Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Septembre 1914

Andernos, 20 septembre 1914.

J’ai cru que je n’aurais plus le courage d’écrire. Tout, dans la guerre, atteint et ruine ma foi dans l’avenir meilleur, dans le progrès, la lente conquête du bonheur. C’est le réveil d’un rêve que je caressais depuis que je pense. Tous les matins, je dois rapprendre qu’il y a la guerre. L’affreuse faillite…

Et puis, devant ces grands horizons simples des landes girondines, ces eaux planes, dans cet air vif où le souffle salin se mêle aux senteurs de résine, je me suis ressaisie, rassemblée.

Il m’a paru qu’en dehors même des besognes charitables, une existence privilégiée comme la mienne, au lieu de s’abandonner au désespoir, pouvait encore servir son idéal. Le but a resplendi devant moi, dominant, lumineux, comme un sommet : puisque l’immense catastrophe est déchaînée, il faut en démêler les causes afin d’en éviter le retour. Oh ! Je n’ai pas la prétention ridicule d’y parvenir seule, ni de sitôt. Mais ma contribution, si modeste qu’elle soit, ne peut pas être inutile. Il n’y a pas de témoignage superflu, à la recherche de la vérité. Il faut que je me penche, que j’écoute, que je retienne. Maintenant, je vois ma tâche. Je la poursuivrai.

Ce ne sont encore que projets. Jusqu’ici, je suis restée loin des gens en place et des gens informés. (Ce ne sont pas toujours les mêmes.) Qu’ai-je vu, dans notre petit coin de Bourgogne, à Ganville ? Tout s’est passé si simplement, si tristement. Sur trois cents habitants, une soixantaine d’hommes sont partis. Ceux qui m’ont fait leurs adieux, tenaient tous les mêmes propos : « Puisqu’il le fallait… Allons-y… On va leur casser la gueule. » La première stupeur passée, tous marquaient la même résignation farouche, puisée dans ce sentiment de l’inévitable, cette certitude de l’agression absolue, que leur donnaient leurs journaux.

Nous aussi, nous étions uniquement renseignés par les journaux. D’abord, ils flambaient d’allégresse : la mobilisation parfaite, la résistance victorieuse de Liège, les Russes fonçant sur Berlin, la marche triomphale en Alsace, que Joffre appelle dans un ordre du jour « le premier geste de la Revanche ». Les Allemands, affamés, se rendent pour une brioche. Ils tirent trop bas, leurs obus n’éclatent pas.

Puis, à partir du 20 août, on a l’impression étouffante d’entrer dans un nuage, de se mouvoir dans du mystère, au milieu d’une obscurité, d’un silence voulus, jusqu’au fameux communiqué : « De la Somme à la Meuse, nous tenons… » On veut croire à une erreur, on veut lire : « De la Sambre à la Meuse. » Mais non. Le voile est déchiré et découvre l’invasion.

Le 31 août, mon mari arrive à Ganville en auto, très informé. Les avant-gardes allemandes sont à dix lieues de Paris. On craint l’enveloppement par le sud-est. La défense du camp retranché n’est pas au point. Le gouvernement va partir pour Bordeaux. La population l’ignore. Mais déjà les foules s’écrasent dans les gares.

Pierre n’est pas abattu. Évidemment, on a fait face à l’est au lieu de faire face au nord. « Question de concentration. » Indulgent à l’erreur, il la juge réparable. Il a confiance.

Déjà, obéissant à son goût des solutions rapides et précises, il a organisé toute notre prochaine vie. Il nous propose de nous emmener, René et moi, à Andernos, un coin tranquille au bord du bassin d’Arcachon, à quarante minutes de Bordeaux par la route. Le climat rêvé pour donner au petit le coup de fouet, achever de le remettre debout. Pierre lui-même devra passer souvent à Bordeaux où l’on traitera les grandes affaires, où l’on rencontrera les gens utiles. La villa est retenue, les sauf-conduits sont prêts. Les domestiques suivront avec les gros bagages. En route.

En deux jours, sous le ciel trop beau qui pèse sur moi comme un remords, nous avons traversé la France en écharpe. On ne s’apercevrait pas qu’il y a la guerre, sans les chaînes tendues en travers de la route à l’entrée des bourgs, sans l’inquisition furieuse des gardes civiques, armés de fusils et saoulés de pouvoir. Plus on descend vers le Midi, plus les chaînes deviennent nombreuses et les gardes arrogants. C’est qu’on voit des traîtres partout. L’espionnite règne. C’est une fièvre, un délire universels. La lueur d’une lampe studieuse, le reflet du soleil dans une vitre, deviennent des signaux à l’ennemi. Pendant notre voyage, on recherchait une auto suspecte, qui emportait deux bombes accrochées à ses flancs. Peu après, la mystérieuse voiture fut arrêtée : les bombes étaient des bouteilles à air, destinées à gonfler les pneus.

Et c’est dans ce charmant Andernos que la victoire de la Marne nous a été peu à peu révélée. Oui, peu à peu. On n’a pas compris tout de suite. C’est que, jusqu’ici, les batailles duraient un jour. Le sort des empires se réglait entre le lever et le coucher du soleil : Iéna, Waterloo. Mais dans ce cataclysme où des nations armées s’entrechoquent, tout est nouveau. Les esprits, mal préparés à concevoir un gigantesque corps à corps d’une semaine, en ont lentement découvert l’issue, dans une sorte de surprise, d’incrédulité heureuses.

Mais mon cœur soulagé ne se dilate pas. Je ne peux pas m’empêcher de penser aux morts, à ceux que laissent les morts. Je me réjouis de la victoire, mais je déplore la bataille. Française, je reste humaine.

René, assez éprouvé par le voyage, s’était alarmé de ces signes de fatigue. Il craignait une nouvelle rechute. Comme tous ceux qui relèvent d’une très grave maladie, il est surtout attentif aux progrès de sa convalescence. Il épie la vie qui rentre en lui. Il veut recouvrer la santé, toute la santé. Je le comprends si bien. Au creux d’une niche d’osier, il passe ses journées dans le jardin qui descend jusqu’à la grève. Encore alangui, il parcourt les journaux sans les commenter.

Mais parfois le soupçon me traverse qu’il exagère sa lassitude pour ne point parler, qu’il ne pense pas comme moi sur la guerre et qu’il se tait pour m’épargner. Mon cher petit… Je reconnais si bien là sa manière discrète, sa délicatesse prévenante, son joli souci d’élégance morale. Oui, je le devine, je le sens : malgré notre étroite tendresse, nous ne serions pas d’accord. Ah ! heureusement que l’atroce tuerie aura cessé avant qu’il soit d’âge et même de force à l’affronter.