Le Judaïsme avant Jésus-Christ/Deuxième partie/Chapitre XI

CHAPITRE XI

LES FILS D’HÉRODE. — LA JUDÉE ANNEXÉE A L’EMPIRE ROMAIN


§ 1. — La succession d’Hérode.


L’intention d’Hérode avait été de maintenir l’unité du royaume qu’il avait créé[1]. D’abord prévenu par les intrigues d’Antipater contre Archélaüs, l’aîné des fils qu’il avait épargnés, il avait nommé roi Antipas dans un testament soumis au bon plaisir d’Auguste. Puis éclairé sur la fourberie d’Antipater, il avait donné par un codicille la royauté à Archélaüs, sans lui assigner une part spéciale. Antipater avait la Galilée et la Pérée, Philippe la Batanée, la Gaulonitide, la Trachonitide et le territoire de Panias. Dans sa pensée, ils seraient tétrarques comme Phéroras l’avait été durant son propre règne, à titre de princes vassaux, Archélaüs seul portant la couronne du royaume des Juifs. Mais l’agrément d’Auguste était toujours réservé. Aussi Archélaüs se garda bien de prendre le titre de roi et d’accepter le diadème que lui offraient les soldats. Il devait cependant se conduire provisoirement en souverain, ce qu’il s’empressa de faire. Agé d’environ dix-huit ans, il avait des intelligences à Rome où il avait été formé avec Philippe son frère de père, sur l’amitié duquel il pouvait compter. Salomé était alors pour lui. Tout semblait devoir lui réussir.

Son premier soin, avant son départ pour Rome, fut de gagner le peuple. On touchait à la fête de Pâque qui attirait une foule énorme de Juifs, venus même de l’étranger. Archélaüs, sachant combien son père était détesté, promit d’être un souverain moins exigeant et plus doux. On lui demanda quelques diminutions d’impôts, qu’il accorda. C’était surtout ce qui touchait la foule. Les Pharisiens exaltés qui avaient perdu leurs chefs Judas et Matthias[2], exécutés par l’ordre d’Hérode pour avoir fait abattre l’aigle d’or, entreprirent alors de les venger. Ils se lamentent à grands cris sur ces héros de la foi religieuse, demeurés sans sépulture ; le peuple s’agite, prétend imposer la disgrâce des conseillers du feu roi. Archélaüs craint alors de tomber sous le joug. On exigeait trop. Le trouble augmente dans les parvis du Temple où la foule est ranimée dans sa foi par la ferveur unanime de Juifs attirés de si loin. Archélaüs parlemente. On dédaigne ses envoyés. Il envoie une petite force armée. On la bouscule, on tue. Alors il engage toutes ses forces la foule résiste, puis succombe. Il y eut environ trois mille victimes. Nicolas de Damas a présenté ce fait comme une victoire de l’élément hellénique sur les Juifs[3]. Certainement l’élément étranger était considérable dans les troupes de confiance d’Archélaüs, et elles frappèrent les Juifs à cœur joie.

Le jeune prince n’avait plus de temps à perdre. Il confia l’administration à Philippe et partit pour Rome avec Ptolémée, ancien ministre des finances d’Hérode qui portait les comptes et le sceau royal, et avec le frère de celui-ci, Nicolas de Damas, qui ne lui était pas moins attaché.

Peu après Antipas prit le même chemin, ainsi que Salomé avec un groupe de parents. Les principaux des Juifs, ayant à leur tête ce qui restait de l’ancienne aristocratie, une cinquantaine de personnes, entendaient aussi recourir à César, ainsi que les représentants des villes grecques qui réclamaient leur ancienne indépendance comme au temps de Pompée[4].

Arrivée à Rome, Salomé se démasqua, et entraîna les autres parents. Archélaüs avait donc contre lui Antipas pour lequel plaida Antipater, fils de Salomé, et les villes grecques, sans parler des Juifs qui ne devaient parler que plus tard. L’habile Nicolas conseilla à son client de ménager son frère et de ne pas s’opposer aux Grecs. Dans son plaidoyer il s’appuya sur le droit. Celui d’Archélaüs était incontestable. Hérode était sain d’esprit en changeant son testament puisqu’il l’avait soumis à Auguste. La flagornerie fut égale dans les deux camps. Sans rien résoudre, Auguste laissa entendre qu’il se déciderait pour le droit.

Une deuxième réunion se tint dans le Temple d’Apollon, le dieu protecteur de la maison d’Auguste. Les Juifs tentèrent leur chance. Ils n’avaient pas à prendre parti dans la compétition entre les deux frères : ils les rejetaient tous deux. Ily avait parmi eux des Pharisiens, on le voit à l’âpreté de leurs plaintes contre la répression d’un mouvement dont ils avaient été les instigateurs[5], et aussi des Sadducéens, car ils déplorent l’extinction des anciennes familles, et ils réclament le droit ancien, c’est-à-dire en réalité le pouvoir du grand prêtre. Mais ils affectent de ne nommer que l’autorité romaine. Ils demandent formellement, et avec instance, d’être rattachés à la Syrie, sauf à avoir un gouverneur particulier. Le tableau qu’ils font du règne d’Hérode marque la profonde ulcération d’une nation mise à mal et pillée au profit des étrangers. Point de griefs purement religieux ; l’empereur n’y eût point été sensible. Mais le portrait d’un tyran cruel, d’un maître abandonné à ses caprices effrénés : Archélaüs ne vaudrait pas mieux. Les Juifs qu’on taxait de révolutionnaires sauraient prouver que nul n’était plus maniable quand les maîtres étaient les Romains.

En réponse, Nicolas insista naturellement sur le caractère factieux des Juifs, et la révolte dont Varus prévint bientôt l’empereur parut lui donner raison. Il avait été aisé de réprimer desinsurgés disséminés et hostiles les uns aux autres. Tout le pays uni sous un seul chef eût exigé un tout autre effort.

Auguste se décida donc à rompre cette unité, que seul Hérode avait su rendre docile à Rome. Il ne confirma pas le testament, puisqu’il divisa le royaume en trois parts. Archélaüs avait la plus belle, la Judée avec l’Idumée et la Samarie : c’était le cœur du Judaïsme. Mais il n’était qu’ethnarque, sans aucune autorité sur ses frères. S’il s’en montrait digne, on lui donnerait le titre de roi, mais sûrement sans rien changer au fond des choses. Antipas et Philippe avaient les parts que leur avait destinées leur père, ils étaient indépendants d’Archélaüs, et soumis comme lui à la surveillance du gouverneur de Syrie[6]. Trois villes grecques, Gaza, Hippos et Gadara recouvraient leur indépendance. Salomé avait Iamnia, Azot, Phasaélis. D’ailleurs l’empereur refusa l’argent qui lui était légué, sauf quelques souvenirs de peu de valeur. Il conciliait donc la politique romaine avec la bienveillance personnelle qu’il avait témoignée à Hérode, et qu’il continuait à sa maison.

Cette élévation de vues et de tenue forme un contraste saisissant avec l’acharnement des Hérodiens les uns contre les autres ; la nation tout entière était en proie à la discorde et à ses fureurs.

Sans doute la Judée était moins disposée que ses représentants officiels à subir le joug de Rome. Mais c’est qu’il était apparu sous le jour le plus sinistre. Varus, gouverneur de Syrie, avait apaisé sans peine les troubles qui avaient suivi la cruelle répression d’Archélaüs. Comme il retournait à Antioche, non sans avoir laissé à Jérusalem une de ses trois légions, il rencontra Sabinus, qui se disait envoyé par l’empereur pour s’assurer des trésors royaux et des places fortes. Il lui conseilla de surseoir à toute mesure de ce genre. Lui parti, Sabinus poursuivit la mission qu’on lui avait donnée, ou dont il exagéra les termes, car c’était un rapace à courte vue, du type des seconds de Cassius ou d’Antoine. Il convoitait surtout le trésor sacré. Les Juifs résistèrent, et avec d’autant plus d’énergie que la fête de la Pentecôte avait de nouveau amené beaucoup de monde au Temple. Perchés sur les portiques, les Juifs accablèrent de pierres les soldats romains, et s’aperçurent trop tard que ceux-ci avaient mis le feu aux galeries. Le plus grand nombre périt dans les flammes ; ceux qui s’enfuirent étaient massacrés aux portes par les cavaliers de Sabinus. On fit main basse sur le trésor.

Mais les Juifs étaient en nombre, ils reprirent courage ; l’armée régulière hérodienne — sauf ceux de Sébaste — se joignit aux insurgés et vint assiéger Sabinus dans le palais. En même temps une anarchie spontanée éclate partout. Chaque région a son insurgé, avec ce trait commun que tous se déclarent rois et sont reconnus comme tels par leurs bandes. Josèphe ne dit pas un mot qui suggère l’impression d’une poussée de messianisme. Mais on sait combien il a tenu dans l’ombre ce phénomène, dont il réservait l’auréole aux Flaviens[7]. Alors que des princes, fils d’Hérode, se disputaient le pouvoir, qu’un faux Alexandre revendiquait les droits des fils de Mariamme et des Asmonéens en même temps que d’Hérode, la pullulation de ces rois de fortune, sans aucun titre personnel que leur force physique et leur audace, ne peut guère s’expliquer s’ils n’ont pas allégué un appel divin, une mission qui groupait autour d’eux des dévouements d’illusionnés, entraînés par une passion religieuse.

En Galilée, c’est Judas, fils d’Ézéchias, cette victime d’Hérode à ses débuts, qui s’installe à Sépphoris : il visait à une haute fortune, et même à la royauté[8].

Simon, ancien esclave d’Hérode, ceignit le diadème en Pérée, brûla le palais de Jéricho et livra une bataille en règle à la cavalerie hérodienne et aux Romains.

En Judée ce fut Athrongès, d’origine inconnue, qui couronné d’un diadème, réglait tout souverainement[9]. Il prit dans une embuscade à Emmaüs un centurion et quelques Romains.

Il y en eut encore d’autres, s’il faut en croire Josèphe : « A ce moment la Judée était pleine de brigands, et dès que l’un d’entre eux avait réuni autour de lui une troupe de séditieux, il se proclamait roi et se lançait à l’assaut de sa nation »[10].

Ce n’est pas une révolte contre l’autorité romaine, qui n’est pas encore installée. Josèphe a noté, dans ce même endroit, qu’on évitait d’aborder les troupes romaines. Cependant on ne demande pas à se soumettre à elles comme l’ambassade des chefs. Il faut un roi ; un roi sauvera le pays du joug des fils d’Hérode et du joug romain. Quel est-il ? Nul ne le sait, mais quiconque prétend l’être a des chances, tant on est convaincu que le moment est venu où un roi, hier inconnu, sera le sauveur.

Varus s’intéressait peu à Sabinus, mais il ne pouvait abandonner sa légion. Il revint d’Antioche avec les deux légions qui lui restaient. Les Juifs de Jérusalem abandonnèrent la partie. Ils n’étaient pas en force et n’avaient pas de griefs contre Varus. Ils s’excusèrent même d’avoir été victimes plutôt qu’auteurs du soulèvement provoqué par des agitateurs étrangers à la ville. Sabinus s’était esquivé. Les lieutenants du gouverneur achevèrent de mettre l’ordre partout. La répression fut atroce. Deux mille personnes furent mises en croix[11]. Décidément l’intervention romaine coûtait cher à la nation.

La guerre porta le nom de Varus et ne fut pas oubliée des Juifs.


§ 2. — Archélaus ethnarque[12].


A son retour de Rome, Archélaüs acheva de disperser les bandes, spécialement celle d’Athrongès. Son gouvernement dura dix ans[13]. Nicolas de Damas ne revint pas de Rome où il mourut vers ce temps-là. Josèphe se trouva dépourvu de sa meilleure source et apparemment les autres firent aussi défaut, car il n’a retenu de ce règne que la note de tyrannie et de cruauté[14]. En cela Archélaiis était bien le fils d’Hérode, mais il n’avait pas été formé comme son père à l’école de l’adversité. Prince royal, élevé dans une cour opulente, nommé roi au berceau, il fut plus déçu que satisfait de la décision d’Auguste qui lui faisait entrevoir la royauté comme à un jeune garçon, s’il était bien sage. Il ne fit rien pour la mériter. Selon toute vraisemblance, il se montra impitoyable envers ceux qui l’avaient poursuivi de leur haine jusqu’à Rome, et saint Luc a peut-être conservé un écho de ses vengeances[15]. La répression de l’insurrection qui ouvrit son règne est d’un faible que la peur rend violent. Bâtisseur comme son père, selon que le permettaient ses moyens, il fonda dans la plaine de Jéricho une ville de plaisance qu’il nomma de son nom Archélaïs, au lieu d’en faire hommage à quelque personne de la maison impériale, à l’instar de Livias, devenue Julias et de Tibérias d’Antipas, ou de la Julias de Philippe. Aucun indice qu’il ait recherché la faveur d’Auguste. Ses monnaies portent son nom d’Hérode, sans aucune politesse envers le gouvernement impérial[16].

Il affecta sans doute comme Hérode de ménager les convictions religieuses des Juifs. Cependant il épousa Glaphyra, veuve de son frère Alexandre, dont elle avait eu des enfants. Josèphe a eu soin de noter que ce mariage était contraire à la Loi[17].

Il n’a rien de plus à nous dire sur le couple royal que deux songes prophétiques leur annonçant une mort prochaine. Il les avait recueillis sans doute des Esséniens[18], et il a tenu à les « citer en faveur de l’immortalité de l’âme et de la Providence divine »[19], croyances communes aux Esséniens et aux Pharisiens.

Pas plus qu’Hérode, Archélaüs ne pouvait songer à revêtir le souverain pontificat. Mais il en disposa librement, en remplaçant Joazar compromis dans la révolte par son frère Éléazar, et celui-ci par Jésus, fils de Sié. On ne sait comment Joazar se trouva de nouveau grand prêtre après la déposition d’Archélaüs[20].

Auguste, en effet, mécontent de ce personnage qui ne compensait pas une administration tyrannique par la prospérité du pays, accueillit une nouvelle dénonciation des Juifs, le fit empoigner comme un malfaiteur et comparaître à son tribunal. La cause entendue il l’envoya à Vienne en Gaule, ne lui laissant même pas ses biens personnels. C’est là qu’il mourut d’après Strabon[21]. Si donc saint Jérôme a pu parler de son tombeau près de Bethléem[22], c’est qu’on y avait transporté ses restes ou que, construit par lui de son vivant, il était demeuré vide. Nous n’avons pas à parler ici des deux tétrarques ses frères, Hérode Antipas († 39 ap. J.-C.) et Hérode Philippe († 34 ap. J.-C.), puisque le premier est déjà mêlé à l’histoire de l’évangile, et que le second, s’il y est nommé aussi pour sa ville de Césarée, est déjà placé en dehors du cadre du Judaïsme.


§ 3. — La Judée et la Samarie province romaine. Le recensement.


Nous dirons désormais la Judée, pour désigner l’ancien territoire d’Archélaüs, qui comprenait la Samarie, et aussi l’Idumée extension méridionale de la Judée. C’est tout ce territoire qui devenait province romaine, c’est-à-dire était incorporé à l’empire — à vrai dire il y était déjà englobé — pour être administré directement par un fonctionnaire impérial. Avant de dire dans quelles conditions, nous devons nous arrêter au fait initial de l’annexion et à la révolte qui l’a suivi.

Les Juifs, les Samaritains, les tribus encore nomades du sud de la Judée, comprirent que l’annexion était un fait accompli lorsqu’ils virent apparaître un très haut magistrat, le légat d’Auguste chargé de gouverner la Syrie, qui installa chez eux un fonctionnaire d’un moindre rang, auquel on donnait le nom de Procurateur.

Le légat était P. Sulpicius Quirinius, le procurateur Coponius. On connaît ces faits par le récit de Josèphe[23], dont tous les mots portent : « Quirinius, membre du sénat, qui, par toutes les magistratures, s’était élevé jusqu’au consulat et qui jouissait d’une considération peu commune, arriva en Syrie où l’empereur l’avait envoyé pour rendre la justice dans cette province et faire le recensement des biens. On lui avait adjoint Coponius, personnage de l’ordre équestre, qui devait gouverner les Juifs avec pleins pouvoirs ».

Quirinius fit donc le recensement en Judée, et le termina en la trente-septième année de la bataille d’Actium (2 sept. 31 av. J.-C.). Cette année chevauche sur les années 6 et 7 ap. J.-C. Comme le recensement dura sans doute assez longtemps, et qu’Archélaüs, d’après Dion, fut déposé en l’an 6, il est plus à propos de parler du recensement de l’an 7. Cette opération ne doit pas être confondue avec le cens romain, quoiqu’elle ait été une application de la même conception du gouvernement, dans la mesure où la nouvelle organisation pouvait être modelée d’après l’ancienne.

Le cens romain avait un triple but : utilitaire, moral et religieux. La république romaine, même agrandie sur des états immenses, était toujours conçue comme une cité, à laquelle il importait de savoir combien elle comptait de citoyens, sa seule force sûre, le noyau solide de ses armées, et quelles étaient leurs ressources en vue de contribuer aux dépenses de l’état. Il importait aussi que la république demeurât fidèle aux saines coutumes de la morale ancienne, et s’assurât le secours des dieux, ce qui supposait entre elle et eux des relations que ne troublât aucune souillure. On faisait donc tous les cinq ans le recensement des citoyens romains déclarant leur fortune, on imposait des peines à certaines violations de la morale, et l’opération se terminait par un lustre, c’est-à-dire une purification solennelle qui rétablissait la bonne harmonie, peut-être troublée par mégarde, entre la cité et ses dieux protecteurs. Le droit des censeurs, comme tous les autres, fut absorbé par le prince[24]. Aussi Auguste se flatte dans le monument d’Ancyre d’avoir fait trois recensements du peuple romain. Le premier eut lieu en l’an 28 av. J.-C., et fut suivi d’un lustre, ce qu’on n’avait pas vu depuis quarante deux ans. C’était l’esprit d’Auguste de maintenir ou de remettre en vigueur les anciennes traditions religieuses. Il fit donc encore deux autres lustres ; mais après lui il n’yen eut plus que deux : l’un sous Claude en 48 ap. J.-C., et l’autre sous Vespasien en 72, le cens étant alors tombé en désuétude.

En effet, la différence entre les citoyens romains et les sujets de l’Empire, en attendant qu’elle fût abolie par Caracalla, n’avait plus la même importance pour le maître du monde, qui tenait sans doute davantage à connaître exactement les ressources en hommes et en biens dont il pouvait disposer. Aussi le même Auguste fut-il l’initiateur d’une autre sorte de recensement, celui des provinces, tendant naturellement à fixer l’assiette de l’impôt. Il ne s’agit pas de dresser un cadastre à la manière moderne, contenant le relevé détaillé et graphique des propriétés, mais plutôt d’obtenir des sujets incorporés à l’empire une déclaration de leurs ressources : la valeur morale et religieuse de l’opération du cens n’est plus en jeu.

Auguste fit ce recensement pour les trois Gaules dès l’an 27 av. J.-C., et il se poursuivit ou se pratiqua de nouveau, non sans exciter des protestations tumultueuses de la part des Gaulois[25]. On n’a pas de renseignements sur toutes les provinces, mais les meilleurs juges pensent que ces mesures s’étendirent même aux provinces sénatoriales[26]. L’Espagne est indiquée vaguement par Dion[27] et nous allons voir ce qui regarde la Syrie et la Judée.

Auguste a sans doute, à son habitude, tenu compte prudemment des circonstances. Mais, chez cet esprit réfléchi, l’application selon l’opportunité découlait d’un plan arrêté d’avance. On ne saurait admettre qu’il ait inauguré en Gaule une entreprise particulièrement difficile s’il n’avait eu le dessein de savoir à quoi s’en tenir sur les ressources de tout l’empire, dessein que l’inscription d’Ancyre met si bien en lumière, et qui est d’ailleurs attesté par deux textes qui se corroborent et au besoin s’expliquent mutuellement. En l’an 11/10 av. J.-C., « Auguste fit le recensement, recensant tout ce dont il avait la disposition, comme eut fait un particulier quelconque, et il fit le triage du Sénat[28] ».

Auguste agit comme un particulier, c’est-à-dire qu’il traite l’empire comme un particulier administrerait sa fortune, et c’est bien comme prince investi du droit de censure qu’il fait le triage du sénat. Or Tacite a parlé, au début du règne de Tibère, d’un mémoire d’Auguste lu au sénat : « qui contenait l’inventaire des ressources de l’empire, le nombre des citoyens et des alliés en armes, celui des flottes, des royaumes, des provinces, l’état des tributs ou des redevances, des dépenses obligatoires et des libéralités. Tous ces détails, Auguste les avait écrits de sa main[29] ».

Pour arriver à ce magnifique résultat, Auguste a dû donner bien des ordres, mais enfin il y eut un jour où ce projet germa dans sa pensée et où il manifesta son intention de l’accomplir. S. Luc avait donc le droit de parler d’un décret, encore que peut-être il n’y eut pas sur ce sujet un édit ou un sénatus-consulte embrassant tout le monde romain à la fois ; du moins on n’en a aucun indice sauf ce texte même de Luc qui ne vise assurément pas à la précision juridique. Le décret, ou selon le sens primitif du mot dogma, le dessein arrêté exista donc sûrement dans la pensée de l’empereur et sortit ses effets. Le cas de Quirinius en fut une application. L’empereur ne pouvait songer à opérer lui-même ce recensement de toutes les provinces. Il en chargeait les gouverneurs. Ceux-ci, à leur tour, envoyaient dans les villes soit des officiers, soit quelques-uns de leurs propres compagnons (comites). Quirinius était naturellement chargé du recensement en Syrie. La Judée, sans être destinée à demeurer directement sous ses ordres, entra dans l’empire par l’entremise de ce haut fonctionnaire, qui se chargea par conséquent du recensement, sauf à déléguer Coponius pour le détail. Ce n’est pas seulement Josèphe qui parle du recensement de Quirinius, c’est aussi saint Luc (ii, 2), quel que soit le sens de sa phrase, et l’épigraphie a fourni une preuve du même fait pour la Syrie.

De cette inscription, la première partie avait été publiée en 1674, mais était demeurée très suspecte, en particulier à Mommsen. Les doutes se sont tus quand on a publié en 1880 la seconde partie, la plus considérable. Tout en se rétractant, le grand historien de Rome n’a pas dissimulé sa mauvaise humeur contre un texte qui a le tort de ne pas ressembler aux autres, ce qui lui permet de nous apprendre sur quelles personnes portait le recensement. En effet Q. Aemilius Secundus nous dit comment, officier de P. Sulpicius Quirinius, il a été chargé par lui de faire le cens d’Apamée (en Syrie) où il trouva 117.000 individus citoyens. Ainsi que l’a noté Mommsen, il s’agit de toutes les personnes, hommes, femmes, enfants, regardés comme citoyens d’Apamée sur son territoire. Les esclaves étaient rangés dans la catégorie des biens. Ce qu’il appelle un cens n’a donc plus rien du cens des citoyens romains, c’est celui qui aurait pu être appliqué à Joseph, à Marie, à Jésus enfant. Dans quelle année a eu lieu l’opération à laquelle Secundus a pris part, c’est ce qu’il ne nous a pas dit[30].

Comme Josèphe le note expressément, Quirinius fit le recensement en Judée ; il n’est pas question des domaines d’Antipas ou de Philippe. C’était le signe sensible de la main-mise par Rome sur les personnes et sur les biens. Déjà Pompée avait soumis les Juifs au tribut. César les en avait dispensés. Cette fois on ne pouvait se faire d’illusion. La main qui avait frappé, puis s’était faite plus douce, s’appesantissait définitivement sur le pays. L’empereur Auguste avait exigé un serment de fidélité des Juifs, mais ne s’était pas inquiété de leurs biens. Le recensement par lui-même a été exercé longtemps en France sans la moindre difficulté. La susceptibilité s’inquiète lorsqu’il faut faire une déclaration de sa fortune en vue de l’impôt sur le revenu.

Chez les Juifs cette cause de mécontentement n’était pas accompagnée de l’appréhension du service militaire — qui sans doute fut surtout odieux aux Gaulois, – puisqu’on les en dispensait, mais elle s’aggravait singulièrement d’un scrupule religieux. On était donc à la discrétion d’un pouvoir païen, qui serait peut-être tenté de renouveler la tentative d’Antiochus Épiphane, du moins de prélever les dîmes pour son compte… Que ne pouvait-on soupçonner des intentions du pouvoir quand il aurait mis la main sur tout[31] ?

Le joug financier d’Hérode avait paru intolérable. Encore connaissait-il les habitudes du pays. Habitués à fixer eux-mêmes leurs dîmes, dont le sacerdoce n’était guère en état d’exiger l’acquittement, faisant paître leurs troupeaux dans un désert sans limites, ici l’hiver, là l’été, jamais oublieux de leurs libres allures d’anciens nomades, les Juifs allaient être obligés de compter leurs oliviers et jusqu’à leurs plants de vigne, pour alimenter un trésor dont le premier emploi était le culte des dieux, puis des jeux somptueux et idolâtriques, en tout cas sanguinaires. Ce serait pire qu’au temps d’Hérode.

Prévoyant un mécontentement général, Quirinius eut l’habileté de s’appuyer sur le sacerdoce. Josèphe avait attribué à Archélaüs la déposition du grand prêtre Joazar, fils de Boéthos, accusé de pactiser avec les révoltés, c’est-à-dire avec les ennemis de la maison d’Hérode[32]. On est étonné de le trouver en charge à l’arrivée de Quirinius. A moins de conclure que Josèphe a tout brouillé à quelques pages de distance, on doit supposer que ce Joazar figurait parmi ceux qui auraient préféré la domination romaine à celle d’Archélaüs. Il était assez naturel que Quirinius lui rendît le pontificat, et de fait il s’employa assez activement à faire cesser la résistance : « Persuadés par ses paroles, les Juifs déclarèrent leurs biens sans plus d’hésitation[33] ».

Ils n’en surent pas moins mauvais gré à celui qui s’était fait l’agent docile de l’étranger, si bien que, l’opération terminée, Quirinius, beaucoup plus remarquable par ses talents militaires que par sa tenue morale, le sacrifia au soulèvement des Juifs[34] et le remplaça par Anan, fils de Seth, qui inspirait plus de confiance aux nationalistes et dont la politique prudente fit la fortune ainsi que celle de ses enfants : une nouvelle dynastie sacerdotale remplaça celle de Boéthos.


§ 4. — Première insurrection. Les Zélotes.


La déposition du grand prêtre, ou la dynastie de Boéthos plus docile aux influences étrangères remplacée par la maison de Anan, avait été une concession de Quirinius à l’opinion nationaliste modérée.

Une opinion extrémiste s’était violemment fait jour, allant jusqu’à la révolte. Son chef fut Judas le Galiléen. Ce surnom à lui seul prouva qu’il était étranger là où prêcha l’insurrection, c’est-à-dire dans la Judée, car la Galilée n’était pas assujettie au recensement. Ce Judas n’est cependant pas le même que Judas, fils d’Ézéchias, qui s’empara de Sépphoris en Galilée après la mort d’Hérode[35]. Car le second Judas n’était Galiléen que dans le sens large dont se contentent ceux qui sont loin, étant né à Gamala dans la Gaulanitide[36], mais juste en face de Tibériade.

Il entraîna les Juifs à un soulèvement, Josèphe le dit expressément, et, s’il n’en fait pas connaître les conséquences pour sa personne, saint Luc, en parfaite harmonie au début avec l’historien juif, dit que Judas le Galiléen, aux jours du recensement, entraîna le peuple derrière lui et périt dans la bagarre, tous ses partisans s’étant ensuite dispersés[37].

Certes le pays était habitué à ces insurrections, vaines tentatives, plus ou moins promptement réprimées. Cette fois cependant ce n’était point une impulsion passagère, un caprice, l’élan donné par un chef courageux ou un fier-à-bras. Judas était plus que cela : il posait un principe, en termes plus absolus que par le passé, et dont l’action devait être toujours plus énergique, et plus répandue dans les masses. On avait essayé de tous les maîtres, on avait subi tous les jougs. Il n’en fallait plus d’aucune sorte, de maîtres humains s’entend, car on voulait obéir à Dieu, et pour le mieux servir n’avoir pas d’autre souverain. Quand tout était désespéré, on avait un dernier refuge dans le secours de Dieu, qu’il fallait obtenir en secouant d’abord le joug. Judas, dit Josèphe : « excita à la défection les indigènes, leur faisant honte de consentir à payer tribut aux Romains et de supporter, outre Dieu, des maîtres mortels[38] ».

Ce n’était pas une raison pour qualifier Judas le Galiléen de sophiste très habile, de chef d’une quatrième école de philosophie. Quand il s’agit de définir cette secte, Josèphe affirme tantôt qu’elle n’a rien de commun avec les autres[39], tantôt qu’elle s’accorde en général avec la doctrine des Pharisiens[40].

C’est avouer qu’elle n’avait rien en propre, comme il le dit encore, qu’un extrême esprit d’indépendance. Par là les partisans de Judas ressemblaient aux Cyniques, mais ils n’avaient pas leur indifférence pour les intérêts de la cité. Bien au contraire, nationalistes farouches, ils confondaient les intérêts de Dieu avec ceux de la nation.

Attachés, comme les Pharisiens, à la religion et à la Loi, ils professaient en outre que c’était les trahir que de servir des maîtres étrangers. Josèphe, si embarrassé pour en faire une école de philosophie, a parfaitement compris leurs tendances et leur rôle. Il en jugeait d’après le résultat qu’il avait eu sous les yeux, et peut-être n’a-t-il jamais été plus clairvoyant que lorsqu’il a vu dans l’entraînement croissant du peuple vers ces opinions extrêmes la cause de la catastrophe finale. D’autant que ces anarchistes, quand ils ont tenu le pouvoir, se sont montrés les plus sanguinaires des tyrans, indomptés dans leurs caprices de souverains comme dans leurs aspirations à la liberté nationale.

Judas s’était adjoint un Pharisien, nommé Saddoq. Ils faisaient espérer l’intervention de Dieu : « De là naquirent des séditions et des assassinats politiques, tantôt de concitoyens, immolés à la fureur qui les animait les uns contre les autres et à leur passion de ne pas céder à leurs adversaires, tantôt d’ennemis »… Judas et Saddoq « remplirent le pays de troubles immédiats et plantèrent les racines des mœurs qui y sévirent plus tard. c’est la faveur de la jeunesse pour leur secte qui fut cause de la ruine du pays »[41].

C’est à cette dernière période du mal que l’on nomma Zélotes[42] ces partisans animés de zèle pour le Règne de Dieu, un règne qu’ils prétendaient hâter par la violence, la satisfaction de leurs appétits, une domination tyrannique, et aussi par un courage intrépide, le mépris des supplices et de la mort. Les descendants de Judas le Galiléen se montrèrent fidèles à son esprit et héritiers de son génie de l’insurrection.

A Masada, dernier abri de l’indépendance, le chef était « Éléazar, descendant de Judas qui avait persuadé à tant de Juifs de ne pas subir le recensement lorsque Quirinius fut envoyé comme censeur en Judée »[43]. Tant ce souvenir était demeuré cuisant, et le point de départ de la haine nationale. Alors les Zélotes se nommaient aussi les sicaires, ou comme on dirait les chevaliers du poignard, toujours prêts à se débarrasser de leurs adversaires par un meurtre rapide et imprévu.

Ainsi les germes de révolte déposés lors du recensement ne cessèrent de se développer jusqu’à l’explosion fatale. Cette incubation dura une soixantaine d’années. Le régime de la Judée était de nature à combattre de si pernicieux effets dans une situation normale, mais il se trouva impuissant à assoupir une lutte de plus en plus acerbe entre le nationalisme juif et l’autorité romaine. Comme il était inévitable, l’intolérance des Zélotes provoqua la rigueur des procurateurs, et la répression surexcita la passion révolutionnaire.


§ 5. — Le régime des Procurateurs.


Archélaüs destitué, Auguste avait pensé que la meilleure solution, celle qui donnait satisfaction aux vœux des Juifs exprimés dix ans auparavant, et qui exigeait en somme de l’Empire le moins de sollicitude, était de confier l’administration directe à un gouverneur romain. Depuis longtemps Rome avait commencé d’acquérir des royaumes entiers qui devenaient provinces romaines. Le sénat les avait d’abord confiées à des préteurs[44]. Mais le nombre des préteurs ne pouvant croître indéfiniment, il les fit administrer par des préteurs sortis de charge (pro praetore) ou même par d’anciens consuls (pro consule). Après le temps des guerres civiles où les provinces furent, on peut dire, mises au pillage par les maîtres de l’heure, Auguste revint à l’ancien ordre de choses avec cette importante innovation qu’il divisa les grandes provinces en provinces dont la surintendance appartenait au sénat et dont le gouverneur, proconsul, n’avait pas à sa disposition des légions, et en provinces impériales, dont le gouverneur, légat d’Auguste propréteur (legatus Augusti pro praetore) commandait une ou plusieurs légions. La Syrie était une province impériale.

Mais il ne parut pas opportun de lui annexer la Judée et la Samarie. Entre les deux pays se trouvait la Galilée, dont Hérode était le tétrarque, et l’on connaissait fort bien à Rome la situation très délicate que créait pour tout administrateur la religion des Juifs, unique dans l’empire par sa répugnance à tout compromis, et d’ailleurs reconnue par de nombreux actes émanés de César ou de ses partisans et d’Auguste lui-même. Il restait de faire de la Palestine une circonscription particulière, sans lui donner le rang de grande province que son peu d’étendue ne comportait pas. D’ailleurs ce n’était point créer pour elle une catégorie spéciale. Il existait une troisième classe de provinces[45] que l’empereur administrait non point comme proconsul mais comme prince. Il y nommait un préfet (ἔπαρχος) ou un procurateur (ἐπίτροπος). Le premier titre devint officiel et se perpétua pour l’Egypte, qui avait un tempérament spécial avec une grande étendue. Celui de procurateur[46] prévalut dans les autres cas. C’était le nom qu’on donnait aux agents financiers de l’empereur, appartenant à l’ordre des chevaliers romains, qu’il envoyait même dans les grandes provinces mais comme subordonnés.

Dans les petites provinces, le procurateur, en principe, détenait le pouvoir souverain et ne dépendait que de l’empereur. Mais comme il n’avait pas de légion à son service, il était nécessairement obligé de recourir dans les cas difficiles à un de ses puissants voisins. Ce voisin, pour la Judée, était la Syrie, dont elle est la continuation, sans limites naturelles[47]. On peut donc dire que la Judée était en quelque manière rattachée à la Syrie. Lorsque le légat de Syrie, un très grand personnage, un ancien consul, jugeait à propos d’intervenir, il prenait la direction, mais il n’avait pas le droit de déposer le procurateur à moins d’une délégation spéciale du prince[48].

On ne s’étonnerait pas qu’il y ait eu quelque flottement dans une organisation naissante. Cependant il était des points absolument fixés par le droit. Tout magistrat revêtu de l’imperium avait le pouvoir législatif et judiciaire, jusqu’à infliger la peine de mort[49] et il avait le commandement de la force armée. Son autorité était, il est vrai, dans la plupart des cas, limitée par le respect des libertés concédées aux provinciaux ; mais cette loi de la province n’était pas le plus souvent clairement formulée. En fait, le pouvoir du gouverneur était absolu dans les cas particuliers, sous sa responsabilité, et sous réserve de l’appel à l’empereur.

L’armée romaine se composait des légions, recrutées parmi les citoyens romains, et des troupes auxiliaires. Le procurateur, avons-nous dit, n’avait à sa disposition que des troupes auxiliaires, cohortes d’infanterie, ailes de cavalerie. Les cohortes auxiliaires[50] étaient des unités tactiques distinctes, composées de cinq cents à mille hommes, avec leur commandant, le tribun ou chiliarque. Rome ne répugnait pas à lever dans une province procuratorienne les troupes qui devaient y maintenir l’ordre. En Judée ce recrutement avait quel que chose de paradoxal. Les Juifs tenaient absolument au privilège que leur avait concédé Jules César, de n’être pas soumis à des levées de troupes « Personne, magistrat, préteur ou légat, ne pourra lever sur le territoire juif des troupes auxiliaires[51] ».

Il en résultait donc que n’ayant plus de princes à eux en Judée, ils avaient cessé de faire partie de l’armée. C’était renoncer à se défendre eux-mêmes, se condamner à une infériorité notoire dans une région qu’ils n’étaient pas seuls à habiter : ainsi les chrétiens exempts du service militaire sous le régime des Turcs.

Où Rome pouvait-elle donc recruter ses auxiliaires ? Parmi les Samaritains, ces ennemis héréditaires des Juifs, et autres étrangers fixés en Judée.

Nous avons rencontré au temps des troubles après la mort d’Hérode un corps de Sébasténiens, infanterie et cavalerie, de trois mille hommes. Ce sont bien ceux-là qui reparaissent en 44 ap. J.-C., sous le nom de Césaréens et de Sébasténiens[52], cinq cohortes (de cinq cents hommes) et une aile de cavalerie (aussi de cinq cents hommes), donc en tout trois mille hommes, et qui témoignèrent une joie indécente à la mort d’Agrippa, le regardant plutôt comme le roi des Juifs que le leur. Josèphe n’a pas tort de voir dans cette organisation étrange le germe de la guerre de l’insurrection. Cumanus lança contre les Juifs les cohortes Sébasténiennes, et distribua encore des armes aux Samaritains pour les combattre. Leur privilège les avait mis à la merci de leurs adversaires, et ils ne pouvaient compter que les Romains leur donneraient toujours raison. A la fin ils comprirent qu’ils devaient eux-mêmes lever une armée.

Il serait cependant étrange que les Romains n’aient eu d’autres troupes en Palestine que ces cohortes d’indigènes si peu sûres que Claude avait déjà voulu les éloigner, ce qui fut exécuté par Vespasien[53].

On est donc disposé d’avance à accueillir le renseignement que nous donnent les Actes de la présence à Césarée d’une cohorte italique (Act., x, 1).

Schürer regarde ce renseignement comme un reflet légendaire de la situation postérieure, parce qu’une cohorte italique, composée de citoyens romains, n’aurait pu être placée sous l’autorité d’Agrippa de 41 à 44. Mais Luc parle de l’an 40. On a pu, dans la suite, mettre cette cohorte sous les ordres du gouverneur de Syrie. Sa présence en Syrie est en effet attestée pour le premier siècle, et il n’y a pas lieu de contester qu’elle ait été un moment à Césarée[54]. Le Procurateur n’avait pas d’autorité sur une légion, mais pourquoi n’aurait-il pas donné des ordres à une cohorte, même composée de citoyens romains, qui avaient préféré s’engager dans les troupes auxiliaires ?

Ces troupes étaient réparties selon les nécessités du service d’ordre. La cohorte italique était à Césarée ; Jérusalem avait aussi une cohorte (σπεῖρα) qui figure avec son tribun ou chiliarque dans le N. T., lors de l’arrestation de Jésus et lors de l’arrestation de Paul[55]. Josèphe lui donne le nom grec ordinairement réservé à la légion. C’est ainsi qu’il dit qu’il y avait toujours un tagma dans la forteresse Antonia qui dominait le temple au nord-ouest[56]. Les escaliers dont il parle sont les degrés des Actes par où les soldats pénétraient dans l’enceinte sacrée pour y rétablir l’ordre ou y faire une arrestation. L’ancien palais royal dominant à son tour la ville haute, était aussi défendu par une forte garnison. C’est de là que Sabinus avait bravé les efforts des insurgés, et ce fut toujours le principal point d’appui de la domination romaine. Il est vraisemblable que de petits postes étaient disséminés dans le pays, pour prêter main forte à la police. On pouvait y employer les cavaliers dont la cohorte était munie, et qu’il était facile de détacher en service commandé[57], avec ou sans fantassins.

Ce sont encore les soldats qui servaient au gouverneur pour l’exécution des arrêts de mort. Ce point n’est pas sans heurter le sentiment moderne de l’honneur militaire qui répugne à faire le métier de bourreau, et l’on a soutenu que les évangélistes, en parlant des soldats qui ont crucifié Jésus, s’étaient exprimés d’une manière incorrecte. Ce point fut discuté assez vivement à l’Académie des Inscriptions (1). M. Naudet a concédé à M. Le Blant l’existence, même sous l’Empire, d’exécuteurs des tribunaux (2) qui n’étaient point des soldats. Mais après que les empereurs eurent incarné toute la puissance du peuple romain, et les soldats leur ayant fait un serment de fidélité absolue, la condamnation à mort par l’empereur était légale, et l’exécution un acte de discipline militaire (3). Si, dans des cas très nombreux, les soldats ont exécuté des ordres de mort sur un mot de l’empereur, encore moins pouvaient-ils se permettre des objections avant d’accomplir un jugement régulier. La sentence du procurateur qui était chef de l’armée devait être exécutée par des soldats. Aussi bien nomme-t-on speculalor celui qui remplit cet office. Et « les speculatores étaient des soldats, rien que des soldats, mais employés à des offices divers, gardes du corps de l’empereur, courriers, espions, coupe-têtes » (4).

Ces speculatores avaient droit àla défroque du condamné. Mais il ne fallait pas la confondre avec les dépouilles qui pouvaient être importantes (5). C’est ainsi que les soldats qui crucifièrent Jésus se partagèrent ses vêtements, et comme il était très pauvre, on ne parle pas d’autre chose (6).

La condamnation de Jésus par Pilate, l’exécution par les soldats, le partage de ses habits sont donc strictement selon le droit du temps. En résulte-t-il que le Christ n’a pas été jugé par le sanhédrin ? Il est certain que le sanhédrin avait perdu le droit de prononcer un jugement 1-1

l’Institut (Académie desInser. et B.-L, t. XXVI, 1870, p. 127-150), Recherches

(1) Mémoires.de

sur les bourreaux du Christ et sur les agents chargés des exécutions capitales chez les

Romains, par M. Edmond LE BLANT. — Réponse de M. Naudet (mème volume, p. 151-187) ou Mémoire sur cette double question

1° thèse particulière ; sont-ce des soldats qui ont crucifié Jésus-Christ ? 2° thèse générale les soldats romainsprenaient-ils une part active dans les supplices ?

(2) TAC., Ann. v, 9 triumvirat supplicium. (3) Quelques-uns y devenaient très habiles miles decollandi artifex (SUÉT., Calia., 32). p.

(4) Mémoire cité

179. Le vrai mot était speculatores, de speculor, « éclairer en sondant l’horizon », mais le peuple les nomma spiculatores, « piquiers », parce qu’ils portaient le spiclllum.

(5) Sénèque (de tranquillitale, xi) dit que de Séjan on pilla tout, ex eo nihil superfuit,

quod carnifex traherei.

(6) Le texte d’Ulpien (Digeste, XLVIII, 20,6) qui parle de la défroque suppose le droit des exécuteurs subalternes, et ne s’arrête qu’au droit de dépouilles, réglé autrement. Il doit donc être bien compris, car une lecture superficielle pourrait en tirer la négation du droit des exécuteurs. Ceux dont il parle sont des militaires d’un plus haut rang. Voici la traduction qu’en donne M. Naudet (l.l., p. 179

« La défroque du condamné est tout ce qu’il portait en entrant dans la prison et tous ses vêtements quand on le mène au supplice, comme le nom même l’indique (pannicularia). Ainsi les speculatores ne doivent pas s’approprier, ni les optiones réclamer la dépouille du patient ». La défroque était au condamné jusqu’à l’exécution ; le droit de dépouilles. naissait aussitôt après la condamnation.

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  1. Otto insiste avec raison sur ce point, contre l’opinion commune.
  2. Ant., XVII, vi, 2.
  3. Fragm. hist. graec., III, p. 354.
  4. Il semble bien que tous partirent avant les nouveaux troubles dont nous allons parler, mais si Nicolas ne fait allusion qu’à une comparution devant Auguste, Josèphe est formel, dans la Guerre et dans les Antiquités, pour distinguer deux audiences. Nous le suivons avec Schürer, contre Otto ; cependant le discours des Juifs ne fait aucune allusion à la guerre civile, de sorte que les deux audiences ont dû avoir lieu avant. Après cette guerre les Juifs auraient-ils osé prendre ce ton, et l’empereur les aurait-il reçus ? Il y a donc dans Josèphe une fausse perspective puisqu’il place la seconde audience après le récit de la guerre civile.
  5. Ant., XVII, ix, 13 : « les séditieux de la faction des exégètes de la loi ».
  6. Josèphe estime le revenu d’Archélaus soit à 400 (Bell., II, vi, 3) soit à 600 (Ant., XVII, xi, 4) talents, celui d’Antipas à 200, celui de Philippe à 100 talents. Il est vraisemblable que la richesse d’Archélaüs était en grande partie dans le commerce maritime de Joppé et de Césarée ; aussi fit-il figurer une galère sur ses monnaies.
  7. Bell., VI, v, 4.
  8. Ant., XVII, x, 5.
  9. Ant., XVII, x, 7.
  10. Ant., XVII, x, 8.
  11. Varus pour venger le centurion Areios et ses hommes fit brûler Emmaüs (Ant., XVII, x, 9) par ses habitants. Rien n’autorisait le traducteur à nommer cette ville « un village ».
  12. Ant., XVII, xiii, 1-4. Bell., II, vii, 3-4.
  13. Josèphe dit neuf ans dans la Guerre, dix ans dans les Antiquités. Cette dernière date est confirmée par Dion Cassius (LI, 21) si on l’entend de la 10e année, de 4 av. à 6 ap. J.-C.
  14. C’est aussi ce que suggère Mt. ii, 22.
  15. Lc xix, 27 : « Quant à mes ennemis, ces gens qui ne voulaient pas que je règne sur eux, amenez-les ici, et égorgez-les devant moi. »
  16. Hérode, Ethnarque, sans images, avec des emblêmes : galère, casque macédonien, etc.
  17. Lev., xviii, 16. Glaphyra, d’après Josèphe, était veuve. Mais Juba II de Mauritanie qui l’avait épousée lui survécut ; il l’avait donc répudiée ou elle-même avait provoqué le divorce.
  18. Le premier songe a été expliqué par l’Essénien Simon.
  19. Ant., XVII, xiii, 5.
  20. Ant., XVII, xiii, 1 ; XVIII, i, 1.
  21. XVI, 2, 45 (p. 765) : καὶ ὁ μὲν ἐν φυγῇ διετέλει, παρὰ δὲ τοῖς Ἀλλόβριξι Γαλάταις λαβὼν οἴκησιν.
  22. Onomasticon, éd. Lagarde, p. 101.
  23. Ant., XVIII, i, 1.
  24. Dion, LIII, 17, 7 : ἐκ δὲ δὴ τοῦ τιμητεύειν τούς τε βίους καὶ τοὺς τρόπους ἡμῶν ἐξετάζουσι, καὶ ἀπογραφὰς ποιοῦνται, κ. τ. λ.
  25. Liv., ep. cxxxvi. cxxxvii tumultus, qui ob censum exortus in Gallia erat.
  26. Kubitschek, art. Census dans Pauly-Wissowa, III, 1918.
  27. LIII, 1, 8.
  28. Dion, Liv., 35 s.
  29. Tac., Ann., I, xi, trad. Goelzer.
  30. L’inscription en fac-similé dans le CIL., III, Suppl., I, n° 6687, avec le commentaire de Mommsen. Voici le texte d’après Dessau (Insc. lat. sel.) n° 2683 : Q. Aemilius Q. f. Pal. Secundus [in] castris divi Aug. s[ub] P. Sulpi[c]io Quirinio leg[ato] C[a]esaris Syriae honoribus decoratus, pr[a]efect. cohort. Aug. I, pr[a]efect. cohort. II classicae ; idem iussu Quirini censum egi Apamenae civitatis millium homin. civium CXVII ; idem missu Quirini adversus Ituraeos in Libano monte castellum eorum cepi ; et ante militiam praefect. fabrum delatus a duobus cos. ad aerarium, et in colonia quaestor, aedil. II, duumvir II, pontifexs. Ibi positi sunt Q. Aemilius Q. f. Pal. Secundus f. et Aemilia Chia lib. H. m. amplius h. n. s. – La dernière clause est obscure : ce monument ne suit pas l’héritage, c’est courant ; mais pourquoi amplius ?
  31. Ulpien (Dig. L, 15, 4) de censibus indique le règlement du iiie siècle, mais dont les bases furent posées dès le début : forma censuali cavetur, ut agri sic in censura referantur : nomen fundi cuiusque, et in qua civitate et in quo pago sit, et quos duos vicinos proximos habeat ; et arvum, quod in decem annos proximos satum erit, quoi iugerum sit ; vinea, quot vites habeat ; olivae, quot iugerum ; pascua, quot iugerum esse videantur ; item silvae caducae ; omnia ipse qui defert, aestimet.
  32. Ant., XVII, xiii, 1.
  33. Ant., XVIII, i, 1.
  34. C’est l’explication qui nous paraît décidément la plus probable, contre ce qui a été dit (RB., 1911, p. 74). On ne peut supposer deux Ioazar, car celui que déposa Quirinius était fils de Boéthos comme celui que déposa Archélaüs. Dans un autre passage son père qui n’est pas nommé ne peut être que Simon, beau-père d’Hérode, mais lui-même fils de Boéthos. Fils de Boéthos désigne donc à propos de Ioazar une lignée plutôt qu’une filiation directe.
  35. Contre Schürer I, 486, sicherlich identisch, ce que nous avons jugé probable dans RB., 1911, p. 75 s.
  36. Ant., XVIII, i, 1.
  37. Act., v, 37.
  38. Bell., II, viii, 1.
  39. Bell., II, viii, 1.
  40. Ant., XVIII, i, 6.
  41. Ant., XVIII, i, 1.
  42. Bell., IV, iii, 9 s. ; v, 1 ; vi, 3 ; VII, viii, 1. A l’époque antérieure le mot ζηλωτής fut sûrement susceptible d’une acception plus noble, au sens de zélé pour la religion (Lc., vi, 15 ; Act., i, 3), comme aussi dans Sanh., ix, 6. L’hébreu קַנָּא est en araméen קַנְאָנָא, d’où Καναναῖος (Mt., x, 4 ; Mc. iii, 18).
  43. Bell., VII, viii, 1.
  44. Art. Provincia, par V. Chapot dans le Dictionnaire des Antiquités.
  45. Strabon, XVII, 3, 25 (p. 840) : εἰς ἃς μὲν πέμπει τοὺς ἐπιμελησομένους ὑπατικοὺς ἄνδρας, εἰς ἃς δὲ στρατηγικούς, εἰς ἃς δὲ καὶ ἱππικούς.
  46. Le titre d’ἡγεμών (en latin praeses) employé par le N. T. est une désignation vague comme celle de gouverneur.
  47. Avant la grande guerre, la Syrie formait un très grand vilayet dont la Palestine était distincte, ayant à sa tête un muteṣṣarif dépendant directement de la Sublime Porte.
  48. Josèphe a conclu de cette situation, tantôt que la Judée formait une province (Bell., II, viii, 1) : τῆς δὲ Ἀρχελάου χώρας εἰς ἐπαρχίαν περιγραφείσης ἐπίτροπος τῆς ἱππικῆς παρὰ Ρωμαίοις τάξεως Κωπώνιος πέμπεται, tantôt qu’elle avait été rattachée à la Syrie (Ant., XVIII, i, 1) parce que Quirinius y intervenait : παρῆν δὲ καὶ Κυρίνιος εἰς τὴν Ἰουδαίαν προσθήκην τῆς Συρίας γενομένην.
  49. Noté par Josèphe (Bell., II, viii, 1) μέχρι τοῦ κτείνειν.
  50. C’est toujours dans ce sens que nous parlerons des cohortes ; on nommait aussi cohorte une division de la légion.
  51. Ant., XIV, x, 6 καὶ ὅπως μηδεὶς μήτε ἄρχων μήτε ἄρχων μήτε στρατηγὸς ἢ πρεσβευτὴς ἐν τοῖς ὁρίοις τῶν Ἰουδαίων ἀνιστᾷ συμμαχίαν, d’après le texte préféré par Schürer ; Niese lit ἀνιστάς κ. τ. λ.
  52. Ant., XIX, ix, 2.
  53. Ant., XIX, ix, 2.
  54. Cichorius (Pauly-Wissowa, IV, 304) l’admet volontiers et nomme cette cohorte Cohors II italica civium Romanorum Voluntariorum miliaria. — Une inscription de Pannonie (à Carnuntum) parle d’un Proculus, fils de Rabil (nom nabatéen) de Philadelphie (de Palestine) venu de Syrie vers la fin de 69 ap. J.-C. avec sa vexillatio (Tac., Hist. II, 83). Schurer demande comment l’existence d’une cohorte italique en Syrie en l’an 69 prouve l’existence de cette cohorte à Césarée en l’an 40. — Elle ne la prouve pas assurément, mais si la présence de la cohorte à Césarée est attestée par un document digne de foi, il faut convenir que l’attestation d’un soldat de Philadelphie constitue un rapprochement très fort. Les inscriptions en parlant de la Syrie entendent-elles la Syrie au sens propre, distincte de la Palestine ?
  55. Jo., xviii, 12 ; cf. Mt., xxviii, 17 ; Mc., xv, 16 ; Jo., xviii, et Act., xxi, 31.
  56. Bell., V, v, 8 : « La tour communiquait avec deux portiques du Temple par deux escaliers par où descendaient les gardes, car il y avait toujours là un corps (τάγμα) de troupes romaines. »
  57. Act., xxiii, 23.