Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie VII/04

Méline, Cans et compagnie (3-4p. 60-74).
Septième partie : La reine Bacchanal


IV


Les adieux.


La reine Bacchanal, suivant le garçon du traiteur, arriva au bas de l’escalier.

Un fiacre était à la porte.

Dans ce fiacre elle vit Couche-tout-Nu avec un des hommes qui, deux heures auparavant, stationnaient sur la place du Châtelet.

À l’arrivée de Céphyse, l’homme descendit et dit à Jacques en tirant sa montre :

— Je vous donne un quart d’heure… c’est tout ce que je peux faire pour vous, mon brave garçon ;… après cela… en route… N’essayez pas de nous échapper, nous veillerons aux portières tant que le fiacre restera là.

D’un bond, Céphyse fut dans la voiture.

Trop émue pour avoir parlé jusque-là, elle s’écria, en s’asseyant à côté de Jacques, et en remarquant sa pâleur :

— Qu’y a-t-il ? Que te veut-on ?

— On m’arrête pour dettes…, dit Jacques d’une voix sombre.

— Toi ? s’écria Céphyse en poussant un cri déchirant.

— Oui, pour cette lettre de change de garantie que l’agent d’affaires m’a fait signer… et il disait que c’était seulement une formalité… Brigand !

— Mais, mon Dieu, tu as de l’argent chez lui… qu’il prenne toujours cela en à-compte.

— Il ne me reste pas un sou ; il m’a fait dire par les recors qu’il ne me donnerait pas les derniers mille francs, puisque je n’avais pas payé la lettre de change…

— Alors, courons chez lui le prier, le supplier de te laisser en liberté ; c’est lui qui est venu te proposer de te prêter cet argent ; je le sais bien, puisque c’est à moi qu’il s’est d’abord adressé. Il aura pitié.

— De la pitié… un agent d’affaires… allons donc…

— Ainsi rien… plus rien !… s’écria Céphyse en joignant les mains avec angoisse.

Puis elle reprit :

— Mais il doit y avoir quelque chose à faire… Il t’avait promis…

— Ses promesses, tu vois comme il les tient, reprit Jacques avec amertume ; j’ai signé sans savoir seulement ce que je signais ; l’échéance est passée, il est en règle… Il ne me servirait de rien de résister ; on vient de m’expliquer tout cela…

— Mais on ne peut te retenir longtemps en prison ! C’est impossible…

— Cinq ans… si je ne paye pas… Et comme je ne pourrai jamais payer, mon affaire est sûre.

— Ah ! quel malheur ! quel malheur ! et ne pouvoir rien ! dit Céphyse en cachant sa tête entre ses mains.

— Écoute, Céphyse, reprit Jacques d’une voix douloureusement émue, depuis que je suis là, je ne pense qu’à une chose… à ce que tu vas devenir.

— Ne t’inquiète pas de moi…

— Que je ne m’inquiète pas de toi ! mais tu es folle… Comment feras-tu ? Le mobilier de nos deux chambres ne vaut pas deux cents francs. Nous dépensions si follement que nous n’avons pas seulement payé notre loyer. Nous devons trois termes… il ne faut donc pas compter sur la vente de nos meubles… je te laisse sans un sou… Au moins moi, en prison, on me nourrit… mais toi… comment vivras-tu ?

— À quoi bon te chagriner d’avance ?

— Je te demande comment tu vivras demain, s’écria Jacques.

— Je vendrai mon costume, quelques effets, je t’enverrai la moitié de l’argent, je garderai le reste ; ça me fera quelques jours.

— Et après ? après ?

— Après ?… Dame… alors… je ne sais pas, moi, mon Dieu, que veux-tu que je te dise ?… après, je verrai…

— Écoute, Céphyse, reprit Jacques avec une amertume navrante, c’est maintenant… que je vois comme je t’aime… j’ai le cœur serré comme dans un étau en pensant que je vais te quitter… ça me donne des frissons de ne pas savoir ce que tu deviendras…

Puis, passant la main sur son front, Jacques ajouta :

— Vois-tu… ce qui nous a perdus, c’est de nous dire toujours : Demain n’arrivera pas ; et tu le vois, demain arrive. Une fois que je ne serai plus près de toi, une fois que tu auras dépensé le dernier sou de ces hardes que tu vas vendre… incapable de travailler comme tu l’es maintenant… que feras-tu ?… veux-tu que je te le dise, moi… ce que tu feras ? tu m’oublieras et…

Puis, comme s’il eût reculé devant sa pensée, Jacques s’écria avec rage et désespoir :

— Misère de Dieu ! si cela devait arriver, je me briserais la tête sur un pavé !

Céphyse devina la réticence de Jacques ; elle lui dit vivement en se jetant à son cou :

— Moi ? un autre amant… jamais ! car je suis comme toi, maintenant je vois combien je t’aime.

— Mais pour vivre ?… ma pauvre Céphyse ! pour vivre ?

— Eh bien !… j’aurai du courage, j’irai habiter avec ma sœur comme autrefois… je travaillerai avec elle ; ça me donnera toujours du pain… Je ne sortirai que pour aller te voir… D’ici à quelques jours, l’homme d’affaires, en réfléchissant, pensera que tu ne peux pas lui payer dix mille francs, et il te fera remettre en liberté ; j’aurai repris l’habitude du travail… tu verras… tu verras ! tu reprendras aussi cette habitude ; nous vivrons pauvres, mais tranquilles ;… après tout, nous nous serons au moins bien amusés pendant six mois… tandis que tant d’autres n’ont de leur vie connu le plaisir ; crois-moi, mon bon Jacques, ce que je te dis est vrai… Cette leçon me profitera. Si tu m’aimes, n’aie pas la moindre inquiétude ; je te dis que j’aimerais cent fois mieux mourir que d’avoir un autre amant.

— Embrasse-moi…, dit Jacques, les yeux humides, je te crois… je te crois… tu me redonnes du courage… et pour maintenant et pour plus tard ;… tu as raison, il faut tâcher de nous remettre au travail, ou sinon… le boisseau de charbon du père Arsène… car vois-tu, ajouta Jacques d’une voix basse et en frémissant, depuis six mois… j’étais comme ivre ; maintenant je me dégrise… et je vois où nous allions… Une fois à bout de ressources, je serais peut-être devenu un voleur, et toi… une…

— Oh ! Jacques, tu me fais peur, ne dis pas cela ! s’écria Céphyse en interrompant Couche-tout-Nu, je te le jure, je retournerai chez ma sœur, je travaillerai… j’aurai du courage…

La reine Bacchanal en ce moment était très-sincère ; elle voulait résolument tenir sa parole ; son cœur n’était pas encore complètement perverti ; la misère, le besoin, avaient été pour elle comme pour tant d’autres la cause et même l’excuse de son égarement ; jusqu’alors elle avait du moins toujours suivi l’attrait de son cœur, sans aucune arrière-pensée basse et vénale ; la cruelle position où elle voyait Jacques exaltait encore son amour ; elle se croyait assez sûre d’elle-même pour lui jurer d’aller reprendre auprès de la Mayeux cette vie de labeur aride et incessant, cette vie de douloureuses privations qu’il lui avait été déjà impossible de supporter et qui devait lui être bien plus pénible encore depuis qu’elle s’était habituée à une vie oisive et dissipée.

Néanmoins les assurances qu’elle venait de donner à Jacques calmèrent un peu le chagrin et les inquiétudes de cet homme ; il avait assez d’intelligence et de cœur pour s’apercevoir que la pente fatale où il s’était jusqu’alors laissé aveuglément entraîner les conduisait, lui et Céphyse, droit à l’infamie.

Un des recors ayant frappé à la portière dit à Jacques :

— Mon garçon, il ne vous reste que cinq minutes, dépêchez-vous.

— Allons, ma fille… du courage, dit Jacques.

— Sois tranquille… j’en aurai… tu peux y compter…

— Tu ne vas pas remonter là-haut ?

— Non, oh non !… dit Céphyse. Cette fête, je l’ai en horreur maintenant.

— Tout est payé d’avance… je vais faire dire à un garçon de prévenir qu’on ne nous attende pas, reprit Jacques. Ils vont être bien étonnés, mais c’est égal…

— Si tu pouvais seulement m’accompagner… jusqu’à chez nous, dit Céphyse, cet homme le permettrait peut-être, car enfin tu ne peux pas aller à Sainte-Pélagie habillé comme ça.

— C’est vrai, il ne refusera pas de m’accompagner ; mais comme il sera avec nous dans la voiture, nous ne pourrons plus rien nous dire devant lui… Aussi… laisse-moi pour la première fois de ma vie te parler raison… Souviens-toi bien de ce que je te dis, ma bonne Céphyse… ça peut d’ailleurs s’adresser à moi comme à toi, reprit Jacques d’un ton grave et pénétré, reprends aujourd’hui l’habitude du travail… Il a beau être pénible, ingrat, c’est égal… n’hésite pas, car tu oublierais bientôt l’effet de cette leçon ; comme tu dis, plus tard il ne serait plus temps, et alors tu finirais comme tant d’autres pauvres malheureuses… tu m’entends…

— Je t’entends…, dit Céphyse en rougissant ; mais j’aimerais mieux cent fois la mort qu’une telle vie…

— Et tu aurais raison ;… car dans ce cas-là, vois-tu, ajouta Jacques d’une voix sourde et concentrée, je t’y aiderais… à mourir.

— J’y compte bien, Jacques…, répondit Céphyse en embrassant son amant avec exaltation.

Puis elle ajouta tristement :

— Vois-tu, c’était comme un pressentiment lorsque tout à l’heure je me suis sentie toute chagrine, sans savoir pourquoi, au milieu de notre gaieté… et que je buvais au choléra… pour qu’il nous fasse mourir ensemble…

— Eh bien !… qui sait s’il ne viendra pas, le choléra ? reprit Jacques d’un air sombre, ça nous épargnerait le charbon, nous n’aurons seulement pas peut-être de quoi en acheter…

— Je ne peux te dire qu’une chose, Jacques, c’est que pour vivre et pour mourir ensemble tu me trouveras toujours.

— Allons, essuie tes yeux, reprit-il avec une profonde émotion. Ne faisons pas d’enfantillages devant ces hommes…

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Quelques minutes après, le fiacre se dirigea vers le logis de Jacques où il devait changer de vêtements avant de se rendre à la prison pour dettes.

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Répétons-le, à propos de la sœur de la Mayeux (il est des choses qu’on ne saurait trop redire) : l’une des plus funestes conséquences de l’inorganisation du travail est l’insuffisance des salaires.

L’insuffisance du salaire force inévitablement le plus grand nombre des jeunes filles ainsi mal rétribuées à chercher le moyen de vivre en formant des liaisons qui les dépravent.

Tantôt elles reçoivent une modique somme de leur amant, qui, jointe au produit de leur labeur, aide à leur existence.

Tantôt, comme la sœur de la Mayeux, elles abandonnent complètement le travail et font vie commune avec l’homme qu’elles choisissent, lorsque celui-ci peut suffire à cette dépense ; alors, et durant ce temps de plaisir et de fainéantise, la lèpre incurable de l’oisiveté envahit à tout jamais ces malheureuses.

Ceci est la première phase de la dégradation que la coupable insouciance de la société impose à un nombre immense d’ouvrières, nées pourtant avec des instincts de pudeur, de droiture et d’honnêteté.

Au bout d’un certain temps, leur amant les délaisse, quelquefois lorsqu’elles sont mères.

D’autres fois, une folle prodigalité conduit l’imprévoyant en prison ; alors la jeune fille se trouve seule, abandonnée, sans moyens d’existence.

Celles qui ont conservé du cœur et de l’énergie se remettent au travail… le nombre en est bien rare.

Les autres… poussées par la misère, par l’habitude d’une vie facile et oisive, tombent alors jusqu’aux derniers degrés de l’abjection.

Et il faut encore plus les plaindre que les blâmer de cette abjection, car la cause première et virtuelle de leur chute était l’insuffisante rémunération de leur travail, ou le chômage[1].

Une autre déplorable conséquence de l’inorganisation du travail est, pour les hommes, en outre de l’insuffisance du salaire, le profond dégoût qu’ils apportent presque toujours dans la tâche qui leur est imposée.

Cela se conçoit.

Sait-on leur rendre le travail attrayant, soit par la variété des occupations, soit par des récompenses honorifiques, soit par des soins, soit par une rémunération proportionnée aux bénéfices que leur main-d’œuvre procure, soit enfin par l’espérance d’une retraite assurée après de longues années de labeur ?

Non, le pays ne s’inquiète ni se soucie de leurs besoins ou de leurs droits.

Et pourtant il y a, pour ne citer qu’une industrie, des mécaniciens et des ouvriers dans les usines, qui, exposés à l’explosion de la vapeur et au contact de formidables engrenages, courent chaque jour de plus grands dangers que les soldats n’en courent à la guerre, déploient un savoir pratique rare, rendent à l’industrie, et conséquemment au pays, d’incontestables services pendant une longue et honorable carrière, à moins qu’ils ne périssent par l’explosion d’une chaudière ou qu’ils n’aient quelque membre broyé entre les dents de fer d’une machine.

Dans ce cas, le travailleur reçoit-il une récompense au moins égale à celle que reçoit le soldat pour prix de son courage, louable, sans doute, mais stérile : une place dans une maison d’invalides ?

Non…

Qu’importe au pays ? et si le maître du travailleur est ingrat, le mutilé, incapable de service, meurt de faim dans quelque coin.

Enfin, dans ces fêtes pompeuses de l’industrie, convoque-t-on jamais quelques-uns de ces habiles travailleurs qui seuls ont tissé ces admirables étoffes, forgé et damasquiné ces armes éclatantes, ciselé ces coupes d’or et d’argent, sculpté ces meubles d’ébène et d’ivoire, monté ces éblouissantes pierreries avec un art exquis ?

Non…

Retirés au fond de leur mansarde, au milieu d’une famille misérable et affamée, ils vivent à peine d’un mince salaire, ceux-là qui, cependant, on l’avouera, ont au moins concouru pour moitié à doter le pays des merveilles qui font sa richesse, sa gloire et son orgueil.

Un ministre du commerce qui aurait la moindre intelligence de ses hautes fonctions et de ses devoirs, ne demanderait-il pas que chaque fabrique exposante choisît par une élection à plusieurs degrés un certain nombre de candidats des plus méritants, parmi lesquels le fabricant désignerait celui qui lui semblerait le plus digne de représenter la classe ouvrière dans ces grandes solennités industrielles  ?

Ne serait-il pas d’un noble et encourageant exemple de voir alors le maître proposer aux récompenses ou aux distinctions publiques l’ouvrier député par ses pairs comme l’un des plus honnêtes, des plus laborieux, des plus intelligents de sa profession ?

Alors une désespérante injustice disparaîtrait, alors les vertus du travailleur seraient stimulées par un but généreux, élevé ; alors il aurait intérêt à bien faire.

Sans doute le fabricant, en raison de l’intelligence qu’il déploie, des capitaux qu’il aventure, des établissements qu’il fonde et du bien qu’il fait quelquefois, a un droit légitime aux distinctions dont on le comble ; mais pourquoi le travailleur est-il impitoyablement exclu de ces récompenses dont l’action est si puissante sur les masses ?

Les généraux et les officiers sont-ils donc les seuls que l’on récompense dans une armée ?

Après avoir justement rémunéré les chefs de cette puissante et féconde armée de l’industrie, pourquoi ne jamais songer aux soldats ?

Pourquoi n’y a-t-il jamais pour eux de signe de rémunération éclatante ? quelque consolante et bienveillante parole d’une lèvre auguste ? pourquoi ne voit-on pas enfin, en France, un seul ouvrier décoré pour prix de sa main-d’œuvre, de son courage industriel et de sa longue et laborieuse carrière ? Cette croix et la modeste pension qui l’accompagne seraient pourtant pour lui une double récompense justement méritée ; mais non, pour l’humble travailleur, pour le travail nourricier, il n’y a qu’oubli, injustice, indifférence et dédain !

Aussi de cet abandon public, souvent aggravé par l’égoïsme et par la dureté des maîtres ingrats, naît pour les travailleurs une condition déplorable :

Les uns, malgré un labeur incessant, vivent dans les privations, et meurent avant l’âge, presque toujours en maudissant une société qui les délaisse ;

D’autres cherchent l’éphémère oubli de leurs maux dans une ivresse meurtrière ;

Un grand nombre enfin, n’ayant aucun intérêt, aucun avantage, aucune incitation morale ou matérielle, à faire plus ou à faire mieux, se bornent à faire rigoureusement ce qu’il faut pour gagner leur salaire. Rien ne les attache à leur travail, parce que rien à leurs yeux ne rehausse, n’honore, ne glorifie le travail… Rien ne les défend contre les séductions de l’oisiveté, et s’ils trouvent par hasard les moyens de vivre quelque temps dans la paresse, peu à peu ils cèdent à ces habitudes de fainéantise, de débauche ; et quelquefois les plus mauvaises passions flétrissent à jamais des natures originairement saines, honnêtes, remplies de bon vouloir, faute d’une tutelle protectrice et équitable, qui ait soutenu, encouragé, récompensé leurs premières tendances, honnêtes et laborieuses.

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Nous suivrons maintenant la Mayeux, qui, après s’être présentée pour chercher de l’ouvrage chez la personne qui l’employait ordinairement, s’était rendue rue de Babylone, au pavillon occupé par Adrienne de Cardoville.




  1. Nous lisons dans un excellent mémoire, rempli de vues pratiques, et dicté par un esprit charitable et élevé (Ligue nationale contre la misère des travailleurs, ou Mémoire explicatif d’une pétition à présenter à la chambre des députés, par J. Terson. Paulin, éditeur), nous lisons ces lignes malheureusement trop vraies : « Nous ne parlons pas des ouvrières placées dans la même alternative. Ce que nous aurions à dire serait trop pénible à entendre… Nous ferons seulement remarquer que c’est aux époques des plus longs chômages que les missionnaires de la prostitution recrutent leurs prosélytes parmi les plus belles filles du peuple. »