Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie IX/08

Méline, Cans et compagnie (5-6p. 90-108).
Neuvième partie : Le treize février



VIII


Le dernier coup de midi.


Au cri poussé par Gabriel, le notaire avait interrompu la lecture du testament, et le père d’Aigrigny s’était rapproché vivement du jeune prêtre.

Celui-ci, debout et tremblant, regardait le portrait de femme avec une stupeur croissante.

Bientôt il dit à voix basse et comme se parlant à lui-même :

— Est-il possible, mon Dieu ! que le hasard produise de pareilles ressemblances !… Ces yeux… à la fois si fiers et si tristes… ce sont les siens ;… et ce front… et cette pâleur !… oui, ce sont ses traits !… tous ses traits !…

— Mon cher fils, qu’avez-vous ? dit le père d’Aigrigny, aussi étonné que Samuel et que le notaire.

— Il y a huit mois, reprit le missionnaire d’une voix profondément émue sans quitter le tableau des yeux, j’étais au pouvoir des Indiens… au milieu des montagnes Rocheuses… On m’avait mis en croix, on commençait à me scalper… j’allais mourir… lorsque la divine Providence m’envoya un secours inattendu… Oui, et c’est cette femme qui m’a sauvé…

— Cette femme !… s’écrièrent à la fois Samuel, le père d’Aigrigny et le notaire.

Rodin seul paraissait complètement étranger à l’épisode du portrait ; le visage contracté par une impatience courroucée, il se rongeait les ongles à vif en contemplant avec angoisse la lente marche des aiguilles de sa montre.

— Comment ! quelle femme vous a sauvé la vie ? reprit le père d’Aigrigny.

— Oui, c’est cette femme, reprit Gabriel d’une voix plus basse et presque effrayée ; cette femme… ou plutôt une femme qui lui ressemblait tellement, que si ce tableau n’était pas ici depuis un siècle et demi, je croirais qu’il a été peint d’après elle… car je ne puis m’expliquer comment une ressemblance si frappante peut être l’effet du hasard… Enfin, ajouta-t-il au bout d’un moment de silence, en poussant un profond soupir, les mystères de la nature… et la volonté de Dieu sont impénétrables.

Et Gabriel retomba accablé sur son fauteuil au milieu d’un profond silence, que le père d’Aigrigny rompit bientôt, en disant :

— C’est un fait de ressemblance extraordinaire, et rien de plus… mon cher fils ;… seulement, la gratitude bien naturelle que vous avez pour votre libératrice, donne à ce jeu bizarre de la nature un grand intérêt pour vous.

Rodin, dévoré d’impatience, dit au notaire, à côté duquel il se trouvait :

— Il me semble, monsieur, que tout ce petit roman est assez étranger au testament ?…

— Vous avez raison, répondit le notaire en se rasseyant ; mais ce fait est si extraordinaire, si romanesque, ainsi que vous le dites, que l’on ne peut s’empêcher de partager le profond étonnement de monsieur…

Et il montra Gabriel qui, accoudé sur un des bras du fauteuil, appuyait son front sur sa main et semblait complètement absorbé.

Le notaire continua de la sorte la lecture du testament :


« Telles ont été les persécutions auxquelles ma famille a été en butte de la part de la société de Jésus.

« Cette société possède, à cette heure, mes biens par la confiscation. Je vais mourir… Puisse sa haine s’éteindre dans ma mort et épargner ma race !

« Ma race, dont le sort est ma seule, ma dernière pensée, à ce moment solennel.

« Ce matin, j’ai mandé ici un homme d’une probité depuis longtemps éprouvée, Isaac Samuel. Il me doit la vie, et chaque jour je me suis applaudi d’avoir pu conserver au monde une si honnête, une si excellente créature.

« Avant la confiscation de mes biens, Isaac Samuel les avait toujours administrés avec autant d’intelligence que de probité. Je lui ai confié les cinquante mille écus qu’un fidèle dépositaire m’avait rendus.

« Isaac Samuel et après lui ses descendants, auxquels il léguera ce devoir de reconnaissance, se chargeront de faire valoir et d’accumuler cette somme jusqu’à l’expiration de la cent cinquantième année, à dater de ce jour.

« Cette somme ainsi accumulée peut devenir énorme, constituer une fortune de roi… si les événements ne sont pas contraires à sa gestion.

« Puissent mes vœux être écoutés de mes descendants sur le partage et sur l’emploi de cette somme immense !

« Il arrive fatalement en un siècle et demi tant de changements, tant de variations, tant de bouleversements de fortune, parmi les générations successives d’une famille, que, probablement, dans cent cinquante ans, mes descendants se trouveront appartenir aux différentes classes de la société, et représenteront ainsi les divers éléments sociaux de leur temps.

« Peut-être se rencontrera-t-il parmi eux des hommes doués d’une grande intelligence, ou d’un grand courage, ou d’une grande vertu ; peut-être des savants, des noms illustres dans la guerre ou dans les arts ; peut-être aussi d’obscurs artisans, de modestes bourgeois ; peut-être aussi, hélas ! de grands coupables…

« Quoi qu’il advienne, mon vœu le plus ardent, le plus cher, c’est que mes descendants se rapprochent et reconstituent ma famille par une étroite, une sincère union, en mettant parmi eux en pratique ces mots divins du Christ : Aimez-vous les uns les autres.

« Cette union serait d’un salutaire exemple… car il me semble que de l’union, que de l’association des hommes entre eux, doit surgir le bonheur futur de l’humanité.

« La compagnie qui a depuis si longtemps persécuté ma famille, est un des plus éclatants exemples de la toute-puissance de l’association, même appliquée au mal.

« Il y a quelque chose de si fécond, de si divin dans ce principe, qu’il force quelquefois au bien les associations les plus mauvaises, les plus dangereuses.

« Ainsi les missions ont jeté de rares, mais de pures, de généreuses clartés sur cette ténébreuse compagnie de Jésus… cependant fondée dans le but détestable et impie d’anéantir, par une éducation homicide, toute volonté, toute pensée, toute liberté, toute intelligence chez les peuples, afin de les livrer tremblants, superstitieux, abrutis et désarmés au despotisme des rois, que la compagnie se réservait de dominer à son tour par ses confesseurs. »


À ce passage du testament, il y eut un nouveau et étrange regard échangé entre Gabriel et le père d’Aigrigny.

Le notaire continua :


« Si une association perverse, fondée sur la dégradation humaine, sur la crainte, sur le despotisme, et poursuivie de la malédiction des peuples, a traversé les siècles et souvent dominé le monde par la ruse et par la terreur… que serait-ce d’une association qui, procédant de la fraternité, de l’amour évangélique, aurait pour but d’affranchir l’homme et la femme de tout dégradant servage, de convier au bonheur d’ici-bas ceux qui n’ont connu de la vie que les douleurs et la misère, de glorifier et d’enrichir le travail nourricier ? d’éclairer ceux que l’ignorance déprave ? de favoriser la libre expansion de toutes les passions que Dieu, dans sa sagesse infinie, dans son inépuisable bonté, a départies à l’homme comme autant de leviers puissants ? de sanctifier tout ce qui vient de Dieu… l’amour comme la maternité, la force comme l’intelligence, la beauté comme le génie ? de rendre enfin les hommes véritablement religieux et profondément reconnaissants envers le Créateur, en leur donnant l’intelligence des splendeurs de la nature et de leur part méritée des trésors dont il nous comble ?

« Oh ! si le ciel veut que, dans un siècle et demi, les descendants de ma famille, fidèles aux dernières volontés d’un cœur ami de l’humanité, se rapprochent ainsi dans une sainte communauté !

« Si le ciel veut que parmi eux se rencontrent des âmes charitables et passionnées de commisération pour ce qui souffre, des esprits élevés, amoureux de la liberté, des cœurs éloquents et chaleureux, des caractères résolus, des femmes réunissant la beauté, l’esprit et la bonté, combien sera féconde et puissante l’harmonieuse union de toutes ces idées, de toutes ces influences, de toutes ces forces, de toutes ces attractions groupées autour de cette fortune de roi qui, concentrée par l’association et sagement régie, rendra praticables les plus admirables utopies !

« Quel merveilleux foyer de pensées fécondes, généreuses ! quels rayonnements salutaires et vivifiants jailliraient incessamment de ce centre de charité, d’émancipation et d’amour !

« Que de grandes choses à tenter, que de magnifiques exemples à donner au monde par la pratique ! Quel divin apostolat ! Enfin quel irrésistible élan pourrait imprimer à l’humanité tout entière une famille ainsi groupée, disposant de tels moyens d’action !

« Et puis alors cette association pour le bien serait capable de combattre la funeste association dont je suis victime, et qui peut-être dans un siècle et demi n’aura rien perdu de son redoutable pouvoir.

« Alors, à cette œuvre de ténèbres, de compression et de despotisme, qui pèse sur le monde chrétien, les miens pourraient opposer une œuvre de lumière, d’expansion et de liberté.

« Le génie du bien et le génie du mal seraient en présence.

« La lutte commencerait, et Dieu protégerait les justes…

« Et pour que les immenses ressources pécuniaires qui auraient donné tant de pouvoir à ma famille, ne s’épuisent pas et se renouvellent avec les années, mes héritiers, écoutant mes volontés, devraient placer, selon les mêmes conditions d’accumulation, le double de la somme que j’ai placée… Alors, un siècle et demi après eux… quelle nouvelle source de puissance et d’action pour leurs descendants ! quelle perpétuité dans le bien !

« On trouvera d’ailleurs dans le grand meuble d’ébène de la salle de deuil quelques idées pratiques au sujet de cette association.

« Telles sont mes dernières volontés, ou plutôt mes dernières espérances…

« Si j’exige absolument que ceux de ma race se trouvent en personne rue Saint-François, le jour de l’ouverture de ce testament, c’est afin que, réunis à ce moment solennel, ils se voient, se connaissent ; peut-être alors mes paroles les frapperont ; au lieu de vivre divisés, ils s’uniront ; leurs intérêts même y gagneront, et ma volonté sera accomplie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« En envoyant, il y a peu de jours, à ceux de ma famille que l’exil a dispersés en Europe, une médaille où est gravée la date de cette convocation pour mes héritiers à un siècle et demi de ce jour, j’ai dû tenir secret son véritable motif, disant seulement que ma descendance avait un grand intérêt à se trouver à ce rendez-vous.

« J’ai agi ainsi parce que je connais la ruse et la persistance de la compagnie dont je suis victime ; si elle avait pu savoir qu’à cette époque mes descendants auraient à se partager des sommes immenses, de grandes fourberies, de grands dangers peut-être auraient menacé ma famille, car de sinistres recommandations se seraient transmises de siècle en siècle dans la société de Jésus.

« Puisse cette précaution être efficace !

« Puisse mon vœu exprimé sur les médailles avoir été fidèlement transmis de génération en génération !

« Si je fixe le jour et l’heure fatale où ma succession sera irrévocablement fermée en faveur de ceux de mes descendants qui se seront présentés rue Saint-François le 13 février 1832, avant midi, c’est qu’il faut un terme à tout délai, et que mes héritiers auront été suffisamment prévenus depuis bien des années de ne pas manquer à ce rendez-vous.

« Après la lecture de mon testament, la personne qui sera dépositaire de l’accumulation des fonds fera connaître leur valeur et leur chiffre, afin qu’au dernier coup de midi ces sommes soient acquises et partagées aux héritiers présents.

« Alors les appartements de la maison leur seront ouverts. Ils y verront des choses dignes de leur intérêt, de leur pitié, de leur respect… dans la salle de deuil surtout…

« Mon désir est que cette maison ne soit pas vendue, qu’elle reste ainsi meublée, et qu’elle serve de point de réunion à mes descendants, si, comme je l’espère, ils écoutent ma dernière prière.

« Si, au contraire, ils se divisent ; si, au lieu de s’unir pour concourir à une des plus généreuses entreprises qui aient jamais signalé un siècle, ils cèdent à des passions égoïstes ; s’ils préfèrent l’individualité stérile à l’association féconde ; si, dans cette fortune immense, ils ne voient qu’une occasion de dissipation frivole ou d’accumulation sordide… qu’ils soient maudits par tous ceux qu’ils auraient pu aimer, secourir et émanciper ;… que cette maison soit démolie et rasée, que tous les papiers dont Isaac Samuel aura laissé l’inventaire soient, ainsi que les deux portraits du salon rouge, brûlés par le gardien de ma demeure.

« J’ai dit…

« Maintenant, mon devoir est accompli…

« En tout ceci j’ai suivi les conseils de l’homme que je vénère et que j’aime comme la véritable image de Dieu sur la terre.

« L’ami fidèle qui m’a remis les cinquante mille écus, débris de ma fortune, sait seul l’emploi que j’en veux faire ;… je n’ai pu refuser à son amitié si sûre cette preuve de confiance ; mais aussi, j’ai dû lui taire le nom d’Isaac Samuel ;… c’était exposer ce dernier et surtout ses descendants à de grands dangers.

« Tout à l’heure, cet ami, qui ignore que ma résolution de mourir va recevoir son accomplissement, viendra ici avec mon notaire ; c’est entre leurs mains qu’après les formalités d’usage je déposerai ce testament cacheté.

« Telles sont mes dernières volontés.

« Je mets leur accomplissement sous la sauvegarde de la Providence.

« Dieu ne peut que protéger ces vœux d’amour, de paix, d’union et de liberté.

« Ce testament mystique[1] ayant été fait librement par moi et entièrement écrit de ma main, j’entends et veux qu’il soit scrupuleusement exécuté dans son esprit et dans sa lettre.

« Ce jourd’hui, 13 février 1681, à une heure de relevée.

« Marius de Rennepont. »


À mesure que le notaire avait poursuivi la lecture du testament, Gabriel avait été successivement agité d’impressions pénibles et diverses.

D’abord, nous l’avons dit, il avait trouvé étrange que la fatalité voulût que cette fortune immense, provenant d’une victime de la compagnie, revînt aux mains de cette compagnie, grâce à la donation qu’il venait de renouveler.

Puis, son âme charitable et élevée lui ayant fait aussitôt comprendre quelle aurait pu être l’admirable portée de la généreuse association de famille, si instamment recommandée par Marius de Rennepont… il songeait avec une profonde amertume que, par suite de sa renonciation, et de l’absence de tout autre héritier, cette grande pensée était inexécutable, et que cette fortune, beaucoup plus considérable qu’il ne l’avait cru, allait tomber aux mains d’une compagnie perverse qui pouvait s’en servir comme d’un terrible moyen d’action.

Mais, il faut le dire, l’âme de Gabriel était si belle, si pure, qu’il n’éprouva pas le moindre regret personnel en apprenant que les biens auxquels il avait renoncé pouvaient être d’une grande valeur ; il se plut même, par un touchant contraste, en découvrant qu’il avait failli être si riche, à reporter sa pensée vers l’humble presbytère où il espérait aller bientôt vivre dans la pratique des plus saintes vertus évangéliques.

Ces idées se heurtaient confusément dans son esprit. La vue du portrait de femme, les révélations sinistres contenues dans le testament, la grandeur de vues qui s’était manifestée dans les dernières volontés de M. de Rennepont, tant d’incidents extraordinaires jetaient Gabriel dans une sorte de stupeur étonnée où il était encore plongé, lorsque Samuel dit au notaire en lui présentant la clef du registre :

— Vous trouverez, monsieur, dans ce registre, l’état actuel des sommes qui sont en ma possession par suite de la capitalisation et accumulation des cent cinquante mille francs confiés à mon grand-père par M. Marius de Rennepont…

— Votre grand-père !… s’écria le père d’Aigrigny au comble de la surprise ; c’est donc votre famille qui a fait constamment valoir cette somme ?…

— Oui, monsieur, et ma femme va dans quelques instants apporter ici le coffret qui renferme les valeurs.

— Et à quel chiffre s’élèvent ces valeurs ? demanda Rodin de l’air du monde le plus indifférent.

— Ainsi que M. le notaire peut s’en assurer par cet état, répondit Samuel avec une simplicité parfaite, comme s’il se fût seulement agi des cent cinquante mille francs primitifs, j’ai en caisse, en valeurs ayant cours, la somme de deux cent douze millions… cent soixante…

— Vous dites, monsieur ! s’écria le père d’Aigrigny sans laisser Samuel achever ; car l’appoint importait assez peu au révérend père.

— Oui, le chiffre ! ajouta Rodin d’une voix palpitante (et pour la première fois peut-être de sa vie il perdit son sang-froid) le chiffre… le chiffre… le chiffre.

— Je dis, monsieur, reprit le vieillard, que j’ai en caisse pour deux cent douze millions cent soixante-quinze mille francs de valeurs… soit nominatives, soit au porteur… ainsi que vous allez vous en assurer, M. le notaire, car voici ma femme qui les apporte.

En effet, à ce moment, Bethsabée entra, tenant entre ses bras la cassette de bois de cèdre, où étaient renfermées ces valeurs, la posa sur la table, et sortit après avoir échangé un regard affectueux avec Samuel.

Lorsque celui-ci eut déclaré l’énorme chiffre de la somme en question, un silence de stupeur accueillit ses paroles.

Sauf Samuel, tous les acteurs de cette scène se croyaient le jouet d’un rêve.

Le père d’Aigrigny et Rodin comptaient sur quarante millions… Cette somme, déjà énorme, était plus que quintuplée…

Gabriel, en entendant le notaire lire les passages du testament où il était question d’une fortune de roi, et ignorant les prodiges de la capitalisation, avait évalué cette fortune à trois ou quatre millions… Aussi, le chiffre exorbitant qu’on venait de lui révéler, l’étourdissait… Et malgré son admirable désintéressement et sa scrupuleuse loyauté, il éprouvait une sorte d’éblouissement, de vertige, en songeant que ces biens immenses auraient pu lui appartenir… à lui seul…

Le notaire, presque aussi stupéfait que lui, examinait l’état de la caisse de Samuel, et paraissait à peine en croire ses yeux.

Le juif, muet aussi, était douloureusement absorbé en songeant qu’aucun autre héritier ne se présentait.

Au milieu de ce profond silence, la pendule placée dans la chambre voisine commença à sonner lentement midi…

Samuel tressaillit… puis poussa un profond soupir…

Quelques secondes encore, et le délai fatal serait expiré.

Rodin, le père d’Aigrigny, Gabriel et le notaire étaient sous le coup d’un saisissement si profond, qu’aucun d’eux ne remarqua combien il était étrange d’entendre la sonnerie de cette pendule…

— Midi !… s’écria Rodin.

Et, par un mouvement involontaire, il posa brusquement ses deux mains sur la cassette, comme pour en prendre possession.

— Enfin !… s’écria le père d’Aigrigny avec une expression de joie, de triomphe, d’enivrement, impossible à peindre.

Puis, il ajouta en se jetant dans les bras de Gabriel, qu’il embrassa avec exaltation :

— Ah ! mon cher fils… que de pauvres vont vous bénir !… Vous êtes un saint Vincent de Paule… Vous serez canonisé… je vous le jure…

— Remercions d’abord la Providence, dit Rodin d’un ton grave et ému, en tombant à genoux, remercions la Providence de ce qu’elle a permis que tant de biens fussent employés à la plus grande gloire du Seigneur.

Le père d’Aigrigny, après avoir encore embrassé Gabriel, le prit par la main et lui dit :

— Rodin a raison… À genoux, mon cher fils, et rendons grâce à la Providence.

Ce disant, le père d’Aigrigny s’agenouilla et entraîna Gabriel, qui, étourdi, confondu, n’ayant plus la tête à lui, tant les événements se précipitaient, s’agenouilla machinalement.

Le dernier coup de midi sonna…

Tous se relevèrent…

Alors le notaire dit d’une voix légèrement altérée, car il y avait quelque chose d’extraordinaire et de solennel dans cette scène :

— Aucun autre héritier de M. Marius de Rennepont ne s’étant présenté avant midi, j’exécute la volonté du testateur en déclarant au nom de la justice et de la loi, M. François-Marie-Gabriel de Rennepont, ici présent, seul et unique héritier, et possesseur des biens meubles et immeubles et valeurs de toute espèce provenant de la succession du testateur ; desquels biens le sieur Gabriel de Rennepont, prêtre, a fait librement et volontairement don, par acte notarié, au sieur Frédéric-Emmanuel de Bordeville, marquis d’Aigrigny, prêtre, qui par le même acte, les a acceptés, et s’en trouve ainsi légitime possesseur, aux lieu et place dudit Gabriel de Rennepont, par le fait de cette donation entre vifs, grossoyée par moi ce matin, et signée Gabriel de Rennepont et Frédéric d’Aigrigny, prêtres.

À ce moment on entendit dans le jardin un grand bruit de voix.

Bethsabée entra précipitamment, et dit à son mari d’une voix altérée :

— Samuel… un soldat… il veut…

Bethsabée n’en put dire davantage.

À la porte du salon rouge apparut Dagobert.

Le soldat était d’une pâleur effrayante ; il semblait presque défaillant, portait son bras gauche en écharpe et s’appuyait sur Agricol.

À la vue de Dagobert, les flasques et blafardes paupières de Rodin s’injectèrent subitement comme si tout son sang eût reflué vers son cerveau.

Puis le socius se précipita sur la cassette avec un mouvement de colère et de possession si féroce, qu’on eût dit qu’il était résolu, en la couvrant de son corps, à la défendre au péril de sa vie.




  1. C’est le terme consacré par la jurisprudence.