Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Octobre 1915
Retour à Paris. L’offensive de Champagne est terminée. Les troupes qui s’étaient engagées dans la brèche ont été prises au piège et mitraillées. La cavalerie n’a pas pu la franchir. Après quelques velléités, quelques sursauts, on a renoncé. « Question de canons lourds », soupire Pierre. Il paraît qu’ils sont fatigués. Dès qu’on aura remonté le « moral » des soldats — ce dopping exige, me dit-on, environ trois mois, — on recommencera… Surtout n’allez pas demander si les militaires ne pourraient pas trouver autre chose que ces heurts où les deux immenses masses en armes ne font que se bosseler sans jamais s’entamer. Quelque Villequier, le bras en avant, vous répondrait, héroïque et péremptoire : « C’est la guerre. Il faut passer ».
J’ai sous les yeux un document bien troublant sur les origines de la guerre. Ce sont des rapports des représentants diplomatiques de la Belgique à Paris, à Londres, à Berlin, rapports adressés à leur ministre, de 1904 à 1914. Les Allemands, qui les ont trouvés à Bruxelles dans les Archives des Affaires étrangères, les ont publiés en une brochure que des journaux neutres ont reproduite. Naturellement, les Allemands ont dû passer sous silence ceux de ces rapports qui eussent desservi leur cause. Ces témoignages sont donc faussés. Mais ils ne sont pas faux. C’est un livre dont on arracha des pages : les feuillets qui restent sont authentiques. Aucun de leurs signataires ne l’a contesté.
La situation de ces hommes, leur neutralité, leur souci de la paix de l’Europe dont dépendait la sécurité de leur propre pays, garantissait la valeur et l’impartialité de leurs jugements. En voici quelques-uns.
Le comte de Lalaing, ministre de Belgique à Londres, dénonce, en la personne de lord Northcliffe, « les éditeurs de feuilles à bon marché et de lecture courante, qui faussent à plaisir l’esprit de tout un peuple… et qui sont en grande partie responsables de l’inimitié entre l’Angleterre et l’Allemagne. »
Le baron Beyens, ministre de Belgique à Berlin, revient à plusieurs reprises sur les intrigues du ministre russe Isvolsky, « qui veut prendre contre l’Autriche une revanche personnelle. »
Le baron Guillaume, ministre de Belgique à Paris, déclare que « la nomination au poste d’ambassadeur à Pétersbourg de Delcassé, un des artisans de l’amitié franco-anglaise, a éclaté comme une bombe… M. Poincaré lui a confié la mission d’exalter par tous les moyens les bienfaits de l’alliance franco-russe et d’amener le grand empire à accentuer ses préparatifs militaires. »
Ce même baron Guillaume estime, en janvier 1914, que M. Poincaré et ses amis « ont inventé et poursuivi la politique nationaliste, cocardière et chauvine qui constitue le plus grand péril qui menace la paix l’Europe. »
Il revient souvent sur cette crise du nationalisme. À propos des incidents de Nancy, en avril 1913, il écrit : « L’esprit public en France devient de plus en plus chauvin et imprudent… on devrait prendre des mesures pour arrêter ce courant que le gouvernement a vraiment encouragé depuis les incidents d’Agadir. »
Et en avril 1914, au moment de la visite à Paris des souverains anglais, il dénonce encore « la poussée de nationalisme — pour ne pas dire de chauvinisme — que les dirigeants ont fait naître pour faire accepter le principe de la loi de trois ans, ses conséquences économiques et financières. »
Cette campagne en faveur de la loi de trois ans, « réponse à l’accroissement de forces de l’empire allemand », l’inquiète : « Il est défendu, sous peine de passer pour traître, d’émettre un doute sur la nécessité de l’adopter. Cette propagande poursuit son œuvre sans souci des dangers qu’elle fait naître… Le malaise est grand dans le pays. Mais on ferme les yeux et l’on marche en avant. »
Il s’interroge anxieusement : « Est-il vrai que le cabinet de Pétersbourg ait imposé au pays l’adoption de la loi de trois ans et qu’il pèse de tout son poids pour en obtenir le maintien ?… On a vu l’ambassadeur de France à Pétersbourg prendre, contrairement à tous les usages, une initiative assez dangereuse pour l’avenir de son pays. »
Et il prédit : « Le pays ne pourra pas supporter cette loi imposée à la légère. Avant deux ans, il faudra y renoncer ou faire la guerre. »
Mais il est entouré de gens qui proclament à l’envi « qu’il faut s’armer de plus en plus, jusqu’aux dents, pour effrayer l’adversaire et empêcher la guerre. »
En effet, l’adversaire se dit effrayé. L’ambassadeur d’Allemagne à Paris a confié au baron Guillaume : « On est persuadé en Allemagne qu’il y a lieu de craindre une attaque de nos voisins. En France, on professe les mêmes craintes à notre égard. La conséquence de ces malentendus est de nous ruiner tous deux. Où allons-nous dans cette voie périlleuse ? »
Et cette crainte mutuelle que s’inspirent les deux adversaires, le baron Beyens l’observe à Berlin, en juin 1914. Après avoir regretté que M. Poincaré et ses ministres « n’aient pas examiné avec plus de sang-froid s’il n’y avait pas de meilleur moyen d’assurer la paix entre la France et l’Allemagne que cette concurrence des armements et cette augmentation des effectifs », il constate que « l’agitation en faveur des trois ans a provoqué une plus grande tension dans les rapports des deux pays. En Allemagne, l’idée est acceptée sans contrôle par les meilleurs esprits que la guerre est inévitable dans un avenir rapproché, parce que la France la désire violemment et s’arme fébrilement pour s’y préparer. À Paris, les mêmes intentions sont prêtées au gouvernement impérial… Il n’y a peut-être là qu’une effroyable méprise chez l’un comme chez l’autre des deux peuples. »
Et la crainte mutuelle va grandissant. Bientôt, à Paris, le baron Guillaume ne rencontre plus que des gens « lui assurant qu’une guerre prochaine avec l’Allemagne est certaine, fatale », tandis que le Kaiser, renonçant à son attitude pacifique, s’apprête à ce qu’il appellera « une guerre préventive ».
Et, le plus poignant, c’est que, dans le même temps, tous ces témoins impartiaux constatent que les grandes masses ne veulent pas la guerre !
De Berlin, le baron Beyens écrit en février 1914 : « La majorité des Allemands et des Français désire incontestablement vivre en paix. Mais une minorité puissante dans les deux pays ne rêve que bataille, lutte de conquête et de revanche. Il faut vivre à côté de ce danger, comme à côté d’un baril de poudre dont une imprudence pourrait provoquer l’explosion. »
Et en juin 1914 : « La majorité de la nation française ne veut certainement pas une guerre. Et cette guerre ne serait nullement nécessaire à l’Allemagne. »
De Paris, le baron Guillaume écrit en janvier 1914 : « En dehors des états-majors politiques, de poignées de chauvins, le plus grand nombre des Français, paysans, ouvriers, commerçants, subissent avec impatience le surcroît de charges qui leur est imposé. »
Et en mai 1914 : « Je ne crois pas au désir de l’un ou de l’autre des deux pays de jouer l’effroyable coup de dés que serait une guerre. Mais il est toujours à craindre qu’un incident mal présenté n’amène la population — au moins les éléments les plus nerveux, voire les moins recommandables de la population — à créer une situation qui rendrait la guerre inévitable. »
J’ai lu et relu ces pages angoissantes. Et quand, les yeux fermés, je cherche en moi l’impression qu’elles y laissent, il me semble voir, sur de grands horizons heureux, parcourus par une foule paisible, deux tout petits groupes d’agités qui, en cherchant à se dépasser dans la menace par le geste et par la voix, finissent par s’inspirer une mutuelle terreur et, jugeant inévitable d’en venir aux coups, jettent alors les unes contre les autres les grandes foules paisibles…
Est-ce ainsi, de nos jours, que naît la guerre ?
J’ai enfin revu Paron, que j’avais avisé de notre retour. Je l’ai grondé de n’être pas venu à Ganville, de m’avoir si peu écrit pendant ces deux mois. Amical et bon, il a cependant gardé cette contrainte, insaisissable et certaine, que j’ai déjà notée. Sa gêne m’a gagnée. Je n’ai pas osé m’expliquer à fond avec lui. Encore hantée par la lecture des documents belges, je les lui ai montrés. Il les connaissait. Je lui dis la vision qui m’en restait, ces deux petites troupes d’énergumènes qui, se dépassant dans l’invective, s’effrayaient mutuellement et enfin mettaient aux prises les innombrables et paisibles témoins de leur duel de paroles. Je lui demandai si le tableau lui semblait exact. À ma vive surprise, cette simple question accrut son embarras. Son front chauve rougit, son nez se pinça. Ce sont chez lui les signes de l’émotion. Il me répondit enfin d’une voix tendue :
— On peut en effet, imaginer ainsi le prologue du grand drame. Mais, comme dans toute pièce, vous n’avez vu que les acteurs. Vous n’avez pas vu les auteurs.
Quels auteurs ? Je le pressai de développer sa pensée. Il parut hésiter, puis, se levant pour prendre congé, il me dit, moitié railleur, moitié sérieux :
— Plus tard, je vous promets… Tenez : je vous écrirai.
Il y a quelque chose de tragi-comique dans la situation du roi de Grèce, marié à une sœur du Kaiser et pressé par les Alliés de les laisser débarquer à Salonique. Selon qu’il tourne les yeux vers son impérial beau-frère ou vers la flotte anglo-française mouillée dans ses eaux, il déclare qu’il flanquera les alliés à la mer ou bien il consent à leur débarquement.
Ici même, les avis sont partagés sur cette question de Salonique. Les uns — surtout les militaires — veulent retenir toutes les forces sur le front français. Les autres — la majorité du gouvernement — invoquent la nécessité de défendre les Serbes contre les Bulgares et prétendent que la « décision » peut intervenir sur le front d’Orient. Autour de moi, on est « Salonicien ».
Pour la première fois depuis le début de la guerre, les journaux prennent acte du renchérissement de la vie. Ils publient une note des restaurateurs parisiens qui, pour justifier la majoration de leurs tarifs, énumèrent l’augmentation de prix des diverses denrées. La moyenne de ces augmentations est d’environ 50 p. 100.
Un grand blessé, retour d’Allemagne, racontait à l’un de ses compagnons de voyage que, dans les camps de concentration, les Français exercent sur leurs gardiens une sorte de prestigieuse séduction, à ce point qu’on change ces gardiens toutes les quarante-huit heures, dans la crainte qu’ils ne deviennent les serviteurs ou même les complices de leurs prisonniers.
À ce propos, quelqu’un rappela que, selon les rapports unanimes, les prisonniers français sont mieux traités que les Russes et les Anglais. Chose singulière ! Ces traits, bien qu’ils soient flatteurs pour le renom français, provoquent la réprobation de mon entourage. Tous veulent une haine absolue, colossale, éternelle. Et chaque symptôme de fléchissement les alarme et les indigne.
Un médecin permissionnaire me disait l’hostilité croissante des officiers de troupe contre les États-Majors. On leur reproche toujours leur éloignement, leur ignorance du terrain. Dans une récente offensive, des unités entières se sont perdues dans des boyaux. Ailleurs, des blessés se sont enlisés dans des tranchées que la pluie avait rendues impraticables. Et les troupes marchaient dessus, les enfonçant dans la boue… Quand j’entends ces choses-là, il me semble que mon cerveau craque.
On leur fait toujours grief d’ordonner de loin des attaques à une heure prescrite, immuable, même si le temps est contraire, si la préparation est insuffisante. En Champagne, un colonel reçoit l’ordre de donner l’assaut. Il sait que l’artillerie n’a pas détruit les obstacles devant lui, que son régiment sera massacré. Il téléphone à l’État-Major. Réponse : « Vous n’avez pas à discuter les ordres, mais à les exécuter. » Le colonel sort seul et se fait tuer.
Ce médecin m’expliquait aussi l’insensibilité de ces États-Majors ; ils font la guerre comme ils faisaient des exercices ou des manœuvres. Pliés à dresser des états fictifs des manquants, des pertes, ils continuent à ne voir dans les états réels que des chiffres sur du papier.
Il me disait bien d’autres choses affreuses, qu’on n’imprime pas, puisque la Censure règne et qu’on ne doit montrer que la guerre en beauté. Par exemple, les pertes effroyables dans les positions conquises sur l’ennemi et soigneusement repérées par lui, où l’on maintient pendant dix, douze jours, les troupes d’assaut avant de les relever. Ou les fusillades, si nombreuses, si faciles, qu’il fallut instituer, à côté des cours martiales, une sorte de conseil d’enquête où siège un médecin.
Ou encore l’usage de la « gnole ». Avant l’offensive, on verse à chaque soldat un quart d’eau-de-vie. Quelques-uns donnent leur part. À quel degré d’ivresse certains ne doivent-ils pas atteindre…
Le cabinet a démissionné. Le président du Conseil, Viviani, avait tenté d’élargir son ministère. Mais il avait rencontré des résistances. Nombre de personnages, dont il sollicitait le concours, ne voulaient pas cohabiter avec certains membres du Cabinet actuel dont ils désapprouvaient l’attitude. De plus, sa majorité « fondait ». Il avait été interpellé le 13 octobre sur la démission de Delcassé, qui se prétendait en désaccord avec ses collègues sur la question de Salonique. Ce jour-là, deux cents députés s’abstinrent, dont les deux tiers étaient républicains. Viviani a voulu, dit-il, éviter une chute ministérielle pendant la guerre. Il passe la main. C’est Briand qui l’a prise.