Le Journaliste, Tome 1/Pierre Rivière

Charpentier libraire-éditeur (Tome Ip. 173-207).


Pierre Rivière





En 1830, vivait au village de la Faucterie, commune d’Aunay, un jeune homme de quinze ans, nommé Pierre Rivière, que l’on désignait généralement sous le nom de Rivière l’Idiot. Pierre, en effet, ne ressemblait nullement aux paysans de son âge : on ne l’avait jamais vu danser sur la pelouse du commun, lutiner les jeunes filles pendant les batteries, ni boire avec des camarades sous les tilleuls du cabaret. Farouche et timide, Rivière fuyait toutes les assemblées ; on racontait même de lui, aux veillées, mille choses étranges. Gabriel Retout, se reposant un jour sous des pommiers, avait entendu dans le chemin deux voix d’hommes en fureur, qui se menaçaient ; plein d’épouvante, il s’était levé, et ayant regardé à travers la haie, il avait aperçu Pierre Rivière qui marchait tranquillement en injuriant un ennemi invisible. Une autre fois, Marguerite Colleville l’avait vu, vers la brune, passer en courant, devant sa porte, comme s’il eût été poursuivi, et criant d’une voix étouffée : « Le diable ! le diable ! » Une voisine racontait, de son côté, qu’un matin, Pierre s’étant échappé de chez lui, était demeuré plusieurs jours caché au fond d’une carrière ; que, lorsqu’il était revenu, son teint était livide, ses yeux hagards, et qu’il avait dit  : « Je l’ai vu, et j’ai signé le pacte ! »

Toutes ces choses avaient fait regarder Rivière comme un idiot, et l’avaient rendu le jouet de la paroisse. Les gens du peuple comprennent rarement les infirmités morales ; il faut une douleur apparente pour émouvoir leur compassion, et là où il n’y a ni sang ni plaie, ils en raillent cruellement. Pierre, poursuivi par les moqueries, froissé dans ses bizarreries, c’est-à-dire dans ce qu’il y avait de plus intime en lui, devint chaque jour plus sauvage : il cessa de parler aux autres jeunes paysans, se mit à fréquenter les bois, et ne se rendit plus que seul à l’église, évitant même de suivre pour cela les routes frayées.

Cette solitude exalta son imagination déjà en ferment ; car l’idiot Pierre Rivière, dont les hommes se moquaient au village, et que les enfants montraient au doigt, était tourmenté de merveilleuses pensées.

Dès son enfance, il avait commencé à se séparer de la foule. Tandis que les jeunes pâtres passaient leur temps à dénicher des oiseaux le long des haies vives ou à écouter les dentellières chantant des cantiques sur les seuils, Pierre, déjà triste et silencieux, lisait et méditait à l’écart. Son instruction y gagna, mais aux dépens de son cœur. Il est rare qu’une solitude exagérée n’amène point les mêmes résultats que les vices bruyants ; si ceux-ci éteignent la sensibilité, celle-là l’endort d’habitude, et l’homme, destiné par Dieu à une association harmonieuse, ne se déprave pas moins dans l’isolement absolu que dans le tumulte du monde. La persécution moqueuse à laquelle Rivière était en butte l’avait d’ailleurs endurci. Cette cruauté curieuse, naturelle à la plupart des enfants, et qui n’accuse le plus souvent chez eux que l’avidité des émotions ou le despotisme d’une volonté sans conscience, avait pris chez Pierre un caractère plus farouche. Il aimait à effrayer les pâtres plus jeunes que lui en les menaçant de sa faux ou les asseyant sur la margelle d’un puits ; quand il avait entendu leurs cris d’angoisse, il riait d’une manière étrange, et les laissait aller, comme s’il lui eût suffi de se prouver à lui-même qu’il pouvait aussi faire souffrir. Sa piété, loin d’adoucir son humeur, sembla lui donner une teinte plus sombre. Ce qui le frappait dans les livres saints, c’étaient toujours les expiations sanglantes ; il s’arrêtait surtout avec une sorte de complaisance sur la passion du Christ, et, pour en avoir une image complète et vivante, il crucifiait des oiseaux. Parfois, lorsqu’il conduisait un attelage, et qu’il rencontrait un ravin, il forçait les chevaux à le franchir, et si l’on essayait de l’arrêter en lui démontrant l’extravagance de son essai : « Ils passeront, répondait-il avec un calme inflexible ; j’ai dit que je voulais ; » et la lutte de sa volonté contre l’obstacle continuait jusqu’à ce que l’obstacle fût surmonté.

Ce dédain pour l’impossible et l’oubli des lois de la nature se révélaient en toute occasion chez Rivière ; nul ne faisait plus facilement que lui abstraction de l’univers palpable ; à tel point que, par moments, on eût dit qu’il perdait le sentiment de son être physique. Il montait sur les arbres pour regarder le ciel, puis tout à coup, l’idée lui venant de redescendre, il oubliait la distance qui le séparait de la terre, enjambait le vide et tombait de vingt pieds de haut. Il entendait des voix qui l' épouvantaient, et on le voyait courir la nuit, au clair de lune, en jetant des pierres contre ses ennemis invisibles et en prononçant des paroles étranges. Témoin des chagrins que sa mère et sa sœur faisaient endurer à son père, il avait conçu contre elles une haine qui s’était transformée plus tard en horreur pour tout ce qui était femelle. Un singulier scrupule vint augmenter ses éloignements : il se persuada qu’en s’approchant des femmes qui lui étaient liées par le sang, il pouvait s’établir entre leurs âmes et la sienne un contact coupable qui constituerait un inceste spirituel. Lorsqu’on lui demanda l’explication de cette bizarre croyance, il répondit qu’il s’échappait des êtres un fluide qui, venant de sa mère à lui, l’aurait rendu coupable d’inceste. Comme on s’étonnait qu’il connût ce mot de fluide, « Pardon, reprit Rivière timidement, j’ai voulu dire une relation. » On haussa les épaules et l’on ne poussa pas plus loin ces questions, qui semblaient annoncer de si curieuses révélations. Cependant quelques livres étaient tombés entre les mains de Pierre Rivière, ses pensées prirent un autre cours, et il commença à sentir dans son cœur de vifs élancements vers la gloire. « En allant seul, dit-il dans ses Mémoires, je faisais des histoires où je me supposais jouant un rôle, et je me mettais toujours le premier des personnages que j’imaginais. J’étais dévoré par les idées de grandeur et d’immortalité ; je m’estimais bien plus que les autres, et j’ai eu honte de le dire jusqu’ici, je pensais que je m’élèverais au-dessus de mon état. » Ces premiers désirs de célébrité éveillèrent en lui des inclinations militaires ; il donne lui-même, à cet égard, des détails intéressants par leur naïveté. « Souvent j’allais dans notre jardin ; et comme j’avais lu quelque chose sur les armées, je supposais nos choux verts rangés en bataille, je nommais des chefs, et puis je cassais une partie des choux pour dire qu’ils étaient tués ou blessés[1]. »

Il songea ensuite à s’illustrer par l’invention de quelque machine nouvelle. Il voulut tour à tour fabriquer une voiture qui n’eût pas besoin de chevaux, et un instrument qui pût baratter le beurre tout seul ; mais il s’arrêta enfin au projet de fabriquer une arme pour tuer les oiseaux. Il lui donna d’avance le nom de calibence, et y travailla longtemps avec persévérance ; mais il lui arriva comme aux alchimistes du moyen âge cherchant le grand œuvre : après beaucoup de tâtonnements, d’études et de perfectionnements, il se trouva qu’il n’avait fait qu’une arbalète. Désespéré de son insuccès, il renonça à la mécanique, et, pour donner une sorte de solennité à cette renonciation, il alla, accompagné des enfants du village, enterrer dans une prairie le calibence qui lui avait coûté tant de peine.

Peut-être aussi ses idées de mécanique furent-elles chassées par les nouvelles préoccupations qui commençaient à s’emparer de lui. Comme nous l’avons déjà dit, Rivière avait une mère qui causait à son père de cuisants soucis : ce n’était pas seulement une femme acariâtre ; il y avait dans cette âme je ne sais quelle cruauté hargneuse qui se plaisait aux guerres domestiques. C’était chaque jour quelque nouvelle expression de mépris pour le chef de la famille, quelque complot inattendu contre son honneur, sa fortune et son repos. Tantôt Victoire Brion l’accusait d’entretenir des concubines, tantôt de la maltraiter, tantôt de lui reprocher sa faim et de lui refuser sa nourriture. Toutes ces calomnies venaient s’émousser contre la bonne réputation de Margrin Rivière, qui opposait à chaque injure une douceur plus calme ; mais, ingénieuse par méchanceté, Victoire Brion ne cessait de chercher une jointure pour arriver à ce cœur cuirassé de résignation et de miséricorde ; elle la trouva enfin. Margrin avait un fils qu’il aimait d’une tendresse toute particulière ; il le perdit après une affreuse agonie de trois jours : la mère alla aussitôt répéter partout que l’on avait laissé périr l’enfant faute de soins. Cette fois, le coup porta. Blessé dans sa douleur de père, Margrin se plaignit avec amertume et demanda à Dieu de mourir. Mais ce n’était que le prélude d’un nouveau plan adopté par Victoire Brion. Elle commença à faire des dettes considérables au nom de son mari, qui fut forcé de les payer ; par suite, les affaires de la famille se dérangèrent, et Margrin comprit que la misère menaçait ses enfants. À cette pensée, tout son courage l’abandonna ; il annonça qu’il en voulait finir avec la vie. Il n’eut pas le temps d’accomplir son projet.

Oublié comme un idiot au coin de l'âtre où il se tenait habituellement accroupi, Pierre étudiait depuis longtemps, avec une sombre attention, les scènes de ce drame de famille. Là, sa haine contre sa mère s’accroissait chaque jour des douleurs endurées par son père, qu’il aimait profondément. La solitude avait déjà vicié la raison de Rivière. Les dissensions domestiques passèrent sur son cœur comme un souffle brûlant, et y desséchèrent toutes les sources de tendresse et de pitié. Son imagination s’enfiévra ; des rêves monstrueux la traversèrent ; ses désirs de gloire s’allumèrent comme un délire, et il entendit, la nuit, ces mêmes voix qu’entendait sans doute Jacques Clément ; et ces voix lui criaient de délivrer son père. La conscience semblait pourtant se réveiller chez lui par instants, et il avait horreur de ses pensées ; mais quelques nouvelles méchancetés de sa mère ou de sa sœur l’y ramenaient bientôt. Ces deux femmes vivaient depuis peu de temps dans une maison voisine, avec un jeune frère de Pierre, qu’elles avaient réussi à attirer dans leur parti : c’était comme une tanière de bêtes malfaisantes placée à quelques pas du foyer domestique. « Je regardai mon père, dit Pierre dans ses Mémoires, comme étant au pouvoir de chiens enragés ou de barbares contre lesquels je devais prendre les armes. Il me sembla même que Dieu m’avait destiné pour cela, et que j’exerçais sa justice. J’avais lu, d’ailleurs, que les lois des Romains donnaient au mari droit de vie et de mort sur sa femme et sur ses enfants : il me sembla que je m’immortaliserais en mourant pour mon père. Je me représentais ces guerriers qui moururent pour leur patrie et leur roi ; je me disais : « Ces gens-là mouraient pour soutenir le parti d’un homme qu’ils ne connaissaient pas et qui ne les connaissait pas non plus, qui n’avait jamais pensé à eux ; et moi, je mourrai pour délivrer un homme qui m’aime. J’avais vu aussi, dans une histoire de naufrages, que m’avait prêtée Lerat, que lorsque les marins manquaient de vivres, ils faisaient un sacrifice de quelqu’un d’entre eux pour sauver le reste de l’équipage. Je pensais : Je me sacrifierai de même pour mon père ; puis je disais : Notre-Seigneur Jésus-Christ est mort sur la croix pour sauver les hommes, pour les racheter du démon, du péché et de la damnation éternelle. Il était Dieu ; c’était lui qui devait punir les hommes qui l’avaient offensé : il pouvait donc leur pardonner sans souffrir ces choses ; mais moi, je ne peux délivrer mon père qu’en mourant pour lui. Lorsque j’entendis dire que près de cinquante personnes avaient pleuré lorsque mon père avait chanté à l’église le dimanche, je dis en moi-même : Si des étrangers pleurent, que ne dois-je point faire, moi qui suis son fils ? Je pris donc mon affreuse résolution ; je me déterminai à les tuer tous trois, les deux premières, parce qu’elles s’accordaient pour faire souffrir mon père ; le petit, parce qu’il aimait ma sœur et ma mère. Je craignais d’ailleurs, si je tuais seulement les deux femmes, que mon père ne me regrettât, lorsqu’il saurait que je mourais pour lui ; mais je savais qu’il aimait l’enfant, et je pensai : Si je le tue, il aura une telle horreur de moi, qu’il se réjouira de ma mort, et par là, exempt de regrets, il vivra plus heureux[2]. »

Une fois décidé, Pierre prépara tout pour l’accomplissement de son projet. Il écrivit l’histoire de son père, puis, le jour venu, il revêtit ses plus beaux habits du dimanche comme pour une circonstance solennelle, prit une serpe qu’il avait fait aiguiser et entra chez sa mère. Presque au même instant les voisins entendirent des cris. Une vieille femme, appelée Marie, s’élança vers la maison ; Pierre en sortait sa serpe sanglante à la main ; il passa près d’elle sans parler, sans presser le pas, et ayant rencontré Nativel dans la cour : « Michel, lui dit-il, allez prendre garde que mon père et ma grand’mère ne se fassent du mal ; ils peuvent être heureux maintenant, je meurs pour leur rendre la paix. » Puis il prit lentement la route des Vergées, et on le vit disparaître dans les bois d’Aunay. Son intention, en quittant la Faucterie, avait été de se rendre lui-même à Vire, et là, de tout déclarer devant les juges en glorifiant lui-même son action et invoquant les grands souvenirs de Judith et de Charlotte Corday. Mais il sentit bientôt sa résolution chanceler. La campagne était couverte de blés mûrs, le ciel était serein, un vent parfumé venait des vergers et les oiseaux chantaient dans les arbres. Pierre sentit tout à coup quelque chose qui se fondait en lui, ses muscles se détendirent et il lui sembla qu’il s’éveillait d’un songe horrible. « Dans le bois je repris tout à fait ma raison. Ah ! est-il possible, me dis-je, monstre que je suis ! est-il possible que j’aie fait cela ? Non, ce n’est qu’un rêve. — Ah !… ce n’est que trop vrai ; abîmes, entr’ouvrez-vous sous mes pieds ; terre, engloutis-moi ! Je pleurai, je me roulai à terre ; je considérai les lieux, les bois, j’y étais venu d’autres fois. Hélas ! me disais-je, pensais-je que je m’y trouverais un jour dans cet état ? Pauvre mère, pauvre sœur, pauvre malheureux enfant qui venait avec moi à la charrue, qui menait le cheval, qui hersait bien tout seul ! ils sont anéantis pour toujours, ces malheureux[3] ! »

Pierre erra un mois entier à travers les champs et les bois, vivant d’herbes, de racines, de fruits sauvages. Pendant ce temps, ses idées se modifièrent plusieurs fois. Revenu à l’appréciation vraie de son action, il en eut honte et en redouta les suites. Son audace avait disparu avec son exaltation. Tant qu’avait duré son égarement, il était demeuré loyalement et tranquillement féroce ; avec la raison, vinrent la ruse et le mensonge. Semblable à cet homme qui, poussé par un défi, gravit follement un pic inaccessible des Alpes, et, une fois au sommet, comprit le danger et ne voulut plus redescendre, Pierre recula devant les conséquences de l’action qu’il avait librement accomplie. Enfin, pourtant, étant entré, le 2 juillet 1835, à Langannerie, un gendarme qui le vit passer avec son arbalète sous le bras, fut frappé de sa figure hâve et de son œil hagard. — D’où êtes-vous ? lui demanda-t-il. — De partout, répondit Pierre.— Où allez-vous ? — Où Dieu me commande. — Qui êtes-vous ?— Pierre Rivière. Il fut immédiatement arrêté.

Les conseils qu’il reçut du prêtre dans sa prison l’éclairèrent ; il résolut de dire toute la vérité, et ce fut alors qu’il écrivit le Mémoire auquel nous avons déjà emprunté quelques citations. Mais lorsqu’il le vit imprimé, un scrupule pieux s’empara de lui. Il craignait que l’histoire détaillée qu’il y donnait des dissensions de sa famille ne parût une accusation contre sa mère et ne la rendît odieuse. Dominé par cette idée, il écrivit la note suivante, qui demeura inédite, malgré ses désirs.

« Ce n’est point dans le but d’inspirer de l’horreur pour ma pauvre mère, ni de la faire détester encore, après la mort qu’elle a subie, que j’ai écrit le Mémoire de ses difficultés avec mon père ; mais seulement pour faire connaître l’effet que ces choses avaient produit, sur mon esprit. Aussi ai-je demandé à M. le juge d’instruction si je pouvais exposer le désir que j’avais qu’on brûlât cet écrit après lejugement ; mais il me dit que cela ne se pouvait pas, et qu’il fallait qu’on le rendît public.

« En réfléchissant sur le caractère et les penchants de ma malheureuse mère, je vois que ses fautes auraient dû m’inspirer de la compassion pour elle. Cette infortunée avait un esprit d’indépendance et de domination. Elle ne pouvait maîtriser ses idées. Hélas ! ses caprices avaient beaucoup de ressemblance avec les miens. J’allais toujours seul ; elle allait également seule ; et au lieu d’avoir pitié de cette malheureuse, de reconnaître que je lui ressemblais et que je lui devais la plus grande partie de mon caractère, je m’irritai contre elle, et je la regardai comme une bête féroce. Et je l’ai sacrifiée, elle qui m’avait caressé dans mon enfance, qui m’avait nourri de son lait ! Elle ne parut sur la terre que pour y souffrir, car ses fautes n’ont jamais pu lui procurer grand plaisir, et elle est morte de la mort la plus cruelle, sans la prévoir, sans en avoir le moindre doute. Ô jour malheureux, que ne suis-je encore à ta veille ! Si je pouvais encore voir vivre ces malheureux, comme je les voyais les jours d’auparavant !… Mais non, ils pourrissent maintenant dans la terre.

« Mon pauvre petit frère !… Il venait avec moi à la charrue ; je l’aimais, et il m’aimait aussi. Il connaissait déjà bien par où il fallait faire aller le cheval. Lorsque j’arrivais, le soir, et qu’il se trouvait dans la cour, il se jetait à débrider ; tout le monde s’en admirait. Lorsqu’il venait avec moi, je prenais plaisir à lui raconter plusieurs choses ; entre autres, un jour, je lui dis que c’était moi qui, la veille de sa naissance, avais été voir ma mère, et que, sur ce qu’elle se sentait malade, j’étais revenu de la Faucterie ; qu’en m’en retournant j’avais trouvé un nid de merle, et que, la nuit suivante, j’avais été sur le cheval pour porter la sage-femme. Regarde, lui disais-je en riant, comme tu me donnas du mal cette journée-là. Ainsi, je parlais familièrement avec lui, et il comprenait ce que je disais. »

Cependant, l’instruction ayant été complétée, Pierre Rivière comparut devant la cour de Caen, le 11 novembre 1835. L’annonce de cette affaire avait excité au plus haut point la curiosité publique. Mille bruits extraordinaires couraient la ville. On parlait de Rivière comme d’un de ces tigres baptisés qui, à peine nés, flairent le sang ; tout le monde voulait voir la bête féroce à travers ses barreaux ; à peine ouverte, la salle des assises fut envahie ; tous les yeux se tournaient vers la porte par laquelle l’accusé devait entrer ; jamais grand génie ou héros ne fut attendu avec cette impatience ; enfin il parut.

C’était un jeune homme de taille moyenne, aux formes arrondies, aux traits craintifs et doux. Il s’avança la tête baissée avec un air de repentir boudeur, et vint s’asseoir sur le banc des prévenus. Rien n’annonçait en lui ni force, ni ténacité, ni intelligence ; ce tigre n’était même pas un homme, mais quelque chose d’extraordinaire entre l’enfant et l’idiot.

Vis-à-vis, à côté du défenseur, était assis Margrin Rivière, père de l’accusé, noble vieillard, dont le front austère et labouré semblait raconter ses longues souffrances.

Les débats commencèrent dans un silence saisissant. La foule entière était attentive comme un seul homme ; il n’y avait partout qu’un regard, qu’une respiration, qu’une pensée. Une fois, pourtant, ce recueillement avide fut troublé : ce fut au moment où le président de la cour souleva la serpe rouillée à laquelle pendaient encore quelques cheveux sanglants, et où l’instrument de mort passa par-dessus la tête blanche du père pour arriver jusqu’au fils. En l’apercevant, celui-ci, qui était debout, chancela ; ses deux bras s’étendirent en avant, et l’on entendit ce cri jeté deux fois : « J’ai hâte de mourir ! j’ai hâte de mourir ! »

La foule entière fut agitée d’un indicible frémissement, et des sanglots éclatèrent.

Cependant une scène bouffonne trouva place au milieu de ces émotions terribles, comme dans les drames de Shakespeare : ce fut celle où les médecins, appelés pour donner leur avis sur l’état mental de Rivière, vinrent exposer leurs opinions. Il fut curieux de les voir, dans ce moment suprême où l’on plaçait le cou d’un homme sous leurs syllogismes, développer des théories, et jouter de science en embrouillant la question ; enfin, pourtant, deux d’entre eux parvinrent à s’entendre, et conclurent que le genre de folie de Rivière n’ayant point été décrit par les auteurs, Rivière n’était point fou[4]). Ce raisonnement que Molière lui-même n’aurait pu inventer, parut frapper les jurés, qui, jaloux pourtant de renchérir en logique sur les médecins, déclarèrent que Pierre Rivière n’ayant jamais joui entièrement de sa raison, ils le condamnaient à la peine du parricide.

Il y avait longtemps que l’échafaud n’avait été dressé à Caen, on comprend si cette condamnation fut reçue avec joie par la foule. Il y eut peut-être ce jour-là des parents qui promirent à leurs enfants qu’ils verraient couper la tête de Rivière s’ils étaient bien sages. Dès le lendemain on vendait dans les rues de Caen le jugement de Rivière y portant qu’il serait conduit au supplice pieds nus, avec un voile noir sur la tête, et le condamné put entendre de sa prison une complainte finissant par ces mots :


Voyez la tête de Rivière
Tomber sous le fer tranchant.


Cependant, quelques hommes qui avaient suivi les débats avec un intérêt poignant, et qui n’avaient point été persuadés par la décision si bien motivée des médecins, prirent à cœur cette affaire ; le pourvoi ayant été rejeté, ils se réunirent au défenseur pour adresser au roi une demande en grâce ; et comme si tout dans ce procès eût dû sortir des lois du prévu et de la logique, les mêmes jurés qui avaient condamné Rivière, sans admettre les circonstances atténuantes, signèrent en sa faveur une demande en grâce. Ce fut par suite de cette demande que la condamnation à mort fut commuée en une détention perpétuelle. Pierre Rivière subit actuellement cette dernière peine à la maison centrale de Beaulieu. Parmi les lettres écrites par lui, de cette prison, à son père, nous copions la suivante, qui nous semble renfermer de précieux renseignements sur ce caractère excentrique et farouche :


« Mon cher père,

« J’ai reçu votre lettre datée du 7, par laquelle vous m’apprenez que vous êtes tous en bonne santé ; j’en rends grâces à Dieu, et le prie qu’il vous y maintienne et vous conserve.

« Si je ne vous ai pas écrit jusqu’à ce jour, quoique j’en eusse le loisir (puisque je puis écrire tous les dimanches), il ne faut pas que vous croyiez que ce soit l’insouciance qui m’ait empêché de le faire ; mais il faut l’attribuer à cette impossibilité que j’ai toujours eue à m’expliquer et à parler en société. Lorsque vous êtes venu me voir, vous me dîtes qu’en vous écrivant je fisse quelques remerciements et que je disse quelques politesses à plusieurs personnes de nos connaissances qui s’étaient intéressées à moi ; ce serait en vain que j’y essaierais, je ne parviendrais qu’à faire des compliments ridicules, et je préfère me taire.

« J’ai manqué en plusieurs rencontres à ce devoir depuis que mes malheurs me sont arrivés ; je me suis trouvé avec des personnes de distinction qui m’ont prodigué toutes sortes de soins ; j’aurais dû leur écrire et les remercier, et je n’en ai rien fait, parce que je ne savais pas ce qu’il fallait leur dire.

« Je conçois qu’en vous écrivant de temps en temps, ces lettres, qui seraient des conversations, pourraient vous procurer quelque consolation et quelque distraction ; mais vous savez que jamais je n’ai su converser ni parler comme un autre : oui et non sont les seuls mots que je prononçais et que je prononce encore le plus souvent. Privé des facultés les plus nécessaires à la vie sociale, je ne puis m’acquitter d’aucun devoir de politesse.

« Excusez-moi, je vous en prie, de ces défauts, et soyez indulgent pour un fils qui (quoiqu’il ne puisse le prouver au dehors par ses paroles) vous aime et vous a toujours aimé du plus profond de son cœur.

« À la maison centrale de Beaulieu, le 15 octobre 1836.

« Pierre Rivière. »


Depuis son emprisonnement, Rivière tend à devenir un homme vulgaire parmi des compagnons vulgaires, soit que sa raison, après avoir monstrueusement dévié, ait retrouvé sa route, soit que son intelligence ait été énervée par les secousses de son procès, soit enfin que le calme de la prison, la régularité du travail et les habitudes d’une vie nouvelle aient assaini cette âme infirme. Il est rare en effet que les natures impressionnables ne cèdent pas rapidement à toutes les contagions morales et ne prennent pas le tempérament de ce qui les entoure.

Nous croyons fermement que Pierre Rivière ne fut ni un monstre ni un fou ordinaire, et c’est pourquoi nous avons raconté ici ce que nous savions de lui. Il y avait à la fois dans cet homme quelque chose du Louis Lambert de M. de Balzac et du Claude Gueux de M. Victor Hugo : rêveur comme le premier et tenace comme le second, Rivière fut plutôt incomplet qu’insensé ; comme il le dit lui-même dans sa lettre à son père, il « manquait des facultés les plus nécessaires à la vie sociale. » Toujours seul, il adopta dès son enfance des habitudes et des croyances bizarres qui le firent regarder comme un idiot et le repoussèrent encore plus à l’écart. Son imagination put alors s’abandonner sans frein à ses fantaisies, et, par suite, cette raison pratique qui nous vient de la raison de tous, et que l’on a si justement appelée le sens commun, lui fit défaut. Il se créa un monde moral comme Descartes avait bâti un univers avec des tourbillons imaginaires ; il inventa une logique à son usage, et, à force de vivre dans ses rêves, il perdit le sentiment de l’existence vraie. Tout cela eût été sans danger avec des conditions de famille différentes : jeté dans un intérieur paisible, Rivière n’eût été qu’un visionnaire curieux, peut-être même sa forte intelligence, emportée par l’imagination dans les espaces, comme Mazeppa par la cavale sauvage, aurait-elle fini par y apercevoir quelques échappées lumineuses ; mais les dissensions domestiques parmi lesquelles Pierre fut élevé ôtèrent tout calme à ses rêveries. D’ailleurs, depuis quelque temps, une pensée dominait en lui toutes les autres ; il cherchait quelque chose de grand à accomplir ; le jeune paysan était las de son nom d’idiot, il voulait de la gloire à quelque prix qu’il fallût l’acheter, et ce désir ambitieux se trouvant bientôt d’accord avec un devoir mal compris, il s’arma pour tuer et succomber en martyr.

Tel fut, si nous ne nous trompons, le secret de cette singulière nature, dans laquelle il y eut moins de folie que de mauvaise logique, moins de rage que d’insensibilité. L’action de Pierre Rivière contient, du reste, un grand enseignement qui ne devrait point être perdu pour notre époque : elle montre jusqu’à quel point les fautes des parents peuvent dépraver la raison des enfants. Ce furent les haines et les colères au milieu desquelles il grandit qui endurcirent son cœur ; il frappa sa mère en invoquant le lien de famille brisé par elle ; et le crime de cet Oreste idiot fut, pour ainsi dire, un hommage sanglant à la sainteté de l’union domestique.

  1. Détail et explication de l’événement arrivé le 3 juin à Aunay, par Pierre Rivière. Chez Barbot fils, à Vire, p. 52 et 53.
  2. Pages 57 et 58
  3. Page 65
  4. Voici comment lis résumèrent leur opinion : Pierre Rivière n’est point fou, et cela pour deux raisons : 1o parce qu’en étudiant sa constitution physique on ne trouve aucune cause qui ait pu déranger son cerveau ; 2o parce que son état mental ne peut se ranger dans aucune des classifications adoptées par les auteurs.
    Comme on le voit, les deux raisons peuvent se déduire à cet aphorisme médical : Je ne conçois point la maladie de cet homme ; donc il n’est point malade.