Le Journal de la Huronne/La Houille rouge/Novembre 1917

28 novembre 1917.

Mon pauvre cahier, j’ai bien cru que je ne te rouvrirais pas…

Comment résiste-t-on à de telles secousses ?

D’abord, le coup de matraque sur le crâne : mon fils blessé… La dépêche ambiguë du médecin laisse tout craindre. Mon mari voyage, je ne sais où. Une détresse où l’on se sent réduite à rien, un immense écœurement de vivre, une envie d’achever de mourir. Puis, une révolte : « Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible… » Désormais ; un seul but : voir René. Il est à Épinal.

La valise entassée d’une main qui tremble et qui n’obéit plus. Le départ retardé par des formalités imbéciles, pendant qu’on défaille d’impatience. Le voyage, où le train et le temps, n’avancent plus, où, parmi les voisins insouciants ou bavards, les permissionnaires avinés ou turbulents, on ne cesse pas de penser : « Le trouverai-je vivant ? »

Vivant, mais si peu… Une infirmière m’a conduite à sa chambre d’hôpital. La porte ouverte, j’ai cru m’être trompée : je ne le reconnaissais pas ! La face exsangue, creusée, le regard intérieur, la barbe de six jours : « Ce n’est pas lui. » Oh ! c’est une sensation atroce, qui restera là, sous mon front, tant que je vivrai. Et ce médecin, qui se réserve, qui ne se prononce pas : « Éclats d’obus… débris de vêtements… région du foie… vésicule… délicat… attendre. » Ce médecin, qu’on voudrait tour à tour injurier comme un sot et prier comme un dieu.

Attendre… Chaque jour, au seuil de l’hôpital, le coup au cœur : « Que vais-je apprendre ? » Ces couloirs, dont je garde aux narines l’odeur phéniquée, où l’on frôle au passage, comme des présages d’espoir et d’effroi, des convalescents et des morts… Dans la chambre nue, le premier regard à la feuille de température, à cette courbe qui ne fléchit pas. Et cette rage d’impuissance. Et cette nécessité de paraître rassurée, paisible, de sourire.

Dehors, essayer de se fuir, traîner le boulet de son angoisse dans l’âpre crépuscule, par les rues vivantes de la ville, toutes bleues de soldats qui s’arrêtent et s’émerveillent, les pauvres petits, devant les magasins de glorieuses couronnes funéraires.

Rentrer à l’hôtel, s’étonner et presque rougir de pouvoir manger, de pouvoir accomplir les gestes accoutumés. Parcourir des yeux une page de livre, un article de journal, et n’en rien retenir. Appeler, pendant des heures, l’oubli du sommeil. Penser sans cesse que là, tout près, une part de soi-même lutte contre la mort. Sentir que cette vie vous est bien plus précieuse que votre propre vie. Et ne pouvoir rien, qu’attendre.

Oh ! l’insomnie, dans cet hôtel… Il abrite d’autres parents en alerte, qui ont un fils blessé, ou malade. Et aussi des couples d’amoureux, de ces militaires qui joignent enfin leur amie. Parfois, quand la grande porte est close, le timbre d’entrée résonne par toute la maison, dans le calme nocturne : l’hôpital fait avertir d’urgence une famille. Une agonie… On sursaute, comme le condamné dont l’exécution approche : « Est-ce pour moi ? Est-ce mon tour ? » Et tandis qu’on épie, le cœur battant à gros coups sourds jusque dans la gorge, on entend, à travers les cloisons minces, les duos d’amour, leurs roucoulements, leurs indicibles audaces de paroles, et tous les cris du plaisir…

Enfin, un matin, le médecin m’a ressuscitée d’un mot : « Sauvé. » Dès que j’ai pu, j’ai emporté mon fils. Le voici près de nous, pour un mois. Peut-être pourra-t-on prolonger son repos. Mais je ne veux pas penser si loin. Je suis trop lasse, et trop heureuse.

27 Novembre 1917.

Pendant ces jours où je vivais à peine, j’ai tout ignoré de la guerre. Ma parole, on aurait signé la paix, que je ne l’aurais pas su. Pour moi, une page manquait à l’histoire.

Aussi, toute au bonheur d’avoir ramené mon fils, je ne m’expliquais pas les visages crispés, les propos fébriles des gens accourus pour nous féliciter. Mais on m’a appris l’arrivée des maximalistes russes au pouvoir, leur demande d’armistice, juste au lendemain de la défaite italienne. J’ai compris la consternation générale. On se croirait au début de la guerre. C’est la même angoisse furieuse et résolue. Les craintes ont encore exalté les vindictes et les exigences. Un vieux petit diplomate, friable et blanc comme un os de seiche, reprend par les armes tous les territoires envahis. Villequier, n’écoutant que le courage des autres, s’élance jusqu’au Rhin. Un vaudevilliste, promu stratège, pousse plus loin, afin que l’ennemi connaisse les horreurs de l’occupation. Notre bon docteur Daville, malgré ses quatre-vingts ans, dépèce l’Allemagne. Et tous exigent, si c’est nécessaire, dix ans, vingt ans de lutte.

René, encore pâlot de sa blessure, écoutait d’un air surpris tous ces héros qui prolongeaient la guerre sans la connaître. Mon mari semblait satisfait, un éclair de malice au coin des des yeux qui rient toujours.

J’ai su par mon vieux Paron les autres événements de ces dernières semaines. Encore des poursuites : Paix-Séailles, accusé d’avoir communiqué à des journaux un rapport sur les effectifs de Salonique, qu’il tenait d’un officier de l’entourage de Sarrail ; l’ancien directeur de la Sûreté générale Leymarie, inculpé de complicité de commerce avec l’ennemi ; le président Monnier frappé de la plus haute peine, la déchéance, par la Cour de Cassation : deux institutrices arrêtées pour propagande pacifiste ; enfin, hier, Malvy renvoyé par la Chambre, sur sa propre demande, devant la Haute-Cour.

Puis, l’avènement de Clemenceau. À force de le proclamer inévitable, on l’avait rendu inévitable, lui aussi. Paron me dit la popularité dont il jouit. « Enfin nous avons un chef, un maître, une poigne. » Mais comment ne pas appréhender son dur scepticisme, ses boutades, ses à-coups, sa brusque fantaisie, sa haine du socialisme, son avidité de revanche ? Déjà, dans ses premières déclarations, perce son dédain de la Société des Nations, de la « dernière guerre », de la « guerre à la guerre », de tous ces idéals qui, pourtant, soutiennent la résignation douloureuse d’innombrables soldats.

J’ai trouvé Paris changé. Les murs disparaissent sous les placards du troisième Emprunt. Cette fois, chaque banque lance son affiche. On dirait un concours : la paysanne qui tient le fusil du soldat-laboureur ; le héros qui plante le drapeau du Droit sur le Globe ; la statue de la Liberté à demi submergée. Enfin la mère qui se penche sur son enfant au berceau : « Souscrivez pour qu’il ne connaisse pas les horreurs de la guerre. » Ah ! mais, pardon. Il faudrait représenter aussi la mère dont le fils est soldat. À cette maman-là, les prolongeurs de guerre imposent tout de suite un sacrifice certain, sous couleur d’éviter à l’autre un sacrifice incertain, dans vingt ans… Toujours la même gribouillade sanguinaire.

On a ouvert des guichets de souscription dans des tanks, dans la nacelle d’un zeppelin. Il paraît que, dans les cinémas, on projette des vues de cimetières militaires, des alignements drus de croix innombrables. Le texte adjure les spectateurs de souscrire pour venger nos morts. Et pour en faire d’autres !