Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Juillet 1914


Les “ Hauts Fourneaux ”



Ganville, 27 juillet 1914.

La guerre ?… Allons donc ! En tout cas, mon petit René n’a que seize ans. Mais non. C’est impossible.

« C’est impossible ». Voilà ce que je me répète depuis que mon mari m’a téléphoné de Paris cet après-midi. J’entends encore sa voix de butor bon enfant : « Ça chauffe… C’est couru. C’est une question de jours. »

J’aurais besoin d’être rassurée. Mais je suis seule, dans cette grande bâtisse de Ganville, avec mon cher petit convalescent. Depuis trois mois, nous sommes isolés du monde, René et moi. C’est à Pâques qu’il est tombé malade ici. Que de rechutes, de complications, dans cette maudite typhoïde ! Combien de fois j’ai cru… Mais je ne veux plus y penser. C’est fini, fini. Ah ! Je l’ai bien défendu. En ce moment, il dort. Derrière la porte entr’ouverte, j’entends son souffle paisible et léger.

Je suis seule. Nos voisins Foucard, que je n’aime guère, d’ailleurs, sont à la mer ou aux eaux. Et je n’ai pour confident que ce papier. Au fond, je n’en ai jamais eu d’autres. J’ai toujours été silencieuse. Si je parle, c’est pour parler franc. Alors je gêne et je m’arrête. Pourtant, j’aurais dû m’apprivoiser, à force de voir du monde, depuis vingt-cinq ans. Même avant de devenir la femme de Pierre Ciboure, chez mes parents, que de gens illustres ou notoires j’ai vu défiler ! Car mon père, un des plus grands chirurgiens de son époque, avec Pozzi et Segond, adorait recevoir. Non. Rien ne m’a guérie de ma sauvagerie. Clemenceau, qui fréquentait notre maison, m’appelait la Jolie Huronne. Jolie, j’ai pu l’être. Huronne, je le suis toujours.

Je crois bien que mon mari m’a encore repliée sur moi-même. Brusque et jovial, avide et pressé, il m’a toujours déconcertée.

Même avant qu’il eût des maîtresses, il était déjà tout accaparé par ses énormes entreprises métallurgiques, ces industries qu’il commande, ces sociétés qu’il administre. Il me rangeait dans un coin de sa vie. Et puis, ce gros manieur d’hommes et de millions est fier de son œuvre. Il ne croit qu’en elle. Il méprise mon ignorance — excessive, je l’avoue — du langage des affaires et de l’argent. Et, parce que je m’intéresse à la littérature, à la politique, il se moque de moi. Bref, Pierre m’a toujours traitée en personne négligeable, un peu toquée. Et pourtant, j’aurais pu être pour lui la bonne compagne…

Je n’ai su être qu’une bonne mère. Oh ! Je l’ai été farouchement. Une vraie mère lionne. Oui, je l’aime comme une bête, mon petit. Je me suis toute rejetée vers lui, je me suis vouée à lui. Je sentais en moi un si grand besoin d’aimer, d’être aimée. Il y a tellement de tendresse refoulée, dans le cœur d’une timide. Je voudrais que tout le monde m’aime, moi. Et aussi que tout le monde s’aime.

Et la guerre éclaterait ? Encore une fois, c’est impossible. Essayons de réfléchir, la plume à la main. La guerre ? Depuis dix ans, depuis la mainmise sur le Maroc, n’a-t-elle pas failli éclater dix fois, et dix fois ne l’a-t-on pas évitée ? Tanger, Algésiras, Agadir… Tous ces noms me rappellent autant d’alertes, mais qui sont restées de vaines alertes. Pourtant, chaque fois, j’avais peur. Mon mari haussait les épaules : « Bah ! C’est une question de rail ». À l’entendre, on ne se disputait, dans ces pénibles conflits, que la concession des chemins de fer marocains. Sans doute, cette vue est trop simple pour être juste. Mais Pierre est un homme qui voit rond. En tout cas, on a franchi ces passes difficiles. Voilà l’important.

Certes, la menace gronde toujours. Mon cœur se serre quand je lis les stupides discours du Kaiser, de ce demi-fou qui, sans cesse, tire son glaive, sèche sa poudre et brave « l’ennemi héréditaire ». À quel besoin de surenchère obéit-il ? Après avoir fait, pendant vingt ans, la cour aux Français, à qui veut-il plaire par ces rodomontades ? Sans doute au parti du Kronprinz, au parti de la guerre, qu’on nous dit organisé, nombreux, servi par des journaux à grand tirage dont on met sous nos yeux les extraits irritants.

Hélas ! Ce n’est point seulement Outre-Rhin que, tout haut ou tout bas, des gens appellent la guerre. Et je ne pense pas seulement à ce nationalisme agressif, récemment réveillé par les fanfares des retraites militaires ; ni à cette presse qui, depuis quelques années, va soufflant la haine, prêchant les boycottages et proclamant la guerre inévitable ; ni à ces auteurs dramatiques qui, dans le même temps, exaltaient et flattaient dans leurs pièces le plus furieux chauvinisme.

Non. J’ai reçu des aveux qui m’ont glacée. Un écrivain, qui jadis fit preuve du plus courageux libéralisme et qui possède une intelligence extrêmement lucide et déliée, me disait, il y a deux ans : « Je ne suis pas loin de me rallier à la doctrine de Joseph de Maistre : oui, la guerre est sacrée, la guerre est divine ». Et chevauchant sur sa chaise, les mains fermées sur des rênes imaginaires, il s’enlevait d’un temps de trot : « Ce serait tout de même épatant, d’entrer à Francfort à cheval… »

Vers la même époque, la femme d’un haut personnage de l’État, effarée des progrès du socialisme, me confiait dans son salon : « Ce qu’il nous faudrait, c’est une bonne guerre et, naturellement, l’exécution de Jaurès le premier jour ». Nourrie par mon père de l’esprit républicain, j’y suis restée fidèle. Mais, laissant de côté les doctrines, j’ai pour la personne de Jaurès, pour son éloquence et son caractère, une admiration fervente. Aussi la féroce sottise de ce propos m’a-t-elle tout interloquée.

Cependant, c’est au Congrès de Versailles, l’an dernier, que j’ai senti le plus vivement l’appréhension lugubre de la guerre. Bien que les républicains l’eussent évincé dans une réunion préparatoire, Raymond Poincaré se présentait. À l’un de ses amis qui lui remontrait : « Mais vous allez être le candidat de la réaction… » il avait répliqué : « Je serai l’élu de la France. » Mon mari, qui souhaitait bruyamment le succès de Poincaré, voulut assister à l’élection. Malgré le joli soleil d’hiver, le classique déjeuner aux Réservoirs me parut lamentable. Ce public de répétitions générales, qui se montre d’habitude aux lumières, dévoilait au plein jour de pauvres figures de cire, des fonds de teint jaunes, verts, violets, des traits éboulés, des peaux craquelées de rides imprévues. Ils avaient beau se défendre, grimacer tous le même sourire fixé de ballerine en scène, ils faisaient peine à voir. Loin de les railler, je pensais : « Moi aussi, je fais comme eux : moi aussi je vieillis. » Et j’avais pour eux la même pitié que pour moi-même. J’aurais voulu les consoler, trouver, à chaque poignée de main, de bonnes paroles. Mais il faut parader. Et j’arborais, moi aussi, le sourire crispé.

Pierre avait invité à notre table toute la bande Foucard. Ils me font peur, ces gens-là. Foucard, le sénateur, imposant et lourd comme un buste ; sa femme, ce vieux gendarme déguisé en douairière ; leur fille, la sévère Madeleine, entre son mari, le banquier Delaplane et son chevalier servant, ce clairon de Villequier ; leur fils René, le morne époux de Colette Butat ; enfin, le petit père Butat, toujours si piètre et si poussiéreux, que nul ne devinerait en lui le directeur d’un des plus puissants journaux du monde, le Bonjour[1].

À cette époque-là, Pierre courtisait déjà Colette, la femme de René Foucard. Ses quarante-cinq ans n’avaient pas peur de cette belle jeunesse. À table, il faisait valoir et jouer ses avantages. Il déployait sa solide carrure ; il caressait les ondes courtes de ses cheveux bruns, à peine givrés aux tempes, sa moustache prestement relevée sur sa bouche gourmande. Et je voyais monter et s’allumer deux étincelles libertines dans ses yeux qui rient toujours. Il y a beau temps que je ne suis plus jalouse et que nous sommes devenus de simples camarades. Mais je sais si bien quand il entre en chasse…

Personne, autour de la table, ne doutait de l’élection de Poincaré. Tous attendaient l’avènement du sauveur et s’en congratulaient d’avance. Ils se gaussaient de leurs adversaires, qui marchaient le nez bas à la défaite inévitable. Clemenceau, le plus acharné contre le candidat de la réaction, se résignait lui-même à l’échec. Il venait de lancer cette boutade : « Nous serons de l’opposition. Tant mieux ; nous n’en serons que plus forts. »

Dans la salle du Congrès, je retrouvai cette insolente certitude du triomphe. Dans la tribune où j’étais encaquée, mes voisines exultaient, pleines d’une ferveur batailleuse et pointue. Les passions étaient si aiguisées que les parlementaires en perdaient toute retenue. Quand le bon et brave Camille Pelletan, à demi paralysé, se hissa péniblement à la tribune pour déposer son bulletin, des ricanements féroces éclatèrent dans les rangs de la droite.

Et quel déchaînement dans les couloirs, quand circuleront les résultats du premier tour… Des hommes que j’avais connus courtois, mesurés, arrivaient sur moi, titubant d’orgueil, étalant des faces de soleil, me soufflant leur joie dans la figure, sans se soucier de savoir si je partageais leur ivresse.

Oh ! non, je ne la partageais pas. Car un mot me hantait depuis le matin, un mot qui remontait à ma mémoire chaque fois qu’éclatait la jactance des partisans de Poincaré, un mot prononcé par de vieux routiers de la politique qui n’étaient pas tous ses adversaires ou ses rivaux, un mot répété par des penseurs qui ne se mêlaient point aux luttes des partis, un mot murmuré dans les milieux officiels et jusque dans l’entourage du prétendant : « Poincaré, c’est la guerre. »

Et, au fond de l’auto qui nous ramenait à Paris, rencognée dans l’ombre, quand j’évoquais la bande des Foucard attablés, les pécores de ma loge, les triomphateurs des couloirs, le mot me poursuivait : « Poincaré, c’est la guerre. »

Et depuis dix-huit mois, ce mot me harcèle. Il s’est imposé à moi le jour où parut, en même temps que le message présidentiel, la nomination de Delcassé au poste d’ambassadeur à Pétersbourg. Delcassé, qui considérait le Kaiser comme son ennemi personnel, Delcassé qui depuis dix ans, et souvent sans contrôle, obéissait à sa vindicte et qui, dans son nouvel emploi, ne pourrait que le servir encore. Ce mot m’a poursuivi pendant les débats de cette loi de trois ans, qui fut presque le don de joyeux avènement du règne. Elle m’était suspecte parce que l’utilité n’en apparaissait qu’à ceux dont elle servait les intérêts ou les passions. Elle m’inquiétait parce qu’elle me semblait lancer le pays dans un jeu de folles surenchères qu’il ne pourrait pas suivre longtemps. Mon mari prononçait gravement : « Question de couverture ». Il ajoutait d’ailleurs qu’elle serait plus large que la loi de deux ans et que René pourrait passer à travers les mailles. Pendant un dîner, j’avouai mes doutes à Briand, qui était un des artisans de la nouvelle loi. Et lui, dont l’esprit de blague ne respecte pas grand’chose, me dit d’un air sérieux, de sa belle voix pénétrée : « Allons, allons, j’ai voulu éviter une boucherie ». C’est égal, je n’étais pas rassurée.

« Poincaré, c’est la guerre ». Ah ! Je l’ai loyalement discutée avec moi-même, cette atroce prophétie. J’ai cherché la figure que cet homme faisait par le monde. Comment oublier que les conservateurs ont assuré son élection, qu’ils ont barre sur lui, ne serait-ce qu’à ce titre, s’ils ne le tiennent pas encore par quelque secret qu’il faudra bien percer un jour ? Puis, ce bon lorrain et sa petite escouade ont sonné le réveil national. Son ministère, qui fut pour lui le vestibule de la Présidence, s’appelait le Ministère National. Il a marqué tous ses discours de cette estampille nationale. Elle est devenue sa firme et son monopole. Bref, poussé jusqu’au faîte du pouvoir par une ambition sourde à toute prudence, il y est apparu, bon gré, mal gré, comme le champion d’une politique ombrageuse, sèche et cassante. L’attitude peut plaire et se défendre. Mais ceux qui, au delà des frontières, souhaitent vraiment la tuerie, ne vont-ils pas feindre d’être inquiets, de se croire menacés ? Ne vont-ils pas se servir de lui comme d’un épouvantail, afin d’effarer les masses avant de les jeter au carnage ? Je ne sais pas si Poincaré veut la guerre. Mais il peut l’attirer.

Mais voilà que je m’affole à mon tour. S’il existait un parti d’Allemands, capable à lui seul de déchaîner la guerre, n’aurait-il pas, depuis dix ans, saisi des occasions de conflit plus directes, où les deux races se heurtaient de front, où les intérêts s’opposaient, où les susceptibilités se froissaient ? Aurait-il attendu cette lointaine querelle serbe, qui ne touche personne, ni chez eux ni chez nous ? Non, non. Encore une fois, c’est impossible.

Ganville, 31 juillet 1914.

Jaurès assassiné !… C’est tellement monstrueux que cela ne m’entre pas dans l’esprit.

Alors, c’est fini de lui ?… De tout lui : sa voix savoureuse, sa simplicité, tout le bel et solide équilibre de sa silhouette, de sa face et de son geste, son regard amical, son front radieux où brillait le génie. Car il avait les dons qui deviennent divins lorsqu’ils sont réunis : la bonté, l’intelligence et la clarté.

Et penser qu’il a suffi de quelques articles pour pervertir un cerveau débile… penser que quelques hommes, tranquillement assis devant leur table, ont pu le désigner du bout de leur plume au coup mortel d’un demi-fou ! Comment ont-ils pu le méconnaître aussi odieusement ? Ils n’ont donc même pas ouvert son dernier livre, sur l’armée nouvelle, ce livre auguste comme une prophétie, sincère comme un testament, et dont toutes les pages brûlent du plus ardent, du plus fougueux patriotisme ?

Ah ! puisque les passions sont à ce point aveugles, égarées et furieuses, puisque le mensonge règne, puisque la presse tue, puisque le juste succombe, puisqu’on vient d’éteindre la plus généreuse lumière qui eût éclairé les hommes, alors tout est possible.



  1. Le journal le Bonjour, ainsi que les personnages du groupe Foucard, figurent dans l’Amour Opprimé, paru en 1914.