Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie VII/03

Méline, Cans et compagnie (3-4p. 38-59).
Septième partie : La reine Bacchanal



III


Le réveille-matin.


La reine Bacchanal, ayant en face d’elle Couche-tout-Nu et Rose-Pompon, Nini-Moulin à sa droite, présidait au repas, dit réveille-matin, généreusement offert par Jacques à ses compagnons de plaisir.

Ces jeunes gens et ces jeunes filles semblaient avoir oublié les fatigues d’un bal commencé à onze heures du soir et terminé à six heures du matin ; tous ces couples, aussi joyeux qu’amoureux et infatigables, riaient, mangeaient, buvaient, avec une ardeur juvénile et pantagruélique ; aussi, pendant la première partie du repas, on causa peu, on n’entendit que le bruit du choc des verres et des assiettes.

La physionomie de la reine Bacchanal était moins joyeuse, mais beaucoup plus animée que de coutume ; ses joues colorées, ses yeux brillants annonçaient une surexcitation fébrile ; elle voulait s’étourdir à tout prix ; son entretien avec sa sœur lui revenait quelquefois à l’esprit ; elle tâchait d’échapper à ces tristes souvenirs.

Jacques regardait Céphyse de temps à autre avec une adoration passionnée ; car, grâce à la singulière conformité de caractère, d’esprit, de goûts, qui existait entre lui et la reine Bacchanal, leur liaison avait des racines beaucoup plus profondes et plus solides que n’en ont d’ordinaire ces attachements éphémères basés sur le plaisir. Céphyse et Jacques ignoraient même toute la puissance d’un amour jusqu’alors environné de joies et de fêtes et que nul événement sinistre n’avait encore contrarié.

La petite Rose-Pompon, veuve depuis quelques jours d’un étudiant qui, afin de pouvoir terminer dignement son carnaval, était retourné dans sa province pour soutirer quelque argent à sa famille sous un de ces fabuleux prétextes dont la tradition se conserve et se cultive soigneusement dans les écoles de droit et de médecine, Rose-Pompon, par un exemple de fidélité rare, et ne voulant pas se compromettre, avait choisi pour chaperon l’inoffensif Nini-Moulin.

Ce dernier, débarrassé de son casque, montrait une tête chauve entourée d’un bordure de cheveux noirs et crépus assez longs derrière la nuque. Par un phénomène bachique très-remarquable, à mesure que l’ivresse le gagnait, une sorte de zone empourprée comme sa face épanouie gagnait peu à peu son front et envahissait la blancheur luisante de son crâne.

Rose-Pompon, connaissant la signification de ce symptôme, le fit remarquer à la société, et s’écria en riant aux éclats :

— Nini-Moulin, prends garde ! la marée du vin monte drôlement !

— Quand il en aura par-dessus la tête… il sera noyé ! ajouta la reine Bacchanal.

— Oh reine ! ne cherchez pas à me distraire… je médite…, répondit Dumoulin, qui commençait à être ivre, et qui tenait à la main, en guise de coupe antique, un bol à punch rempli de vin, car il méprisait les verres ordinaires qu’il appelait dédaigneusement, en raison de leur médiocre capacité, des gorgettes.

— Il médite…, reprit Rose-Pompon, Nini-Moulin médite, attention…

— Il médite… il est donc malade !

— Qu’est-ce qu’il médite ? un pas chicard ?

— Une pose anacréontique et défendue ?

— Oui, je médite, reprit gravement Dumoulin, je médite sur le vin en général et en particulier… le vin, dont le divin Bossuet (Dumoulin avait l’énorme inconvénient de citer Bossuet lorsqu’il était ivre), le vin, dont le divin Bossuet, qui était connaisseur, a dit : Dans le vin est le courage, la force, la joie, l’ivresse spirituelle[1]… (quand on a de l’esprit, bien entendu), ajouta Nini-Moulin en manière de parenthèse.

— Alors j’adore ton Bossuet, dit Rose-Pompon.

— Quant à ma méditation particulière, elle porte sur la question de savoir si le vin des noces de Cana était rouge ou blanc… tantôt j’interroge le vin blanc, tantôt le rouge… tantôt tous les deux à la fois.

— C’est aller au fond de la question, dit Couche-tout-Nu.

— Et surtout au fond des bouteilles, dit la reine Bacchanal.

— Comme vous le dites, ô majesté… et j’ai déjà fait, à force d’expériences et de recherches, une grande découverte, à savoir : que si le vin des noces de Cana était rouge…

— Il n’était pas blanc, dit judicieusement Rose-Pompon.

— Et si j’arrivais à la conviction qu’il n’était ni blanc, ni rouge ? demanda Dumoulin d’un air magistral.

— C’est que vous seriez gris, mon gros, répondit Couche-tout-Nu.

— L’époux de la reine dit vrai… Voilà ce qui arrive lorsqu’on est trop altéré de science ; mais c’est égal, d’études en études sur cette question, à laquelle j’ai voué ma vie, j’atteindrai la fin de ma respectable carrière, en donnant à ma soif une couleur suffisamment historique… théo… lo… gique et ar… chéo… lo… gique.

Il faut renoncer à peindre la réjouissante grimace et le non moins réjouissant accent avec lequel Dumoulin prononça et scanda ces derniers mots, qui provoquèrent une hilarité prolongée.

Archéologipe…, dit Rose-Pompon, qu’est-ce que c’est que ça ? Ça a-t-il une queue ? Ça va-t-il sur l’eau ?

— Laisse donc, reprit la reine Bacchanal, ce sont des mots de savant ou d’escamoteur, c’est comme les tournures en crinoline… ça bouffe… et voilà tout… J’aime mieux boire… Versez, Nini-Moulin… du champagne. Rose-Pompon, à la santé de ton Philémon… à son retour…

— Buvons plutôt au succès de la carotte de longueur qu’il espère tirer à son embêtante et pingre famille pour finir son carnaval, dit Rose-Pompon ; heureusement son plan de carotte n’est pas mauvais…

— Rose-Pompon ! s’écria Nini-Moulin, si vous avez commis ce calembour avec ou sans intention, venez m’embrasser… ma fille.

— Merci !… et mon époux, qu’est-ce qu’il dirait ?

— Rose-Pompon… je veux vous rassurer… saint Paul… entendez-vous, l’apôtre saint Paul…

— Eh bien ! après… bon apôtre ?

— Saint Paul a dit formellement : Que ceux qui sont mariés doivent vivre comme s’ils n’avaient pas de femmes

— Qu’est-ce que ça me fait, à moi ?… ça regarde Philémon.

— Oui, reprit Nini-Moulin, mais le divin Bossuet, tout gobichonneur, et chafriolant ce jour-là, ajoute, en citant saint Paul : Et, par conséquent, les femmes mariées doivent vivre comme n’ayant pas de maris[2]… Il ne me reste plus qu’à vous tendre d’autant plus les bras, ô Rose-Pompon ! que Philémon n’est pas même votre époux…

— Je ne dis pas ; mais vous êtes trop laid !…

— C’est une raison… alors je bois à la santé du plan de Philémon !… Faisons nos vœux pour qu’il produise une carotte monstre !…

— À la bonne heure, dit Rose-Pompon ; à la santé de cet intéressant légume, si nécessaire à l’existence des étudiants.

— Et autres carottivores ! ajouta Dumoulin.

Ce toast rempli d’à-propos fut accueilli d’unanimes acclamations.

— Avec la permission de Sa Majesté et de sa cour, reprit Dumoulin, je propose un toast à la réussite d’une chose qui m’intéresse et qui a quelque ressemblance analogique avec la carotte de Philémon… J’ai dans l’idée que ce toast me portera bonheur.

— Voyons la chose…

— Eh bien ! à la santé de mon mariage, dit Dumoulin en se levant.

Ces mots provoquèrent une explosion de cris, d’éclats de rire, de trépignements formidables.

Nini-Moulin criait, trépignait, riait plus fort que les autres, ouvrant une bouche énorme, et ajoutant à ce tintamarre assourdissant le bruit aigu de sa crécelle qu’il reprit sous sa chaise où il l’avait déposée.

Lorsque cet ouragan fut un peu calmé, la reine Bacchanal se leva et dit :

— Je bois à la santé de la future madame Nini-Mouline.

— Oh ! reine, vos procédés me touchent si sensiblement, que je vous laisse lire au fond de mon cœur le nom de mon épouse future, s’écria Dumoulin ; elle se nomme madame veuve Honorée-Modeste-Messaline-Angèle de la Sainte-Colombe…

— Bravo… bravo…

— Elle a soixante ans, et plus de mille livres de rente qu’elle n’a de poils à la moustache grise et de rides au visage ; son embonpoint est si imposant, qu’une de ses robes pourrait servir de tente à l’honorable société ; aussi j’espère vous présenter ma future épouse le mardi gras en costume de bergère qui vient de dévorer son troupeau ; on voulait la convertir, moi je me charge de la divertir, elle aimera mieux ça ; il faut donc que vous m’aidiez à la plonger dans les bouleversements les plus bachiques et les plus cancaniques.

— Nous la plongerons dans tout ce que vous voudrez.

— C’est le cancan en cheveux blancs, chantonna Rose-Pompon sur un air connu.

— Ça imposera aux sergents de ville.

— On leur dira : Respectez-la… votre mère aura peut-être un jour son âge.

Tout à coup la reine Bacchanal se leva. Sa physionomie avait une singulière expression de joie amère et sardonique ; d’une main elle tenait son verre plein.

— On dit que le choléra approche avec ses bottes de sept lieues…, s’écria-t-elle. Je bois au choléra !

Et elle but.

Malgré la gaieté générale, ces mots firent une impression sinistre ; une sorte de frisson électrique parcourut l’assemblée ; presque tous les visages devinrent tout à coup sérieux.

— Ah ! Céphyse !… dit Jacques d’un ton de reproche.

— Au choléra !… reprit intrépidement la reine Bacchanal, qu’il épargne ceux qui ont envie de vivre… et qu’il fasse mourir ensemble ceux qui ne veulent pas se quitter…

Jacques et Céphyse échangèrent rapidement un regard, qui échappa à leurs joyeux compagnons, et pendant quelque temps la reine Bacchanal resta muette et pensive.

— Ah ! comme ça… c’est différent, reprit Rose-Pompon d’un air crâne. Au choléra !… afin qu’il n’y ait plus que de bons enfants sur la terre…

Malgré cette variante, l’impression restait toujours sourdement pénible. Dumoulin voulut couper court à ce triste sujet d’entretien, et s’écria :

— Au diable les morts ! vivent les vivants ! Et à propos de vivants et de bons vivants, je demanderai à porter une santé chère à notre joyeuse reine, la santé de notre amphitryon ; malheureusement j’ignore son respectable nom, puisque j’ai seulement l’avantage de le connaître depuis cette nuit ; il m’excusera donc si je me borne à porter la santé de Couche-tout-Nu, nom qui n’effarouche en rien ma pudeur, car Adam ne se couchait jamais autrement. Va donc pour Couche-tout-Nu.

— Merci, mon gros, dit gaiement Jacques ; si j’oubliais votre nom, moi, je vous appellerais Qui-veut-boire ; et je suis bien sûr que vous répondriez : Présent !

— Présent… présentissime, dit Dumoulin en faisant le salut militaire d’une main et tendant son bol de l’autre.

— Du reste, quand on a trinqué ensemble, reprit cordialement Couche-tout-Nu, il faut se connaître à fond… Je me nomme Jacques Rennepont.

— Rennepont ! s’écria Dumoulin en paraissant frappé de ce nom, malgré sa demi-ivresse, vous vous appelez Rennepont ?

— Tout ce qu’il y a de plus Rennepont… Ça vous étonne ?

— C’est qu’il y a une ancienne famille de ce nom… les comtes de Rennepont.

— Ah bah ! vraiment ! dit Couche-tout-Nu en riant.

— Les comtes de Rennepont, qui sont aussi ducs de Cardoville, ajouta Dumoulin.

— Ah çà ! voyons, mon gros, est-ce que je vous fais l’effet de devoir le jour à une pareille famille ?… moi, ouvrier en goguettes et en gogaille.

— Vous !… ouvrier ? Ah çà, mais nous tombons dans les Mille et une Nuits ! s’écria Dumoulin, de plus en plus surpris ; vous nous payez un repas de Balthazar avec accompagnement de voitures à quatre chevaux… et vous êtes ouvrier ?… Dites-moi vite votre métier… j’en suis, et j’abandonne la vigne du Seigneur où je provigne tant bien que mal.

— Ah çà ! n’allez pas croire, dites donc, que je suis ouvrier en billets de banque ou en monnaie trompe-l’œil ! dit Jacques en riant.

— Ah ! camarade… une telle supposition…

— Est pardonnable à voir le train que je mène… Mais je vas vous rassurer… Je dépense un héritage.

— Vous mangez et vous buvez un oncle sans doute ? dit gracieusement Dumoulin.

— Ma foi… je n’en sais rien…

— Comment ? vous ignorez l’espèce de ce que vous mangez ?

— Figurez-vous d’abord que mon père était chiffonnier…

— Ah ! diable !… dit Dumoulin assez décontenancé quoiqu’il fût assez généralement peu scrupuleux sur le choix de ses compagnons de bouteille ; mais, son premier étonnement passé, il reprit avec une aménité charmante : Mais il y a des chiffonniers… du plus haut mérite…

— Pardieu ! vous croyez rire…, dit Jacques, et pourtant vous avez raison ; mon père était un homme d’un fameux mérite, allez ! Il parlait grec et latin comme un vrai savant, et il me disait toujours que pour les mathématiques il n’avait pas son pareil… sans compter qu’il avait beaucoup voyagé…

— Mais alors, reprit Dumoulin que la surprise dégrisait, vous pourriez bien être de la famille des comtes de Rennepont.

— Dans ce cas-là, dit Rose-Pompon en riant, votre père chiffonnait en amateur, et pour l’honneur.

— Non ! non ! misère de Dieu ! c’était bien pour vivre, reprit Jacques ; mais dans sa jeunesse il avait été à son aise… à ce qu’il paraît, ou plutôt à ce qu’il ne paraissait plus ; dans son malheur, il s’était adressé à un parent riche qu’il avait ; mais le parent riche lui avait dit : Merci ! Alors il a voulu utiliser son grec, son latin et ses mathématiques. Impossible. Il paraît qu’alors Paris grouillait de savants. Alors, plutôt que de crever de faim… il a cherché son pain au bout de son crochet, et il l’y a, ma foi, trouvé, car j’en ai mangé pendant deux ans lorsque je suis venu vivre avec lui après la mort d’une tante avec qui j’habitais à la campagne.

— Votre respectable père était alors une manière de philosophe, dit Dumoulin ; mais à moins qu’il n’ait trouvé un héritage au coin d’une borne… je ne vois pas trop venir l’héritage dont vous parlez.

— Attendez donc la fin de la chanson. À l’âge de douze ans je suis entré apprenti dans la fabrique de M. Tripeaud ; deux ans après, mon père est mort d’accident, me laissant le mobilier de notre grenier : une paillasse, une chaise et une table, de plus, dans une mauvaise boîte à eau de Cologne, des papiers, à ce qu’il paraît, écrits en anglais, et une médaille de bronze qui, avec sa chaîne, pouvait bien valoir dix sous… Il ne m’avait jamais parlé de ces papiers. Ne sachant pas à quoi ils étaient bons, je les avais laissés au fond d’une vieille malle au lieu de les brûler ; bien m’en a pris, car, sur ces papiers-là, on m’a prêté de l’argent.

— Quel coup du ciel ! dit Dumoulin. Ah çà ! mais on savait donc que vous les aviez ?

— Oui, un de ces hommes qui sont à la piste des vieilles créances est venu trouver Céphyse, qui m’en a parlé ; après avoir lu les papiers, l’homme m’a dit que l’affaire était douteuse, mais qu’il me prêterait dessus dix mille francs, si je voulais… Dix mille francs !… c’était un trésor… j’ai accepté tout de suite…

— Mais vous auriez dû penser que ces créances devaient avoir une assez grande valeur…

— Ma foi, non… puisque mon père, qui devait en savoir la valeur, n’en avait pas tiré parti… et puis, dix mille francs, en beaux et bons écus… qui vous tombent on ne sait d’où… ça se prend toujours, et tout de suite… et j’ai pris… Seulement, l’agent d’affaires m’a fait signer une lettre de change de… de garantie… oui, c’est ça, de garantie.

— Vous l’avez signée ?

— Qu’est-ce que ça me faisait ?… c’était une pure formalité, m’a dit l’homme d’affaires ; et il disait vrai, puisqu’elle est échue il y a une quinzaine de jours et que je n’en ai pas entendu parler… Il me reste encore un millier de francs chez l’agent d’affaires, que j’ai pris pour caissier… vu qu’il avait la caisse… Et voilà, mon gros, comment je ribote à mort du matin au soir, depuis mes dix mille francs, joyeux comme un pinson d’avoir quitté mon gueux de bourgeois, M. Tripeaud.

En prononçant ce nom, la physionomie de Jacques, jusqu’alors joyeuse, s’assombrit tout à coup.

Céphyse, qui n’était plus sous l’impression pénible qui l’avait un moment absorbée, regarda Jacques avec inquiétude, car elle savait à quel point le nom de M. Tripeaud l’irritait.

— M. Tripeaud, reprit Couche-tout-Nu, en voilà un qui rendrait les bons méchants, et les méchants pires… On dit bon cavalier… bon cheval ; on devrait dire : bon maître, bon ouvrier… misère de Dieu ! Quand je pense à cet homme-là !…

Et Couche-tout-Nu frappa violemment du poing sur la table.

— Voyons, Jacques, pense à autre chose, dit la reine Bacchanal ; Rose-Pompon… fais-le donc rire…

— Je n’en ai plus envie, de rire, répondit Jacques d’un ton brusque et encore animé par l’exaltation du vin, c’est plus fort que moi ; quand je pense à cet homme-là… je m’exaspère ! Fallait l’entendre : « Gredins d’ouvriers… canaille d’ouvriers ! ils crient qu’ils n’ont pas de pain dans le ventre, disait M. Tripeaud, eh bien ! on leur y mettra des baïonnettes[3] ça les calmera… Et les enfants… dans sa fabrique… fallait les voir… pauvres petits… travaillant aussi longtemps que des hommes… s’exténuant et crevant à la douzaine… Mais bah ! après tout, ceux-là morts, il en venait toujours bien d’autres… Ce n’est pas comme des chevaux, qu’on ne peut remplacer qu’en payant.

— Allons, décidément, vous n’aimez pas votre ancien patron, dit Dumoulin, de plus en plus surpris de l’air sombre et soucieux de son amphitryon, et regrettant que la conversation eût pris ce tour sérieux ; aussi dit-il quelques mots à l’oreille de la reine Bacchanal, qui lui répondit par un signe d’intelligence.

— Non… je n’aime pas M. Tripeaud, reprit Couche-tout-Nu, je le hais, savez-vous pourquoi ? c’est de sa faute autant que de la mienne si je suis devenu un bambocheur ; je ne dis pas ça pour me vanter, mais c’est vrai… Étant gamin et apprenti chez lui, j’étais tout cœur, tout ardeur et si enragé pour l’ouvrage, que j’ôtais ma chemise pour travailler ; c’est même à propos de ça qu’on m’a baptisé Couche-tout-Nu… Eh bien ! j’avais beau me tuer, m’éreinter… jamais un mot pour m’encourager ; j’arrivais le premier à l’atelier, j’en sortais le dernier… rien ; on ne s’en apercevait seulement pas… Un jour je suis blessé sur la mécanique… on me porte à l’hôpital… j’en sors… tout faible encore ; c’est égal, je reprends mon travail… je ne me rebutais pas ;… les autres, qui savaient de quoi il retournait, et qui connaissaient le patron, avaient beau me dire : « Est-il serin de s’échiner ainsi, ce petit-là !… qu’est-ce qu’il en retirera ?… Mais fais donc ton ouvrage tout juste, imbécile, il n’en sera ni plus ou moins. » C’est égal, j’allais toujours ; enfin un jour, un vieux brave homme, qu’on appelait le père Arsène (il travaillait depuis longtemps dans la maison, et c’était un modèle de bonne conduite) ; un jour donc le père Arsène est mis à la porte, parce que ses forces diminuaient trop. C’était pour lui le coup de la mort ; il avait une femme infirme, et à son âge, faible comme il était, il ne pouvait se placer ailleurs… Quand le chef d’atelier lui apprend son renvoi, le pauvre bonhomme ne pouvait pas le croire ; il se met à pleurer de désespoir. En ce moment, M. Tripeaud passe… le père Arsène le supplie à mains jointes de le garder à moitié prix. « Ah çà ! lui dit M. Tripeaud en levant les épaules, est-ce que tu crois que je vais faire de ma fabrique une maison d’invalides ? Tu ne peux plus travailler, va-t’en. — Mais j’ai travaillé pendant quarante ans de ma vie, qu’est-ce que vous voulez que je devienne ? mon Dieu ! disait le pauvre père Arsène. — Est-ce que ça me regarde, moi ? » lui répond M. Tripeaud. Et, s’adressant à son commis : « Faites le décompte de sa semaine et qu’il file. » Le père Arsène a filé ; oui… il a filé… mais, le soir, lui et sa vieille femme se sont asphyxiés. Or, voyez-vous, j’étais gamin ; mais l’histoire du père Arsène m’a appris une chose, c’est qu’on avait beau se crever de travail, ça ne profitait jamais qu’aux bourgeois, qu’ils ne vous en savaient seulement pas gré, et qu’on n’avait en perspective pour ses vieux jours que le coin d’une borne pour y crever. Alors tout mon bon feu s’est éteint, je me suis dit : Qu’est-ce qu’il m’en reviendra de faire plus que je ne dois ? Est-ce que quand mon travail rapporte des monceaux d’or à M. Tripeaud, j’en ai seulement un atome ? Aussi, comme je n’avais aucun avantage d’amour-propre ou d’intérêt à travailler, j’ai pris le travail en dégoût, j’ai fait tout juste ce qu’il fallait pour gagner ma paye ; je suis devenu flâneur, paresseux, bambocheur, et je me disais : Quand ça m’ennuiera par trop de travailler, je ferai comme le père Arsène et sa femme…

Pendant que Jacques se laissait emporter malgré lui à ces pensées amères, les autres convives, avertis par la pantomime expressive de Dumoulin et de la reine Bacchanal, s’étaient tacitement concertés ; aussi, à un signe de la reine Bacchanal qui sauta sur la table, renversant du pied les bouteilles et les verres, tous se levèrent en criant avec accompagnement de la crécelle de Nini-Moulin :

— La tulipe orageuse !… on demande le quadrille de la tulipe orageuse !

À ces cris joyeux, qui éclatèrent comme une bombe, Jacques tressaillit ; puis, après avoir regardé ses convives avec étonnement, il passa la main sur son front comme pour chasser les idées pénibles qui le dominaient, et cria :

— Vous avez raison. En avant deux et vive la joie !

En ce moment, la table, enlevée par des bras vigoureux, fut reléguée à l’extrémité de la grande salle du banquet, les spectateurs s’entassèrent sur des chaises, sur des banquettes, sur le rebord des fenêtres, et, chantant en chœur l’air si connu des Étudiants, remplacèrent l’orchestre, afin d’accompagner la contredanse formée par Couche-tout-Nu, la reine Bacchanal, Nini-Moulin et Rose-Pompon.

Dumoulin, confiant sa crécelle à un des convives, reprit son exorbitant casque romain à plumeau ; il avait mis bas son carrick au commencement du festin ; il apparaissait donc dans toute la splendeur de son déguisement. Sa cuirasse à écailles se terminait congrûment par une jaquette de plumes semblable à celles que portent les sauvages de l’escorte du bœuf gras. Nini-Moulin avait le ventre gros et les jambes grêles, aussi ses tibias flottaient à l’aventure dans l’évasement de ses larges bottes à revers.

La petite Rose-Pompon, son bonnet de police de travers, les deux mains dans les poches de son pantalon, le buste un peu penché en avant et ondulant de droite à gauche sur ses hanches, fit en avant deux avec Nini-Moulin ; celui-ci, ramassé sur lui-même, s’avançait par soubresauts, la jambe gauche repliée, la jambe droite lancée en avant, la pointe du pied en l’air et le talon glissant sur le plancher ; de plus il frappait sa nuque de sa main gauche, tandis que, par un mouvement simultané, il étendait vivement son bras droit comme s’il eût voulu jeter de la poudre aux yeux de ses vis-à-vis.

Ce départ eut le plus grand succès, on l’applaudissait bruyamment, quoiqu’il ne fût que l’innocent prélude du pas de la tulipe orageuse, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit ; un des garçons, ayant un instant cherché Couche-tout-Nu des yeux, courut à lui et lui dit quelques mots à l’oreille.

— Moi ! s’écria Jacques en riant aux éclats, quelle farce !

Le garçon ayant ajouté quelques mots, la figure de Couche-tout-Nu exprima tout à coup une assez vive inquiétude, et il répondit au garçon :

— À la bonne heure !… j’y vais.

Et il fit quelques pas vers la porte.

— Qu’est-ce qu’il y a donc, Jacques ? demanda la reine Bacchanal avec surprise.

— Je reviens tout de suite… quelqu’un va me remplacer ; dansez toujours, dit Couche-tout-Nu.

Et il sortit précipitamment.

— C’est quelque chose qui n’aura pas été porté sur la carte, dit Dumoulin, il va revenir.

— C’est cela…, dit Céphyse, maintenant le cavalier seul, dit-elle au remplaçant de Jacques.

Et la contredanse continua.

Nini-Moulin venait de prendre Rose-Pompon de la main droite et la reine Bacchanal de la main gauche, afin de balancer entre elles deux, figure dans laquelle il était étourdissant de bouffonnerie, lorsque la porte s’ouvrit de nouveau, et le garçon que Jacques avait suivi s’approcha vivement de Céphyse d’un air consterné, et lui parla à l’oreille, ainsi qu’il avait parlé à Couche-tout-Nu.

La reine Bacchanal devint pâle, poussa un cri perçant, se précipita vers la porte et sortit en courant sans prononcer une parole, laissant ses convives stupéfaits.




  1. Bossuet, Méditations sur l’Évangile, VIe jour, tome IV.
  2. Traité sur la concupiscence, t. IV.
  3. Ce mot atroce a été dit lors des malheureux événements de Lyon.