Le Journal de la Huronne/La Houille rouge/Octobre 1917

2 octobre 1917.

Ce soir, dans un dîner, un jeune capitaine, couvert de décorations, conta ceci :

— Un de mes soldats voulut passer à l’ennemi. Il fut pris et jugé par un régiment voisin. L’exécution était certaine, inévitable. J’obtins de voir cet homme. Je lui donnai un revolver et cinq minutes pour se tuer. Ainsi, on pourrait écrire à sa vieille mère qu’il était mort glorieusement. Je le laissai seul. Les cinq minutes écoulées, je le trouvai en larmes, disant qu’il ne pouvait pas… Je lui donnai encore trois minutes. Ce temps passé, il vivait encore. Je l’ai tué.

4 octobre 1917.

Le scandale continue. À la Chambre, à la demande de Malvy et de l’assemblée, Painlevé a lu une lettre de Léon Daudet au président de la République, où il accuse Malvy d’avoir prévenu l’ennemi de l’attaque du 16 avril et d’avoir fomenté les mutineries de mai. En temps de paix et de raison, on sourirait de ces charges énormes. Dans le délire universel on les discute sérieusement. Déjà, au Sénat, à la fin de juillet, Clemenceau, jouant avec les mots, avait accusé ce ministre de « trahir les intérêts de la France ». Certes, en réglant depuis trois ans les conflits ouvriers dans un sens qui n’était pas toujours favorable aux intérêts patronaux, Malvy a dû s’attirer des haines furieuses. Mais surtout, les partis les plus ardents à prolonger la guerre se rencontrent et s’unissent pour lui reprocher de n’avoir pas combattu assez énergiquement le pacifisme. Au fond, c’est toujours le même antagonisme, le même procès.

9 octobre 1917.

À Paris, on semble accepter le quatrième hiver de guerre plus docilement encore que le troisième. La vie est plus intense que jamais. Les revues théâtrales, fort à la mode, étalent des titres comme : la Revue excitante, la Revue des Mollets. Tout regorge, tout s’enlève, tout s’arrache, malgré la hausse folle. Le profiteur pullule. La plupart de ces frais enrichis sont grisés par la facilité de gagner, de dépenser, de jouir. Nouveaux venus à la fortune, ils ne l’exercent pas avec cette décence prudente, cette générosité discrète qui seules pourraient l’excuser.

Et quelle inconscience… Observez ce dîneur de restaurant. Il poivre, il citronne, gobe ses marennes, les arrose d’un sauternes doré et, clappant de la langue, entre deux lampées, déclare : « Ah ! ce sont ces cochons de Russes qui ne vont pas… »

Cela finit par sembler tout naturel. Mais, à la réflexion, n’est-ce pas effroyable, ces gens qui nagent dans la sécurité, dans le bien-être et qui, tout en gobant de fines huîtres, se plaignent sévèrement que les paysans russes ne se fassent pas assez tuer ?

16 octobre 1917.

« La Victoire ? Nous l’avons. » Cette parole d’espérance, c’est Briand qui l’a prononcée aujourd’hui à la Chambre. Que de chemin parcouru depuis dix mois juste, depuis le jour où, du haut du pouvoir, il repoussait du pied les propositions de l’Allemagne et flagellait la paix d’épithètes infamantes.

Donc, il le reconnaît : la paix est possible. Dès maintenant, on pourrait régler honorablement l’affreux conflit. Les Alliés n’ont-ils pas des gages : ces colonies, si précieuses aux Allemands, et dont on ne parle jamais, par je ne sais quelle mystérieuse discrétion ? Les Alliés n’ont-ils pas conservé la liberté des mers, malgré l’extension de la guerre sous-marine ? N’exercent-ils pas un blocus que le concours américain va resserrer encore ? N’ont-ils pas pour eux le nombre ? S’ils restent unis dans la paix, leur supériorité économique, brandissant la menace du boycottage, ne peut-elle pas tout obtenir des Allemands, qu’on dit avant tout soucieux de placer leurs marchandises ? N’ont-ils pas brisé en fait le fameux militarisme prussien, puisque cette lourde machine de guerre, préparée, montée pendant un demi-siècle, reste embourbée depuis trois ans, vaine et stupide ?

Non, non. On repoussera la paix. Pourquoi ? Ah ! sans doute parce que ceux qui mènent la guerre n’en pourraient pas encore tirer tous les avantages — mines, voies ferrées, pétroles, tarifs, annexions, indemnités — qu’ils se sont promis les uns aux autres.

13 octobre 1917.

La belle danseuse Mata-Hari a été fusillée ce matin comme espionne. Les journaux sont discrets, mais les légendes courent. Condamnée depuis plus de deux mois, malade, on l’aurait guérie d’accidents graves avant de la mettre à mort… Il paraît que la date de l’exécution fut reculée de trois jours, afin d’obtenir des révélations sur l’affaire Bolo. A-t-elle parlé ? A-t-elle espéré survivre ?

Les Allemands auraient offert la libération d’une dizaine d’officiers français en échange de sa vie. De hauts personnages, pour qui elle avait eu des bontés, auraient eu l’élégant courage de solliciter en sa faveur. Son vieil avocat, dont le fils est mort de la guerre, a tout tenté, tout dit, pour épargner à cette femme la peine suprême. Le Chef de l’État a repoussé toutes ces suppliques, que la Commission des Grâces n’avait pu qu’enregistrer.

Mata-Hari choisit sa plus jolie toilette décolletée, exigea un corset parce que sa robe allait mal sans lui, mit des bas violets assortis, son chapeau le plus seyant. En dernier geste, elle envoya de la main un baiser à son avocat.

16 octobre 1917.

Ainsi, les faits que l’on colportait depuis quatre jours sont véridiques : Briand a tenté de faire la paix, il a échoué…

Lui-même a dévoilé sa tentative et son échec dans les couloirs, après la séance du 12. La Chambre en a discuté aujourd’hui même, en comité secret. Voici ce qu’on raconte :

Deux personnalités belges, successivement, lui représentèrent que sa situation actuelle et son passé le désignaient pour faire la paix. Elles lui en firent connaître les conditions possibles. Le Kaiser craignait la Révolution. Il était prêt à évacuer les pays envahis, à ouvrir la discussion sur l’Alsace-Lorraine ; il reconnaissait le principe des réparations et demandait la liberté économique absolue. Briand se renseigna sur ces émissaires près du roi des Belges et de M. de Broqueville. La réponse fut très favorable. Troublé, il poussa plus avant, correspondit avec Lausanne. Il paraît même que les Affaires Étrangères ayant surpris le chiffre des dépêches, les suivaient avec curiosité. Les offres se précisèrent. M. Briand pourrait rencontrer à Lausanne Michaelis, ou Bethmann-Holweg, ou M. de Bulow, ou même un personnage plus haut placé : sans doute un membre de la famille impériale. Il prit grand soin de stipuler qu’il ne s’agissait pas d’une paix séparée, que le pacte de Londres serait respecté. On lui répondit affirmativement, sous la réserve de traiter de gré à gré avec les Russes. Ainsi prémuni, il fut conduit à se confier au Ministre des Affaires Étrangères, Ribot, qui l’engagea à rédiger une note anonyme. Briand préféra écrire une lettre, qu’on dit fort belle, où des vues d’ensemble précèdent l’exposé des pourparlers et la proposition de les poursuivre personnellement en pays neutre, avec l’assentiment du pouvoir. Cette lettre est du 20 septembre dernier.

Malheureusement, le ministre Ribot, en communiquant aux Alliés un bref résumé de l’affaire, omit de nommer Briand et de spécifier que le pacte de Londres serait respecté… Dès lors, l’échec était inévitable.

Les partisans de Ribot assurent que cette tentative n’était qu’un piège grossier, que les Allemands eussent dénoncé les pourparlers, désavoué leur représentant en cours de route, et discrédité ainsi la France aux yeux de ses alliés.

Briand déclare qu’il n’aurait rien divulgué de cette histoire si Ribot, dans son discours du 12 octobre, n’avait pas fait allusion à une « offre louche » et si Clemenceau, sans doute averti de ces pourparlers, n’avait pas dénoncé dans son journal une « paix ignominieuse ».

Une fois de plus, le parti de la guerre l’emporte…

18 octobre 1917.

D’une lettre d’Anatole France : « … On veut trop prouver. Un Tourangeau, pour me démontrer que les Américains vont se battre furieusement, me contait hier que quelques-uns d’entre eux établissent en France une grande fabrique de jambes articulées. »

24 octobre 1917.

Le ministère Painlevé, qui démissionnait avant-hier, reparaît aujourd’hui sans Ribot. Il fallut cette plongée en bloc pour détacher ce ministre de son banc. En vain lui avait-on discrètement montré l’opportunité de sa retraite. L’hostilité des socialistes grandissait chaque jour contre lui. Il leur apparaissait comme un haut bourgeois, ami des puissances féodales, animé du même esprit qu’elles, plus préoccupé, en dépit de l’âge, de son avenir que de l’avenir. Ils lui faisaient grief de leur avoir refusé les passeports pour Stockholm, après les leur avoir promis. Ils lui reprochaient, quand furent dévoilés les fameux accords secrets de février 1917, sur la plus grande Alsace, la Sarre, la rive gauche du Rhin, le Kurdistan, de n’avoir pas répudié franchement les annexions. Enfin, deux cents députés l’avaient désapprouvé, il y a huit jours, d’avoir déterminé l’échec de la tentative de Briand…

Est-ce bien la première fois qu’il écarte la paix, d’une main débile, mais d’un geste résolu ? Il a prononcé le 12, à la Chambre, une phrase qui me frappe et m’intrigue : « Hier, c’était l’Autriche qui se déclarait disposée à faire la paix et à satisfaire nos désirs, mais qui laissait volontairement de côté l’Italie… Nous n’avons pas consenti. »

Quoi ? L’Autriche a donc offert la paix ? Quand ? Comment ?

25 octobre 1917

Encore des arrestations. Un nommé Lenoir et l’ancien avoué Desouches sont accusés d’avoir voulu acheter un journal pour le compte de l’ennemi. On m’assure que la police militaire, celle du deuxième bureau, si tragiquement illustré par l’affaire Dreyfus, renseigne, sur ces tentatives de trahison, les partis de guerre. Les uns lancés à l’assaut du régime, les autres à l’assaut du pouvoir, mais tous communiant dans le culte de la violence, ils harcèlent le gouvernement, lui désignent les accusés et lui montrent la route. Les ministres n’ont souci que de cette opposition belliqueuse. Ils ne la quittent pas des yeux et se guident sur ses gestes, comme s’ils craignaient de lui paraître suspects de tiédeur ou de mollesse, ils lui prodiguent des gages de zèle et d’énergie. Sous les coups de fouet qui soulèvent la poussière du scandale, ils marchent.

30 octobre 1917.

Une véritable armée franco-anglaise est brusquement envoyée en Italie. On avouait en effet, depuis quelques jours, une défaite italienne. Mais on cache encore l’occupation, par les Autrichiens, de Goritz et d’Udine.

Les événements d’Italie ont nui, malgré les efforts d’une presse habilement stylée, à l’enthousiasme que devait déchaîner une récente offensive française sur l’Aisne et l’Ailette. Pour moi, ces massacres à heure fixe m’inspirent une horreur grandissante. J’imagine seulement les mobiles qui les déterminent et les morts qu’ils coûtent.