aussi fait serment d’obéissance éternelle à la compagnie, vous avez juré de ne vous jamais séparer d’elle… et aujourd’hui de quel poids ce serment est-il pour vous ?

Un moment Gabriel fut embarrassé, mais sentant bientôt combien la comparaison de Rodin était fausse, il se leva calme et digne, alla s’asseoir devant le bureau, y prit une plume, du papier, et écrivit ce qui suit :


« Devant Dieu, qui me voit et m’entend ; devant vous, révérend père d’Aigrigny, et M. Rodin, témoins de mon serment, je renouvelle à cette heure librement et volontairement la donation entière et absolue que j’ai faite à la compagnie de Jésus, en la personne du révérend père d’Aigrigny, de tous les biens qui vont m’appartenir, quelle que soit la valeur de ces biens. Je jure, sous peine d’infamie, de remplir cette promesse irrévocable, dont, en mon âme et conscience, je regarde l’accomplissement comme l’acquit d’une dette de reconnaissance et un pieux devoir. Cette donation ayant pour but de rémunérer des services passés, et de venir au secours des pauvres, l’avenir, quel qu’il soit, ne peut en rien la modifier ; par cela même que je sais que légalement je pourrais un jour demander l’annulation de l’acte que je fais à cette heure de mon plein gré, je déclare que si je songeais jamais, en quelque circonstance que ce fût, à le révoquer, je mériterais le mépris et l’horreur des honnêtes gens.

« En foi de quoi j’ai écrit ceci le 13 février 1832, à Paris, au moment de l’ouverture du testament de l’un de mes ancêtres paternels.

« Gabriel de Rennepont. »


Puis, se levant, le jeune prêtre remit cet acte à Rodin sans prononcer une parole.

Le socius lut attentivement et répondit, toujours impassible, en regardant Gabriel :

— Eh bien ! c’est un serment écrit… voilà tout.

Gabriel restait stupéfait de l’audace de Rodin, qui osait lui dire que l’acte dans lequel il venait de renouveler la donation d’une manière si loyale, si généreuse, si spontanée, n’avait pas une valeur suffisante.

Le socius rompit le premier le silence, et dit avec sa froide impudence en s’adressant au père d’Aigrigny :

— De deux choses l’une : ou monsieur votre cher fils Gabriel a l’intention de rendre cette donation absolument valable et irrévocable… ou…

— Monsieur, s’écria Gabriel en se contenant à peine et interrompant Rodin, épargnez-vous et épargnez-moi une honteuse supposition.

— Eh bien donc, reprit Rodin toujours impassible, puisque vous êtes parfaitement décidé à rendre cette donation sérieuse… quelle objection auriez-vous à ce qu’elle fût légalement garantie ?

— Mais aucune, monsieur, dit amèrement Gabriel, puisque ma parole écrite et jurée ne vous suffit pas…

— Mon cher fils, dit affectueusement le père d’Aigrigny, s’il s’agissait d’une donation faite à mon profit, croyez que si je l’acceptais je me trouverais on ne peut mieux garanti par votre parole… Mais ici, c’est autre chose : je me trouve être, ainsi que je vous l’ai dit, le mandataire de la compagnie, ou plutôt le tuteur des pauvres qui profiteront de votre généreux abandon ; on ne saurait donc, dans l’intérêt de l’humanité, trop entourer cet acte de garanties légales, afin qu’il en résulte pour notre clientèle d’infortunés une certitude… au lieu d’une vague espérance que le moindre changement de volonté peut renverser… Et puis… enfin… Dieu peut vous rappeler à lui… d’un moment à l’autre… Et qui dit que vos héritiers se montreraient jaloux de tenir le serment que vous auriez fait ?

— Vous avez raison, mon père…, dit tristement Gabriel, je n’avais pas songé à ce cas de mort… pourtant si probable.

À ce moment, Samuel ouvrit la porte de la chambre et dit :

— Messieurs, le notaire vient d’arriver ; puis-je l’introduire ici ? À dix heures précises, la porte de la maison vous sera ouverte.

— Nous serons d’autant plus aises de voir M. le notaire, dit Rodin, que nous avons à conférer avec lui ; ayez l’obligeance de le prier d’entrer.

— Je vais, monsieur, le prévenir à l’instant, dit Samuel en sortant.

— Voici justement un notaire, dit Rodin à Gabriel. Si vous êtes toujours dans les mêmes intentions, vous pouvez par-devant cet officier public régulariser votre donation et vous délivrer ainsi d’un grand poids pour l’avenir.

— Monsieur, dit Gabriel, quoi qu’il arrive, je me trouverai aussi irrévocablement engagé par ce serment écrit que je vous prie de conserver, mon père (et Gabriel remit le papier au père d’Aigrigny), que je me trouverai engagé par l’acte authentique que je vais signer, ajouta-t-il en s’adressant à Rodin.

— Silence, mon cher fils, voici le notaire, dit le père d’Aigrigny.

En effet, le notaire parut dans la chambre.

Pendant l’entretien que cet officier ministériel va avoir avec Rodin, Gabriel et le père d’Aigrigny, nous conduirons le lecteur dans l’intérieur de la maison murée.





VI


Le salon rouge.


Ainsi que l’avait dit Samuel, la porte d’entrée de la maison murée venait d’être dégagée de la maçonnerie, de la plaque de plomb et du châssis de fer qui la condamnaient ; ses panneaux en bois de chêne sculpté apparurent aussi intacts que le jour où ils avaient été soustraits à l’action de l’air et du temps.

Les manœuvres, après avoir terminé cette démolition, étaient restés sur le perron, aussi impatiemment curieux que le clerc du notaire qui avait surveillé leurs travaux, d’assister à l’ouverture de cette porte, car ils voyaient Samuel arriver lentement par le jardin, tenant à la main un gros trousseau de clefs.

— Maintenant, mes amis, dit le vieillard lorsqu’il fut au bas de l’escalier du perron, votre besogne est finie ; le patron de M. le clerc est chargé de vous payer, je n’ai plus qu’à vous conduire à la porte de la rue.

— Allons donc, mon brave homme, s’écria le clerc, vous n’y pensez pas ; nous voici au moment le plus intéressant, le plus curieux ; moi et ces braves maçons nous grillons de voir l’intérieur de cette mystérieuse maison, et vous auriez le cœur de nous renvoyer ?… C’est impossible…

— Je regrette beaucoup d’y être obligé, monsieur, mais il le faut ; je dois entrer le premier et absolument seul dans cette demeure, avant d’y introduire les héritiers pour la lecture du testament…

— Mais qui vous a donné ces ordres ridicules et barbares ? s’écria le clerc singulièrement désappointé.

— Mon père, monsieur…

— Rien n’est sans doute plus respectable ; mais voyons, soyez bonhomme, mon digne gardien, mon excellent gardien, reprit le clerc, laissez-nous seulement jeter un coup d’œil à travers la porte entre-bâillée.

— Oh ! oui, monsieur, seulement un coup d’œil, ajoutèrent les compagnons de la truelle d’un air suppliant.

— Il m’est désagréable de vous refuser, messieurs, reprit Samuel, mais je n’ouvrirai cette porte que lorsque je serai seul.

Les maçons, voyant l’inflexibilité du vieillard, descendirent à regret les rampes de l’escalier ; mais le clerc entreprit de disputer le terrain pied à pied, et s’écria :

— Moi, j’attends mon patron, je ne m’en vais pas de cette maison sans lui ; il peut avoir besoin de moi ;… or, que je reste sur ce perron ou ailleurs, peu vous importe, mon digne gardien…

Le clerc fut interrompu dans sa supplique par son patron, qui du fond de la cour l’appelait d’un air affairé, en criant :

— M. Piston… vite… M. Piston… venez tout de suite.

— Que diable me veut-il ? s’écria le clerc furieux, voilà qu’il m’appelle juste au moment où j’allais peut-être entrevoir quelque chose…

— Monsieur Piston, reprit la voix en s’approchant, vous ne m’entendez donc pas ?

Pendant que Samuel reconduisait les maçons, le clerc vit, au détour d’un massif d’arbres verts, paraître et accourir son patron tête nue et l’air singulièrement préoccupé.

Force fut donc au clerc de descendre du perron pour répondre à l’appel du notaire auprès duquel il se rendit de fort mauvaise grâce.

— Mais, monsieur, dit Me Dumesnil, voilà une heure que je crie à tue-tête.

— Monsieur, je n’entendais pas, fit M. Piston.

— Il faut alors que vous soyez sourd… Avez-vous de l’argent sur vous ?

— Oui, monsieur, répondit le clerc, assez surpris.

— Eh bien ! vous allez à l’instant courir au plus voisin bureau de timbre me chercher trois ou quatre grandes feuilles de papier timbré pour faire un acte… Courez… c’est très-pressé.

— Oui, monsieur, dit le clerc, en jetant un regard de regret désespéré sur la porte de la maison murée.

— Mais dépêchez-vous donc, M. Piston, reprit le notaire.

— Monsieur, c’est que j’ignore où je trouverai du papier timbré.

— Voici le gardien, reprit Me Dumesnil. Il pourra sans doute vous le dire.

En effet, Samuel revenait, après avoir conduit les maçons jusqu’à la porte de la rue.

— Monsieur, lui dit le notaire, voulez-vous m’enseigner où l’on pourrait trouver du papier timbré ?

— Ici près, monsieur, répondit Samuel, chez le débitant de tabac de la rue Vieille-du-Temple, no 17.

— Vous entendez, M. Piston ? dit le notaire à son clerc ; vous en trouverez chez le débitant de tabac rue Vieille-du-Temple, no 17. Courez vite, car il faut que cet acte soit dressé à l’instant même et avant l’ouverture du testament ; le temps presse.

— C’est bien, monsieur, je vais me dépêcher, répondit le clerc avec dépit.

Et il suivit son patron, qui regagna en hâte la chambre où il avait laissé Rodin, Gabriel et le père d’Aigrigny.

Pendant ce temps, Samuel, gravissant les degrés du perron, était arrivé devant la porte, récemment dégagée de la pierre, du fer et du plomb qui l’obstruaient.

Ce fut avec une émotion profonde que le vieillard, après avoir cherché dans son trousseau de clefs celle dont il avait besoin, l’introduisit dans la serrure, et fit rouler la porte sur ses gonds.

Aussitôt il se sentit frappé au visage par une bouffée d’air humide et froid, comme celui qui s’exhale d’une cave brusquement ouverte.

La porte soigneusement refermée en dedans et à double tour, le juif s’avança dans le vestibule, éclairé par une sorte de trèfle vitré ménagé au-dessus du cintre de la porte ; les carreaux avaient à la longue perdu leur transparence, et ressemblaient à du verre dépoli.

Ce vestibule, dallé de losanges de marbre alternativement blanc et noir, était vaste, sonore, et formait la cage d’un grand escalier conduisant au premier étage. Les murailles de pierre lisse et unie n’offraient pas la moindre apparence de dégradation ou d’humidité ; la rampe de fer forgé ne présentait pas la moindre trace de rouille ; elle était soudée, au-dessus de la première marche, à un fût de colonne en granit gris, qui soutenait une statue de marbre noir représentant un nègre portant une torchère. L’aspect de cette figure était étrange ; les prunelles de ses yeux étaient de marbre blanc.

Le bruit de la marche pesante du juif résonnait sous la haute coupole de ce vestibule ; le petit-fils d’Isaac Samuel éprouva un sentiment mélancolique en songeant que les pas de son aïeul avaient sans doute retenti les derniers dans cette demeure, dont il avait fermé les portes cent cinquante ans auparavant, car l’ami fidèle en faveur duquel M. de Rennepont avait simulé de vendre cette maison, s’était plus tard dessaisi de cet immeuble pour le mettre sous le nom du grand-père de Samuel, qui l’avait ainsi transmis à ses descendants, comme s’il se fût agi de son héritage.

À ces pensées, qui absorbaient Samuel, venait se joindre le souvenir de la lumière vue le matin à travers les sept ouvertures de la chape de plomb du belvédère ; aussi, malgré la fermeté de son caractère, le vieillard ne put s’empêcher de tressaillir lorsque, après avoir pris une seconde clef à son trousseau, clef sur l’étiquette de laquelle on lisait : clef du salon rouge, il ouvrit une grande porte à deux battants, conduisant aux appartements intérieurs.

La fenêtre qui, seule de toutes celles de la maison, avait été ouverte, éclairait cette vaste pièce, tendue de damas dont la teinte pourpre foncé n’avait pas subi la moindre altération ; un épais tapis de Turquie couvrait le plancher ; de grands fauteuils de bois doré, dans le style sévère du siècle de Louis XIV, étaient symétriquement rangés le long des murs ; une seconde porte, donnant dans une autre pièce, faisait face à la porte d’entrée ; leur boiserie, ainsi que la corniche qui encadrait le plafond, était blanche, rehaussée de filets et de moulures d’or bruni.

De chaque côté de cette porte, étaient placés deux grands meubles de Boulle incrustés de cuivre et d’étain, supportant des garnitures de vase de céladon ; la fenêtre, drapée de lourds rideaux de damas à crépines, surmontés d’une pente découpée dont chaque dent se terminait par un gland de soie, faisait face à la cheminée de marbre bleu turquin, orné de baguettes de cuivre ciselé. De riches candélabres et une pendule du même style que l’ameublement se reflétaient dans une glace de Venise à biseaux.

Une grande table ronde, recouverte d’un tapis de velours cramoisi, était placée au centre de ce salon.

En s’approchant de cette table, Samuel vit un morceau de vélin blanc, portant ces mots :


« Dans cette salle sera ouvert mon testament ; les autres appartements demeureront clos jusqu’après la lecture de mes dernières volontés.

« M. de R. »


— Oui, dit le juif en contemplant avec émotion ces lignes tracées depuis si longtemps, cette recommandation est aussi celle qui m’avait été transmise par mon père, car il paraît que les autres pièces de cette maison sont remplies d’objets auxquels M. de Rennepont attachait un grand prix, non pour leur valeur, mais pour leur origine, et que la salle de deuil est une salle étrange et mystérieuse. Mais, ajouta Samuel en tirant de la poche de sa houppelande un registre recouvert en chagrin noir, garni d’un fermoir de cuivre à serrure, dont il retira la clef, après l’avoir posé sur la table, voici l’état des valeurs en caisse, et il m’a été ordonné de l’apporter ici avant l’arrivée des héritiers.

Le plus profond silence régnait dans ce salon au moment où Samuel venait de placer le registre sur la table.

Tout à coup la chose du monde à la fois la plus naturelle, et cependant la plus effrayante, le tira de sa rêverie.

Dans la pièce voisine, il entendit un timbre clair, argentin, sonner lentement dix heures…

Et en effet il était dix heures.

Samuel avait trop de bon sens pour croire au mouvement perpétuel, c’est-à-dire à une horloge marchant depuis cent cinquante ans. Aussi se demanda-t-il avec autant de surprise que d’effroi comment cette pendule ne s’était pas arrêtée depuis tant d’années, et comment surtout elle marquait si précisément l’heure présente.

Agité d’une curiosité inquiète, le vieillard fut sur le point d’entrer dans cette chambre ; mais se rappelant les recommandations expresses de son père, recommandations réitérées par les quelques lignes de M. de Rennepont qu’il venait de lire, il s’arrêta auprès de la porte et prêta l’oreille avec la plus extrême attention.

Il n’entendit rien, absolument rien, que l’expirante vibration du timbre.

Après avoir longtemps réfléchi à ce fait étrange, Samuel, le rapprochant du fait non moins extraordinaire de cette clarté aperçue le matin à travers les ouvertures du belvédère, conclut qu’il devait y avoir un certain rapport entre ces deux incidents.

Si le vieillard ne pouvait pénétrer la véritable cause de ces apparences étonnantes, il s’expliquait du moins ce qu’il lui était donné de voir, en songeant aux communications souterraines qui, selon la tradition, existaient entre les caves de la maison et des endroits très-éloignés : des personnes mystérieuses et inconnues avaient pu ainsi s’introduire deux ou trois fois par siècle dans l’intérieur de cette demeure.

Absorbé par ces pensées, Samuel se rapprochait de la cheminée, qui, nous l’avons dit, se trouvait absolument en face de la fenêtre.

Un vif rayon de soleil, perçant les nuages, vint resplendir sur deux grands portraits placés de chaque côté de la cheminée, que le juif n’avait pas encore remarqués, et qui, peints en pied et de grandeur naturelle, représentaient l’un une femme, l’autre un homme.

À la couleur à la fois sobre et puissante de cette peinture, à sa touche large et vigoureuse, on reconnaissait facilement une œuvre magistrale.

L’on aurait d’ailleurs difficilement trouvé des modèles plus capables d’inspirer un grand peintre.

La femme paraissait âgée de vingt-cinq à trente ans ; une magnifique chevelure brune à reflets dorés couronnait son front blanc, noble et élevé ; sa coiffure, loin de rappeler celle que madame de Sévigné avait mise à la mode durant le siècle de Louis XIV, rappelait, au contraire, ces coiffures si remarquables de quelques portraits du Véronèse, composées de larges bandeaux ondulés encadrant les joues et surmontés d’une natte tressée en couronne derrière la tête ; les sourcils, très-déliés, surmontaient de grands yeux d’un bleu de saphir étincelant ; leur regard, à la fois fier et triste, avait quelque chose de fatal ; le nez, très-fin, se terminait par des narines légèrement dilatées ; un demi-sourire presque douloureux contractait légèrement la bouche ; l’ovale de la figure était allongé ; le teint, d’un blanc mat, se nuançait à peine vers les joues d’un rose léger ; l’attache du cou, le port de la tête, annonçaient un rare mélange de grâce et de dignité native ; une sorte de tunique ou de robe d’étoffe noire et lustrée, faite, ainsi qu’on dit, à la vierge, montait jusqu’à la naissance des épaules, et, après avoir dessiné une taille svelte et élevée, tombait jusque sur les pieds entièrement cachés par les plis un peu traînants de ce vêtement.

L’attitude de cette femme était remplie de noblesse et de simplicité. La tête se détachait lumineuse et blanche sur un ciel d’un gris sombre, marbré à l’horizon de quelques nuages pourprés sur lesquels se dessinait la cime bleuâtre de collines lointaines et noyées d’ombre. La disposition du tableau, ainsi que les tons chauds et solides des premiers plans, qui tranchaient sans aucune transition avec ces fonds reculés, laissaient facilement deviner que cette femme était placée sur une hauteur d’où elle dominait tout l’horizon.

La physionomie de cette femme était profondément pensive et accablée. Il y avait surtout dans son regard à demi levé vers le ciel une expression de douleur suppliante et résignée que l’on aurait crue impossible à rendre.

Au côté gauche de la cheminée on voyait l’autre portrait aussi vigoureusement peint.

Il représentait un homme de trente à trente-cinq ans, de haute taille. Un vaste manteau brun, dont il était noblement drapé, laissait voir une sorte de pourpoint noir, boutonné jusqu’au cou, et sur lequel se rabattait un col blanc carré. La tête, belle et d’un grand caractère, était remarquable par des lignes puissantes et sévères qui pourtant n’excluaient pas une admirable expression de souffrance, de résignation et surtout d’ineffable bonté ; les cheveux, ainsi que la barbe et les sourcils, étaient noirs ; mais ceux-ci, par un caprice bizarre de la nature, au lieu d’être séparés et de s’arrondir autour de chaque arcade sourcilière, s’étendaient d’une tempe à l’autre comme un seul arc, et semblaient rayer le front de cet homme d’une marque noire.

Le fond du tableau représentait aussi un ciel orageux ; mais au delà de quelques rochers on voyait la mer qui semblait à l’horizon se confondre avec les sombres nuées.

Le soleil, en frappant en plein sur ces deux remarquables figures qu’il semblait impossible d’oublier dès qu’on les avait vues, augmentait encore leur éclat.

Samuel, sortant de sa rêverie et jetant par hasard les yeux sur ces portraits, en fut frappé ; ils paraissaient vivants…

— Quelles nobles et belles figures ! s’écria-t-il en s’approchant plus près pour les mieux examiner. Quels sont ces portraits ? ce ne sont pas ceux de la famille de Rennepont, car, selon ce que mon père m’a appris, ils sont tous dans la salle de deuil… Hélas ! ajouta le vieillard, à la grande tristesse dont leurs traits sont empreints, eux aussi, ce me semble, pourraient figurer dans la salle de deuil.

Puis, après un moment de silence, Samuel reprit :

— Songeons à tout préparer pour cette assemblée solennelle… car dix heures ont sonné.

Ce disant, Samuel disposa les fauteuils de bois doré autour de la table ronde, puis il reprit d’un air pensif :

— L’heure s’avance, et des descendants du bienfaiteur de mon grand-père, il n’y a encore ici que ce jeune prêtre, d’une figure angélique… Serait-il donc le seul représentant de la famille Rennepont ?… Il est prêtre… cette famille s’éteindrait donc en lui ? Enfin… voici le moment où je dois ouvrir cette porte pour la lecture du testament… Bethsabée va conduire ici le notaire… On frappe… c’est elle…

Et Samuel, après avoir jeté un dernier regard sur la porte de la chambre où dix heures avaient sonné, se dirigea en hâte vers la porte du vestibule, derrière laquelle on entendait parler.

La clef tourna deux fois dans la serrure, et il ouvrit les deux battants de la porte.

À son grand chagrin, il ne vit sur le perron que Gabriel, ayant Rodin à sa gauche et le père d’Aigrigny à sa droite.

Le notaire, et Bethsabée qui avait servi de guide, se tenaient derrière le groupe principal.

Samuel ne put retenir un soupir, et dit en s’inclinant sur le seuil de la porte :

— Messieurs… tout est prêt… vous pouvez entrer…




VII


Le testament.


Lorsque Gabriel, Rodin et le père d’Aigrigny entrèrent dans le salon rouge, ils paraissaient tous différemment affectés.

Gabriel, pâle et triste, éprouvait une impatience pénible ; il avait hâte de sortir de cette maison, et se sentait débarrassé d’un grand poids depuis que, par un acte entouré de toutes les garanties légales, et passé par devant Me Dumesnil, le notaire de la succession, il venait de se désister de tous ses droits en faveur du père d’Aigrigny.

Jusqu’alors il n’était pas venu à la pensée du jeune prêtre qu’en lui donnant les soins qu’il rémunérait si généreusement, et en forçant sa vocation par un mensonge sacrilège, le père d’Aigrigny avait eu pour but d’assurer le bon succès d’une ténébreuse intrigue.

Gabriel, en agissant ainsi qu’il faisait, ne cédait pas, selon lui, à un sentiment de délicatesse exagérée. Il avait fait librement cette donation plusieurs années auparavant. Il eût regardé comme une indignité de la rétracter. Il avait été déjà assez cruel d’être soupçonné de lâcheté ;… pour rien au monde il n’eût voulu encourir le moindre reproche de cupidité.

Il fallait que le missionnaire fût doué d’une bien rare et bien excellente nature pour que cette fleur de scrupuleuse probité n’eût pas été flétrie par l’influence délétère et démoralisante de son éducation ; mais heureusement, de même que le froid préserve quelquefois de la corruption, l’atmosphère glacée où s’était passée une partie de son enfance et de sa jeunesse avait engourdi, mais non vicié, ses généreuses qualités, bientôt ranimées par le contact vivifiant et chaud de l’air de la liberté.

Le père d’Aigrigny, beaucoup plus pâle et plus ému que Gabriel, avait tâché d’expliquer et d’excuser ses angoisses, en les attribuant au chagrin que lui causait la rupture de son cher fils avec la compagnie de Jésus.

Rodin, calme et parfaitement maître de soi, voyait avec un secret courroux la vive émotion du père d’Aigrigny, qui aurait pu inspirer d’étranges soupçons à un homme moins confiant que Gabriel ; pourtant, malgré cet apparent sang-froid, le socius était encore plus que son supérieur ardemment impatient de la réussite de cette importante affaire.

Samuel paraissait atterré ;… aucun autre héritier que Gabriel ne se présentait…

Sans doute le vieillard ressentait une vive sympathie pour ce jeune homme ; mais ce jeune homme était prêtre ; avec lui s’éteindrait le nom de la famille Rennepont ; et cette immense fortune si laborieusement accumulée ne serait pas sans doute répartie ou employée ainsi que l’aurait désiré le testateur.

Les différents acteurs de cette scène se tenaient debout autour de la table ronde.

Au moment où, sur l’invitation du notaire, ils allaient s’asseoir, Samuel dit, en lui montrant le registre de chagrin noir :

— Monsieur, il m’a été ordonné de déposer ici ce registre ; il est fermé ; je vous en remettrai la clef aussitôt après la lecture du testament.

— Cette mesure est en effet consignée dans la note qui accompagne le testament que voici, dit Me Dumesnil, lorsqu’il fut déposé, en 1682, chez maître Thomas le Semelier, conseiller du roi, notaire au Châtelet de Paris, demeurant alors place Royale, no 13.

Et Me Dumesnil sortit d’un portefeuille de maroquin rouge une large enveloppe de parchemin jauni par les années ; à cette enveloppe était annexée, par un fil de soie, une note aussi sur vélin.

— Messieurs, dit le notaire, si vous voulez vous donner la peine de vous asseoir, je vais lire la note ci-jointe qui règle les formalités à remplir pour l’ouverture du testament.

Le notaire, Rodin, le père d’Aigrigny et Gabriel s’assirent.

Le jeune prêtre, tournant le dos à la cheminée, ne pouvait apercevoir les deux portraits.

Samuel, malgré l’invitation du notaire, resta debout derrière le fauteuil de ce dernier, qui lut ce qui suit :


« Le 13 février 1832, mon testament sera porté rue Saint-François, no 3.

« À dix heures précises, la porte du salon rouge, situé au rez-de-chaussée, sera ouverte à mes héritiers, qui sans doute arrivés depuis longtemps à Paris, dans l’attente de ce jour, auront eu le loisir nécessaire pour faire valider leurs preuves de filiation.

« Dès qu’ils seront réunis, on lira mon testament, et au dernier coup de midi, la succession sera close et fermée au profit de ceux qui, selon ma recommandation perpétuée, je l’espère, par tradition, pendant un siècle et demi dans ma famille, à partir de ce jour, se seront présentés en personne et non par fondés de pouvoir, le 13 février, avant midi, rue Saint-François. »


Après avoir lu ces lignes d’une voix sonore, le notaire s’arrêta un instant, et reprit d’une voix solennelle :

— M. Gabriel-François-Marie de Rennepont, prêtre, ayant justifié, par actes notariés, de sa filiation paternelle et de sa qualité d’arrière-cousin du testateur, et étant jusqu’à cette heure le seul des descendants de la famille de Rennepont qui se soit présenté ici, j’ouvre le testament en sa présence, ainsi qu’il a été prescrit.

Ce disant, le notaire retira de son enveloppe le testament préalablement ouvert par le président du tribunal, avec les formalités voulues par la loi.

Le père d’Aigrigny se pencha et s’accouda sur la table, ne pouvant retenir un soupir haletant. Gabriel se préparait à écouter avec plus de curiosité que d’intérêt.

Rodin s’était assis à quelque distance de la table, tenant entre ses genoux son vieux chapeau, au fond duquel, à demi cachée dans les plis d’un sordide mouchoir de cotonnade à carreaux bleus, il avait placé sa montre…

Toute l’attention du socius était alors partagée entre le moindre bruit qu’il entendait au dehors et la lente évolution des aiguilles de sa montre, dont son petit œil irrité semblait hâter la marche, tant était grande son impatience de voir arriver l’heure de midi.

Le notaire, déployant la feuille de vélin, lut ce qui suit au milieu d’une profonde attention :


Hameau de Villetaneuse, le 13 février 1682.


« Je vais échapper par la mort à la honte des galères, où les implacables ennemis de ma famille m’ont fait condamner comme relaps.

« Et puis… la vie m’est trop amère depuis que mon fils est mort victime d’un crime mystérieux.

« Mort à dix-neuf ans… pauvre Henri… Ses meurtriers sont inconnus… non… pas inconnus… si j’en crois mes pressentiments…

« Pour conserver mes biens à cet enfant, j’avais feint d’abjurer le protestantisme… Tant que cet être si aimé a vécu, j’ai scrupuleusement observé les apparences catholiques… Cette fourberie me révoltait, mais il s’agissait de mon fils…

Quand on me l’a eu tué… cette contrainte m’a été insupportable… J’étais épié ; j’ai été accusé et condamné comme relaps ;… mes biens ont été confisqués ; j’ai été condamné aux galères.

« Terrible temps que ce temps-ci…

« Misère et servitude ! despotisme sanglant et intolérance religieuse… Ah ! il est doux de quitter la vie… Ne plus voir tant de maux, tant de douleurs… quel repos !

« Et dans quelques heures… je goûterai ce repos…

« Je vais mourir, songeons à ceux des miens qui vivent, ou plutôt qui vivront… peut-être dans des temps meilleurs…

« Une somme de cinquante mille écus, dépôt confié à un ami, me reste de tant de biens.

« Je n’ai plus de fils… mais de nombreux parents exilés en Europe.

« Cette somme de cinquante mille écus, partagée entre tous les miens, eût été de peu de ressource pour eux. J’en ai disposé autrement.

« Et cela d’après les sages conseils d’un homme… que je vénère comme la parfaite image de Dieu sur la terre… car son intelligence, sa sagesse et sa bonté sont presque divines.

« Deux fois dans ma vie j’ai vu cet homme, et dans des circonstances bien funestes… deux fois je lui ai dû mon salut… une fois le salut de l’âme, une fois le salut du corps.

« Hélas !… peut-être il eût sauvé mon pauvre enfant ; mais il est arrivé trop tard… trop tard…

« Avant de me quitter, il a voulu me détourner de mourir… car il savait tout ; mais sa voix a été impuissante : j’éprouvais trop de douleur, trop de regrets, trop de découragement.

« Chose étrange !… quand il a été bien convaincu de ma résolution de terminer violemment mes jours, un mot d’une terrible amertume lui est échappé et m’a fait croire qu’il enviait mon sort… ma mort !…

« Est-il donc condamné à vivre, lui ?…

« Oui… il s’y est sans doute condamné lui-même afin d’être utile et secourable à l’humanité… et pourtant la vie lui pèse ; car je lui ai entendu dire un jour avec une expression de fatigue désespérée que je n’ai jamais oubliée : « Oh ! la vie… la vie… qui m’en délivrera !… »

« Elle lui est donc bien à charge ?

« Il est parti ; ses dernières paroles m’ont fait envisager la mort avec sérénité…

« Grâce à lui, ma mort ne sera pas stérile…

« Grâce à lui, ces lignes écrites à ce moment par un homme qui, dans quelques heures, aura cessé de vivre, enfanteront peut-être de grandes choses dans un siècle et demi ; oh ! oui, de grandes et nobles choses… si mes volontés sont pieusement écoutées par mes descendants, car c’est à ceux de ma race future que je m’adresse ainsi.

« Pour qu’ils comprennent et apprécient mieux le dernier vœu que je fais… et que je les supplie d’exaucer, eux… qui sont encore dans le néant où je vais rentrer, il faut qu’ils connaissent les persécuteurs de ma famille, afin de pouvoir venger leur ancêtre, mais par une noble vengeance.

« Mon grand-père était catholique ; entraîné moins par son zèle religieux que par de perfides conseils, il s’est affilié, quoique laïque, à une société dont la puissance a toujours été terrible et mystérieuse… à la société de Jésus… »


À ces mots du testament, le père d’Aigrigny, Rodin et Gabriel se regardèrent presque involontairement.

Le notaire, ne s’étant pas aperçu de ce mouvement, continuait toujours :


« Au bout de quelques années, pendant lesquelles il n’avait cessé de professer pour cette société le dévouement le plus absolu, il fut soudainement éclairé par des révélations épouvantables sur le but secret qu’elle se proposait, et sur ses moyens d’y atteindre…

« C’était en 1610, un mois avant l’assassinat de Henri IV.

« Mon aïeul, effrayé du secret dont il se trouvait dépositaire malgré lui, et dont la signification se compléta plus tard par la mort du meilleur des rois, mon aïeul, non-seulement rompit avec la société de Jésus, mais, comme si le catholicisme tout entier lui eût paru solidaire des crimes de cette société, il abandonna la religion romaine, où il avait jusqu’alors vécu, et se fit protestant.

« Des preuves irréfragables, attestant la connivence de deux membres de cette compagnie avec Ravaillac, connivence aussi prouvée lors du crime de Jean Châtel, le régicide, se trouvaient entre les mains de mon aïeul.

« Telle fut la cause première de la haine acharnée de cette société contre notre famille. Grâce à Dieu, ces papiers ont été mis en sûreté ; mon père me les a transmis, et si mes dernières volontés sont exécutées, on trouvera ces papiers, marqués A. M. C. D. G., dans le coffret d’ébène de la salle de deuil de la rue Saint-François.

« Mon père fut aussi en butte à de sourdes persécutions ; sa ruine, sa mort, peut-être, en eussent été la suite, sans l’intervention d’une femme angélique, pour laquelle il a conservé un culte presque religieux.

« Le portrait de cette femme que j’ai revue il y a peu d’années, ainsi que celui de l’homme auquel j’ai voué une vénération profonde, ont été peints par moi de souvenir, et sont placés dans le salon rouge de la rue Saint-François. Tous deux seront, je l’espère, pour les descendants de ma famille, l’objet d’un culte reconnaissant. »


Depuis quelques moments, Gabriel était devenu de plus en plus attentif à la lecture de ce testament ; il songeait que, par une bizarre coïncidence, un de ses aïeux avait, deux siècles auparavant, rompu avec la société de Jésus, comme il venait de rompre lui-même depuis une heure… et que de cette rupture datant de deux siècles… datait aussi l’espèce de haine dont la compagnie de Jésus avait toujours poursuivi sa famille…

Le jeune prêtre trouvait non moins étrange que cet héritage à lui transmis après un laps de cent cinquante ans par un de ses parents, victime de la société de Jésus, retournât, par l’abandon volontaire qu’il venait de faire, lui Gabriel, à cette même société…

Lorsque le notaire avait lu le passage relatif aux deux portraits, Gabriel, qui, ainsi que le père d’Aigrigny, tournait le dos à ces toiles, fit un mouvement pour les voir…

À peine le missionnaire eut-il jeté les yeux sur le portrait de la femme, qu’il poussa un grand cri de surprise et presque d’effroi.

Le notaire interrompit aussitôt la lecture du testament en regardant le jeune prêtre avec inquiétude.





VIII


Le dernier coup de midi.


Au cri poussé par Gabriel, le notaire avait interrompu la lecture du testament, et le père d’Aigrigny s’était rapproché vivement du jeune prêtre.

Celui-ci, debout et tremblant, regardait le portrait de femme avec une stupeur croissante.

Bientôt il dit à voix basse et comme se parlant à lui-même :

— Est-il possible, mon Dieu ! que le hasard produise de pareilles ressemblances !… Ces yeux… à la fois si fiers et si tristes… ce sont les siens ;… et ce front… et cette pâleur !… oui, ce sont ses traits !… tous ses traits !…

— Mon cher fils, qu’avez-vous ? dit le père d’Aigrigny, aussi étonné que Samuel et que le notaire.

— Il y a huit mois, reprit le missionnaire d’une voix profondément émue sans quitter le tableau des yeux, j’étais au pouvoir des Indiens… au milieu des montagnes Rocheuses… On m’avait mis en croix, on commençait à me scalper… j’allais mourir… lorsque la divine Providence m’envoya un secours inattendu… Oui, et c’est cette femme qui m’a sauvé…

— Cette femme !… s’écrièrent à la fois Samuel, le père d’Aigrigny et le notaire.

Rodin seul paraissait complètement étranger à l’épisode du portrait ; le visage contracté par une impatience courroucée, il se rongeait les ongles à vif en contemplant avec angoisse la lente marche des aiguilles de sa montre.

— Comment ! quelle femme vous a sauvé la vie ? reprit le père d’Aigrigny.

— Oui, c’est cette femme, reprit Gabriel d’une voix plus basse et presque effrayée ; cette femme… ou plutôt une femme qui lui ressemblait tellement, que si ce tableau n’était pas ici depuis un siècle et demi, je croirais qu’il a été peint d’après elle… car je ne puis m’expliquer comment une ressemblance si frappante peut être l’effet du hasard… Enfin, ajouta-t-il au bout d’un moment de silence, en poussant un profond soupir, les mystères de la nature… et la volonté de Dieu sont impénétrables.

Et Gabriel retomba accablé sur son fauteuil au milieu d’un profond silence, que le père d’Aigrigny rompit bientôt, en disant :

— C’est un fait de ressemblance extraordinaire, et rien de plus… mon cher fils ;… seulement, la gratitude bien naturelle que vous avez pour votre libératrice, donne à ce jeu bizarre de la nature un grand intérêt pour vous.

Rodin, dévoré d’impatience, dit au notaire, à côté duquel il se trouvait :

— Il me semble, monsieur, que tout ce petit roman est assez étranger au testament ?…

— Vous avez raison, répondit le notaire en se rasseyant ; mais ce fait est si extraordinaire, si romanesque, ainsi que vous le dites, que l’on ne peut s’empêcher de partager le profond étonnement de monsieur…

Et il montra Gabriel qui, accoudé sur un des bras du fauteuil, appuyait son front sur sa main et semblait complètement absorbé.

Le notaire continua de la sorte la lecture du testament :


« Telles ont été les persécutions auxquelles ma famille a été en butte de la part de la société de Jésus.

« Cette société possède, à cette heure, mes biens par la confiscation. Je vais mourir… Puisse sa haine s’éteindre dans ma mort et épargner ma race !

« Ma race, dont le sort est ma seule, ma dernière pensée, à ce moment solennel.

« Ce matin, j’ai mandé ici un homme d’une probité depuis longtemps éprouvée, Isaac Samuel. Il me doit la vie, et chaque jour je me suis applaudi d’avoir pu conserver au monde une si honnête, une si excellente créature.

« Avant la confiscation de mes biens, Isaac Samuel les avait toujours administrés avec autant d’intelligence que de probité. Je lui ai confié les cinquante mille écus qu’un fidèle dépositaire m’avait rendus.

« Isaac Samuel et après lui ses descendants, auxquels il léguera ce devoir de reconnaissance, se chargeront de faire valoir et d’accumuler cette somme jusqu’à l’expiration de la cent cinquantième année, à dater de ce jour.

« Cette somme ainsi accumulée peut devenir énorme, constituer une fortune de roi… si les événements ne sont pas contraires à sa gestion.

« Puissent mes vœux être écoutés de mes descendants sur le partage et sur l’emploi de cette somme immense !

« Il arrive fatalement en un siècle et demi tant de changements, tant de variations, tant de bouleversements de fortune, parmi les générations successives d’une famille, que, probablement, dans cent cinquante ans, mes descendants se trouveront appartenir aux différentes classes de la société, et représenteront ainsi les divers éléments sociaux de leur temps.

« Peut-être se rencontrera-t-il parmi eux des hommes doués d’une grande intelligence, ou d’un grand courage, ou d’une grande vertu ; peut-être des savants, des noms illustres dans la guerre ou dans les arts ; peut-être aussi d’obscurs artisans, de modestes bourgeois ; peut-être aussi, hélas ! de grands coupables…

« Quoi qu’il advienne, mon vœu le plus ardent, le plus cher, c’est que mes descendants se rapprochent et reconstituent ma famille par une étroite, une sincère union, en mettant parmi eux en pratique ces mots divins du Christ : Aimez-vous les uns les autres.

« Cette union serait d’un salutaire exemple… car il me semble que de l’union, que de l’association des hommes entre eux, doit surgir le bonheur futur de l’humanité.

« La compagnie qui a depuis si longtemps persécuté ma famille, est un des plus éclatants exemples de la toute-puissance de l’association, même appliquée au mal.

« Il y a quelque chose de si fécond, de si divin dans ce principe, qu’il force quelquefois au bien les associations les plus mauvaises, les plus dangereuses.

« Ainsi les missions ont jeté de rares, mais de pures, de généreuses clartés sur cette ténébreuse compagnie de Jésus… cependant fondée dans le but détestable et impie d’anéantir, par une éducation homicide, toute volonté, toute pensée, toute liberté, toute intelligence chez les peuples, afin de les livrer tremblants, superstitieux, abrutis et désarmés au despotisme des rois, que la compagnie se réservait de dominer à son tour par ses confesseurs. »


À ce passage du testament, il y eut un nouveau et étrange regard échangé entre Gabriel et le père d’Aigrigny.

Le notaire continua :


« Si une association perverse, fondée sur la dégradation humaine, sur la crainte, sur le despotisme, et poursuivie de la malédiction des peuples, a traversé les siècles et souvent dominé le monde par la ruse et par la terreur… que serait-ce d’une association qui, procédant de la fraternité, de l’amour évangélique, aurait pour but d’affranchir l’homme et la femme de tout dégradant servage, de convier au bonheur d’ici-bas ceux qui n’ont connu de la vie que les douleurs et la misère, de glorifier et d’enrichir le travail nourricier ? d’éclairer ceux que l’ignorance déprave ? de favoriser la libre expansion de toutes les passions que Dieu, dans sa sagesse infinie, dans son inépuisable bonté, a départies à l’homme comme autant de leviers puissants ? de sanctifier tout ce qui vient de Dieu… l’amour comme la maternité, la force comme l’intelligence, la beauté comme le génie ? de rendre enfin les hommes véritablement religieux et profondément reconnaissants envers le Créateur, en leur donnant l’intelligence des splendeurs de la nature et de leur part méritée des trésors dont il nous comble ?

« Oh ! si le ciel veut que, dans un siècle et demi, les descendants de ma famille, fidèles aux dernières volontés d’un cœur ami de l’humanité, se rapprochent ainsi dans une sainte communauté !

« Si le ciel veut que parmi eux se rencontrent des âmes charitables et passionnées de commisération pour ce qui souffre, des esprits élevés, amoureux de la liberté, des cœurs éloquents et chaleureux, des caractères résolus, des femmes réunissant la beauté, l’esprit et la bonté, combien sera féconde et puissante l’harmonieuse union de toutes ces idées, de toutes ces influences, de toutes ces forces, de toutes ces attractions groupées autour de cette fortune de roi qui, concentrée par l’association et sagement régie, rendra praticables les plus admirables utopies !

« Quel merveilleux foyer de pensées fécondes, généreuses ! quels rayonnements salutaires et vivifiants jailliraient incessamment de ce centre de charité, d’émancipation et d’amour !

« Que de grandes choses à tenter, que de magnifiques exemples à donner au monde par la pratique ! Quel divin apostolat ! Enfin quel irrésistible élan pourrait imprimer à l’humanité tout entière une famille ainsi groupée, disposant de tels moyens d’action !

« Et puis alors cette association pour le bien serait capable de combattre la funeste association dont je suis victime, et qui peut-être dans un siècle et demi n’aura rien perdu de son redoutable pouvoir.

« Alors, à cette œuvre de ténèbres, de compression et de despotisme, qui pèse sur le monde chrétien, les miens pourraient opposer une œuvre de lumière, d’expansion et de liberté.

« Le génie du bien et le génie du mal seraient en présence.

« La lutte commencerait, et Dieu protégerait les justes…

« Et pour que les immenses ressources pécuniaires qui auraient donné tant de pouvoir à ma famille, ne s’épuisent pas et se renouvellent avec les années, mes héritiers, écoutant mes volontés, devraient placer, selon les mêmes conditions d’accumulation, le double de la somme que j’ai placée… Alors, un siècle et demi après eux… quelle nouvelle source de puissance et d’action pour leurs descendants ! quelle perpétuité dans le bien !

« On trouvera d’ailleurs dans le grand meuble d’ébène de la salle de deuil quelques idées pratiques au sujet de cette association.

« Telles sont mes dernières volontés, ou plutôt mes dernières espérances…

« Si j’exige absolument que ceux de ma race se trouvent en personne rue Saint-François, le jour de l’ouverture de ce testament, c’est afin que, réunis à ce moment solennel, ils se voient, se connaissent ; peut-être alors mes paroles les frapperont ; au lieu de vivre divisés, ils s’uniront ; leurs intérêts même y gagneront, et ma volonté sera accomplie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« En envoyant, il y a peu de jours, à ceux de ma famille que l’exil a dispersés en Europe, une médaille où est gravée la date de cette convocation pour mes héritiers à un siècle et demi de ce jour, j’ai dû tenir secret son véritable motif, disant seulement que ma descendance avait un grand intérêt à se trouver à ce rendez-vous.

« J’ai agi ainsi parce que je connais la ruse et la persistance de la compagnie dont je suis victime ; si elle avait pu savoir qu’à cette époque mes descendants auraient à se partager des sommes immenses, de grandes fourberies, de grands dangers peut-être auraient menacé ma famille, car de sinistres recommandations se seraient transmises de siècle en siècle dans la société de Jésus.

« Puisse cette précaution être efficace !

« Puisse mon vœu exprimé sur les médailles avoir été fidèlement transmis de génération en génération !

« Si je fixe le jour et l’heure fatale où ma succession sera irrévocablement fermée en faveur de ceux de mes descendants qui se seront présentés rue Saint-François le 13 février 1832, avant midi, c’est qu’il faut un terme à tout délai, et que mes héritiers auront été suffisamment prévenus depuis bien des années de ne pas manquer à ce rendez-vous.

« Après la lecture de mon testament, la personne qui sera dépositaire de l’accumulation des fonds fera connaître leur valeur et leur chiffre, afin qu’au dernier coup de midi ces sommes soient acquises et partagées aux héritiers présents.

« Alors les appartements de la maison leur seront ouverts. Ils y verront des choses dignes de leur intérêt, de leur pitié, de leur respect… dans la salle de deuil surtout…

« Mon désir est que cette maison ne soit pas vendue, qu’elle reste ainsi meublée, et qu’elle serve de point de réunion à mes descendants, si, comme je l’espère, ils écoutent ma dernière prière.

« Si, au contraire, ils se divisent ; si, au lieu de s’unir pour concourir à une des plus généreuses entreprises qui aient jamais signalé un siècle, ils cèdent à des passions égoïstes ; s’ils préfèrent l’individualité stérile à l’association féconde ; si, dans cette fortune immense, ils ne voient qu’une occasion de dissipation frivole ou d’accumulation sordide… qu’ils soient maudits par tous ceux qu’ils auraient pu aimer, secourir et émanciper ;… que cette maison soit démolie et rasée, que tous les papiers dont Isaac Samuel aura laissé l’inventaire soient, ainsi que les deux portraits du salon rouge, brûlés par le gardien de ma demeure.

« J’ai dit…

« Maintenant, mon devoir est accompli…

« En tout ceci j’ai suivi les conseils de l’homme que je vénère et que j’aime comme la véritable image de Dieu sur la terre.

« L’ami fidèle qui m’a remis les cinquante mille écus, débris de ma fortune, sait seul l’emploi que j’en veux faire ;… je n’ai pu refuser à son amitié si sûre cette preuve de confiance ; mais aussi, j’ai dû lui taire le nom d’Isaac Samuel ;… c’était exposer ce dernier et surtout ses descendants à de grands dangers.

« Tout à l’heure, cet ami, qui ignore que ma résolution de mourir va recevoir son accomplissement, viendra ici avec mon notaire ; c’est entre leurs mains qu’après les formalités d’usage je déposerai ce testament cacheté.

« Telles sont mes dernières volontés.

« Je mets leur accomplissement sous la sauvegarde de la Providence.

« Dieu ne peut que protéger ces vœux d’amour, de paix, d’union et de liberté.

« Ce testament mystique[9] ayant été fait librement par moi et entièrement écrit de ma main, j’entends et veux qu’il soit scrupuleusement exécuté dans son esprit et dans sa lettre.

« Ce jourd’hui, 13 février 1681, à une heure de relevée.

« Marius de Rennepont. »


À mesure que le notaire avait poursuivi la lecture du testament, Gabriel avait été successivement agité d’impressions pénibles et diverses.

D’abord, nous l’avons dit, il avait trouvé étrange que la fatalité voulût que cette fortune immense, provenant d’une victime de la compagnie, revînt aux mains de cette compagnie, grâce à la donation qu’il venait de renouveler.

Puis, son âme charitable et élevée lui ayant fait aussitôt comprendre quelle aurait pu être l’admirable portée de la généreuse association de famille, si instamment recommandée par Marius de Rennepont… il songeait avec une profonde amertume que, par suite de sa renonciation, et de l’absence de tout autre héritier, cette grande pensée était inexécutable, et que cette fortune, beaucoup plus considérable qu’il ne l’avait cru, allait tomber aux mains d’une compagnie perverse qui pouvait s’en servir comme d’un terrible moyen d’action.

Mais, il faut le dire, l’âme de Gabriel était si belle, si pure, qu’il n’éprouva pas le moindre regret personnel en apprenant que les biens auxquels il avait renoncé pouvaient être d’une grande valeur ; il se plut même, par un touchant contraste, en découvrant qu’il avait failli être si riche, à reporter sa pensée vers l’humble presbytère où il espérait aller bientôt vivre dans la pratique des plus saintes vertus évangéliques.

Ces idées se heurtaient confusément dans son esprit. La vue du portrait de femme, les révélations sinistres contenues dans le testament, la grandeur de vues qui s’était manifestée dans les dernières volontés de M. de Rennepont, tant d’incidents extraordinaires jetaient Gabriel dans une sorte de stupeur étonnée où il était encore plongé, lorsque Samuel dit au notaire en lui présentant la clef du registre :

— Vous trouverez, monsieur, dans ce registre, l’état actuel des sommes qui sont en ma possession par suite de la capitalisation et accumulation des cent cinquante mille francs confiés à mon grand-père par M. Marius de Rennepont…

— Votre grand-père !… s’écria le père d’Aigrigny au comble de la surprise ; c’est donc votre famille qui a fait constamment valoir cette somme ?…

— Oui, monsieur, et ma femme va dans quelques instants apporter ici le coffret qui renferme les valeurs.

— Et à quel chiffre s’élèvent ces valeurs ? demanda Rodin de l’air du monde le plus indifférent.

— Ainsi que M. le notaire peut s’en assurer par cet état, répondit Samuel avec une simplicité parfaite, comme s’il se fût seulement agi des cent cinquante mille francs primitifs, j’ai en caisse, en valeurs ayant cours, la somme de deux cent douze millions… cent soixante…

— Vous dites, monsieur ! s’écria le père d’Aigrigny sans laisser Samuel achever ; car l’appoint importait assez peu au révérend père.

— Oui, le chiffre ! ajouta Rodin d’une voix palpitante (et pour la première fois peut-être de sa vie il perdit son sang-froid) le chiffre… le chiffre… le chiffre.

— Je dis, monsieur, reprit le vieillard, que j’ai en caisse pour deux cent douze millions cent soixante-quinze mille francs de valeurs… soit nominatives, soit au porteur… ainsi que vous allez vous en assurer, M. le notaire, car voici ma femme qui les apporte.

En effet, à ce moment, Bethsabée entra, tenant entre ses bras la cassette de bois de cèdre, où étaient renfermées ces valeurs, la posa sur la table, et sortit après avoir échangé un regard affectueux avec Samuel.

Lorsque celui-ci eut déclaré l’énorme chiffre de la somme en question, un silence de stupeur accueillit ses paroles.

Sauf Samuel, tous les acteurs de cette scène se croyaient le jouet d’un rêve.

Le père d’Aigrigny et Rodin comptaient sur quarante millions… Cette somme, déjà énorme, était plus que quintuplée…

Gabriel, en entendant le notaire lire les passages du testament où il était question d’une fortune de roi, et ignorant les prodiges de la capitalisation, avait évalué cette fortune à trois ou quatre millions… Aussi, le chiffre exorbitant qu’on venait de lui révéler, l’étourdissait… Et malgré son admirable désintéressement et sa scrupuleuse loyauté, il éprouvait une sorte d’éblouissement, de vertige, en songeant que ces biens immenses auraient pu lui appartenir… à lui seul…

Le notaire, presque aussi stupéfait que lui, examinait l’état de la caisse de Samuel, et paraissait à peine en croire ses yeux.

Le juif, muet aussi, était douloureusement absorbé en songeant qu’aucun autre héritier ne se présentait.

Au milieu de ce profond silence, la pendule placée dans la chambre voisine commença à sonner lentement midi…

Samuel tressaillit… puis poussa un profond soupir…

Quelques secondes encore, et le délai fatal serait expiré.

Rodin, le père d’Aigrigny, Gabriel et le notaire étaient sous le coup d’un saisissement si profond, qu’aucun d’eux ne remarqua combien il était étrange d’entendre la sonnerie de cette pendule…

— Midi !… s’écria Rodin.

Et, par un mouvement involontaire, il posa brusquement ses deux mains sur la cassette, comme pour en prendre possession.

— Enfin !… s’écria le père d’Aigrigny avec une expression de joie, de triomphe, d’enivrement, impossible à peindre.

Puis, il ajouta en se jetant dans les bras de Gabriel, qu’il embrassa avec exaltation :

— Ah ! mon cher fils… que de pauvres vont vous bénir !… Vous êtes un saint Vincent de Paule… Vous serez canonisé… je vous le jure…

— Remercions d’abord la Providence, dit Rodin d’un ton grave et ému, en tombant à genoux, remercions la Providence de ce qu’elle a permis que tant de biens fussent employés à la plus grande gloire du Seigneur.

Le père d’Aigrigny, après avoir encore embrassé Gabriel, le prit par la main et lui dit :

— Rodin a raison… À genoux, mon cher fils, et rendons grâce à la Providence.

Ce disant, le père d’Aigrigny s’agenouilla et entraîna Gabriel, qui, étourdi, confondu, n’ayant plus la tête à lui, tant les événements se précipitaient, s’agenouilla machinalement.

Le dernier coup de midi sonna…

Tous se relevèrent…

Alors le notaire dit d’une voix légèrement altérée, car il y avait quelque chose d’extraordinaire et de solennel dans cette scène :

— Aucun autre héritier de M. Marius de Rennepont ne s’étant présenté avant midi, j’exécute la volonté du testateur en déclarant au nom de la justice et de la loi, M. François-Marie-Gabriel de Rennepont, ici présent, seul et unique héritier, et possesseur des biens meubles et immeubles et valeurs de toute espèce provenant de la succession du testateur ; desquels biens le sieur Gabriel de Rennepont, prêtre, a fait librement et volontairement don, par acte notarié, au sieur Frédéric-Emmanuel de Bordeville, marquis d’Aigrigny, prêtre, qui par le même acte, les a acceptés, et s’en trouve ainsi légitime possesseur, aux lieu et place dudit Gabriel de Rennepont, par le fait de cette donation entre vifs, grossoyée par moi ce matin, et signée Gabriel de Rennepont et Frédéric d’Aigrigny, prêtres.

À ce moment on entendit dans le jardin un grand bruit de voix.

Bethsabée entra précipitamment, et dit à son mari d’une voix altérée :

— Samuel… un soldat… il veut…

Bethsabée n’en put dire davantage.

À la porte du salon rouge apparut Dagobert.

Le soldat était d’une pâleur effrayante ; il semblait presque défaillant, portait son bras gauche en écharpe et s’appuyait sur Agricol.

À la vue de Dagobert, les flasques et blafardes paupières de Rodin s’injectèrent subitement comme si tout son sang eût reflué vers son cerveau.

Puis le socius se précipita sur la cassette avec un mouvement de colère et de possession si féroce, qu’on eût dit qu’il était résolu, en la couvrant de son corps, à la défendre au péril de sa vie.




IX


La donation entre vifs.


Le père d’Aigrigny ne reconnaissait pas Dagobert, et n’avait jamais vu Agricol ; aussi ne se rendit-il pas d’abord compte de l’espèce d’effroi courroucé manifesté par Rodin ; mais le révérend père comprit tout, lorsqu’il eut entendu Gabriel pousser un cri de joie et qu’il le vit se jeter entre les bras du forgeron en disant :

— Toi… mon frère ?… et vous… mon second père ?… Ah ! c’est Dieu qui vous envoie…

Après avoir serré la main de Gabriel, Dagobert s’avança vers le père d’Aigrigny d’un pas rapide, quoiqu’un peu chancelant.

Remarquant la physionomie menaçante du soldat, le révérend père, fort des droits acquis et se sentant, après tout, chez lui depuis midi, recula d’un pas, et dit impérieusement au vétéran :

— Qui êtes-vous, monsieur ? que voulez-vous ?

Au lieu de lui répondre, le soldat fit encore quelques pas ; puis, s’arrêtant et se mettant bien en face du père d’Aigrigny, il le contempla pendant une seconde, avec un si effrayant mélange de curiosité, de mépris, d’aversion et d’audace, que l’ex-colonel de hussards, un moment interdit, baissa les yeux devant la figure pâle et devant le regard étincelant du vétéran.

Le notaire et Samuel, frappés de surprise, restaient muets spectateurs de cette scène, tandis qu’Agricol et Gabriel suivaient avec anxiété les moindres mouvements de Dagobert.

Quant à Rodin, il avait feint de s’appuyer sur la cassette, afin de pouvoir toujours la couvrir de son corps.

Surmontant enfin l’embarras que lui causait le regard inflexible du soldat, le père d’Aigrigny redressa la tête et répéta :

— Je vous demande, monsieur, qui vous êtes et ce que vous voulez ?

— Vous ne me reconnaissez donc pas ? dit Dagobert en se contenant à peine.

— Non, monsieur…

— Au fait, reprit le soldat avec un profond dédain, vous baissiez les yeux de honte, lorsqu’à Leipzig, où vous vous battiez avec les Russes contre les Français, le général Simon, criblé de blessures, vous a répondu, à vous renégat, qui lui demandiez son épée : Je ne rends pas mon épée à un traître, et il s’est traîné jusqu’auprès d’un grenadier russe, à qui il l’a rendue… À côté du général Simon, il y avait un soldat, aussi blessé ;… ce soldat c’était moi…

— Enfin, monsieur… que voulez-vous ? dit le père d’Aigrigny, se contenant à peine.

— Je veux vous démasquer, vous qui êtes un prêtre aussi infâme, aussi exécré de tous, que Gabriel, que voilà, est un prêtre admirable et béni de tous.

— Monsieur, s’écria le marquis en devenant livide de colère et d’émotion.

— Je vous dis que vous êtes un infâme, reprit le soldat avec plus de force. Pour dépouiller les filles du maréchal Simon, Gabriel et mademoiselle de Cardoville, de leur héritage, vous vous êtes servi des moyens les plus affreux.

— Que dites-vous ? s’écria Gabriel, les filles du maréchal Simon ?…

— Sont tes parentes, mon brave enfant, ainsi que cette digne demoiselle de Cardoville… la bienfaitrice d’Agricol. Aussi… ce prêtre (et il montra le père d’Aigrigny) a fait enfermer l’une, comme folle, dans une maison de santé… et séquestrer les orphelines dans un couvent… Quant à toi, mon brave enfant, je n’espérais pas te voir ici, croyant qu’on t’aurait empêché, ainsi que les autres, de t’y trouver ce matin ; mais, Dieu merci, tu es là… et j’arrive à temps ; je ne suis pas venu plus tôt à cause de ma blessure. J’ai tant perdu de sang que j’ai eu, toute la matinée, des défaillances.

— En effet, s’écria Gabriel avec inquiétude, je n’avais pas remarqué votre bras en écharpe… Cette blessure, quelle est-elle ?

À un signe d’Agricol, Dagobert reprit :

— Ce n’est rien… la suite d’une chute… Mais me voilà… et bien des infamies vont se dévoiler…

Il est impossible de peindre la curiosité, les angoisses, la surprise ou les craintes des différents acteurs de cette scène en entendant ces menaçantes paroles de Dagobert.

Mais, de tous, le plus atterré était Gabriel. Son angélique figure se bouleversait, ses genoux tremblaient. Foudroyé par la révélation de Dagobert, apprenant ainsi l’existence d’autres héritiers, pendant quelques minutes, il ne put prononcer une parole ; enfin il s’écria d’une voix déchirante :

— Et c’est moi… mon Dieu… c’est moi… qui suis cause de la spoliation de cette famille !…

— Toi ! mon frère ? s’écria Agricol.

— N’a-t-on pas aussi voulu te dépouiller ? ajouta Dagobert.

— Le testament, reprit Gabriel avec une angoisse croissante, portait que l’héritage appartiendrait à ceux des héritiers qui se présenteraient avant midi…

— Et bien !… dit Dagobert effrayé de l’émotion du jeune prêtre.

— Midi a sonné, reprit celui-ci. Seul de la famille, j’étais ici, présent ; comprenez-vous, maintenant ?… Le délai est passé… les héritiers sont dépossédés par moi !…

— Par toi, dit Dagobert en balbutiant de joie ; par toi, mon brave enfant… tout est sauvé, alors !…

— Oui… mais…

— Tout est sauvé !… reprit Dagobert radieux en interrompant Gabriel ; tu partageras avec les autres… Je te connais…

— Mais, tous ces biens, je les ai abandonnés d’une manière irrévocable, s’écria Gabriel avec désespoir.

— Abandonnés… ces biens !… dit Dagobert pétrifié ; mais à qui… à qui ?…

— À monsieur…, dit Gabriel en désignant le père d’Aigrigny.

— À lui…, répéta Dagobert anéanti, à lui !… au renégat… toujours le démon de cette famille !

— Mais, mon frère, s’écria Agricol, tu connaissais donc tes droits à cet héritage ?

— Non, répondit le jeune prêtre avec accablement, non… je l’ai seulement appris ce matin même par le père d’Aigrigny :… il avait été, m’a-t-il dit, récemment instruit de mes droits par les papiers de famille autrefois trouvés sur moi, et envoyés par notre mère à son confesseur.

Le forgeron parut frappé d’un trait de lumière, et s’écria :

— Je comprends tout maintenant… on aura vu dans ces papiers que tu pouvais être riche un jour… alors on s’est intéressé à toi ;… on t’a attiré dans ce collège, où nous ne pouvions jamais te voir… et plus tard, on a trompé ta vocation par d’indignes mensonges, afin de t’obliger à te faire prêtre et de t’amener ensuite à faire cette donation… Ah ! monsieur, reprit Agricol en se tournant vers le père d’Aigrigny avec indignation, mon père a raison, une telle machination est infâme !

Pendant cette scène, le révérend père et son socius, d’abord effrayés et ébranlés dans leur audace, avaient peu à peu repris un sang-froid parfait.

Rodin, toujours accoudé sur la cassette, avait dit quelques mots à voix basse au père d’Aigrigny. Aussi, lorsque Agricol, emporté par l’indignation, avait reproché à ce dernier ses machinations infâmes, celui-ci avait baissé la tête et modestement répondu :

— Nous devons pardonner les injures et les offrir au Seigneur comme preuve de notre humilité.

Dagobert, étourdi, écrasé par tout ce qu’il venait d’apprendre, sentait presque sa raison se troubler ; après tant d’angoisses, ses forces lui manquaient devant ce nouveau et terrible coup.

Les paroles justes et sensées d’Agricol, rapprochés de certains passages du testament, éclairèrent tout à coup Gabriel sur le but que s’était proposé le père d’Aigrigny en se chargeant d’abord de son éducation et en l’attirant ensuite dans la compagnie de Jésus. Pour la première fois de sa vie, Gabriel put contempler d’un coup d’œil tous les ressorts de la ténébreuse intrigue dont il était victime ; alors l’indignation, le désespoir surmontant sa timidité habituelle, le missionnaire, l’œil éclatant, les joues enflammées d’un noble courroux, s’écria en s’adressant au père d’Aigrigny :

— Ainsi, mon père, lorsque vous m’avez placé dans l’un de vos collèges, ce n’était pas par intérêt ou par commisération, c’était seulement dans l’espoir de m’amener un jour à renoncer en faveur de votre ordre à ma part de cet héritage… et il ne vous suffisait pas de me sacrifier à votre cupidité… il fallait encore me rendre l’instrument involontaire d’une indigne spoliation ! S’il ne s’agissait que de moi… que de mes droits sur ces richesses que vous convoitiez… je ne réclamerais pas ; je suis ministre d’une religion qui a glorifié, sanctifié la pauvreté ; la donation à laquelle j’ai consenti vous est acquise, je n’y prétends, je n’y prétendrai jamais rien ;… mais il s’agit de biens qui appartiennent à de pauvres orphelines amenées du fond d’un lieu d’exil par mon père adoptif ; et je ne veux pas que vous les dépossédiez… mais il s’agit de la bienfaitrice de mon frère adoptif, et je ne veux pas que vous la dépossédiez… mais il s’agit des dernières volontés d’un mourant qui, dans son ardent amour de l’humanité, a légué à ses descendants une mission évangélique, une admirable mission de progrès, d’amour, d’union, de liberté, et je ne veux pas que cette mission soit étouffée dans son germe. Non… non… et je vous dis, moi, que cette mission s’accomplira, dussé-je révoquer la donation que j’ai faite.

À ces mots, le père d’Aigrigny et Rodin se regardèrent en haussant légèrement les épaules.

Sur un signe du socius, le révérend père prit la parole avec un calme imperturbable, et parla d’une voix lente, onctueuse, ayant soin de tenir ses yeux constamment baissés :

— Il se présente, à propos de l’héritage de M. de Rennepont, plusieurs incidents en apparence très-compliqués, plusieurs fantômes en apparence très-menaçants ; rien cependant de plus simple, de plus naturel que tout ceci… Procédons par ordre… laissons de côté les imputations calomnieuses ; nous y reviendrons. M. Gabriel de Rennepont, et je le supplie humblement de contredire ou de rectifier mes paroles, si je m’écartais le moins du monde de la plus rigoureuse vérité, M. l’abbé Gabriel, pour reconnaître les soins qu’il a autrefois reçus de la compagnie à laquelle je m’honore d’appartenir, m’avait fait, comme représentant de cette compagnie, librement, volontairement, don des biens qui pourraient lui revenir un jour, et dont, ainsi que moi, il ignorait la valeur.

Le père d’Aigrigny interrogea Gabriel du regard, comme pour le prendre à témoin de ces paroles.

— Cela est vrai, dit le jeune prêtre, j’ai fait librement ce don.

— Ce matin, ensuite de cette conversation particulièrement intime, et dont je tairai le sujet, certain d’avance de l’approbation de M. l’abbé Gabriel…

— En effet, répondit généreusement Gabriel, peu importe le sujet de cet entretien…

— C’est donc ensuite de cette conversation, que M. l’abbé Gabriel m’a de nouveau manifesté le désir de maintenir cette donation… je ne dirai pas en ma faveur… car les biens terrestres me touchent fort peu… mais en faveur d’œuvres saintes et charitables, dont notre compagnie serait la dispensatrice… J’en appelle à la loyauté de M. l’abbé Gabriel, en le suppliant de déclarer s’il est ou non engagé, non-seulement par le serment le plus formidable, mais encore par un acte parfaitement légal, passé devant maître Dumesnil, que voici.

— Il est vrai, répondit Gabriel.

— L’acte a été dressé par moi, ajouta le notaire.

— Mais Gabriel ne vous faisait abandon que de ce qui lui appartenait, s’écria Dagobert. Ce brave enfant ne pouvait supposer que vous vous serviez de lui pour dépouiller les autres !

— Faites-moi la grâce, monsieur, de me permettre de m’expliquer, reprit courtoisement le père d’Aigrigny, vous répondrez ensuite.

Dagobert contint avec peine un mouvement de douloureuse impatience.

Le révérend père continua :

— M. l’abbé Gabriel a donc, par le double engagement d’un acte et d’un serment, confirmé sa donation ; bien plus, reprit le père d’Aigrigny, lorsqu’à son profond étonnement, comme au nôtre, le chiffre énorme de l’héritage a été connu, M. l’abbé Gabriel, fidèle à son admirable générosité, loin de se repentir de ses dons, les a pour ainsi dire consacrés de nouveau par un pieux mouvement de reconnaissance envers la Providence, car M. le notaire se rappellera sans doute, qu’après avoir embrassé M. l’abbé Gabriel avec effusion en lui disant qu’il était pour la charité un second saint Vincent de Paule, je l’ai pris par la main, et qu’il s’est ainsi que moi agenouillé pour remercier le ciel de lui avoir inspiré la pensée de faire servir ces biens immenses à la plus grande gloire du Seigneur.

— Cela est vrai, répondit loyalement Gabriel ; tant qu’il s’est agi seulement de moi, malgré un moment d’étourdissement causé par la révélation d’une fortune si énorme, je n’ai pas songé un instant à revenir sur la donation que j’ai librement faite.

— Dans ces circonstances, reprit le père d’Aigrigny, l’heure à laquelle la succession devait être fermée est venue à sonner, M. l’abbé Gabriel, étant le seul héritier présent, s’est trouvé nécessairement… forcément, le seul et légitime possesseur de ces biens immenses… énormes… sans doute ; et je m’en réjouis dans ma charité, qu’ils soient énormes, puisque, grâce à eux, beaucoup de misères vont être secourues, beaucoup de larmes vont être taries. Mais voilà que tout à coup monsieur (et le père d’Aigrigny désigna Dagobert), monsieur, dans un égarement que je lui pardonne du plus profond de mon âme, et qu’il se reprochera, j’en suis sûr, accourt, l’injure, la menace à la bouche, et m’accuse d’avoir fait séquestrer, je ne sais où, je ne sais quels parents, afin de les empêcher de se trouver ici… en temps utile…

— Oui, je vous accuse de cette infamie ! s’écria le soldat exaspéré par le calme et l’audace du révérend père, oui… et je vais…

— Encore une fois, monsieur, je vous en conjure, soyez assez bon pour me laisser continuer… vous me répondrez ensuite, dit humblement le père d’Aigrigny, de la voix la plus douce et la plus mielleuse.

— Oui, je vous répondrai et je vous confondrai ! s’écria Dagobert.

— Laisse… laisse… mon père, dit Agricol ; tout à l’heure tu parleras.

Le soldat se tut.

Le père d’Aigrigny continua avec une nouvelle assurance :

— Sans doute, s’il existe réellement d’autres héritiers que M. l’abbé Gabriel, il est fâcheux pour eux de n’avoir pu se présenter ici en temps utile. Eh ! mon Dieu ! si au lieu de défendre la cause des souffrants et des nécessiteux, je défendais mes intérêts, je serais loin de me prévaloir de cet avantage dû au hasard ; mais comme mandataire de la grande famille des pauvres, je suis obligé de maintenir mes droits absolus à cet héritage, et je ne doute pas que M. le notaire ne reconnaisse la validité de mes réclamations en me mettant en possession de ces valeurs qui, après tout, m’appartiennent légitimement.

— Ma seule mission, reprit le notaire d’une voix émue, est de faire exécuter fidèlement la volonté du testateur. M. l’abbé Gabriel de Rennepont s’est seul présenté avant le dernier délai fixé pour la clôture de la succession. L’acte de donation est en règle ; je ne puis donc refuser de lui remettre dans la personne du donataire le montant de l’héritage…

À ces mots, Samuel cacha sa figure dans ses mains en poussant un gémissement profond ; il était obligé de reconnaître la justesse rigoureuse des observations du notaire.

— Mais, monsieur, s’écria Dagobert en s’adressant à l’homme de loi, cela ne peut pas être… vous ne pouvez pas laisser ainsi dépouiller deux pauvres orphelines… C’est au nom de leur père, de leur mère, que je vous parle… Je vous jure sur l’honneur, sur mon honneur de soldat, qu’on a abusé de la confiance et de la faiblesse de ma femme pour conduire les filles du maréchal Simon au couvent, et m’empêcher ainsi de les amener ici ce matin. Cela est si vrai que j’ai porté ma plainte devant un magistrat.

— Eh bien ! que vous a-t-il répondu ? dit le notaire.

— Que ma déposition ne suffisait pas pour enlever ces jeunes filles du couvent où elles étaient, et que la justice informerait…

— Oui, monsieur, reprit Agricol. Il en a été ainsi au sujet de mademoiselle de Cardoville, que l’on retient comme folle dans une maison de santé, et qui pourtant jouit de toute sa raison ; elle a, comme les filles du maréchal Simon, des droits à cet héritage… J’ai fait pour elle les mêmes démarches que mon père a faites pour les filles du maréchal Simon.

— Eh bien ! demanda le notaire.

— Malheureusement, monsieur, répondit Agricol, on m’a dit, comme à mon père, que, sur ma simple déposition, l’on ne pouvait agir… et que l’on aviserait.

À ce moment, Bethsabée, ayant entendu sonner à la porte du bâtiment de la rue, sortit du salon rouge à un signe de Samuel.

Le notaire reprit, en s’adressant à Agricol et à son père :

— Loin de moi, messieurs, la pensée de mettre en doute votre loyauté, mais il m’est impossible, à mon grand regret, d’accorder à vos accusations, dont rien ne me prouve la réalité, assez d’importance pour suspendre la marche légale des choses ; car enfin, messieurs, de votre propre aveu, le pouvoir judiciaire, auquel vous vous êtes adressés, n’a pas cru devoir donner suite à vos dépositions, et vous a dit qu’on s’informerait, qu’on aviserait ; or, en bonne conscience, je m’adresse à vous, messieurs, puis-je, dans une circonstance aussi grave, prendre sur moi une responsabilité que des magistrats n’ont pas osé prendre ?

— Oui, au nom de la justice, de l’honneur… vous le devez, s’écria Dagobert.

— Peut-être à votre point de vue, monsieur ; mais au mien je reste fidèle à la justice et à l’honneur en exécutant fidèlement ce qui est prescrit par la volonté sacrée d’un mourant. Du reste, rien n’est pour vous désespéré. Si les personnes dont vous prenez les intérêts se croient lésées, cela pourra donner lieu plus tard à une procédure, à un recours contre le donataire de M. l’abbé Gabriel… Mais, en attendant, il est de mon devoir de le mettre en possession immédiate des valeurs… Je me compromettrais gravement si j’agissais autrement.

Les observations du notaire paraissaient tellement selon le droit rigoureux, que Samuel, Dagobert et Agricol restèrent consternés.

Gabriel, après un moment de réflexion, parut prendre une résolution désespérée et dit au notaire d’une voix ferme :

— Puisque la loi est, dans cette circonstance, impuissante à soutenir le bon droit, je prendrai, monsieur, un parti extrême : avant de m’y résoudre, je demande une dernière fois à M. l’abbé d’Aigrigny s’il veut se contenter de ce qui me revient de ces biens, à la condition que les autres parts de l’héritage resteront entre des mains sûres, jusqu’à ce que les héritiers au nom desquels on réclame aient pu justifier de leurs titres.

— À cette proposition je répondrai ce que j’ai dit, reprit le père d’Aigrigny. Il ne s’agit pas ici de moi, mais d’un immense intérêt de charité ; je suis donc obligé de refuser l’offre partielle de M. l’abbé Gabriel, et de lui rappeler ses engagements de toutes sortes.

— Ainsi, monsieur, vous refusez cet arrangement ? dit Gabriel d’une voix émue.

— La charité me l’ordonne.

— Vous refusez… absolument ?

— Je pense à toutes les œuvres saintes que ces trésors vont fonder pour la plus grande gloire du Seigneur, et je ne me sens ni le courage ni la volonté de faire la moindre concession.

— Alors, monsieur, reprit le jeune prêtre d’une voix émue, puisque vous m’y forcez, je révoque ma donation ; j’ai entendu engager seulement ce qui m’appartenait et non ce qui appartient aux autres.

— Prenez garde, M. l’abbé, dit le père d’Aigrigny, je vous ferai observer que j’ai entre les mains un serment écrit… formel…

— Je le sais, monsieur, vous avez un écrit par lequel je fais serment de ne jamais révoquer cette donation, sous quelque prétexte que ce soit, sous peine d’encourir l’aversion et le mépris des honnêtes gens… Eh bien ! monsieur, soit…, dit Gabriel avec une profonde amertume, je m’exposerai à toutes les conséquences de mon parjure, vous le proclamerez partout ; je serai en butte aux dédains, à l’aversion de tous… mais Dieu me jugera…

Et le jeune prêtre essuya une larme qui roula dans ses yeux.

— Oh ! rassure-toi, mon brave enfant ! s’écria Dagobert, renaissant à l’espérance, tous les honnêtes gens seront pour toi !

— Bien ! bien ! mon frère, dit Agricol.

— M. le notaire, dit alors Rodin de sa petite voix aigre, M. le notaire, faites donc comprendre à M. l’abbé Gabriel qu’il peut se parjurer tant qu’il lui plaît, mais que le code civil est moins commode à violer qu’une promesse simplement… et seulement… sacrée !…

— Parlez, monsieur, dit Gabriel.

— Apprenez donc à M. l’abbé Gabriel, reprit Rodin, qu’une donation entre vifs, comme celle qu’il a faite au révérend père d’Aigrigny, est révocable seulement pour trois raisons, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, trois raisons, dit le notaire.

— La première, pour survenance d’enfant, dit Rodin, et je rougirais de parler à M. l’abbé de ce cas de nullité. Le second motif d’annulation serait l’ingratitude du donataire… Or, M. l’abbé Gabriel peut être certain de notre profonde et éternelle reconnaissance. Enfin le troisième cas de nullité est l’inexécution des vœux du donateur, relativement à l’emploi de ses dons. Or, si mauvaise opinion que M. l’abbé Gabriel ait tout à coup prise de nous, il nous accordera du moins quelque temps d’épreuve pour le convaincre que ses dons, ainsi qu’il le désire, seront appliqués à des œuvres qui auront pour but la plus grande gloire du Seigneur.

— Maintenant, M. le notaire, reprit le père d’Aigrigny, c’est à vous de prononcer et de dire si M. l’abbé Gabriel peut ou non révoquer la donation qu’il m’a faite.

Au moment où le notaire allait répondre, Bethsabée rentra, précédant deux nouveaux personnages qui se présentèrent dans le salon rouge, à peu de distance l’un de l’autre.




X


Un bon génie.


Le premier des deux personnages dont l’arrivée avait interrompu la réponse du notaire, était Faringhea.

À la vue de cet homme à figure sinistre, Samuel s’approcha, et lui dit :

— Qui êtes-vous, monsieur ?

Après avoir jeté un regard perçant sur Rodin, qui tressaillit imperceptiblement, et reprit bientôt son sang-froid habituel, Faringhea répondit à Samuel :

— Le prince Djalma est arrivé depuis peu de temps de l’Inde, afin de se trouver ici aujourd’hui, ainsi que cela lui était recommandé par l’inscription d’une médaille qu’il portait au cou…

— Lui aussi ! s’écria Gabriel, qui on le sait, avait été le compagnon de navigation de l’Indien depuis les Açores, où le bâtiment venant d’Alexandrie avait relâché, lui aussi héritier… En effet… pendant la traversée le prince m’a dit que sa mère était d’origine française… Mais sans doute, il a cru devoir me cacher le but de son voyage… Oh ! c’est un noble et courageux jeune homme que cet Indien ! Où est-il ?

L’Étrangleur jeta un nouveau regard sur Rodin et dit, en accentuant lentement ses paroles :

— J’ai quitté le prince hier soir… il m’a confié que, quoiqu’il eût un assez grand intérêt à se trouver ici, il se pourrait qu’il sacrifiât cet intérêt à d’autres circonstances ;… j’ai passé la nuit dans le même hôtel que lui… Ce matin, lorsque je me suis présenté pour le voir, on m’a appris qu’il était déjà sorti… Mon amitié pour lui m’a engagé à venir dans cette maison, espérant que les informations que je pouvais donner sur le prince seraient peut-être utiles.

En ne disant pas un mot du guet-apens où il était tombé la veille, en se taisant sur les machinations de Rodin à l’égard de Djalma, en attribuant surtout l’absence de ce dernier à une cause volontaire, l’étrangleur voulait évidemment servir le socius, comptant bien que celui-ci saurait récompenser sa discrétion.

Il est inutile de dire que Faringhea mentait effrontément. Après être parvenu dans la matinée à s’échapper de sa prison, par un prodige de ruse, d’adresse et d’audace, il avait couru à l’hôtel où il avait laissé Djalma ; là, il avait su qu’un homme et une femme d’un âge et d’une physionomie des plus respectables, se disant les parents du jeune Indien, avaient demandé à le voir, et qu’effrayés de l’état de dangereuse somnolence où il paraissait plongé, ils l’avaient fait transporter dans leur voiture, afin de l’emmener chez eux et de lui donner les soins nécessaires.

— Il est fâcheux, dit le notaire, que cet héritier ne se soit pas non plus présenté ; mais il est malheureusement déchu de ses droits à l’immense héritage dont il s’agit.

— Ah !… il s’agissait d’un immense héritage ? dit Faringhea en regardant fixement Rodin, qui détourna prudemment la vue.

Le second des deux personnages dont nous avons parlé entrait à ce moment.

C’était le père du maréchal Simon, un vieillard de haute stature, encore alerte et vigoureux pour son âge ; ses cheveux étaient blancs et ras ; sa figure, légèrement colorée, exprimait à la fois la finesse, la douceur et l’énergie.

Agricol alla vivement à sa rencontre.

— Vous ici, M. Simon ? s’écria-t-il.

— Oui, mon garçon, dit le père du maréchal en serrant cordialement la main d’Agricol, j’arrive à l’instant de voyage. M. Hardy devait se trouver ici pour affaire d’héritage, à ce qu’il suppose ; mais comme il est encore absent de Paris pour quelque temps, il m’a chargé de…

— Lui aussi… héritier… M. François Hardy !… s’écria Agricol en interrompant le vieil ouvrier.

— Mais comme tu es pâle et bouleversé !… mon garçon. Qu’y a-t-il donc ? reprit le père du maréchal en regardant autour de lui avec étonnement, de quoi s’agit-il donc ?

— De quoi il s’agit ? de vos petites filles que l’on vient de dépouiller, s’écria Dagobert désespéré en s’approchant du chef d’atelier, et c’est pour assister à cette indignité que je les ai amenées du fond de la Sibérie.

— Vous !… reprit le vieil ouvrier en cherchant à reconnaître les traits du soldat, mais vous êtes donc…

— Dagobert…

— Vous… vous… si généreusement dévoué à mon fils ! s’écria le père du maréchal.

Et il serra les mains de Dagobert entre les siennes avec effusion.

— Mais n’avez-vous pas parlé de la fille de Simon ?…

— De ses filles… car il est plus heureux qu’il ne le croit, dit Dagobert, ces pauvres enfants sont jumelles.

— Et où sont-elles ? demanda le vieillard.

— Au couvent…

— Au couvent !

— Oui, par la trahison de cet homme qui, en les y retenant, les a fait déshériter.

— Quel homme ?

— Le marquis d’Aigrigny…

— Le plus mortel ennemi de mon fils, s’écria le vieil ouvrier en jetant un regard d’aversion sur le père d’Aigrigny, dont l’audace ne se démentait pas.

— Et ce n’est pas tout, reprit Agricol ; M. Hardy, mon digne et brave patron, est aussi malheureusement déchu de ses droits à cet immense héritage.

— Que dis-tu ? s’écria le père du maréchal Simon ; mais M. Hardy ignorait qu’il s’agissait pour lui d’intérêts aussi importants… Il est parti précipitamment pour aller rejoindre un de ses amis qui avait besoin de lui.

À chacune de ces révélations successives, Samuel sentait augmenter son désespoir ; mais il ne pouvait que gémir, car malheureusement la volonté du testateur était formelle.

Le père d’Aigrigny, impatient de mettre fin à cette scène qui l’embarrassait cruellement malgré son calme apparent, dit au notaire d’une voix grave et pénétrée :

— Il faut pourtant que tout ceci ait un terme, monsieur ; si la calomnie pouvait m’atteindre, j’y répondrais victorieusement par les faits qui viennent de se produire… Pourquoi attribuer à d’odieuses combinaisons l’absence des héritiers au nom desquels ce soldat et son fils réclament si injurieusement ? Pourquoi leur absence serait-elle moins explicable que celle de ce jeune Indien ? que celle de M. Hardy, qui, ainsi que le dit cet homme de confiance, ignorait l’importance des intérêts qui l’appelaient ici ? N’est-il pas plus probable que les filles de M. le maréchal Simon et que mademoiselle de Cardoville, par des raisons très-naturelles, n’ont pu se présenter ici ce matin ? Encore une fois, ceci a trop duré ; je crois que M. le notaire pensera comme moi que cette révélation de nouveaux héritiers ne change absolument rien à la question que j’avais l’honneur de lui poser tout à l’heure, à savoir : que comme mandataire des pauvres, auquel M. l’abbé Gabriel a fait don de tout ce qu’il possédait… je demeure, malgré sa tardive et illégale opposition, seul possesseur de ces biens que je me suis engagé et que je m’engage encore, à la face de tous dans ce moment solennel, à employer pour la plus grande gloire du Seigneur… Veuillez répondre nettement, M. le notaire, et terminer ainsi une scène pénible pour tous…

— Monsieur, reprit le notaire d’une voix solennelle, en mon âme et conscience, au nom de la justice et de la loi, fidèle et impartial exécuteur des dernières volontés de M. Marius de Rennepont, je déclare que, par le fait de la donation de M. l’abbé Gabriel de Rennepont, vous êtes, vous, M. l’abbé d’Aigrigny, seul possesseur de ces biens, dont à l’heure même je vous mets en jouissance afin que vous en disposiez selon les vœux du donateur.

Ces mots, prononcés avec conviction et gravité, renversèrent les dernières et vagues espérances que les défenseurs des héritiers auraient encore pu conserver.

Samuel devint plus pâle qu’il ne l’était habituellement ; il serra convulsivement la main de Bethsabée, qui s’était rapprochée de lui, et de grosses larmes coulèrent lentement sur les joues des deux vieillards.

Dagobert et Agricol étaient plongés dans un morne accablement ; frappés du raisonnement du notaire, qui disait ne pouvoir accorder plus de créance et d’autorité à leur réclamation que les magistrats eux-mêmes ne leur en avaient accordées, ils se voyaient forcés de renoncer à tout espoir.

Gabriel souffrait plus que personne ; il éprouvait de terribles remords en songeant que, par son aveuglement, il était la cause et l’instrument involontaire de cette abominable spoliation.

Aussi, lorsque le notaire, après s’être assuré de la quantité des valeurs renfermées dans le coffre de cèdre, dit au père d’Aigrigny : « Prenez possession de cette cassette, monsieur. » Gabriel s’écria avec un découragement amer, un désespoir profond :

— Hélas ! l’on dirait que, dans ces circonstances, une inexorable fatalité s’appesantit sur tous ceux qui sont dignes d’intérêt, d’affection ou de respect… Oh ! mon Dieu, ajouta le jeune prêtre en joignant les mains avec ferveur, votre souveraine justice ne peut pas permettre le triomphe d’une pareille iniquité !

On eût dit que le ciel exauçait la prière du missionnaire…

À peine eut-il parlé qu’il se passa une chose étrange.

Rodin, sans attendre la fin de l’invocation de Gabriel, avait, selon l’autorisation du notaire, enlevé la cassette entre ses bras, sans pouvoir retenir une violente aspiration de joie et de triomphe.

À ce moment même où le père d’Aigrigny et le socius se croyaient enfin possesseurs du trésor, la porte de l’appartement dans lequel on avait entendu sonner la pendule, s’ouvrit tout à coup.

Une femme apparut sur le seuil…

À sa vue Gabriel poussa un grand cri et resta foudroyé.

Samuel et Bethsabée tombèrent à genoux les mains jointes. Les deux Israélites se sentirent ranimés par une inexprimable espérance.

Tous les autres acteurs de cette scène restèrent frappés de stupeur…

Rodin… Rodin lui-même… recula de deux pas et replaça sur la table la cassette d’une main tremblante.

Quoiqu’il n’y eût rien que de très-naturel dans cet incident, une femme apparaissant sur le seuil d’une porte qu’elle vient d’ouvrir, il se fit un moment de silence profond, solennel.

Toutes les poitrines étaient oppressées, haletantes.

Tous enfin, à la vue de cette femme, éprouvaient une surprise mêlée d’une sourde frayeur, d’une angoisse indéfinissable… car cette femme semblait être le vivant original du portrait placé dans le salon depuis cent cinquante ans.

C’était la même coiffure, la même robe à plis un peu traînants, la même physionomie empreinte d’une tristesse poignante et résignée.

Cette femme s’avança lentement, et sans paraître s’apercevoir de la profonde impression que causait sa présence.

Elle s’approcha de l’un des meubles incrustés de cuivre et d’étain, poussa un ressort dissimulé dans les moulures de bronze doré, ouvrit ainsi le tiroir supérieur de ce meuble, y prit une enveloppe de parchemin cacheté, puis, s’avançant auprès de la table, plaça ce papier devant le notaire, qui, jusqu’alors immobile et muet, le prit machinalement.

Après avoir jeté sur Gabriel, qui semblait fasciné par sa présence, un long regard mélancolique et doux, cette femme se dirigea vers la porte du vestibule restée ouverte.

En passant auprès de Samuel et de Bethsabée, toujours agenouillés, elle s’arrêta un instant, inclina sa belle tête vers les deux vieillards, les contempla avec une tendre sollicitude ; puis, après leur avoir donné ses mains à baiser, elle disparut aussi lentement qu’elle avait apparu… après avoir jeté un dernier regard sur Gabriel.

Le départ de cette femme sembla rompre le charme sous lequel tous les assistants étaient restés pendant quelques minutes.

Gabriel rompit le premier le silence, en murmurant d’une voix altérée :

— C’est elle !… encore elle… ici… dans cette maison ?

— Qui… elle… mon frère ? dit Agricol, inquiet de la pâleur et de l’air presque égaré du missionnaire, car le forgeron, n’ayant pas remarqué jusqu’alors l’étrange ressemblance de cette femme avec le portrait, partageait cependant, sans pouvoir s’en rendre compte, la stupeur générale.

Dagobert et Faringhea se trouvaient dans une pareille situation d’esprit.

— Cette femme, quelle est-elle ?… reprit Agricol en prenant la main de Gabriel, qu’il sentit humide et glacée.

— Regarde !… dit le jeune prêtre ; il y a plus d’un siècle et demi que ces tableaux sont là…

Et du geste il indiqua les deux portraits devant lesquels il était alors assis.

Au mouvement de Gabriel, Agricol, Dagobert et Faringhea levèrent les yeux sur les deux portraits placés de chaque côté de la cheminée…

Trois exclamations se firent entendre à la fois.

— C’est elle… c’est la même femme ! s’écria le forgeron stupéfait ; et depuis cent cinquante ans son portrait est ici !…

— Que vois-je ?… l’ami et l’émissaire du maréchal Simon ! s’écria Dagobert en contemplant le portrait de l’homme. Oui, c’est bien la figure de celui qui est venu nous trouver en Sibérie l’an passé… Oh ! je le reconnais à son air triste et doux ; et aussi à ses sourcils noirs qui n’en font qu’un.

— Mes yeux ne me trompent pas… non… c’est bien l’homme au front rayé de noir, que nous avons étranglé et enterré au bord du Gange, se disait tout bas Faringhea en frémissant d’épouvante ; l’homme que l’un des fils de Bhowanie, l’an passé, à Java, dans les ruines de Tchandi… assurait avoir rencontré depuis le meurtre près de l’une des portes de Bombay !… cet homme maudit qui, disait-il, laissait partout après lui… la mort sur son passage… et il y a un siècle et demi que cette peinture existe !

Et ainsi que Dagobert et Agricol, l’étrangleur ne pouvait détacher ses yeux de ce portrait étrange.

— Quelle mystérieuse ressemblance ! pensait le père d’Aigrigny.

Puis, comme frappé d’une idée subite, il dit à Gabriel :

— Mais cette femme est celle qui vous a sauvé la vie en Amérique ?

— C’est elle-même…, répondit Gabriel en tressaillant, et pourtant elle m’avait dit qu’elle s’en allait vers le nord de l’Amérique…, ajouta le jeune prêtre en se parlant à lui-même.

— Mais comment se trouve-t-elle ici dans cette maison ? dit le père d’Aigrigny en s’adressant à Samuel. Répondez, gardien… Cette femme s’était donc introduite ici avant nous ou avec vous ?…

— Je suis entré ici le premier et seul, lorsque, pour la première fois depuis un siècle et demi, la porte a été ouverte, dit gravement Samuel.

— Alors, comment expliquez-vous la présence de cette femme ici ? ajouta le père d’Aigrigny.

— Je ne cherche pas à expliquer, dit le juif : je vois… je crois… et maintenant j’espère, ajouta-t-il en regardant Bethsabée avec une expression indéfinissable.

— Mais, encore une fois, vous devez expliquer la présence de cette femme, dit le père d’Aigrigny qui se sentait vaguement inquiet ; qui est-elle ? comment est-elle ici ?

— Tout ce que je sais, monsieur, c’est que, d’après ce que m’a souvent dit mon père, il existe des communications souterraines entre cette maison et des endroits éloignés de ce quartier.

— Ah ! maintenant rien de plus simple, dit le père d’Aigrigny ; il me reste seulement à savoir quel était le but de cette femme en s’introduisant ainsi dans cette maison. Quant à cette singulière ressemblance avec ce portrait, c’est un jeu de la nature.

Rodin avait partagé l’émotion générale lors de l’apparition de cette femme mystérieuse ; mais lorsqu’il l’eut vue remettre au notaire un paquet cacheté, le socius, au lieu de se préoccuper de l’étrangeté de cette apparition, ne fut plus préoccupé que du violent désir de quitter cette maison avec le trésor désormais acquis à sa compagnie ; il éprouvait une vague inquiétude à l’aspect de l’enveloppe cachetée de noir, que la protectrice de Gabriel avait remise au notaire, et que celui-ci tenait machinalement entre ses mains.

Le socius, jugeant donc très-opportun et très à propos de disparaître avec la cassette au milieu de la stupeur et du silence qui duraient encore, poussa légèrement du coude le père d’Aigrigny, lui fit un signe d’intelligence, et, prenant le coffret de cèdre sous son bras, se dirigea vers la porte.

— Un moment, monsieur, lui dit Samuel en se levant et lui barrant le passage, je prie M. le notaire d’examiner l’enveloppe qui vient de lui être remise… vous sortirez ensuite.

— Mais, monsieur, dit Rodin en essayant de forcer le passage, la question est définitivement jugée en faveur du père d’Aigrigny… Ainsi permettez…

— Je vous dis, monsieur, reprit le vieillard d’une voix retentissante, que ce coffret ne sortira pas d’ici avant que M. le notaire ait pris connaissance de l’enveloppe que l’on vient de lui remettre.

Ces mots de Samuel attirèrent l’attention de tous.

Rodin fut forcé de revenir sur ses pas…

Malgré sa fermeté, le juif frissonna au regard implacable qu’à ce moment lui lança Rodin.

Le notaire, s’étant rendu au vœu de Samuel, examinait l’enveloppe avec attention.

— Ciel !… s’écria-t-il tout à coup, que vois-je ?… Ah ! tant mieux !

À l’exclamation du notaire, tous les yeux se tournèrent vers lui.

— Oh ! lisez, lisez, monsieur, s’écria Samuel en joignant les mains, mes pressentiments ne m’auront peut-être pas trompé !

— Mais, monsieur, dit le père d’Aigrigny au notaire, commençant à partager les anxiétés de Rodin ; mais, monsieur… quel est ce papier ?

— Un codicille, reprit le notaire, un codicille qui remet tout en question.

— Comment, monsieur, s’écria le père d’Aigrigny avec fureur en s’approchant vivement du notaire, tout est remis en question ! et de quel droit ?

— C’est impossible, ajouta Rodin, nous protestons.

— Gabriel… mon père… Écoutez donc, s’écria Agricol, tout n’est pas perdu… il y a de l’espoir… Gabriel… entends-tu ?… il y a de l’espoir.

— Que dis-tu… ? reprit le jeune prêtre en se levant, et croyant à peine ce que lui disait son frère adoptif.

— Messieurs, dit le notaire, je dois vous donner lecture de la suscription de cette enveloppe… Elle change ou plutôt elle ajourne toutes les dispositions testamentaires.

— Gabriel, s’écria Agricol en sautant au cou du missionnaire, tout est ajourné, rien n’est perdu !

— Messieurs, écoutez, reprit le notaire.

Et il lut ce qui suit :


« Ceci est un codicille qui, pour des raisons que l’on trouvera déduites sous ce pli, ajourne et proroge au 1er juin 1832, mais sans les changer aucunement, toutes les dispositions contenues dans le testament fait par moi aujourd’hui à une heure de relevée… La maison sera refermée et les fonds seront toujours laissés au dépositaire, pour être, le 1er juin 1832, distribués aux ayants droits.

« Villetaneuse… ce jourd’hui 13 février 1682, à onze heures du soir.

« Marius de Rennepont. »


— Je m’inscris en faux contre ce codicille ! s’écria le père d’Aigrigny, livide de désespoir et de rage.

— La femme qui l’a remis aux mains du notaire nous est suspecte…, ajouta Rodin. Ce codicille est faux.

— Non, monsieur, dit sévèrement le notaire ; car je viens de comparer les deux signatures, et elles sont absolument semblables… Du reste… ce que je disais ce matin pour les héritiers non présents vous est applicable ;… vous pouvez attaquer l’authenticité de ce codicille ; mais tout demeure en suspens et comme non avenu… puisque le délai pour la clôture de la succession est prorogé à trois mois et demi…

Lorsque le notaire eut prononcé ces derniers mots, les ongles de Rodin étaient saignants ;… pour la première fois, ses lèvres blafardes parurent rouges.

— Oh ! mon Dieu ! vous m’avez entendu… vous m’avez exaucé…, s’écria Gabriel agenouillé et joignant les mains avec une religieuse ferveur, et en tournant vers le ciel son angélique figure ; votre souveraine justice ne pouvait laisser l’iniquité triomphante.

— Que dis-tu, mon brave enfant ? s’écria Dagobert, qui, dans le premier étourdissement de la joie, n’avait pas bien compris la portée de ce codicille.

— Tout est reculé, mon père, s’écria le forgeron, le délai pour se présenter est fixé à trois mois et demi, à dater d’aujourd’hui… Et maintenant que ces gens-là sont démasqués… (Agricol désigna Rodin et le père d’Aigrigny) il n’y a plus rien à craindre d’eux ; on sera sur ses gardes, et les orphelines, mademoiselle de Cardoville, mon digne patron, M. Hardy et le jeune Indien rentreront dans leurs biens.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il faut renoncer à peindre l’ivresse, le délire de Gabriel et d’Agricol, de Dagobert et du père du maréchal Simon, de Samuel et de Bethsabée.

Faringhea seul resta morne et sombre devant le portrait de l’homme au front rayé de noir.

Quant à la fureur du père d’Aigrigny et de Rodin, en voyant Samuel reprendre le coffret de cèdre, il faut aussi renoncer à la peindre…

Sur l’observation du notaire qui emporta le codicille pour le faire ouvrir selon les formules de la loi, Samuel comprit qu’il était plus prudent de déposer à la Banque de France les immenses valeurs dont on le savait détenteur.

Pendant que tous les cœurs généreux, qui avaient un moment tant souffert, débordaient de bonheur, d’espérance et d’allégresse, le père d’Aigrigny et Rodin quittèrent cette maison, la rage et la mort dans l’âme.

Le révérend père monta dans sa voiture et dit à ses gens :

— À l’hôtel Saint-Dizier !

Puis, éperdu, anéanti, il tomba sur les coussins en cachant sa figure dans ses mains et poussant un long gémissement.

Rodin s’assit auprès de lui… et contempla avec un mélange de courroux et de mépris cet homme ainsi abattu et affaissé.

— Le lâche !… se dit-il tout bas, il désespère ;… pourtant…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




XI


Les premiers sont les derniers, les derniers sont les premiers.


La voiture du père d’Aigrigny arriva rapidement à l’hôtel de Saint-Dizier.

Pendant toute la route, Rodin resta muet, se contentant d’observer et d’écouter attentivement le père d’Aigrigny qui exhala les douleurs et les furies de ses déceptions dans un long monologue entrecoupé d’exclamations, de lamentations, d’indignations, à l’endroit des impitoyables coups de la destinée qui ruinent en un moment les espérances les mieux fondées.

Lorsque la voiture du père d’Aigrigny entra dans la cour et s’arrêta devant le péristyle de l’hôtel de Saint-Dizier, on put apercevoir derrière les vitres d’une fenêtre, et à demi cachée par les plis d’un rideau, la figure de la princesse ; dans son ardente anxiété elle venait voir si c’était le père d’Aigrigny qui arrivait. Bien plus, au mépris de toute convenance, cette grande dame d’apparences ordinairement si réservées, si formalistes, sortit précipitamment de son appartement et descendit quelques-unes des marches de l’escalier, pour accourir au-devant du père d’Aigrigny qui gravissait les degrés d’un air abattu.

La princesse, à l’aspect de la physionomie livide, bouleversée du révérend père, s’arrêta brusquement et pâlit… elle soupçonna que tout était perdu… Un regard rapidement échangé avec son ancien amant ne lui laissa aucun doute sur l’issue qu’elle redoutait.

Rodin suivait humblement le révérend père.

Tous deux, précédés de la princesse, entrèrent bientôt dans son cabinet.

La porte fermée, la princesse, s’adressant au père d’Aigrigny avec une angoisse indicible, s’écria :

— Que s’est-il donc passé ?…

Au lieu de répondre à cette question, le révérend père, les yeux étincelants de rage, les lèvres blanches, les traits contractés, regarda la princesse en face et lui dit :

— Savez-vous à combien s’élève cet héritage que nous croyions de quarante millions ?…

— Je comprends, s’écria la princesse, on nous a trompés… cet héritage se réduit à rien ;… vous avez agi en pure perte.

— Oui, nous avons agi en pure perte, répondit le révérend père, les dents serrées de colère. En pure perte ! et il ne s’agissait pas de quarante millions… mais de deux cent douze millions…

— Deux cent douze millions !… répéta la princesse avec stupeur en reculant d’un pas ; c’est impossible !…

— Je les ai vus, vous dis-je, en valeurs renfermées dans un coffret inventorié par le notaire.

— Deux cent douze millions ! reprit la princesse avec accablement ; mais c’était une puissance immense, souveraine… Et vous avez renoncé… et vous n’avez pas lutté, par tous les moyens possibles, jusqu’aux derniers moments ?…

— Eh ! madame, j’ai fait tout ce que j’ai pu ! Malgré la trahison de Gabriel, qui, ce matin même, a déclaré qu’il nous reniait… qu’il se séparait de la compagnie.

— L’ingrat ! dit naïvement la princesse.

— L’acte de donation, que j’avais eu la précaution de faire légaliser par le notaire, était en si bonne forme, que, malgré les réclamations de cet enragé soldat et de son fils, le notaire m’avait mis en possession de ce trésor.

— Deux cent douze millions ! répéta la princesse en joignant les mains. En vérité… c’est comme un rêve.

— Oui, répondit amèrement le père d’Aigrigny, pour nous cette possession a été un rêve, car on a découvert un codicille qui prorogeait à trois mois et demi toutes les dispositions testamentaires ; or, maintenant l’éveil est donné, par nos précautions mêmes, à cette bande d’héritiers ;… ils connaissent l’énormité de la somme ;… ils sont sur leurs gardes ; tout est perdu.

— Mais ce codicille, quel est donc l’être maudit qui l’a fait connaître ?

— Une femme.

— Quelle femme ?

— Je ne sais quelle créature nomade que ce Gabriel a, dit-il, rencontrée déjà en Amérique et qui lui a sauvé la vie…

— Et comment cette femme se trouvait-elle là ? Comment savait-elle l’existence de ce codicille ?

— Tout ceci, je le crois, était convenu avec un misérable juif, gardien de cette maison, et dont la famille est dépositaire des fonds depuis trois générations ; il avait sans doute quelque instruction secrète… dans le cas où l’on soupçonnerait les héritiers d’être retenus, car, dans son testament… ce Marius de Rennepont avait prévu que la compagnie surveillerait sa race.

— Mais ne peut-on plaider sur la valeur de ce codicille ?

— Plaider… dans ce temps-ci ? plaider pour une affaire de testament ? nous exposer sans certitude de succès à mille clameurs ? Il est déjà bien assez fâcheux que tout ceci doive s’ébruiter… Ah ! c’est affreux !… et au moment de toucher au but… après tant de peines ! une affaire poursuivie avec tant de soins, tant de persistance, depuis un siècle et demi.

— Deux cent douze millions…, dit la princesse ; ce n’était plus en pays étranger que l’ordre s’établissait ; c’est en France, au cœur de la France, qu’il s’imposait, avec de telles ressources…

— Oui, reprit le père d’Aigrigny avec amertume, et, par l’éducation, nous nous emparions de toute la génération naissante… C’était politiquement d’une portée incalculable.

Puis, frappant du pied, il reprit :

— Je vous dis que c’est à en devenir fou de rage. Une affaire si sagement, si habilement, si patiemment conduite !…

— Ainsi, aucun espoir ?

— Le seul est que ce Gabriel ne rétracte pas sa donation en ce qui le concerne. Ce qui serait déjà considérable… car sa part s’élèverait seule à trente millions.

— Mais c’est énorme… mais c’est presque ce que vous espériez, s’écria la princesse ; alors, pourquoi vous désespérer ?

— Parce que Gabriel plaidera contre cette donation ; si légale qu’elle soit, il trouvera moyen de la faire annuler maintenant que le voilà libre, éclairé sur nous, et entouré de sa famille adoptive ; je vous dis que tout est perdu ; il ne reste aucun espoir. Je crois même prudent d’écrire à Rome pour obtenir la permission de quitter Paris pendant quelque temps. Cette ville m’est odieuse.

— Oh ! oui, je le vois… il faut qu’il n’y ait plus d’espoir… pour que vous, mon ami… vous vous décidiez presque à fuir…

Et le père d’Aigrigny restait complètement anéanti, démoralisé ; ce coup terrible avait brisé en lui tout ressort, toute énergie ; il se jeta dans un fauteuil avec accablement.

Pendant l’entretien précédent, Rodin était modestement resté debout auprès de la porte, tenant son vieux chapeau à la main.

Deux ou trois fois, à certains passages de la conversation du père d’Aigrigny et de la princesse, la face cadavéreuse du socius, qui paraissait en proie à un courroux concentré, s’était légèrement colorée, ses flasques paupières étaient devenues rouges comme si le sang lui eût monté à la tête par suite d’une violente lutte intérieure… puis, son morne visage avait repris sa teinte blafarde.

— Il faut que j’écrive à l’instant à Rome pour annoncer cet échec… qui devient un événement de la plus haute importance, puisqu’il renverse d’immenses espérances, dit le père d’Aigrigny avec abattement.

Le révérend père était resté assis ; montrant, d’un geste, une table à Rodin, il lui dit d’une voix brusque et hautaine :

— Écrivez…

Le socius posa son chapeau par terre, répondit par un salut respectueux à l’ordre du révérend père et, le cou tors, la tête basse, la démarche oblique, il alla s’asseoir sur le bord du fauteuil placé devant le bureau ; puis prenant du papier et une plume, silencieux et immobile, il attendit la dictée de son supérieur.

— Vous permettez, princesse ? dit le père d’Aigrigny à madame de Saint-Dizier.

Celle-ci répondit par un mouvement d’impatience, qui semblait reprocher au père d’Aigrigny sa demande formaliste.

Le révérend père s’inclina et dicta ces mots d’une voix sourde et oppressée :


« Toutes nos espérances, devenues récemment presque des certitudes, viennent d’être déjouées subitement. L’affaire Rennepont, malgré tous les soins, toute l’habileté employée jusqu’ici, a échoué complètement et sans retour. Au point où en sont les choses, c’est malheureusement plus qu’un insuccès… c’est un événement des plus désastreux pour la compagnie, dont les droits étaient d’ailleurs moralement évidents sur ces biens, distraits frauduleusement d’une confiscation faite en sa faveur… J’ai du moins la conscience d’avoir tout fait, jusqu’au dernier moment, pour défendre et assurer nos droits. Mais il faut, je le répète, considérer cette importante affaire comme absolument et à jamais perdue, et n’y plus songer. »

Le père d’Aigrigny dictait ceci en tournant le dos à Rodin.

Au brusque mouvement que fit le socius en se levant et en jetant sa plume sur la table, au lieu de continuer à écrire, le révérend père se tourna, et, regardant Rodin avec un profond étonnement, il lui dit :

— Eh bien…! que faites-vous ?

— Il faut en finir… cet homme extravague ! dit Rodin en se parlant à lui-même, et en s’avançant lentement vers la cheminée.

— Comment !… vous quittez votre place… vous n’écrivez pas ? dit le révérend père stupéfait.

Puis, s’adressant à la princesse, qui partageait son étonnement, il ajouta en désignant le socius d’un coup d’œil méprisant :

— Ah çà ! mais il perd la tête…

— Pardonnez-lui, reprit madame de Saint-Dizier, c’est sans doute le souci que lui cause la ruine de cette affaire.

— Remerciez madame la princesse, retournez à votre place, et continuez d’écrire, dit le père d’Aigrigny à Rodin d’un ton de compassion dédaigneuse.

Et d’un doigt impérieux il lui montra la table.

Le socius, parfaitement indifférent à ce nouvel ordre, s’approcha de la cheminée, à laquelle il tourna le dos, redressa son dos voûté, se campa ferme sur ses jarrets, frappa le tapis du talon de ses gros souliers huilés, croisa les mains derrière les pans de sa vieille redingote graisseuse, et redressant la tête, regarda fixement le père d’Aigrigny.

Le socius n’avait pas dit un mot, mais ses traits hideux, alors légèrement colorés, révélaient tout à coup une telle conscience de sa supériorité, un si souverain mépris pour le père d’Aigrigny, une audace si calme, et pour ainsi dire si sereine, que le révérend père et la princesse restèrent confondus.

Ils se sentaient étrangement dominés et imposés par ce vieux petit homme si laid et si sordide.

Le père d’Aigrigny connaissait trop les coutumes de sa compagnie pour croire son humble secrétaire capable de prendre subitement sans motif, ou plutôt sans un droit positif, ces airs de supériorité transcendante… Bien tard, trop tard, le révérend père comprit que ce subordonné pouvait bien être à la fois un espion et une sorte d’auxiliaire expérimenté qui, selon les Constitutions de l’ordre, avait pouvoir et mission, dans certains cas urgents, de destituer et de remplacer provisoirement l’agent incapable auprès duquel on le plaçait préalablement comme surveillant.

Le révérend père ne se trompait pas ; depuis le général jusqu’aux provinciaux, jusqu’aux recteurs des collèges, tous les membres supérieurs de la compagnie ont auprès d’eux, souvent tapis, à leur insu, dans les fonctions en apparence les plus infimes, des hommes très-capables de remplir leurs fonctions à un moment donné, et qui, à cet effet, correspondent incessamment et directement avec Rome.

Du moment où Rodin se fut ainsi posé, les manières ordinairement hautaines du père d’Aigrigny changèrent à l’instant ; quoiqu’il lui en coûtât beaucoup, il lui dit avec une hésitation remplie de déférence :

— Vous avez sans doute pouvoir de me commander… à moi… qui vous ai jusqu’ici commandé ?

Rodin, sans répondre, tira de son portefeuille gras et éraillé un pli timbré des deux côtés, où étaient écrites quelques lignes en latin.

Après avoir lu, le père d’Aigrigny approcha respectueusement, religieusement ce papier de ses lèvres ; puis il le rendit à Rodin, en s’inclinant profondément devant lui.

Lorsque le père d’Aigrigny releva la tête, il était pourpre de dépit et de honte ; malgré son habitude d’obéissance passive et d’immuable respect pour les volontés de l’ordre, il éprouvait un amer, un violent courroux de se voir si brusquement dépossédé… Ce n’était pas tout encore… Quoique depuis très-longtemps toute relation de galanterie eût cessé entre lui et madame de Saint-Dizier, celle-ci n’en était pas moins pour lui une femme… et éprouver cet humiliant échec devant une femme, lui était doublement cruel, car, malgré son entrée dans l’ordre, il n’avait pas complètement dépouillé l’homme du monde…

De plus, la princesse, au lieu de paraître peinée, révoltée, de cette transformation subite du supérieur en subalterne, et du subalterne en supérieur, regardait Rodin avec une sorte de curiosité mêlée d’intérêt.

Comme femme… et comme femme âprement ambitieuse, cherchant à s’attacher à toutes les hautes influences, la princesse aimait ces sortes de contrastes ; elle trouvait à bon droit curieux et intéressant de voir cet homme, presque en haillons, chétif et d’une laideur ignoble, naguère encore le plus humble des subordonnés, dominer de toute l’élévation de l’intelligence qu’on lui savait nécessairement, dominer, disons-nous, le père d’Aigrigny, grand seigneur par sa naissance, par l’élégance de ses manières, et naguère si considérable dans sa compagnie.

De ce moment, comme personnage important, Rodin effaça complètement le père d’Aigrigny dans l’esprit de la princesse.

Le premier mouvement d’humiliation passé, le révérend père d’Aigrigny, quoique son orgueil saignât à vif, mit au contraire tout son amour-propre, tout son savoir-vivre d’homme de bonne compagnie, à redoubler de courtoisie envers Rodin, devenu son supérieur par un si brusque revirement de fortune.

Mais l’ex-socius, incapable d’apprécier ou plutôt de reconnaître ces nuances délicates, s’établit carrément, brutalement et impérieusement dans sa nouvelle position, non par réaction d’orgueil froissé, mais par conscience de ce qu’il valait ; une longue pratique du père d’Aigrigny lui avait révélé l’infériorité de ce dernier.

— Vous avez jeté la plume, dit le père d’Aigrigny à Rodin avec une extrême déférence, lorsque je vous dictais cette note pour Rome ;… me ferez-vous la grâce de m’apprendre en quoi… j’ai mal agi ?

— À l’instant même, reprit Rodin de sa voix aiguë et incisive ; pendant longtemps, quoique cette affaire me parût au-dessus de vos forces… je me suis abstenu ;… et pourtant que de fautes !… quelle pauvreté d’invention !… quelle grossièreté dans les moyens employés par vous pour la mener à bonne fin !

— J’ai peine à comprendre vos reproches…, répondit le père d’Aigrigny, quoiqu’une secrète amertume perçât dans son apparente soumission ; le succès n’était-il pas certain sans ce codicille ?… N’avez-vous pas contribué vous-même… à ces mesures que vous blâmez à cette heure ?

— Vous commandiez alors… et j’obéissais ;… vous étiez d’ailleurs sur le point de réussir… non à cause des moyens dont vous vous êtes servi… mais malgré ces moyens, d’une maladresse, d’une brutalité révoltante…

— Monsieur… vous êtes sévère, dit le père d’Aigrigny.

— Je suis juste… Faut-il donc des prodiges d’habileté pour enfermer quelqu’un dans une chambre et fermer ensuite la porte à double tour ?… Hein !… Eh bien ! avez-vous fait autre chose ?… Non… certes ! Les filles du général Simon ? à Leipzig emprisonnées ; à Paris enfermées au couvent. Adrienne de Cardoville ? enfermée. Couche-tout-Nu ? en prison… Djalma ? un narcotique… Un seul moyen ingénieux et mille fois plus sûr, parce qu’il agissait moralement et non matériellement, a été employé pour éloigner M. Hardy… Quant à vos autres procédés… allons donc !… mauvais, incertains, dangereux… Pourquoi ? parce qu’ils étaient violents, et qu’on répond à la violence par la violence ; alors ce n’est plus une lutte d’hommes fins, habiles, opiniâtres, voyant dans l’ombre, où ils marchent toujours… c’est un combat de crocheteurs au grand soleil. Comment ? bien qu’en agissant sans cesse, nous devons avant tout nous effacer, disparaître, et vous ne trouvez rien de plus intelligent que d’appeler l’attention sur nous par des moyens d’une sauvagerie et d’un retentissement déplorables… Pour plus de mystère, c’est la garde, c’est le commissaire de police, ce sont des geôliers que vous prenez pour complices… Mais cela fait pitié, monsieur… Un succès éclatant pouvait seul faire pardonner ces pauvretés ! et ce succès vous ne l’avez pas eu…

— Monsieur, dit le père d’Aigrigny vivement blessé, car madame de Saint-Dizier, ne pouvant cacher l’espèce d’admiration que lui causait la parole nette et cassante de Rodin, regardait son ancien amant d’un air qui semblait dire : « Il a raison ; » monsieur, vous êtes plus que sévère… dans votre jugement… et malgré la déférence que je vous dois, je vous dirai que je ne suis pas habitué…

— Il y a bien d’autres choses, ma foi ! auxquelles vous n’êtes pas habitué, dit rudement Rodin en interrompant le révérend père ; mais vous vous y habituerez… Vous vous êtes fait jusqu’ici une fausse idée de votre valeur ; il y a en vous un vieux levain de batailleur et de mondain qui toujours fermente, et ôte à votre raison le froid, la lucidité, la pénétration qu’elle doit avoir ;… vous avez été un beau militaire, fringant et musqué ; vous avez couru les guerres, les fêtes, les plaisirs, les femmes… Ces choses vous ont usé à moitié. Vous ne serez jamais maintenant qu’un subalterne ; vous êtes jugé. Il vous manquera toujours cette vigueur, cette concentration d’esprit qui domine hommes et événements. Cette vigueur, cette concentration d’esprit, je l’ai, moi, et si je l’ai… savez-vous pourquoi ? C’est que, uniquement voué au service de notre compagnie, j’ai toujours été laid, sage et vierge ;… oui, vierge… toute ma virilité est là…

En prononçant ces mots, d’un orgueilleux cynisme, Rodin était effrayant.

La princesse de Saint-Dizier le trouva presque beau d’audace et d’énergie.

Le père d’Aigrigny, se sentant dominé d’une manière invincible, inexorable, par cet être diabolique, voulut tenter un dernier effort et s’écria :

— Eh ! monsieur, ces forfanteries ne sont pas des preuves de valeur et de puissance ;… on vous verra à l’œuvre…

— On m’y verra…, reprit froidement Rodin ; et savez-vous à quelle œuvre ? (Rodin affectionnait cette formule interrogative) à celle que vous abandonnez si lâchement…

— Que dites-vous ? s’écria la princesse de Saint-Dizier, car le père d’Aigrigny, stupéfait de l’audace de Rodin, ne trouvait pas une parole.

— Je dis, reprit lentement Rodin, je dis que je me charge de faire réussir l’affaire de l’héritage Rennepont, que vous regardez comme désespérée.

— Vous ? s’écria le père d’Aigrigny, vous ?

— Moi…

— Mais on a démasqué nos manœuvres.

— Tant mieux, on sera obligé d’en inventer de plus habiles.

— Mais l’on se défiera de nous.

— Tant mieux, les succès difficiles sont les plus certains.

— Comment ! vous espérez faire consentir Gabriel à ne pas révoquer sa donation… qui d’ailleurs est peut-être entachée d’illégalité ?

— Je ferai rentrer dans les coffres de la compagnie les deux cent douze millions dont on veut la frustrer. Est-ce clair ?

— C’est aussi clair qu’impossible.

— Et je vous dis, moi, que cela est possible… et qu’il faut que cela soit possible… entendez-vous ? Mais vous ne comprenez donc pas, esprit de courte vue…, s’écria Rodin en s’animant à ce point que sa face cadavéreuse se colora légèrement, vous ne comprenez donc pas que maintenant il n’y a plus à balancer ?… ou les deux cent douze millions seront à nous, et alors ce sera le rétablissement assuré de notre souveraine influence en France, car, avec de telles sommes, par la vénalité qui court, on achète un gouvernement, et s’il est trop cher ou mal accommodant, on allume la guerre civile, on le renverse et l’on restaure la légitimité, qui, après tout, est notre véritable milieu, et qui, nous devant tout, nous livrera tout.

— C’est évident, dit la princesse en joignant les mains avec admiration.

— Si au contraire, reprit Rodin, ces deux cent douze millions restent entre les mains de la famille Rennepont, c’est notre ruine, c’est notre perte ; c’est faire une souche d’ennemis acharnés, implacables… Vous n’avez donc pas entendu les vœux exécrables de ce Rennepont, au sujet de cette association qu’il recommande, et que, par une fatalité inouïe, sa race maudite peut merveilleusement réaliser ?… Mais songez donc aux forces immenses qui se grouperaient alors autour de ces millions : c’est le maréchal Simon, agissant au nom de ses filles, c’est-à-dire l’homme du peuple fait duc sans en être plus vain, ce qui assure son influence sur les masses, car l’esprit militaire et le bonapartisme incarné représentent encore, aux yeux du peuple, la tradition d’honneur et de gloire nationale. C’est ensuite ce François Hardy, le bourgeois libéral, indépendant, éclairé, type du grand manufacturier, amoureux du progrès et du bien-être des artisans !… Puis, c’est Gabriel, le bon prêtre, comme ils disent, l’apôtre de l’Évangile primitif, le représentant de la démocratie de l’Église contre l’aristocratie de l’Église, du pauvre curé de campagne contre le riche évêque, c’est-à-dire, dans leur jargon, le travailleur de la sainte vigne contre l’oisif despote, le propagateur-né de toutes les idées de fraternité, d’émancipation et de progrès… comme ils disent encore, et cela non pas au nom d’une politique révolutionnaire, incendiaire, mais au nom du Christ, au nom d’une religion toute de charité, d’amour et de paix… pour parler comme ils parlent. Après, vient Adrienne de Cardoville, le type de l’élégance, de la grâce, de la beauté ; la prêtresse de toutes les sensualités qu’elle prétend diviniser à force de les raffiner et de les cultiver. Je ne vous parle pas de son esprit, de son audace ; vous ne les connaissez que trop. Aussi rien ne peut nous être aussi dangereux que cette créature patricienne par le sang, peuple par le cœur, poëte par l’imagination. C’est enfin ce prince Djalma, chevaleresque, hardi, prêt à tout, parce qu’il ne sait rien de la vie civilisée, implacable dans sa haine, comme dans son affection, instrument terrible pour qui saura s’en servir. Il n’y a pas enfin dans cette famille détestable jusqu’à ce misérable Couche-tout-Nu, qui, isolément, n’a aucune valeur, mais qui, épuré, relevé, régénéré par le contact de ces natures généreuses et expansives, comme ils appellent cela, peut avoir une large part dans l’influence de cette association, comme représentant de l’artisan… Maintenant, croyez-vous que si tous ces gens-là, déjà exaspérés contre nous parce que, disent-ils, nous avons voulu les spolier, suivent, et ils les suivront, j’en réponds, les détestables conseils de ce Rennepont, croyez-vous que s’ils associent toutes les forces, toute l’action dont ils disposent autour de cette fortune énorme, qui en centuplera la puissance ; croyez-vous que s’ils nous déclarent une guerre acharnée à nous et à nos principes, ils ne seront pas les ennemis les plus dangereux que nous ayons jamais eus ? Mais je vous dis, moi, que jamais la compagnie n’aurait été plus sérieusement menacée ; oui, et c’est maintenant, pour elle, une question de vie ou de mort ; il ne s’agit plus à cette heure de se défendre, mais d’attaquer, afin d’arriver à l’annihilation de cette maudite race des Rennepont, et à la possession de ces millions.

À ce tableau, présenté par Rodin avec une animation fébrile d’autant plus influente, qu’elle était plus rare, la princesse et le père d’Aigrigny se regardèrent, interdits.

— Je l’avoue, dit le révérend père à Rodin, je n’avais pas songé à toutes les dangereuses conséquences de cette association en bien, recommandée par M. de Rennepont ; je crois qu’en effet ses héritiers, d’après le caractère que nous leur connaissons, auront à cœur de réaliser cette utopie… Le péril est très-grand, très-menaçant ; mais, pour le conjurer… que faire ?…

— Comment, monsieur ? vous avez à agir sur des natures ignorantes, héroïques et exaltées comme Djalma, sensuelles et excentriques comme Adrienne de Cardoville, naïves et ingénues comme Rose et Blanche Simon, loyales et franches comme François Hardy, angéliques et pures comme Gabriel, brutales et stupides comme Couche-tout-Nu, et vous demandez : Que faire ?

— En vérité, je ne vous comprends pas, dit le père d’Aigrigny.

— Je le crois bien ! votre conduite passée, dans tout ceci, me le prouve assez, reprit dédaigneusement Rodin : vous avez eu recours à des moyens grossiers, matériels, au lieu d’agir sur tant de passions nobles, généreuses, élevées, qui, réunies un jour, formeraient un faisceau redoutable, mais qui, maintenant divisées, isolées, prêteront à toutes les surprises, à toutes les séductions, à tous les entraînements, à toutes les attaques !… Comprenez-vous enfin ?… Non, pas encore ?

Et Rodin haussa les épaules.

— Voyons, meurt-on de désespoir ?

— Oui.

— La reconnaissance de l’amour heureux peut-elle aller jusqu’aux dernières limites de la générosité la plus folle ?

— Oui.

— N’est-il pas de si horribles déceptions que le suicide est le seul refuge contre d’affreuses réalités ?

— Oui.

— L’accès des sensualités peut-il nous conduire au tombeau dans une lente et voluptueuse agonie ?

— Oui.

— Est-il dans la vie des circonstances si terribles que les caractères les plus mondains, les plus fermes, ou les plus impies… viennent aveuglément se jeter, brisés, anéantis, entre les bras de la religion, et abandonnent les plus grands biens de ce monde pour le cilice, la prière et l’extase ?

— Oui.

— N’est-il pas enfin mille circonstances dans lesquelles la réaction des passions amène les transformations les plus extraordinaires, les dénoûments les plus tragiques dans l’existence de l’homme ou de la femme ?

— Sans doute.

— Eh bien ! pourquoi me demander : Que faire ? et que diriez-vous si, par exemple, les membres les plus dangereux de cette famille Rennepont… venaient avant trois mois, à genoux, implorer la faveur d’entrer dans cette compagnie dont ils ont horreur, et dont Gabriel s’est aujourd’hui séparé ?

— Une telle conversion est impossible ! s’écria le père d’Aigrigny.

— Impossible… Et qu’étiez-vous donc il y a quinze ans, monsieur ? dit Rodin, un mondain, impie et débauché… et vous êtes venu à nous, et vos biens sont devenus les nôtres. Comment ! nous avons dompté des princes, des rois, des papes ; nous avons absorbé, éteint dans notre unité de magnifiques intelligences, qui, au dehors de nous, rayonnaient de trop de clartés ; nous avons dominé presque les deux mondes ; nous nous sommes perpétués vivaces, riches et redoutables jusqu’à ce jour à travers toutes les haines, toutes les proscriptions, et nous n’aurions pas raison d’une famille qui nous menace si dangereusement, et dont les biens, dérobés à notre compagnie, nous sont d’une nécessité capitale ?… Comment ! nous ne serons pas assez habiles pour obtenir ce résultat sans maladroites violences, sans crimes compromettants ?… Mais vous ignorez donc les immenses ressources d’anéantissement mutuel ou partiel que peut offrir le jeu des passions humaines, habilement combinées, opposées, contrariées, surexcitées, et surtout lorsque peut-être, grâce à un tout-puissant auxiliaire, ajouta Rodin avec un sourire étrange, ces passions peuvent doubler d’ardeur et de violence…

— Et cet auxiliaire… quel est-il ? demanda le père d’Aigrigny, qui, ainsi que la princesse de Saint-Dizier, ressentait alors une sorte d’admiration mêlée de frayeur.

— Oui, reprit Rodin sans répondre au révérend père, car ce formidable auxiliaire, s’il nous vient en aide, peut amener des transformations foudroyantes, rendre pusillanimes les plus indomptables, crédules les plus impies, féroces les plus angéliques…

— Mais cet auxiliaire…, s’écria la princesse oppressée par une vague frayeur, cet auxiliaire si puissant, si redoutable… quel est-il ?…

— S’il arrive enfin, reprit Rodin toujours impassible et livide, les plus jeunes, les plus vigoureux… seront à chaque minute du jour en danger de mort… aussi imminent que l’est un moribond à sa dernière minute…

— Mais cet auxiliaire, reprit le père d’Aigrigny, de plus en plus épouvanté, car plus Rodin assombrissait ce lugubre tableau, plus sa figure devenait cadavéreuse.

— Cet auxiliaire, enfin… pourra bien décimer des populations, emporter dans le linceul, qu’il traîne après lui, toute une famille maudite ; mais il sera forcé de respecter la vie de ce grand corps immuable, que la mort de ses membres n’affaiblit jamais… parce que son esprit… l’esprit de la société de Jésus, est impérissable…

— Enfin… cet auxiliaire ?

— Eh bien ! cet auxiliaire, reprit Rodin, cet auxiliaire, qui s’avance… s’avance… à pas lents, et dont de lugubres pressentiments, répandus partout, annoncent la venue terrible…

— C’est…

— Le choléra !

À ce mot prononcé par Rodin d’une voix brève et stridente, la princesse et le père d’Aigrigny pâlirent et frissonnèrent…

Le regard de Rodin était morne, glacé ; on eût dit un spectre.

Pendant quelques moments, un silence de tombe régna dans le salon.

Rodin l’interrompit le premier. Toujours impassible, il montra d’un geste impérieux au père d’Aigrigny la table où, quelques moments auparavant, il était, lui, Rodin, modestement assis, et lui dit d’une voix brève :

— Écrivez !

Le révérend père tressaillit d’abord de surprise, puis se souvenant que de supérieur il était devenu subalterne, il se leva, s’inclina devant Rodin en passant devant lui, alla s’asseoir à la table, prit la plume, et, se retournant vers Rodin, lui dit :

— Je suis prêt…

Rodin dicta ce qui suit et le révérend père écrivit :

« Par l’inintelligence du révérend père d’Aigrigny, l’affaire de l’héritage Rennepont a été gravement compromise aujourd’hui. La succession se monte à deux cent douze millions. Malgré cet échec, on croit pouvoir formellement s’engager à mettre la famille Rennepont hors d’état de nuire à la compagnie, et à faire restituer à ladite compagnie les deux cent douze millions qui lui appartiennent légitimement… On demande seulement les pouvoirs les plus complets et les plus étendus. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un quart d’heure après cette scène, Rodin sortait de l’hôtel de Saint-Dizier, brossant du coude son vieux chapeau graisseux, qu’il ôta pour répondre par un salut profond au salut du portier.



  1. Les jésuites reconnaissent au seul endroit des missions l’initiative du pape sur leur compagnie.
  2. Ces obligations d’espionnage et ces abominables incitations à la délation sont la base de l’éducation donnée par les révérends pères.
  3. Tout ceci est textuellement extrait des Constitutions des Jésuites, Examen général, page 29. (Édit. Paulin, 1843.)
  4. La rigueur de cette disposition est telle dans les collèges des jésuites, que si trois élèves se promènent ensemble, et que l’un des trois quitte un instant ses camarades, les deux autres sont obligés de s’éloigner l’un de l’autre, hors de portée de voix, jusqu’au retour du troisième.
  5. Les statuts portent formellement que la compagnie peut expulser de son sein les membres qui lui paraissent inutiles ou dangereux ; mais il n’est pas permis à un membre de rompre les liens qui l’attachent à la compagnie, si celle-ci croit de son intérêt de le conserver.
  6. Cette expression est textuelle… Il est expressément recommandé par la constitution d’attendre ce moment décisif de l’épreuve pour hâter la prononciation des vœux.
  7. Il nous est impossible, par respect pour nos lecteurs, de donner, même en latin, une idée de ce livre infâme. Voici comment en parle M. Génin, dans son courageux et excellent ouvrage Des Jésuites et de l’Université :

    « J’éprouve un grand embarras en commençant ce chapitre ; il s’agit de faire connaître un livre qu’il est impossible de traduire, difficile de citer textuellement, car ce latin brave l’honnêteté avec trop d’effronterie. En tous cas, j’invoque l’indulgence du lecteur ; je lui promets, en retour, de lui épargner le plus d’obscénités que je pourrai. »

    Plus loin, à propos des questions imposées par le Compendium, M. Génin s’écrie avec une généreuse indignation :

    « Quels sont donc les entretiens qui se passent au fond du confessionnal entre le prêtre et une femme mariée ?… Je renonce à parler du reste. »

    Enfin, l’auteur des Découvertes d’un Bibliophile, après avoir cité textuellement un grand nombre de passages de cet horrible catéchisme, dit :

    « Ma plume se refuse à reproduire plus amplement cette encyclopédie de toutes les turpitudes. J’ai comme un remords qui m’épouvante d’avoir été si loin. J’ai beau me dire que je n’ai fait que copier, il me reste l’horreur qu’on éprouve après avoir touché du poison. Et cependant c’est cette horreur même qui me rassure. Dans l’Église de Jésus-Christ, d’après l’ordre admirable établi par Dieu, plus le mal est grand, quand il s’agit de l’erreur, plus le remède est prompt, plus il est efficace. La sainteté de la morale ne peut être en danger sans que la vérité élève la voix et se fasse entendre. »

  8. Cette proposition n’a rien de hasardé. Voici des extraits du Compendium à l’usage des séminaires, publiés à Strasbourg en 1843, sous ce titre : Découvertes d’un Bibliophile. On y verra que la doctrine des révérends pères avait de quoi effrayer Gabriel.
    Le Parjure

    « On demande à quoi est tenu un homme qui a prêté serment d’une manière fictive et pour tromper ? Réponse : Il n’est tenu à rien en vertu de la religion, puisqu’il n’a pas prêté un serment véritable ; mais il est tenu par justice à faire ce qu’il a juré de manière fictive et pour tromper. »

    Le Viol

    « Celui qui par la force, la menace, la fraude ou l’importunité de ses prières, a séduit une vierge, sans lui promettre le mariage, est tenu d’indemniser la jeune fille et ses parents de tout le tort qui en est résulté pour eux, en la dotant, pour qu’elle trouve à se marier, et en l’épousant lui-même, s’il ne peut l’indemniser autrement. Si toutefois son crime est resté absolument secret, il est plus probable que dans le for intérieur le séducteur n’est tenu à aucune réparation. »

    L’Adultère

    « Si quelqu’un entretient des relations coupables avec une femme mariée, non parce qu’elle est mariée, mais parce qu’elle est belle, faisant ainsi abstraction de la circonstance du mariage, ces relations, selon plusieurs auteurs, ne constituent pas le péché d’adultère, mais de simple impureté. »

    Le Suicide

    « Le médecin ordonne à un chartreux, atteint d’une maladie grave, l’usage de la viande, COMME REMÈDE NÉCESSAIRE POUR ÉVITER UNE MORT CERTAINE : est-il tenu d’obéir au médecin ? Réponse : La question est controversée ; cependant une décision NÉGATIVE nous paraît plus probable ; elle est aussi plus commune parmi les docteurs. »

    Le Vol

    « Le Vol est excusé quand il constitue une compensation occulte, par laquelle le créancier enlève en secret aux biens de son débiteur une valeur égale à celle qui lui est due. »

    Le Meurtre

    « Il est certain qu’il est permis de tuer un voleur pour conserver des biens nécessaires à la vie, parce qu’alors l’agresseur s’attaque non seulement aux biens, mais indirectement aussi à la vie elle-même. Mais il est douteux s’il est permis de tuer celui qui portera injustement atteinte à des biens de grande importance, quoique non nécessaires à la vie, si ces biens ne peuvent être défendus avec succès ? L’affirmative paraît plus probable. La raison est que la charité n’exige pour que quelqu’un fasse une perte notable de ses biens pour conserver la vie du prochain. » Quant au régicide, lire Sanchez, etc., etc.

  9. C’est le terme consacré par la jurisprudence.