Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie IX/09

Méline, Cans et compagnie (5-6p. 109-127).
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Neuvième partie : Le treize février


IX


La donation entre vifs.


Le père d’Aigrigny ne reconnaissait pas Dagobert, et n’avait jamais vu Agricol ; aussi ne se rendit-il pas d’abord compte de l’espèce d’effroi courroucé manifesté par Rodin ; mais le révérend père comprit tout, lorsqu’il eut entendu Gabriel pousser un cri de joie et qu’il le vit se jeter entre les bras du forgeron en disant :

— Toi… mon frère ?… et vous… mon second père ?… Ah ! c’est Dieu qui vous envoie…

Après avoir serré la main de Gabriel, Dagobert s’avança vers le père d’Aigrigny d’un pas rapide, quoiqu’un peu chancelant.

Remarquant la physionomie menaçante du soldat, le révérend père, fort des droits acquis et se sentant, après tout, chez lui depuis midi, recula d’un pas, et dit impérieusement au vétéran :

— Qui êtes-vous, monsieur ? que voulez-vous ?

Au lieu de lui répondre, le soldat fit encore quelques pas ; puis, s’arrêtant et se mettant bien en face du père d’Aigrigny, il le contempla pendant une seconde, avec un si effrayant mélange de curiosité, de mépris, d’aversion et d’audace, que l’ex-colonel de hussards, un moment interdit, baissa les yeux devant la figure pâle et devant le regard étincelant du vétéran.

Le notaire et Samuel, frappés de surprise, restaient muets spectateurs de cette scène, tandis qu’Agricol et Gabriel suivaient avec anxiété les moindres mouvements de Dagobert.

Quant à Rodin, il avait feint de s’appuyer sur la cassette, afin de pouvoir toujours la couvrir de son corps.

Surmontant enfin l’embarras que lui causait le regard inflexible du soldat, le père d’Aigrigny redressa la tête et répéta :

— Je vous demande, monsieur, qui vous êtes et ce que vous voulez ?

— Vous ne me reconnaissez donc pas ? dit Dagobert en se contenant à peine.

— Non, monsieur…

— Au fait, reprit le soldat avec un profond dédain, vous baissiez les yeux de honte, lorsqu’à Leipzig, où vous vous battiez avec les Russes contre les Français, le général Simon, criblé de blessures, vous a répondu, à vous renégat, qui lui demandiez son épée : Je ne rends pas mon épée à un traître, et il s’est traîné jusqu’auprès d’un grenadier russe, à qui il l’a rendue… À côté du général Simon, il y avait un soldat, aussi blessé ;… ce soldat c’était moi…

— Enfin, monsieur… que voulez-vous ? dit le père d’Aigrigny, se contenant à peine.

— Je veux vous démasquer, vous qui êtes un prêtre aussi infâme, aussi exécré de tous, que Gabriel, que voilà, est un prêtre admirable et béni de tous.

— Monsieur, s’écria le marquis en devenant livide de colère et d’émotion.

— Je vous dis que vous êtes un infâme, reprit le soldat avec plus de force. Pour dépouiller les filles du maréchal Simon, Gabriel et mademoiselle de Cardoville, de leur héritage, vous vous êtes servi des moyens les plus affreux.

— Que dites-vous ? s’écria Gabriel, les filles du maréchal Simon ?…

— Sont tes parentes, mon brave enfant, ainsi que cette digne demoiselle de Cardoville… la bienfaitrice d’Agricol. Aussi… ce prêtre (et il montra le père d’Aigrigny) a fait enfermer l’une, comme folle, dans une maison de santé… et séquestrer les orphelines dans un couvent… Quant à toi, mon brave enfant, je n’espérais pas te voir ici, croyant qu’on t’aurait empêché, ainsi que les autres, de t’y trouver ce matin ; mais, Dieu merci, tu es là… et j’arrive à temps ; je ne suis pas venu plus tôt à cause de ma blessure. J’ai tant perdu de sang que j’ai eu, toute la matinée, des défaillances.

— En effet, s’écria Gabriel avec inquiétude, je n’avais pas remarqué votre bras en écharpe… Cette blessure, quelle est-elle ?

À un signe d’Agricol, Dagobert reprit :

— Ce n’est rien… la suite d’une chute… Mais me voilà… et bien des infamies vont se dévoiler…

Il est impossible de peindre la curiosité, les angoisses, la surprise ou les craintes des différents acteurs de cette scène en entendant ces menaçantes paroles de Dagobert.

Mais, de tous, le plus atterré était Gabriel. Son angélique figure se bouleversait, ses genoux tremblaient. Foudroyé par la révélation de Dagobert, apprenant ainsi l’existence d’autres héritiers, pendant quelques minutes, il ne put prononcer une parole ; enfin il s’écria d’une voix déchirante :

— Et c’est moi… mon Dieu… c’est moi… qui suis cause de la spoliation de cette famille !…

— Toi ! mon frère ? s’écria Agricol.

— N’a-t-on pas aussi voulu te dépouiller ? ajouta Dagobert.

— Le testament, reprit Gabriel avec une angoisse croissante, portait que l’héritage appartiendrait à ceux des héritiers qui se présenteraient avant midi…

— Et bien !… dit Dagobert effrayé de l’émotion du jeune prêtre.

— Midi a sonné, reprit celui-ci. Seul de la famille, j’étais ici, présent ; comprenez-vous, maintenant ?… Le délai est passé… les héritiers sont dépossédés par moi !…

— Par toi, dit Dagobert en balbutiant de joie ; par toi, mon brave enfant… tout est sauvé, alors !…

— Oui… mais…

— Tout est sauvé !… reprit Dagobert radieux en interrompant Gabriel ; tu partageras avec les autres… Je te connais…

— Mais, tous ces biens, je les ai abandonnés d’une manière irrévocable, s’écria Gabriel avec désespoir.

— Abandonnés… ces biens !… dit Dagobert pétrifié ; mais à qui… à qui ?…

— À monsieur…, dit Gabriel en désignant le père d’Aigrigny.

— À lui…, répéta Dagobert anéanti, à lui !… au renégat… toujours le démon de cette famille !

— Mais, mon frère, s’écria Agricol, tu connaissais donc tes droits à cet héritage ?

— Non, répondit le jeune prêtre avec accablement, non… je l’ai seulement appris ce matin même par le père d’Aigrigny :… il avait été, m’a-t-il dit, récemment instruit de mes droits par les papiers de famille autrefois trouvés sur moi, et envoyés par notre mère à son confesseur.

Le forgeron parut frappé d’un trait de lumière, et s’écria :

— Je comprends tout maintenant… on aura vu dans ces papiers que tu pouvais être riche un jour… alors on s’est intéressé à toi ;… on t’a attiré dans ce collège, où nous ne pouvions jamais te voir… et plus tard, on a trompé ta vocation par d’indignes mensonges, afin de t’obliger à te faire prêtre et de t’amener ensuite à faire cette donation… Ah ! monsieur, reprit Agricol en se tournant vers le père d’Aigrigny avec indignation, mon père a raison, une telle machination est infâme !

Pendant cette scène, le révérend père et son socius, d’abord effrayés et ébranlés dans leur audace, avaient peu à peu repris un sang-froid parfait.

Rodin, toujours accoudé sur la cassette, avait dit quelques mots à voix basse au père d’Aigrigny. Aussi, lorsque Agricol, emporté par l’indignation, avait reproché à ce dernier ses machinations infâmes, celui-ci avait baissé la tête et modestement répondu :

— Nous devons pardonner les injures et les offrir au Seigneur comme preuve de notre humilité.

Dagobert, étourdi, écrasé par tout ce qu’il venait d’apprendre, sentait presque sa raison se troubler ; après tant d’angoisses, ses forces lui manquaient devant ce nouveau et terrible coup.

Les paroles justes et sensées d’Agricol, rapprochés de certains passages du testament, éclairèrent tout à coup Gabriel sur le but que s’était proposé le père d’Aigrigny en se chargeant d’abord de son éducation et en l’attirant ensuite dans la compagnie de Jésus. Pour la première fois de sa vie, Gabriel put contempler d’un coup d’œil tous les ressorts de la ténébreuse intrigue dont il était victime ; alors l’indignation, le désespoir surmontant sa timidité habituelle, le missionnaire, l’œil éclatant, les joues enflammées d’un noble courroux, s’écria en s’adressant au père d’Aigrigny :

— Ainsi, mon père, lorsque vous m’avez placé dans l’un de vos collèges, ce n’était pas par intérêt ou par commisération, c’était seulement dans l’espoir de m’amener un jour à renoncer en faveur de votre ordre à ma part de cet héritage… et il ne vous suffisait pas de me sacrifier à votre cupidité… il fallait encore me rendre l’instrument involontaire d’une indigne spoliation ! S’il ne s’agissait que de moi… que de mes droits sur ces richesses que vous convoitiez… je ne réclamerais pas ; je suis ministre d’une religion qui a glorifié, sanctifié la pauvreté ; la donation à laquelle j’ai consenti vous est acquise, je n’y prétends, je n’y prétendrai jamais rien ;… mais il s’agit de biens qui appartiennent à de pauvres orphelines amenées du fond d’un lieu d’exil par mon père adoptif ; et je ne veux pas que vous les dépossédiez… mais il s’agit de la bienfaitrice de mon frère adoptif, et je ne veux pas que vous la dépossédiez… mais il s’agit des dernières volontés d’un mourant qui, dans son ardent amour de l’humanité, a légué à ses descendants une mission évangélique, une admirable mission de progrès, d’amour, d’union, de liberté, et je ne veux pas que cette mission soit étouffée dans son germe. Non… non… et je vous dis, moi, que cette mission s’accomplira, dussé-je révoquer la donation que j’ai faite.

À ces mots, le père d’Aigrigny et Rodin se regardèrent en haussant légèrement les épaules.

Sur un signe du socius, le révérend père prit la parole avec un calme imperturbable, et parla d’une voix lente, onctueuse, ayant soin de tenir ses yeux constamment baissés :

— Il se présente, à propos de l’héritage de M. de Rennepont, plusieurs incidents en apparence très-compliqués, plusieurs fantômes en apparence très-menaçants ; rien cependant de plus simple, de plus naturel que tout ceci… Procédons par ordre… laissons de côté les imputations calomnieuses ; nous y reviendrons. M. Gabriel de Rennepont, et je le supplie humblement de contredire ou de rectifier mes paroles, si je m’écartais le moins du monde de la plus rigoureuse vérité, M. l’abbé Gabriel, pour reconnaître les soins qu’il a autrefois reçus de la compagnie à laquelle je m’honore d’appartenir, m’avait fait, comme représentant de cette compagnie, librement, volontairement, don des biens qui pourraient lui revenir un jour, et dont, ainsi que moi, il ignorait la valeur.

Le père d’Aigrigny interrogea Gabriel du regard, comme pour le prendre à témoin de ces paroles.

— Cela est vrai, dit le jeune prêtre, j’ai fait librement ce don.

— Ce matin, ensuite de cette conversation particulièrement intime, et dont je tairai le sujet, certain d’avance de l’approbation de M. l’abbé Gabriel…

— En effet, répondit généreusement Gabriel, peu importe le sujet de cet entretien…

— C’est donc ensuite de cette conversation, que M. l’abbé Gabriel m’a de nouveau manifesté le désir de maintenir cette donation… je ne dirai pas en ma faveur… car les biens terrestres me touchent fort peu… mais en faveur d’œuvres saintes et charitables, dont notre compagnie serait la dispensatrice… J’en appelle à la loyauté de M. l’abbé Gabriel, en le suppliant de déclarer s’il est ou non engagé, non-seulement par le serment le plus formidable, mais encore par un acte parfaitement légal, passé devant maître Dumesnil, que voici.

— Il est vrai, répondit Gabriel.

— L’acte a été dressé par moi, ajouta le notaire.

— Mais Gabriel ne vous faisait abandon que de ce qui lui appartenait, s’écria Dagobert. Ce brave enfant ne pouvait supposer que vous vous serviez de lui pour dépouiller les autres !

— Faites-moi la grâce, monsieur, de me permettre de m’expliquer, reprit courtoisement le père d’Aigrigny, vous répondrez ensuite.

Dagobert contint avec peine un mouvement de douloureuse impatience.

Le révérend père continua :

— M. l’abbé Gabriel a donc, par le double engagement d’un acte et d’un serment, confirmé sa donation ; bien plus, reprit le père d’Aigrigny, lorsqu’à son profond étonnement, comme au nôtre, le chiffre énorme de l’héritage a été connu, M. l’abbé Gabriel, fidèle à son admirable générosité, loin de se repentir de ses dons, les a pour ainsi dire consacrés de nouveau par un pieux mouvement de reconnaissance envers la Providence, car M. le notaire se rappellera sans doute, qu’après avoir embrassé M. l’abbé Gabriel avec effusion en lui disant qu’il était pour la charité un second saint Vincent de Paule, je l’ai pris par la main, et qu’il s’est ainsi que moi agenouillé pour remercier le ciel de lui avoir inspiré la pensée de faire servir ces biens immenses à la plus grande gloire du Seigneur.

— Cela est vrai, répondit loyalement Gabriel ; tant qu’il s’est agi seulement de moi, malgré un moment d’étourdissement causé par la révélation d’une fortune si énorme, je n’ai pas songé un instant à revenir sur la donation que j’ai librement faite.

— Dans ces circonstances, reprit le père d’Aigrigny, l’heure à laquelle la succession devait être fermée est venue à sonner, M. l’abbé Gabriel, étant le seul héritier présent, s’est trouvé nécessairement… forcément, le seul et légitime possesseur de ces biens immenses… énormes… sans doute ; et je m’en réjouis dans ma charité, qu’ils soient énormes, puisque, grâce à eux, beaucoup de misères vont être secourues, beaucoup de larmes vont être taries. Mais voilà que tout à coup monsieur (et le père d’Aigrigny désigna Dagobert), monsieur, dans un égarement que je lui pardonne du plus profond de mon âme, et qu’il se reprochera, j’en suis sûr, accourt, l’injure, la menace à la bouche, et m’accuse d’avoir fait séquestrer, je ne sais où, je ne sais quels parents, afin de les empêcher de se trouver ici… en temps utile…

— Oui, je vous accuse de cette infamie ! s’écria le soldat exaspéré par le calme et l’audace du révérend père, oui… et je vais…

— Encore une fois, monsieur, je vous en conjure, soyez assez bon pour me laisser continuer… vous me répondrez ensuite, dit humblement le père d’Aigrigny, de la voix la plus douce et la plus mielleuse.

— Oui, je vous répondrai et je vous confondrai ! s’écria Dagobert.

— Laisse… laisse… mon père, dit Agricol ; tout à l’heure tu parleras.

Le soldat se tut.

Le père d’Aigrigny continua avec une nouvelle assurance :

— Sans doute, s’il existe réellement d’autres héritiers que M. l’abbé Gabriel, il est fâcheux pour eux de n’avoir pu se présenter ici en temps utile. Eh ! mon Dieu ! si au lieu de défendre la cause des souffrants et des nécessiteux, je défendais mes intérêts, je serais loin de me prévaloir de cet avantage dû au hasard ; mais comme mandataire de la grande famille des pauvres, je suis obligé de maintenir mes droits absolus à cet héritage, et je ne doute pas que M. le notaire ne reconnaisse la validité de mes réclamations en me mettant en possession de ces valeurs qui, après tout, m’appartiennent légitimement.

— Ma seule mission, reprit le notaire d’une voix émue, est de faire exécuter fidèlement la volonté du testateur. M. l’abbé Gabriel de Rennepont s’est seul présenté avant le dernier délai fixé pour la clôture de la succession. L’acte de donation est en règle ; je ne puis donc refuser de lui remettre dans la personne du donataire le montant de l’héritage…

À ces mots, Samuel cacha sa figure dans ses mains en poussant un gémissement profond ; il était obligé de reconnaître la justesse rigoureuse des observations du notaire.

— Mais, monsieur, s’écria Dagobert en s’adressant à l’homme de loi, cela ne peut pas être… vous ne pouvez pas laisser ainsi dépouiller deux pauvres orphelines… C’est au nom de leur père, de leur mère, que je vous parle… Je vous jure sur l’honneur, sur mon honneur de soldat, qu’on a abusé de la confiance et de la faiblesse de ma femme pour conduire les filles du maréchal Simon au couvent, et m’empêcher ainsi de les amener ici ce matin. Cela est si vrai que j’ai porté ma plainte devant un magistrat.

— Eh bien ! que vous a-t-il répondu ? dit le notaire.

— Que ma déposition ne suffisait pas pour enlever ces jeunes filles du couvent où elles étaient, et que la justice informerait…

— Oui, monsieur, reprit Agricol. Il en a été ainsi au sujet de mademoiselle de Cardoville, que l’on retient comme folle dans une maison de santé, et qui pourtant jouit de toute sa raison ; elle a, comme les filles du maréchal Simon, des droits à cet héritage… J’ai fait pour elle les mêmes démarches que mon père a faites pour les filles du maréchal Simon.

— Eh bien ! demanda le notaire.

— Malheureusement, monsieur, répondit Agricol, on m’a dit, comme à mon père, que, sur ma simple déposition, l’on ne pouvait agir… et que l’on aviserait.

À ce moment, Bethsabée, ayant entendu sonner à la porte du bâtiment de la rue, sortit du salon rouge à un signe de Samuel.

Le notaire reprit, en s’adressant à Agricol et à son père :

— Loin de moi, messieurs, la pensée de mettre en doute votre loyauté, mais il m’est impossible, à mon grand regret, d’accorder à vos accusations, dont rien ne me prouve la réalité, assez d’importance pour suspendre la marche légale des choses ; car enfin, messieurs, de votre propre aveu, le pouvoir judiciaire, auquel vous vous êtes adressés, n’a pas cru devoir donner suite à vos dépositions, et vous a dit qu’on s’informerait, qu’on aviserait ; or, en bonne conscience, je m’adresse à vous, messieurs, puis-je, dans une circonstance aussi grave, prendre sur moi une responsabilité que des magistrats n’ont pas osé prendre ?

— Oui, au nom de la justice, de l’honneur… vous le devez, s’écria Dagobert.

— Peut-être à votre point de vue, monsieur ; mais au mien je reste fidèle à la justice et à l’honneur en exécutant fidèlement ce qui est prescrit par la volonté sacrée d’un mourant. Du reste, rien n’est pour vous désespéré. Si les personnes dont vous prenez les intérêts se croient lésées, cela pourra donner lieu plus tard à une procédure, à un recours contre le donataire de M. l’abbé Gabriel… Mais, en attendant, il est de mon devoir de le mettre en possession immédiate des valeurs… Je me compromettrais gravement si j’agissais autrement.

Les observations du notaire paraissaient tellement selon le droit rigoureux, que Samuel, Dagobert et Agricol restèrent consternés.

Gabriel, après un moment de réflexion, parut prendre une résolution désespérée et dit au notaire d’une voix ferme :

— Puisque la loi est, dans cette circonstance, impuissante à soutenir le bon droit, je prendrai, monsieur, un parti extrême : avant de m’y résoudre, je demande une dernière fois à M. l’abbé d’Aigrigny s’il veut se contenter de ce qui me revient de ces biens, à la condition que les autres parts de l’héritage resteront entre des mains sûres, jusqu’à ce que les héritiers au nom desquels on réclame aient pu justifier de leurs titres.

— À cette proposition je répondrai ce que j’ai dit, reprit le père d’Aigrigny. Il ne s’agit pas ici de moi, mais d’un immense intérêt de charité ; je suis donc obligé de refuser l’offre partielle de M. l’abbé Gabriel, et de lui rappeler ses engagements de toutes sortes.

— Ainsi, monsieur, vous refusez cet arrangement ? dit Gabriel d’une voix émue.

— La charité me l’ordonne.

— Vous refusez… absolument ?

— Je pense à toutes les œuvres saintes que ces trésors vont fonder pour la plus grande gloire du Seigneur, et je ne me sens ni le courage ni la volonté de faire la moindre concession.

— Alors, monsieur, reprit le jeune prêtre d’une voix émue, puisque vous m’y forcez, je révoque ma donation ; j’ai entendu engager seulement ce qui m’appartenait et non ce qui appartient aux autres.

— Prenez garde, M. l’abbé, dit le père d’Aigrigny, je vous ferai observer que j’ai entre les mains un serment écrit… formel…

— Je le sais, monsieur, vous avez un écrit par lequel je fais serment de ne jamais révoquer cette donation, sous quelque prétexte que ce soit, sous peine d’encourir l’aversion et le mépris des honnêtes gens… Eh bien ! monsieur, soit…, dit Gabriel avec une profonde amertume, je m’exposerai à toutes les conséquences de mon parjure, vous le proclamerez partout ; je serai en butte aux dédains, à l’aversion de tous… mais Dieu me jugera…

Et le jeune prêtre essuya une larme qui roula dans ses yeux.

— Oh ! rassure-toi, mon brave enfant ! s’écria Dagobert, renaissant à l’espérance, tous les honnêtes gens seront pour toi !

— Bien ! bien ! mon frère, dit Agricol.

— M. le notaire, dit alors Rodin de sa petite voix aigre, M. le notaire, faites donc comprendre à M. l’abbé Gabriel qu’il peut se parjurer tant qu’il lui plaît, mais que le code civil est moins commode à violer qu’une promesse simplement… et seulement… sacrée !…

— Parlez, monsieur, dit Gabriel.

— Apprenez donc à M. l’abbé Gabriel, reprit Rodin, qu’une donation entre vifs, comme celle qu’il a faite au révérend père d’Aigrigny, est révocable seulement pour trois raisons, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, trois raisons, dit le notaire.

— La première, pour survenance d’enfant, dit Rodin, et je rougirais de parler à M. l’abbé de ce cas de nullité. Le second motif d’annulation serait l’ingratitude du donataire… Or, M. l’abbé Gabriel peut être certain de notre profonde et éternelle reconnaissance. Enfin le troisième cas de nullité est l’inexécution des vœux du donateur, relativement à l’emploi de ses dons. Or, si mauvaise opinion que M. l’abbé Gabriel ait tout à coup prise de nous, il nous accordera du moins quelque temps d’épreuve pour le convaincre que ses dons, ainsi qu’il le désire, seront appliqués à des œuvres qui auront pour but la plus grande gloire du Seigneur.

— Maintenant, M. le notaire, reprit le père d’Aigrigny, c’est à vous de prononcer et de dire si M. l’abbé Gabriel peut ou non révoquer la donation qu’il m’a faite.

Au moment où le notaire allait répondre, Bethsabée rentra, précédant deux nouveaux personnages qui se présentèrent dans le salon rouge, à peu de distance l’un de l’autre.