Le Judaïsme avant Jésus-Christ/Deuxième partie/Chapitre X

CHAPITRE X

HÉRODE 1er (37-4 av. J.-C.).


Hérode Ier est une grande figure de l’histoire. Il a été jugé très diversement de son temps même. Les différentes impressions se sont déjà fondues dans le seul historien qui ait raconté son règne tout au long et dont l’œuvre nous a été conservée[1]. On voit combien il est difficile de se faire une opinion d’après ce mélange ancien des sources[2].

Hérode lui-même avait laissé des Mémoires, qui étaient naturellement destinés à présenter sa vie sous le jour le plus flatteur. Il trouva un partisan non moins enthousiaste dans Nicolas de Damas qui fut admis dans son intimité vers 14 av. J.-C., et qui fut informé de tout. Il parlait d’Hérode longuement, soit dans une sorte d’histoire universelle, soit dans sa propre biographie.

Dans le sens contraire, on lisait un certain Ptolémée, probablement originaire d’Ascalon[3]. Car Ammonios, auteur d’un traité sur les termes semblables et différents cite deux fois un Ptolémée, qui est Ptolémée d’Ascalon, grammairien qui vivait au temps de César (Croiset…, v, 352). De plus il écrit sur le mot Ἰδουμαῖος : « Les Iduméens et les Juifs sont distincts, comme dit Ptolémée dans le premier (livre) sur le roi Hérode. Car les Juifs le sont depuis toujours par nature, tandis que les Iduméens à l’origine n’étaient pas Juifs mais Phéniciens[4] et Syriens. Conquis par eux et obligés à se circoncire et à se fondre dans la nation[5] et à se régler par la même législation, on les a appelés Juifs ».

Cela n’a pu être écrit que par un écrivain hostile à Hérode, attentif à noter qu’il n’était pas juif de race. Il est peu probable que ce Ptolémée ait été un des deux courtisans d’Hérode qui portaient ce nom, l’un partisan d’Antipater (Ant., XVII, ix, 4 ; Bell., II, ii, 3), l’autre partisan d’Archélaüs (Ant., XVII, viii, 2 ; ix, 3.5, Bell., I, xxxiii, 8 ; II, ii,1-4).

Des historiens grecs comme Timagène d’Alexandrie et Hypsicrate, de grands romains ses amis, comme Asinius Pollion et Q. Dellius, Tite-Live lui-même, s’en étaient occupés, Strabon surtout dans ses mémoires historiques qui allaient jusqu’en 27 av. J.-C. Tous ces témoignages sont perdus. Dans sa géographie[6], Strabon parle d’Hérode avec indifférence, comme d’un flatteur avisé des Romains. Josèphe avait utilisé Timagène, Hypsicrate, Asinius Pollion, Dellius, qu’il a pu citer d’après Strabon. Il a certainement employé aussi Nicolas de Damas, mais non pas servilement, car il n’accepte pas toujours ses opinions. Bon nombre de critiques modernes[7] pensent que Josèphe a suivi aussi un écrivain anonyme, qui avait déjà mis en œuvre ses devanciers, et dont on croit retrouver la trace propre dans l’historien juif, surtout jusqu’au xve livre des Antiquités.

Cette abondance de documents, mais contradictoires, laissa Josèphe assez désemparé. Il se fût tiré d’embarras en indiquant avec précision ses sources, et en leur laissant toute responsabilité. Mais ce n’était pas son habitude, et lors même qu’il affirme suivre de très près les livres de Moïse, il se permet d’étranges libertés. Pour le règne d’Hérode, dont il pouvait encore entendre raconter mainte histoire de vive voix, il a suivi son inspiration et son critère de morale, de façon à tracer une relation parfois indécise des faits, mais une image suffisamment netle de celui que nous ne consentons pas à nommer « le Grand ».

Les sources rabbiniques sont défavorables et d’ailleurs peu abondantes[8].

Nous n’avons pas l’ambition d’écrire ici une histoire intégrale de cette vie si complexe. Encore moins avons-nous à revenir sur les débuts d’Hérode, si ce n’est que nous avons réservé jusqu’ici la question des origines, fort agitée parmi les Juifs et les Chrétiens. Il était, cela n’est pas douteux, fils d’Antipater. Nicolas de Damas a dit qu’Antipater appartenait à l’une des premières familles juives revenues de Babylone. Telle était l’opinion officielle de la cour. Il est probable qu’Hérode ajoutait à cette prétention celle de descendre d’une famille sacerdotale. Strabon dit même qu’il s’était d’abord emparé du sacerdoce[9] et c’est peut-être pour cela que saint Justin dit à tort que les Juifs le tenaient pour grand prêtre[10].

L’origine juive était certainement une flatterie de Nicolas, comme Josèphe l’a remarqué[11]. Lui-même croit savoir qu’Antipater, fils d’Antipater, était un iduméen de très bonne famille[12], si bien que son fils Hérode n’était qu’un demi-juif[13]. Et en effet, si Édom avait été le frère de Jacob, c’était un frère ennemi qui avait légué son inimitié à sa race. Les Édomites qui occupaient autrefois les montagnes à l’est de la vallée qui va de la mer Morte à la mer Rouge, à Bosra et à Pétra, en avaient été délogés, mais s’étaient compensés au détriment des Juifs lors de la ruine de Jérusalem, en occupant le sud de la Judée, à Hébron et à Marissa. Conquis par Hyrcan, et obligés à la circoncision qui comportait l’observation die la Loi, ils étaient devenus juifs par la religion sans l’être par le sang. L’affirmation de Josèphe, corroborée, semble-t-il, par le contemporain d’Hérode, Ptolémée[14], est indéniable en ce sens du moins qu’Antipater avait été élevé dans une famille noble de l’Idumée, où il s’était allié aux Arabes par son mariage avec Cypros, entretenant aussi de bonnes relations avec Gaza et Ascalon[15], fréquentées par les Arabes et les Iduméens pour leur commerce.

Mais ne peut-on faire commencer plus haut l’histoire d’Antipater ? Saint Justin dit que les Juifs croyaient Hérode originaire d’Ascalon[16]. Jules Africain a précisé davantage. Il exposait comment, d’après les parents du Seigneur selon la chair, Antipater était le fils d’un certain Hérode, attaché au service d’un temple d’Apollon à Ascalon. Ce temple étant près du mur de la ville, il avait été aisé aux Iduméens de le piller et d’enlever aussi Antipater, encore enfant.

Son père étant trop pauvre pour le racheter, il avait été élevé par les Iduméens et était parvenu parmi eux à une haute fortune[17]. Ces choses ne sont pas invraisemblables, en Orient moins qu’ailleurs, où la mémoire de Djezzar-pacha est encore vivante Saint-Jean-d’Acre. Un nom d’Hérode pour le grand père répond à une coutume très répandue, et précisément le nom d’Antipater[18] et celui d’Hérode[19] sont attestés pour Ascalon, chacun par une inscription. Hérode aurait donc été, par son père, rattaché aux cultes grecs, et l’on s’expliquerait ainsi son goût pour l’ornement des villes grecques, entre autres Ascalon[20], où il avait un palais royal[21].

Les chrétiens n’ont sûrement pas inventé cette histoire[22] : que leur importait que le mauvais roi ait été Iduméen ou Ascalonite d’origine ? De toute façon ces sources nous disent qu’Antipater fut formé selon les mœurs de l’Idumée. Un demi-juif, c’est bien ce que fut Hérode toute sa vie, avec un attachement sincère à sa nouvelle patrie, fondement de sa grandeur, sinon au judaïsme religieux que ses ancêtres n’avaient adopté que par force.

Nous suivrons l’usage qui divise la vie d’Hérode en trois périodes : celle de l’affermissement de son pouvoir (37-27), celle de sa prospérité, (28-14), enfin celle de la décadence de sa fortune (14-4). On serait tenté de traiter séparément de sa politique extérieure, de sa politique intérieure et religieuse, de ses affaires de famille. Mais sa politique extérieure se résume en un mot : tout sacrifier à l’amitié de celui qui étant le maître de l’empire romain était aussi le sien. Ses rapports avec Antoine et avec Auguste furent le plus souvent régis par ses difficultés domestiques. Ce qu’il fit à l’intérieur, sauf ses constructions magnifiques, lui fut très souvent aussi imposé par sa situation personnelle.

De sorte que son histoire ressemble à la biographie d’un homme toujours aux prises avec des embarras de famille, engagé dans des intrigues ourdies par les femmes de son entourage, poussé par ses passions à des solutions qu’il eût évitées par politique. Ce caractère romanesque de sa biographie en a rendu quelques traits suspects[23]. Même on les réduit pour aboutir à quelques lignes qui ne permettent pas de reconstituer une vie ardente et active, comme fut celle d’Hérode. C’est un fait que si l’on ne s’arrête à ces tragédies du palais, il ne reste presque rien, car tout en dépend dans l’existence de ce parvenu. Il n’y a rien là d’invraisemblable. N’est-il pas assuré, quoi qu’on dise, que la passion d’Henri VIII pour Anne de Boleyn a donné une nouvelle direction à sa vie et aux destinées religieuses de l’Angleterre ? Le nœud fatal de la vie d’Hérode fut son mariage avec Mariamme, la fille des Asmonéens. Ses fiançailles furent longues, comme s’il avait hésité. Il se décida enfin, moins peut-être par politique que par un attachement passionné. Quelques historiens louent encore son habileté. Il pouvait ainsi se présenter au peuple juif et à Rome comme le représentant d’une famille longtemps aimée, et si Rome y voyait une garantie de stabilité dans le pouvoir, la Judée se disait que le mari de Mariamme aurait quelque souci de l’indépendance nationale ; par elle des descendants des Asmonéens remonteraient sur le trône. N’était-il pas avisé de diviser ainsi un parti puissant, et dont il n’aurait jamais triomphé, malgré son énergie, sans les légions de Sossius ? Désormais il n’était plus parvenu, étranger par le mère, comme si Hérode tenait ses droits des Asmonéens. Pour le contraindre à nommer Aristobule grand prêtre, il suffisait de gagner Antoine, et Antoine suivait aveuglément ses propres caprices. Elle lui envoya donc le portrait de ses deux enfants, espérant qu’il serait séduit par leur bonne mine, et consentirait à ses désirs[24]. Cet ignoble calcul lui aurait été suggéré par Q. Dellius, ce qui le rend très vraisemblable, car ce romain, dont Josèphe ne dit rien, jouait le rôle d’entremetteur auprès d’Antoine, après avoir été d’abord son favori. Dellius jugeait bien Antoine. Alexandra, comme bien des mères, pensa sans doute que la bonne grâce de ses enfants suffirait à décider ce soudard à accéder à sa demande, car si Aristobule était parti, il n’eût plus été possible de le nommer grand prêtre. Hérode, plus clairvoyant, refusa à Antoine de lui envoyer son jeune beau-frère, alléguant des raisons politiques ; pour couper court à des démarches plus pressantes de son patron et de sa belle-mère, il se résolut à nommer Aristobule grand prêtre. Ce fut certes une de ses bonnes actions, s’il n’avait pas déjà l’arrière pensée de s’en défaire. Josèphe, organe des Pharisiens, lui reproche sévèrement d’avoir enfreint la coutume qui ne permettait pas de déposséder un grand prêtre en charge : le premier exemple de cet abus aurait été donné par Antiochus Épiphane. Mais Aristobule avait destitué son frère Hyrcan, exclu de nouveau par Antigone. Le scrupule des Pharisiens n’émut pas le peuple, qui témoigna de sa joie en voyant le descendant des Macchabées monter à l’autel.

En dépit d’une réconciliation où les reproches s’étaient fondus dans des épanchements très tendres, Hérode ne se fiait pas à sa belle-mère et la faisait surveiller très étroitement. Qu’on imagine une sultane entourée d’espions dans un sérail, luttant de ruses avec le despote qui n’ose la contraindre ouvertement ! Alexandra était en correspondance avec Cléopâtre ; elle se plaignit, comme une femme à une femme, de l’odieuse outrecuidance de ce parvenu, trop honoré d’avoir été admis dans sa famille. Cléopâtre, qui avait son idée, saisit volontiers cette occasion d’intervenir dans les affaires de son voisin. Elle invita Alexandra à la rejoindre avec son fils. Tout était prêt, tout était même en train et les deux fugitifs se croyaient en liberté, quand Hérode, prévenu, fit constater le flagrant délit. Alexandra n’avait rien à craindre tant que Cléopâtre régnait sur Antoine. Elle-même n’était à redouter que par son fils. Cette fois encore on se réconcilia avec effusion. La fête des Tabernacles vint, qui fut un triomphe pour Aristobule. Le peuple lui fit une ovation sans fin, témoignant un véritable attachement de cœur pour ce jeune homme si beau, héritier de tant de gloire.

Durant ces derniers jours d’automne, très doux dans la plaine du Jourdain arrosée d’eaux encore tièdes, la cour était descendue à Jéricho.

Alexandra donna un repas au Roi, sans doute au nom de son fils. Le nouveau grand prêtre fut choyé, on le fit boire ; puis vers la fin du jour, le soleil trop ardent ayant disparu au-dessus de Jérusalem, les jeunes gens se jetèrent dans la piscine située à l’entrée des vallées occidentales dont elle recevait les eaux, Aristobule avec eux. On lutta gaiement dans l’eau, à qui plongerait le mieux. De faux amis tinrent la tête du jeune garçon sous l’eau jusqu’à l’asphyxie[25]. Il avait dix-sept ou dix-huit ans. On était en l’an 36 ou 35.

Hérode affecta une violente douleur, puis rendit le pontificat à Ananël.

Alexandra, jusqu’alors sourdement hostile, ne vécut plus que pour se venger. De nouveau elle s’adressa à Cléopâtre, alors mieux placée pour la servir, puisqu’elle avait rejoint Antoine en Asie, et très disposée à nuire à Hérode, dont elle convoitait les états. La reine d’Égypte, en remontrant au patron d’Hérode l’atroce conduite de son protégé, faisait valoir les droits anciens des Ptolémées sur la Palestine. Arrivé à Laodicée, au printemps de 34 av. J.-C., Antoine enjoignit à Hérode de venir se justifier. Ce fut la première crise redoutable dans les rapports du roi juif avec l’empire. Antoine ne se souciait guère des Asmonéens, ses anciens ennemis, et une exécution un peu sommaire n’importait guère à ce proscripteur. Attaché à la famille d’Antipater, comptant sur Hérode dans une situation encore incertaine, il ne songea pas un instant à lui tenir rigueur. Mais Cléopâtre pressait. Il lui accorda Jéricho avec sa palmeraie et ses baumiers, uniques au monde.

Hérode se serait mal résigné à perdre cette villégiature d’hiver. Dépouillé de la propriété, il se fit le fermier de son ennemie.

Il loua donc ce district à Cléopâtre pour deux cents talents. Et comme elle s’était fait aussi adjuger une partie du territoire nabatéen, Hérode s’engagea encore à lui en servir le fermage, aimant mieux courir le risque d’être mal remboursé par les Arabes, que d’admettre si près de lui les agents de la reine[26]. Cléopâtre fut si satisfaite de ses avances qu’elle lui rendit visite à son retour, se montrant aimable à l’excès. Caprice amoureux ? — Non, mais plutôt redoutable intrigue. Cléopâtre eût souhaité

La haine de Cléopâtre cette fois le servit. Craignant qu’il ne se créât de nouveaux titres à la faveur d’Antoine, elle préféra l’écarter. Hérode, ne pouvant plus tolérer le refus des Nabatéens de lui rembourser la redevance que lui-même acquittait en leur nom envers la reine d’Égypte, était sur le point de marcher contre ces Arabes. Cléopâtre remontra à Antoine qu’il n’avait nul besoin de leur appui. Qu’il les laisse donc se battre, puisque telle était leur envie ! Elle se disait qu’une fois Octave vaincu, il lui serait facile de mettre la main sur les deux royaumes affaiblis, et de régner de Pétra à la Cœlésyrie, où Antoine lui avait permis de s’installer.

Dans la guerre avec les Arabes, Hérode d’abord vainqueur près de Diospolis[27], les poursuivit et était au moment d’achever leur défaite près de Canatha[28], quand l’intervention inattendue d’Anthénion, stratège de Cléopâtre, changea sa victoire en déroute. Un formidable tremblement de terre acheva d’abattre les Juifs. Josèphe prête alors à Hérode un discours d’une éloquence fort médiocre, mais intéressant pour les idées religieuses du temps, et le mélange qui s’en faisait dans l’esprit du demi-juif. A propos du massacre de ses envoyés par les Arabes, il relève le rôle de ces messagers : « Les Grecs, en effet, ont déclaré les hérauts sacrés et inviolables ; et, nous-mêmes, c’est par des envoyés célestes que nous tenons de Dieu nos plus belles doctrines et nos plus saintes lois[29]. » Étant le peuple de Dieu, les Juifs sont assurés de son secours, d’autant qu’ils soutiennent une guerre juste : « Là où est Dieu, là sont le nombre et le courage. » Ce qui est d’une piété très optimiste. Et pourquoi s’effrayer du tremblement de terre ? « Il n’y a là que de simples accidents, des cataclysmes physiques ». Sur quoi Hérode « offrit les sacrifices selon les rites », comme un général grec ou romain ! Mais ici Josèphe a peut-être donné au récit cette allure païenne en suivant sa source inconsciemment.

Meilleur stratège qu’orateur, Hérode défit les Arabes dans une suite de combats, et si complètement qu’ils lui reconnurent une sorte de patronage sur leur nation[30]. De pareils revirements de fortune sont fréquents partout, mais c’est surtout en Orient qu’ils ont toujours amené le remaniement des états. L’énergie et l’habileté d’Hérode avaient agrandi son prestige au moment où il allait lui être le plus nécessaire.

Le deux septembre de cette même année 31, la bataille d’Actium donna à Auguste l’empire du monde romain. Hérode le comprit et que les derniers efforts d’Antoine, enchaîné à Cléopâtre, seraient vains sans dignité.

Aussitôt il changea de camp, et aida Q. Didius, gouverneur de Syrie, empêcher les gladiateurs d’Antoine de le rejoindre en Egypte[31]. Ce petit incident, auquel Josèphe ne fait qu’une allusion obscure, suffit à mettre en suspicion le discours d’Hérode qu’il emprunta sans doute aux Mémoires de ce prince. Dès le printemps de l’an 30, le roi juif réjoignit Auguste à Rhodes. Il se serait fait gloire de son attachement à Antoine, fidèle jusqu’à la fin et clairvoyant, puisqu’il lui avait conseillé de se dépêtrer de Cléopâtre, après quoi il aurait marché avec lui. La fidélité envers l’ami vaincu devait être un gage de celle qu’il promettait au vainqueur.

Auguste était mieux informé et dut sourire lors de l’allusion à Cléopâtre : sur ce point du moins le Juif était sincère. L’intérêt de l’empire, la tradition de Jules César, lui commandaient d’accepter une amitié si chaude et empressée à prouver sa qualité et sa portée. Il rendit à Hérode le diadème qu’il avait déposé, et accepta son concours. Lorsqu’il passa d’Asie en Égypte, la traversée du désert, toujours épineuse, fut facilitée par la disposition des ravitaillements fournis par les Juifs. Aussi lorsqu’Hérode l’eut rejoint en Égypte pour le féliciter de son triomphe complet, il lui rendit les territoires que la reine d’Égypte lui avait fait enlever : Jéricho, et, sur la côte, Gaza, Anthédon, Joppé et la tour de Straton. Il y ajouta la Samarie, et parmi les villes de la Décapole enlevées aux Juifs par Pompée, Scythopolis et Gadara. Il s’amusa même à mettre à son service quatre cents Gaulois, choisis parmi les gardes du corps de Cléopâtre. Hérode était comblé. Durant de longues années ses rapports avec Rome ne connurent aucun nuage. Fidèle à la fortune d’Auguste assurée par la politique la plus avisée et vraiment géniale dans sa prudence, il fut toujours traité par lui comme un vassal sur lequel on pouvait compter et dont il fallait seulement surveiller les agissements vis-à-vis de sa propre famille.

C’est là que la crise, heureusement surmontée, eut des suites funestes. Hérode s’était exposé plus dangereusement en se rendant auprès d’Auguste que lorsqu’il avait été mandé par Antoine à Laodicée. En Judée on le croyait perdu. Le vieil Hyrcan, âgé de soixante-dix ans[32], était incapable de lui nuire, mais il pouvait être un instrument entre les mains de sa fille Alexandra. Josèphe raconte même qu’elle avait, en effet, décidé son père à nouer une intrigue avec Malchos (Malikou), roi des Nabatéens, qui aurait accepté de recevoir chez lui Hyrcan. Mais le vieillard se serait-il décidé à fuir, lui si heureux d’être revenu de chez les Parthes, et l’intérêt d’Alexandra n’était-il pas de l’avoir sous la main, à Jérusalem, si l’on apprenait la disgrâce du roi ? Il est donc probable que toutes les pièces de conviction du procès qui allait s’ouvrir furent forgées par Hérode pour obtenir l’assentiment du Sanhédrin à la mort d’un ancien grand prêtre[33]. Hyrcan fut en effet condamné et exécuté.

Ce qui prouve bien qu’Alexandra ne fit rien dans cette occasion, c’est que le roi ne sévit pas contre elle. Lui qui avait caché ses femmes à Masada au temps d’Antigone, ne consentit pas à les laisser à la merci d’un soulèvement qui éclaterait peut-être à Jérusalem en son absence. Mais elles étaient trop divisées pour qu’il les mît dans une seule forteresse. Il envoya à Masada, le lieu le plus sûr, sa mère Cypros, sa sœur Salomé et ses enfants, sous la tutelle de son frère Phéroras, invité à sauver la fortune de la maison d’Antipater, s’il lui arrivait malheur à lui-même. Dans ce cas fatal, Mariamme ne devait pas lui survivre, non plus qu’Alexandra : il les confia donc à un Ituréen, nommé Soaimos[34], avec l’injonction, s’il ne revenait pas, de faire périr les deux princesses et de se mettre au service de Phéroras.

Le roi juif se croyait sûr de Soaimos, un étranger, sa créature. Mais précisément parce que sans appui dans le pays, Soaimos avait tout à craindre de sa chute. Il crut devoir chercher une garantie auprès de ses captives, qui étaient en passe de prendre le pouvoir, et seraient toujours ses maîtresses de toute façon. La grâce, la distinction de Mariamme le gagnèrent. Qu’on se rappelle Barnave dans la compagnie de Marie-Antoinette. Il avoua donc le fatal secret, sûr que l’intérêt de la reine était de ne pas le révéler. Et en effet cette fois elle ne parla pas. Son cœur était ulcéré.

Chaque fois qu’Hérode avait satisfait ses propres intérêts, il lui en avait coûté la vie d’un de ses proches : son oncle Antigone, son frère Aristobule, maintenant le vieil Hyrcan, son grand-père auquel il devait tout.

Quand son mari revint, fier de son succès, toujours plus épris, quêtant des félicitations amoureuses, il ne rencontra que de la hauteur et de la froideur. Rien n’indique qu’elle l’ait jamais aimé. Mais il ne tolérait plus d’être traité en parvenu, et Cypros, sa mère, Salomé sa sœur, plus sensibles encore aux dédains de Mariamme, contre qui elles étaient moins armées, ne cessaient de l’échauffer par leurs récriminations : accepterait-il d’être méprisé par cette Asmonéenne ingrate, qui lui devait la couronne, et qui seule avait été épargnée ? Salomé avait préparé sa vengeance, et sut profiter du moment où le roi était cruellement offensé Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/215 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/216 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/217 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/218 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/219 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/220 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/221 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/222 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/223 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/224 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/225 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/226 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/227 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/228 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/229 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/230 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/231 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/232 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/233 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/234 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/235 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/236 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/237 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/238 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/239 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/240 Page:Le judaïsme avant Jésus-Christ.pdf/241

  1. Josèphe, Bell., I, 180-673 ; Ant. XIV, 119 s.-XVII, 199.
  2. Pour cette question des sources, nous suivons ici Walter Otto, dans son article Herodes, de l’Encyclopédie de Pauly-Wissowa, continuée par W. Kroll, au Supplément II, p. 1-158. Nous avons peu consulté Willrich, Hugo : Das Haus des Herodes zwischen Jerusalem und Rom, Heidelberg, 1929. — L’auteur est beaucoup trop favorable à la personne d’Hérode d’après Joachim Jeremias (Theol.-Litz. 1931 c. 27 ss.).
  3. La note de Schürer, i, 49 est décisive.
  4. Cette erreur est expliquée aujourd’hui par la colonie phénicienne de Marissa (cf. p. 104), qui n’était sans doute pas la seule en Idumée.
  5. Lire probablement ἔθνος au lieu de ἔθος.
  6. XVI, p. 765.
  7. Destinon, Die Quellen des Flav. Joseph (p. 19 ss.) ; Laqueur, Hermes, XLVI, p. 172 ss. ; Otto (Art. cité).
  8. Derenbourg, op. l.
  9. Strabon, XVI, 765 παραδὸς εἰς τὴν ἱερωσύνην.
  10. Dialogue, LII.
  11. Ant., XLV, i, 3.
  12. Bell., I, vi, 2.
  13. Ant., XIV, xv, 2.
  14. Voir la p. 164.
  15. Ant., XIV, i, 3.
  16. Dial., LII.
  17. Dans Eus., Hist. eccl., i, 7, 11, cf. i, 6, 2.
  18. CIS., I, n. 115 avec une inscription grecque.
  19. CIL., X, n. 1746.
  20. Bell., I, xxi, 11 ; cf. RB. 1922, p. 107.
  21. Bell., II, vi, 3 ; Ant., XVII, xi, 5.
  22. Que Justin dit acceptée par les Juifs.
  23. Ainsi raisonne Otto, très sceptique sur beaucoup de points.
  24. Ant., XV, ii, 6. Révoqué en doute par Otto, parce que la Loi ne permettait pas les images. Alexandra était-elle si scrupuleuse ? Que Mariamme ait été accusée ensuite d’avoir envoyé son portrait (Bell., I, xxii, 3) c’est un indice que ces sortes de peintures ne paraissaient pas illégales.
  25. Ant., XV, iii, 3. Dans Bell., I, xxii, 2, Josèphe raconte le fait sans aucun détail et d’une manière un peu différente : « Hérode le fit partir de nuit pour Jéricho, où, sur l’ordre du roi, les Gaulois le plongèrent dans une piscine et le noyèrent ». De cette façon, il eût été difficile à Hérode d’affecter d’être étranger à cette mort.
  26. Cléopâtre s’étant fait de plus céder toute la côte, depuis le fleuve Éleuthère jusqu’à l’Égypte, Hérode perdit alors aussi Gaza (Otto).
  27. Ou plutôt la ville de Dion dans la Décapole, car on ne connaît pas de Diospolis dans cette région.
  28. Qanāwât.
  29. Ant., XV, v, 3 ; cf. Gal. iii, 19, cité par le traducteur.
  30. προστάτης τοῦ ἔθνους (Ant., XV, v, 5).
  31. Dion Cassius, LI, 7.
  32. Et non de 80, comme dit Josèphe.
  33. Avec Otto, Josèphe avoue s’être appuyé sur les Mémoires d’Hérode qui affirmaient naturellement l’authenticité de la correspondance. Une autre version aurait déclaré cette correspondance tout à fait anodine. Mais alors le roi n’aurait pas eu de prétexte pour l’exécution.
  34. Josèphe (Ant., XV, vi, 5) ajoute l’intendant Joseph, dont il ne sera plus question. Ce nom est probablement une contamination d’après la première histoire, où le mandataire était Joseph. C’est seulement en cela qu’il y a doublet littéraire, car la séparation des femmes est une suite de la discorde née dans le premier cas.