Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Novembre 1915

1er novembre 1915.

Un grand fabricant du quartier de Belleville clamait à tous les échos, ces dernières années, que le commerce allemand nous envahissait, que cela ne pouvait pas durer davantage, qu’il fallait en finir, même au prix d’une guerre. Il avait quatre fils. Trois sont tués dès 1914. On obtient de mettre le quatrième à l’arrière-front. Un obus l’y atteint et le tue. Le père et la mère viennent de se suicider.

2 novembre 1915.

À la Chambre, après la lecture et le commentaire de la déclaration ministérielle, qui s’achèvent par l’inévitable « Jusqu’au bout », le socialiste Renaudel a répudié dans son discours la politique de conquêtes. Aussitôt, de violentes protestations ont éclaté, au Centre et à Droite. Quoi ? Ils veulent donc des conquêtes ? Quoi, ils l’avouent ? Ils oublient donc qu’ils font la guerre du Droit ? Ce n’est pas possible. Ils subissent cette ivresse collective qui s’empare à la longue de six cents individus enfermés en espace clos.

5 novembre 1915.

Un magazine publie la photographie d’une « messe d’absolution » célébrée devant les troupes à la veille d’une offensive. Ainsi, jadis, les condamnés à mort assistaient à un office suprême. Ne donne-t-on pas à tous ces soldats l’affreux sentiment qu’ils vont mourir ?

6 novembre 1915.

Foucard arrive tout gonflé d’indignation. On parle d’imposer les bénéfices de guerre. Il vient de l’apprendre. Mais sa colère est majestueuse comme sa personne. Il déplore une fatale, mesure qui paralyserait l’admirable élan de l’industrie nationale, qui découragerait les laborieux artisans de notre salut… On sent qu’il essaye, qu’il prépare les arguments destinés à convaincre les gens au pouvoir.

Quant à Pierre, il n’y met pas tant de rhétorique :

— Qu’ils nous foutent la paix !

C’est bien la première fois qu’il la demande…

7 novembre 1915.

Bien que la seule menace d’un impôt sur les bénéfices de guerre ait perturbé le groupe Foucard, on continue d’y dauber gaiement sur le militaire.

Ce soir, ils racontaient qu’un général commandant de corps d’armée, installé naturellement dans un château, avait fait établir les cantonnements de ses troupes loin, très loin de sa résidence, « parce qu’il n’aimait pas les bruits militaires. »

Ils rapportaient aussi qu’au Grand Quartier les officiers disaient volontiers : « Oh ! ici, nous n’aimons pas parler de la guerre. »

Et, le bruit ayant couru que Delcassé est paralytique général, ils s’écrient : « Il y avait déjà tant de généraux paralytiques ! »

Mais ils gardent jalousement le monopole de l’irrévérence. Moi, je n’y ai pas droit. Ainsi, ils se demandaient, une fois de plus, qui avait gagné la bataille de la Marne : Joffre, Galliéni, Foch, Maunoury, Sarrail ?

J’ai risqué :

— Ce sont peut-être les soldats ?

Silence. Blâme. Mépris.

8 novembre 1915.

Un célèbre baryton de l’Opéra s’était engagé, d’un grand élan patriotique, malgré ses cinquante-quatre ans, dans une arme combattante. Mais, plein d’égards pour son âge et sa notoriété soucieux d’épargner ses jours, son capitaine lui dit : « Voyons, qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de vous ? Savez-vous faire un peu de cuisine ? »

Encore un écho de l’offensive de Champagne. Le 29 septembre, on téléphona du Grand-Quartier aux Armées : « La percée est faite. Trois divisions ont passé. Le général de Castelnau ajoute : Non nobis, sed tibi gloria domine. » Quelques heures plus tard, nouveau coup de téléphone : « Faites disparaître la phrase latine… » Un capitaine d’État-Major avait pris sur lui, dans le premier enthousiasme, d’ajouter, à la nouvelle du succès, la pieuse action de grâces du général.

10 novembre 1915.

« Taisez-vous, méfiez-vous : les oreilles ennemies vous écoutent. » Ainsi l’ordonne une affiche répandue en tous lieux, et jusque dans les plus inviolables retraites. C’est le dernier acte du précédent cabinet. Il est daté du 28 octobre 1915. Ah ! Cet ordre impératif de défiance et de mutisme, quel symbole du temps où nous vivons !… Tenir pour suspects son voisin, ses proches, le monde entier… Se taire, s’imposer le bâillon, perdre jusqu’au privilège de la parole, se ravaler au rang du végétal… Et quelle stupeur de penser que, malgré les inquisitions, les expulsions, les concentrations, les exécutions, tant d’oreilles ennemies nous écoutent encore…

Cela me rappelle cette pancarte que certains commerçants arborent dans leurs boutiques : « Entrée interdite aux Allemands ». Il y en a donc encore, à Paris ?

14 novembre 1915.

Le nouveau cabinet comprend tout un lot de ministres extrêmement âgés, presque historiques, Freycinet, Combes, Méline. On les appelle « la Pouponnière ». On leur donne pour devise : « Place aux jeunes ! », ou le fameux : « Debout, les morts ! »

22 novembre 1915.

Paron m’a écrit… Si c’est vrai, c’est effroyable. Ah ! Je comprends maintenant son embarras, son scrupule. Voici sa lettre.

« Oui, mon amie, maintenant je crois avoir une vue nette sur les origines de la guerre. Vous comprendrez vite pourquoi j’hésitais à vous la montrer. Oh ! Je ne l’ai pas découverte de moi-même. Bien des guides m’ont indiqué le chemin. Dès 1907, le clair génie d’Anatole France lui inspirait ces lignes prophétiques : « La violence industrielle engendre la violence militaire. Les rivalités marchandes allument des haines qui ne peuvent s’éteindre que dans le sang… L’état capitaliste, comme l’état féodal, est un état guerrier. C’est le canon qui fixera les tarifs, établira les douanes, ouvrira et fermera les marchés. L’ère est ouverte des grandes guerres pour la souveraineté industrielle… L’extermination est le résultat fatal des conditions économiques où se trouve aujourd’hui le monde civilisé ». Voilà, tracées de main de maître, les grandes lignes du tableau. Mais comment la violence industrielle a-t-elle abouti à la violence militaire ?

« Il faut d’abord vous rendre compte qu’il existe à notre époque une industrie qui dépasse et qui commande toutes les autres : la métallurgie. Car elle fabrique non seulement des obus et des blindages, des fusils et des canons, mais encore la charpente des maisons, l’outillage de l’usine et de la culture, le moteur de l’auto et de l’avion, du navire et du train ; elle lance les ponts, les rails, les câbles et les fils qui transportent l’énergie et la pensée ; partout où le métal entre, elle est chez elle, elle règne. Qu’elle disparaisse, et le reste s’écroule. Elle dessine vraiment l’ossature, elle est le symbole de la haute industrie.

« Elle est très fortement organisée. Depuis soixante ans, patiemment, dans chaque pays, elle se groupe, s’agglomère, en sociétés, comptoirs, ententes, comités, trusts et cartels.

« Puis, partout, elle a lié partie avec la finance. Elles s’épaulent. Derrière chacun de ces vastes groupements, on découvre une banque. Le métallurgiste et le financier se sont étroitement unis sur le dos du travail, bonne bête de somme. Le fer et l’or ont fusionné, ils ont réalisé mieux qu’une alliance : un alliage, irréductible.

« Enfin — et voilà le véritable secret de sa puissance — dans chaque pays encore, la féodalité du métal domine la grande presse. D’abord, elle a ses organes avérés, dont elle est souvent l’unique actionnaire. Mais les autres journaux ne lui échappent pas. Leurs patrons, intéressés comme elle au maintien de l’ordre établi, inquiets des mêmes périls, avides des mêmes butins, inclineraient spontanément à la servir, ne fût-ce que par esprit de caste et solidarité d’appétits. Mais une loi plus inflexible les y contraint : actuellement, les grands journaux ne peuvent pas vivre sans publicité. Ce sont des murs où l’on achète le droit d’afficher. S’ils ne sont pas à vendre, ils sont à louer. Et la finance industrielle, principale locataire, abondante en largesses, est là comme chez elle.

« Alors, maîtresse de ce formidable instrument, elle s’en sert pour fabriquer l’opinion. Parfaitement. Et la tâche est facile. Car nous vivons juste dans un temps où la masse sait déjà lire et où elle ne sait pas encore réfléchir. Le lecteur ne discute pas « son journal ». Il le croit aveuglément. Pour lui, chaque article est un article de foi. Il l’avale les yeux fermés, comme l’hostie. Il l’assimile, il le mêle à sa propre substance. Et bientôt il prend ces idées suggérées pour des idées personnelles. Au sens fort du mot, il les adopte : elles sont ses filles. Bref, son journal pense pour lui, mais il croit penser par lui-même. Grâce à cette illusion, à cette crédulité, c’est un jeu, pour ceux qui tiennent la presse, de manœuvrer la masse.

« Maintenant nos maîtres — nos vrais maîtres — touchent leur but : disposant de la foule, ils disposent des hommes au pouvoir. Quiconque a vécu dans les coulisses de la politique sait bien que les gens en place sont animés avant tout du désir d’y rester, et les autres du désir de les supplanter. Ministres et ministrables ressemblent à de vieux collégiens qui jouent à chat perché. À la recherche d’une majorité nécessaire à leurs ambitions, les uns et les autres flairent le vent, scrutent les feuilles, écoutent la foule. Ils murmurent : « Le pays s’inquiète… le pays s’irrite… Il y a une ambiance… Il y a un mouvement d’opinion… » Parbleu ! L’opinion, ce sont nos féodaux qui l’ont claironnée dans l’énorme porte-voix de la presse. L’opinion, ce sont eux qui l’ont décrétée, qui l’ont imposée… Ah ! comme ils doivent rire de ces Excellences, de ces chefs d’État, de ces empereurs, dont ils ont fait leurs complices, de ces girouettes qui s’orientent dans le sens où ils ont soufflé, de ces fantoches, en casque ou en casquette, qui, croyant satisfaire l’opinion, ne font que satisfaire les fabricants d’opinion ! Vous croyez que tous ces chamarrés sont les grands responsables ? Allons donc ! Ils ne sont que des avocats qui plaident, à leur insu parfois, les dossiers de la haute industrie.

« Ne cherchez pas le pouvoir dans les palais ministériels ou royaux, ni dans l’enceinte des parlements. Le vrai pouvoir, vous le trouverez dans la Salle du Conseil de quelques Sociétés, éparses par la ville. Ne croyez pas, d’ailleurs, que ces comités de finance ou d’industrie soient isolés les uns des autres, dans chaque capitale : ils communiquent étroitement. En effet, un même administrateur siège dans dix, dans vingt conseils. Ce sont toujours les mêmes noms qu’on retrouve sur toutes les listes. Si bien qu’en résumé la puissance réelle, dans chaque pays, appartient à une poignée d’hommes. Encore les plus influents ne sont-ils pas les plus visibles : il y a partout des éminences grises et des mikados. Mais c’est là, autour de quelques tables à tapis vert, que s’agitent les gros intérêts privés qui déterminent les destinées publiques. C’est de là que vont partir les grands mots d’ordre qu’il s’agit d’imprimer dans les cœurs.

« Ces hommes qui font l’opinion et qui, par là, gouvernent le gouvernement, vont, bien entendu, mettre leur pouvoir sans contrôle et sans borne au service de leurs entreprises. Ils veulent en assurer la prospérité. Car il importe que leurs parts privilégiées, leurs « tantièmes » d’administrateurs soient fructueux, bien plus encore que le dividende de leurs actionnaires. Or, la double condition de cette prospérité, c’est de produire et de vendre. Donc, les moteurs tournent, les fruits du travail s’engerbent jusqu’au faîte des magasins. C’est fort bien. Mais il faut les écouler. Voilà le drame.

« Ah ! C’est que la concurrence est rude, entre les féodalités nationales. D’abord, on cherche à s’entourer de hautes barrières de douanes, afin d’écarter l’étranger et de pouvoir vendre chez soi, tout à loisir, au plus haut prix. Puis, renonçant soi-même à franchir ces murailles de Chine où s’enferment les vieilles nations, on regarde au loin, vers les pays neufs, vers les terres vierges, afin d’y lancer du rail et du câble électrique, d’y placer des machines et des canons. On civilise, on colonise. Mais déjà les rivaux sont là, à pied d’œuvre. Alors, on se montre les crocs, on s’arrache avec acharnement chaque concession. Et, à la fin, on s’irrite de rencontrer sur tous les marchés du monde des concurrents dont on n’aurait raison qu’en rognant son propre gain… Il faut pourtant sortir d’une situation intolérable, surtout qu’on est talonné par cette incessante, cette double nécessité de produire, de toujours produire, et de vendre.

« C’est alors qu’on décide d’agiter l’opinion, afin d’agir sur les gouvernants. On les contraindra de servir et d’épouser sa cause : ses griefs, ses querelles, ses rancunes, ses malaises, ses besoins. D’un même coup de clairon, fier et grave, on va les jeter à la surenchère si profitable des armements et des effectifs et, en même temps, faire d’eux des alliés nécessaires et précieux dans la guerre de tarifs. Encore une fois, c’est facile, grâce à la presse. Surtout qu’on sera tout de suite soutenu par un chœur de fanatiques, les uns ambitieux, les autres sincères, tous épris de violence.

« On a bien quelques hésitations, sinon quelques scrupules. Si ces alertes, cette jactance, allaient effrayer outre-mesure les féodaux d’en face, qui mènent d’ailleurs le même tapage ? Bah ! Ils connaissent les règles du jeu. Ils savent bien qu’il s’agit de chercher des débouchés, et non pas des coups. L’essentiel est de crier plus fort qu’eux, afin de les intimider. Tout de même, si on finissait par se prendre au sérieux, si on finissait par se faire peur, mutuellement ? Si, à force de brandir le poing, on le laissait tomber ? Si la guerre économique devenait la guerre ?… On n’en veut rien savoir. En tout cas, l’horreur n’en serait-elle pas diminuée par la certitude que le conflit assurerait d’immenses bénéfices, qu’il abolirait des antagonismes irréductibles, qu’il débloquerait une situation sans issue apparente, et surtout qu’il délivrerait le capitalisme, par la diversion et la saignée, de la marée démocratique, de l’odieuse menace populaire ?

« Et puis, la guerre, on en revient, même quand on y va.

« Donc, on joue de la presse, comme on jouerait des grandes orgues, afin d’exalter la foule, de jeter sur elle ces grands souffles qui l’angoissent et l’enivrent. L’exécutant invisible, assis au clavier derrière son formidable instrument, déchaîne les rafales sonores sur le docile troupeau des fidèles. Aussitôt, des voix ardentes s’éveillent et l’accompagnent, toute une maîtrise qui le soutient à l’unisson : diplomates qui vivent de l’intrigue et de la discorde, militaires impatients d’avancer, chauvins furieux, auteurs habiles et patriotes de carrière. Et la jeunesse, élevée dans le culte de la force, mêle un chœur enfantin à ce concert farouche. Les orgues mugissent toujours. Leurs grandes voix de métal tour à tour se lamentent et triomphent : « Trahison ! Revanche ! On nous étouffe ! On nous humilie ! Soyons forts ! Soyons prêts ! La guerre est inévitable… » Et les ondes puissantes éveillent en frissons, dans la foule prosternée, les vieux instincts d’orgueil et de crainte, de haine et de lutte.

« Cependant, deux porches se dressent face à face. Et, dans la nef opposée, les mêmes mains invisibles déchaînent les mêmes rafales sonores, les mêmes choristes les accompagnent des mêmes hymnes et la foule agenouillée frémit des mêmes instincts.

« Alors les deux clameurs, l’une par l’autre stimulées, s’efforcent de se dépasser et de se couvrir. Les grandes voix de métal hurlent et grondent, en roulements de tonnerre et de canon. Les chants montent et s’achèvent en cris. Et quand les deux foules, fanatisées, éblouies, se ruent au grand jour du parvis, tant pis si elles se cognent… »

23 novembre 1915.

Je ne noterai pas les réflexions que m’inspire la lettre de Paron. Il me serait trop cruel de les raviver. Je recule le moment de la discuter, de l’examiner de près. Je m’accorde des délais. J’attends le retour de Paron, qui voyage. Je sens qu’à travers elle, les événements et les hommes vont m’apparaître sous un aspect nouveau, plus atroce encore que dans le passé. Je voudrais échapper à cette hantise affolante : « Des deux côtés de la frontière, des hommes comme mon mari auraient amené la guerre ».

Je l’écarte, je la chasse. D’ailleurs, une inquiétude nouvelle m’assaille déjà. Ce soir, à dîner, Vernon, l’ancien ministre de la guerre, et le docteur Daville ont bataillé sur la date d’appel de la classe 1917. Le général Galliéni, le ministre actuel, a demandé l’incorporation au 15 décembre. La commission de l’armée, au 15 février prochain. Vernon, comme tous les ministres civils de la guerre, est plus militaire qu’un militaire. Il exigeait qu’on obéît strictement à Galliéni, sans écouter la commission. Le docteur Daville est de ces vieillards qui ont gardé toute vive l’humiliation de 1870. Il est belliqueux. Mais il veut que les soldats ne perdent la vie que sur les champs de bataille. À l’entendre, ce serait folie d’encaserner au début de l’hiver des enfants qui n’ont pas tous dix-huit ans. Il adjurait pathétiquement Vernon d’obtenir la date la plus éloignée : « En cette saison, chaque quinzaine gagnée sauve des milliers d’existence. » Vernon trancha : « La caserne, c’est la santé. »

Pendant leur discussion, la crainte qui m’avait traversée au départ du fils Mitry s’est réveillée en moi : le tour de René va venir… Mais, aujourd’hui, cette crainte est tellement plus pressante et plus aiguë… À Pâques dernier, je m’effarais déjà qu’on les prît si jeunes : cette fois, ils ont à peine dix-huit ans. À Pâques, l’appel de la classe 1918, — celle de René — m’apparaissait lointain, nébuleux ; elle n’était que la deuxième à partir et l’on nous promettait la fin de la guerre à l’automne : aujourd’hui, elle est la première à partir et la paix est indéfiniment reculée…

La paix… Tant d’efforts se conjurent pour la repousser ! J’ai su des tentatives en sa faveur. Dès la fin de 1914, un ministre de Luxembourg offrit son entremise au représentant de la France en Suisse. L’été dernier, une lettre signée d’un grand nom allemand, qui promettait une paix « étincelante » à la nation qui la proposerait, fut connue de hauts personnages. Et le pape souhaite de devenir le médiateur. Mais toutes ces velléités sont frappées de suspicion, étouffées, ensevelies. Le pays les ignore.

Oh ! Non, la fin n’est pas prochaine. Autour de moi, les gens considèrent la paix — et c’est une stupeur pour moi — comme une calamité, le plus grand des maux. (Il est vrai que ceux qui pensent autrement sont ligottés, bâillonnés. S’ils écrivent, la censure les échoppe. S’ils parlent, l’opinion les soupçonne. Ils ont touché de l’or allemand). Et les mêmes formules triomphent toujours : « La paix, c’est la guerre dans trois ans. » Ou bien on vous jette : « Mais la France est envahie ! » sans songer que la paix entraînerait sans doute la libération. Ou encore : « Ce ne serait pas la peine d’avoir fait tant de sacrifices » sans s’apercevoir qu’on exige ainsi de nouveaux sacrifices. Et les plus modérés, après avoir gémi timidement sur leur vie diminuée, sur leurs angoisses paternelles, ajoutent bien vite : « Oh ! On ne peut pas signer la paix maintenant ! » Ils ne savent pas exactement pourquoi. Ils n’examinent pas. Je les sens — sur ce point, tout au moins, Paron a vu juste — suggestionnés par leur journal. Car la presse unanime fait furieusement la guerre à la paix.

Personne ne voit dans la paix la fin de la guerre, c’est-à-dire la fin des deuils, des angoisses, des misères, une résurrection. Tous y voient un traité, dont le temps améliorerait les conditions. Mais nul ne s’avise que — toute sensibilité mise à part — les avantages même d’une victoire ne compenseraient peut-être pas les désastres engendrés par la prolongation démesurée d’une guerre sans précédent…

28 novembre 1915.

La publicité faite autour du premier emprunt — appelé simplement « l’Emprunt de la Victoire » — est formidable. Jamais affaire ne fut lancée de façon si grandiose. Affiches, signées d’artistes notoires, sur tous les murs. Articles au prix fort dans tous les journaux. Pages de dessin dans les illustrés. L’un d’eux représente Harpagon qui s’évade de la Comédie-Française afin d’aller prendre, au guichet de la banque, du fameux 5 p. 100. Mais on ne nous montre pas ce que fait Tartufe…