Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 346-364).


CHAPITRE XXIX.

LE JEUNE CHEF.


Polonius. Toujours parlant à ma fille.
Shakspeare. Hamlet.


Deux heures avant le chant du coq de bruyère, Simon Glover fut éveillé par une voix bien connue qui l’appelait par son nom.

« Quoi, Conachar ! » s’écria-t-il en se réveillant en sursaut, « est-il donc si tard ? » Puis levant les yeux, il aperçut devant lui la personne à laquelle il rêvait ; au même moment les événements de la veille revenant à sa pensée, il vit avec surprise que la vision conservait la même forme qu’il lui avait donnée dans son sommeil, et qu’il avait devant les yeux, non pas le chef montagnard vêtu d’une cotte de mailles, une claymore à la main, mais Conachar de Curfew-Street dans son humble costume d’apprenti, tenant à sa main une baguette de chêne. Une apparition n’aurait pas causé plus de surprise à notre bourgeois de Perth. Tandis qu’il le considérait avec étonnement, le jeune homme tourna vers lui la lumière d’un morceau de bog-wood[1], qu’il portait tout enflammé dans une lanterne, et répondit à l’exclamation qu’avait faite le gantier en s’éveillant :

« Oui, père Simon, c’est Conachar qui vient renouveler notre ancienne connaissance à une heure où cette démarche ne peut attirer l’attention. »

En parlant ainsi, il s’assit sur un tréteau qui faisait l’office de chaise ; et plaçant la lanterne à côté de lui, il continua du ton le plus amical :

« J’ai goûté souvent de votre bonne chère, père Simon ; j’espère que vous n’en avez pas manqué dans ma famille. — Non sans doute, Éachin Mac-Jan, » répondit le gantier ; car la simplicité du langage celtique repousse tous titres honorifiques ; « elle était même trop bonne pour ce temps d’abstinence, et beaucoup trop bonne pour moi, qui ai à rougir en songeant à la chère bien plus modeste que je vous faisais faire dans Curfew-Street. — Pour me servir de votre expression, dit Conaphar, elle était beaucoup trop bonne pour ce que méritait un apprenti fainéant, et pour les besoins d’un jeune montagnard. Mais si, comme je l’espère, il y avait assez de nourriture, n’avez-vous pas trouvé, bon Glover, qu’il manquait quelque chose à l’accueil que vous avez reçu ? Point de détour ; je sais que vous n’en avez pas été fort content ; mais mon autorité est encore bien jeune, et je ne dois pas attirer trop promptement leur attention sur le temps que j’ai passé dans les basses terres, temps que cependant je ne puis oublier. — J’en comprends parfaitement le motif, dit Simon ; aussi est-ce contre mon gré et par nécessité que je suis venu faire une si prompte visite. — Silence, silence, père Simon ! C’est fort bien que vous soyez venu voir quelque chose de ma splendeur montagnarde pendant qu’elle brille encore. Revenez après le dimanche des Rameaux, qui sait ce que vous pourrez voir sur le territoire que nous possédons aujourd’hui ; le chat sauvage aura peut-être sa tanière où s’élève maintenant la salle du banquet de Mac-Jan. »

Le jeune chef se tut et appuya le haut de sa baguette sur ses lèvres, comme pour s’empêcher d’en dire davantage.

« Il n’y a rien à craindre de ce côté, Éachin, » dit Simon de cette manière vague par laquelle les consolateurs tièdes s’efforcent d’écarter de l’esprit de leurs amis l’idée d’un danger inévitable.

« Il y a beaucoup à craindre, répondit Éachin ; il y a péril d’une ruine complète, il y a certitude positive d’une grande perte. Je m’étonne que mon père ait consenti à cette perfide proposition d’Albany. Je voudrais que Mac Jillie Chattachen s’entendît avec moi, et alors, au lieu de répandre notre meilleur sang en combattant l’un contre l’autre, nous descendrions ensemble dans le Sirashmore, nous combattrions et nous prendrions possession du pays. Je régnerais à Perth et lui à Dundee, et tout le grand Strath nous appartiendrait jusqu’au bord du Frith du Tay. Telle est la politique que j’ai apprise de votre vieille tête grise, père Simon, quand je tenais une assiette derrière vous, et que je vous écoutais, le soir, causer avec le bailli Craidgallie.

« On appelle avec raison la langue un membre désordonné, pensa le gantier ; je tenais la chandelle au diable pour lui montrer le chemin ; » mais il se contenta de dire tout haut ; « Ces plans viennent trop tard. » — Trop tard, sans doute ! répondit Éachin. La convention du combat est signée de nos marques et de nos sceaux : la haine ardente du clan de Quhele et du clan de Chattan est devenue une flamme inextinguible par des insultes et des bravades mutuelles. Oui, le temps en est passé. Mais parlons de vos affaires, père Simon : c’est la religion qui vous a amené ici, à ce que j’ai su de Niel Booshalloch. Certes, la connaissance que j’ai de votre prudence ne m’eût jamais fait soupçonner que vous étiez en querelle avec l’Église. Pour mon ancienne connaissance, le père Clément, c’est un de ceux qui recherchent la couronne du martyre, et qui pensent qu’il vaut mieux embrasser un poteau entouré de fagots enflammés qu’une jeune fiancée. C’est un véritable chevalier errant, armé pour la défense de ses doctrines religieuses, et qui combat partout où il est. Il a déjà été aux prises avec les moines de l’île de Sibylle, touchant quelque point de doctrine. L’avez-vous vu ? — Oui, dit Simon ; mais nous avons causé très-peu ensemble, le temps pressait. — Il peut vous avoir dit qu’il est une troisième personne qui pourrait, je pense, fuir pour ces mêmes motifs de religion, à plus juste titre que vous, citoyen prudent, et que lui le prédicateur opiniâtre, et qui serait bien venue à réclamer notre protection. Ton esprit est obtus, ou tu ne veux pas me comprendre ; c’est ta fille Catherine. »

Le jeune chef prononça ces derniers mots en anglais, et il continua la conversation en cette langue, comme s’il craignait d’être entendu, et même comme s’il eût été retenu par un mouvement d’hésitation involontaire.

« Ma fille Catherine, » dit le gantier se rappelant ce que lui avait dit le père Clément, « ma fille se porte bien et est en sûreté. — Mais où est-elle, et avec qui ? reprit le jeune chef ; et pourquoi n’est-elle point venue avec vous ? Croyez-vous que le clan de Quhele n’ait point de femmes aussi actives que la vieille Dorothée, pour servir la fille du maître de leur chef ? — Je vous remercie de nouveau, et je ne doute ni de votre pouvoir, ni de votre bonne volonté pour protéger ma fille et moi-même ; mais une honorable dame, amie de sir Patrick Charteris, lui a offert un asile sûr, sans qu’elle eût à faire un voyage fatigant dans une contrée désolée et déchirée par la guerre. — Oh ! oui, sir Patrick Charteris, » dit Éachin d’un ton plus réservé et moins familier ; « il doit être préféré à tout autre, sans doute ; il est votre ami, je crois ? »

Simon Glover était bien tenté de punir cette affectation de la part d’un jeune homme qui se faisait gourmander quatre fois le jour pour courir dans la rue, afin de voir passer sir Patrick Charteris ; mais il retint sa repartie, et dit simplement :

« Sir Patrick a été prévôt de Perth pendant sept ans ; et il est probable qu’il l’est encore, puisqu’on élit les magistrats, non pas pendant le Carême, mais à la Saint-Martin. — Ah ! père Simon, » dit le jeune homme en reprenant un ton plus aimable et plus familier, « vous êtes si habitué à voir les somptueux spectacles de Perth, que vous faites bien peu de cas de nos fêtes barbares en comparaison. Comment avez-vous trouvé notre cérémonie d’hier ? — Elle était noble et touchante, et surtout pour moi, qui ai connu votre père. Quand vous étiez appuyé sur votre épée, regardant autour de vous, j’ai cru voir mon ancien ami Gilchrist Mac-Jan sorti du tombeau, et ayant retrouvé sa jeunesse et sa vigueur. — J’ai joué mon rôle avec dignité, j’espère ; et je n’avais guère de ressemblance avec ce chétif apprenti que vous aviez coutume de… traiter comme il le méritait. — Éachin ne ressemble pas plus à Conachar qu’un saumon ne ressemble à un brochet, quoiqu’on dise que c’est le même poisson à des âges différents, ou qu’un papillon à une chenille. — Pensez-vous que, lorsque je prenais possession du pouvoir que toutes les femmes aiment, j’aurais été moi-même un objet capable d’attirer les regards d’une jeune fille ? Pour parler sans détour, qu’aurait pensé de moi Catherine en me voyant dans cette cérémonie ? — Nous approchons des écueils, pensa Simon ; et si je ne manœuvre habilement, j’échouerai sur le rivage. — Beaucoup de femmes aiment la pompe, Éachin ; mais je crois que ma fille Catherine est une exception. Elle se réjouirait de la bonne fortune de son ami, du compagnon de son enfance, mais elle ne priserait pas plus le brillant Maclan, chef du clan de Quhele, que l’orphelin Conachar. — Elle est toujours généreuse et désintéressée, répondit le jeune chef. Mais vous-même, père Simon, vous avez vu le monde bien plus qu’elle, et vous pouvez bien mieux juger de ce que sont le pouvoir et la richesse pour ceux qui en jouissent. Réfléchissez et parlez sincèrement : que penseriez-vous si vous voyiez notre Catherine sous le dais où j’étais hier, régnant sur cent montagnes et sur dix mille vassaux, et pour prix de ces avantages, sa main dans celle de l’homme qui l’aime plus que personne au monde ? — Vous voulez dire dans votre main, Conachar ? dit Simon. — Oui ; appelez-moi Conachar ; j’aime ce nom, puisque c’est celui sous lequel j’ai été connu de Catherine. — Eh bien ! pour parler avec franchise, » dit Simon s’efforçant de tourner sa réponse de la manière la moins offensante, « je désirerais de tout mon cœur que Catherine et moi nous fussions en sûreté dans notre humble boutique de Curfew-Street, avec Dorothée pour unique vassale. — Et avec le pauvre Conachar aussi, j’espère ? vous ne le laisseriez point languir dans sa grandeur solitaire. — Je ne serais pas assez ennemi de mes anciens amis du clan de Quhele pour vouloir les priver, dans un moment de crise, d’un jeune chef plein de courage, ni priver ce chef de la gloire qu’il acquerra à leur tête dans le prochain combat. »

Éachin se mordit les lèvres pour cacher son dépit. « Ce sont là des mots, des mots vides de sens, père Simon, répondit-il, vous craignez les membres du clan de Quhele plus que vous ne les aimez, et vous pensez que leur colère serait à redouter si leur chef épousait la fille d’un bourgeois de Perth. — Et si je craignais cela en effet, Hector Mac-Jan, n’aurais-je pas raison ? Comment ont fini les unions mal assorties dans la maison de Mac-Callan More, dans la puissante famille de Mac-Lean, dans celle même des lords des Îles ? Par le divorce et l’exhérédation, souvent par une destinée plus funeste encore pour l’ambitieuse qui s’y était introduite. Je ne pourrais marier ma fille devant un prêtre ; vous ne pourriez l’épouser que de la main gauche, et je… » Ici il réprima l’emportement où le jetait cette pensée, et conclut sa phrase en disant : « Et je suis un honnête, quoiqu’un pauvre bourgeois de Perth ; j’aimerais mieux voir ma fille épouse légitime et reconnue d’un citoyen de mon rang, que concubine d’un monarque. — J’épouserai Catherine devant un prêtre et devant le monde entier ; devant l’autel et devant les pierres noires d’Iona, dit l’impétueux jeune homme. Elle est l’amour de ma jeunesse, et il n’est pas un lien de religion ou d’honneur par lequel je ne veuille m’attacher à elle. J’ai sondé mes vassaux. Si nous triomphons dans ce combat… et, avec l’espoir d’obtenir Catherine, nous triompherons… mon cœur me le dit, je serai tellement sûr de leur affection que, quand je prendrais une femme dans une maison de charité, si tel était mon bon plaisir, ils l’accueilleraient comme si elle était la fille de Mac-Callan More. Mais vous rejetez ma demande, » dit-il avec humeur.

« Vous mettez dans ma bouche des paroles offensantes, dit le vieillard, et vous pouvez m’en punir ensuite, car je suis tout à fait en votre pouvoir. Mais ma fille n’épousera jamais avec mon consentement qu’un homme de son rang. Son cœur se briserait au milieu de ces guerres continuelles, de ces scènes sanglantes qui sont inséparables de votre destinée. Si vous l’aimez réellement, et que vous vous rappeliez combien elle redoute les querelles et les combats, vous ne désirerez pas lui faire supporter toutes les horreurs des guerres dans lesquelles vous êtes nécessairement engagé pour toujours, comme le fut votre père. Cherchez une femme, mon fils, parmi les filles des chefs des montagnes, ou des fiers nobles des basses terres. Vous êtes beau, jeune, riche, d’une naissance élevée et d’une famille puissante, et l’on ne vous refusera point. Vous trouverez bientôt une épouse qui se réjouira de vos triomphes, et vous consolera dans vos défaites. Pour Catherine, les uns seraient aussi effrayants que les autres. Un guerrier doit porter un gantelet d’acier. Un gant de peau de chevreuil serait mis en pièces en une heure.

Un nuage sombre passa sur les traits du jeune chef, tout à l’heure animés d’un feu si vif.

« Adieu la seule espérance qui pouvait m’élever à la renommée ou à la victoire ! » dit-il. Il resta un instant silencieux et pensif, les yeux baissés, les sourcils froncés et les bras croisés. Enfin il leva les mains en disant : « Mon père, car vous avez été un père pour moi, je vais vous dire un secret. La raison et l’orgueil me conseillent le silence, mais le destin me presse de parler, et il lui faut obéir. Je vais vous confier le secret le plus grand et le plus cher que jamais un homme ait livré à un homme. Mais prenez garde ; de quelque manière que se termine cette conférence, prenez garde de prononcer jamais une syllabe de ce que je vais vous dire ; car sachez que, dussiez-vous le faire dans le coin le plus reculé de l’Écosse, j’ai des oreilles pour l’entendre, et une main ou un poignard pour atteindre le traître. Je suis… le mot ne peut sortir de ma bouche. — Ne le dis donc point, dit le prudent Glover ; un secret n’est plus en sûreté dès qu’il a passé les lèvres de celui qui le possède, et je ne désire point une confidence aussi dangereuse que celle dont vous me menacez. — Oui, mais je dois parler et vous devez m’entendre, dit le jeune homme. Dans ce temps de troubles, mon père, vous devez avoir porté les armes. — Une fois seulement, répondit Simon, quand les Anglais attaquèrent la jolie ville. Je fus sommé de contribuer à la défense comme j’y étais obligé par redevance ; car tous ceux qui exercent une profession sont tenus de veiller à la sûreté de la ville et de la défendre. — Et qu’avez-vous ressenti en cette occasion ? demanda le jeune chef. — Qu’importe pour l’affaire qui nous occupe, » dit Simon, un peu surpris.

« Cela importe beaucoup, autrement je ne vous l’eusse pas demandé, » répondit Éachin du ton de hauteur qu’il prenait quelquefois.

« Un vieillard se décide aisément à parler du temps passé, » dit Simon qui, en y réfléchissant un instant, ne fut pas fâché de tourner la conversation sur tout autre sujet que sa fille ; « et je dois l’avouer, mes sentiments ne ressemblaient guère à la confiance joyeuse, au plaisir même avec lequel j’ai vu d’autres hommes aller au combat. Je menais une vie et j’exerçais une profession paisible ; et quoique je n’aie jamais manqué de courage quand l’occasion le demandait, cependant j’ai rarement plus mal dormi que la nuit qui précéda cette bataille. Mon esprit était tourmenté de tout ce que j’avais entendu raconter des archers saxons, et, ce qui était la pure vérité, de ce qu’ils lançaient des flèches d’une aune, et se servaient d’arcs plus longs que les nôtres. Quand je m’endormais un instant, si une paille de mon matelas me piquait le côté, je m’éveillais en sursaut, pensant qu’une flèche anglaise m’entrait dans le corps. Le matin, accablé de fatigue, je commençais à goûter quelque repos quand je fus éveillé par le son de la cloche qui nous appelait aux remparts. Je n’ai jamais, avant ou depuis, entendu son de cloche qui ressemblât plus à un glas de mort. — Continuez, je vous prie : que vous arriva-t-il ensuite ? — J’endossai mon armure, une armure telle quelle ; je reçus la bénédiction de ma mère, femme d’un grand courage, qui me parla des efforts de mon père pour la défense de la belle ville. Ses paroles me ranimèrent ; et je me sentis encore plus hardi quand je me trouvai en rang au milieu des autres artisans, tous armés d’arcs, car vous savez que les citoyens de Perth sont des archers fort habiles. Nous fûmes distribués sur les remparts ; quelques chevaliers et des écuyers couverts d’armures à l’épreuve étaient mêlés avec nous, faisant bonne contenance, sans doute parce qu’ils comptaient sur la force de leurs armes, et nous avertirent qu’ils tailleraient en pièces, avec leurs épées et leurs haches, quiconque tenterait de quitter son poste. J’en fus moi-même averti avec bienveillance par le vieux Kempe de Kinfauns, le père du bon sir Patrick, notre prévôt. Il était petit-fils du Corsaire rouge, Thomas de Longueville, et était homme à tenir la parole qu’il m’avait donnée à moi en particulier, sans doute parce qu’une nuit aussi agitée m’avait rendu plus pâle que de coutume, et d’ailleurs j’étais fort jeune. — Et cette exhortation vous rendit-elle plus craintif ou plus résolu ? » demanda Éachin qui semblait fort attentif.

« Elle me rendit plus résolu ; et je crois que rien n’est plus capable d’enhardir un homme à affronter le danger qu’il a devant lui, que la certitude qu’il en a un autre derrière lui pour le pousser en avant. Eh bien ! je montai sur les remparts avec assez de cœur, et je fus placé avec d’autres sur la tour de Spey, étant regardé comme un habile archer. Mais un accès de frisson me saisit quand je vis les Anglais en bon ordre, leurs archers en tête, leurs hommes d’armes ensuite, marcher à l’assaut en trois fortes colonnes. Ils avançaient d’un pas ferme ; et quelques-uns de nous auraient voulu tirer sur eux, mais cela était sévèrement défendu, et nous fûmes obligés de rester immobiles, nous abritant derrière les parapets le mieux que nous pouvions. Quand les Anglais se furent formés en ligne, chaque homme occupant sa place comme par magie, et se préparant à se couvrir de larges boucliers appelés pavois, qu’ils plantèrent devant eux, j’éprouvai de nouveau une étrange oppression, et quelque désir de retourner chez moi boire un verre d’eau distillée. Mais en tournant les yeux je vis le digne Kempe de Kinfauns, bandant une grande arbalète, et je pensai que ce serait dommage qu’il perdît son trait contre un bon Écossais quand les Anglais étaient en présence. Je restai donc à mon poste, placé dans un angle assez favorable, formé par deux créneaux. Les Anglais s’avancèrent alors et tirèrent leurs arcs en les tenant, non pas comme vos montagnards à la hauteur de la poitrine, mais à la hauteur de leur oreille, et nous envoyèrent leurs volées de queues d’arondes avant que nous eussions le temps de crier Saint André ! Je fermai les yeux quand je les vis tirer leurs cordes, et je crois que je tressaillis quand j’entendis leurs flèches frapper contre le parapet. Mais regardant autour de moi, et ne voyant personne de blessé, si ce n’est John Squallit, le crieur de la ville, dont la mâchoire était traversée par une longue flèche, je repris courage, et je tirai à mon tour avec hardiesse et en visant bien. Un petit homme que je visai, et qui sortit un instant de derrière son bouclier, reçut une flèche dans l’épaule. Le prévôt cria : « Bien visé ! Simon Glover ! » Saint John ; pour la belle ville, mes braves compagnons ! criai-je à mon tour, quoique je ne fusse encore qu’apprenti. Et si vous voulez m’en croire, pendant tout le reste de l’affaire, qui se termina par la retraite des ennemis, je bandai mon arc, et lançai mes flèches avec autant de calme que si j’avais tiré au blanc. Je me fis quelque réputation, et j’ai toujours pensé depuis qu’en cas de nécessité, car ce n’eût jamais été par goût, je ne l’aurais pas perdue. C’est tout ce que je vous puis dire de mes exploits dans une bataille. J’ai couru d’autres dangers, que j’ai cherché à éviter en homme prudent ; et quand ils étaient inévitables, j’y ai fait face en homme de cœur : en agissant autrement, un homme ne peut vivre ou lever la tête en Écosse. — Je comprends cela, dit Éachin ; mais j’aurai plus de peine à vous faire croire ce que je vais vous dire, à vous, qui connaissez la race dont je descends, et surtout celui que nous avons aujourd’hui mis au tombeau. Il est heureux d’être dans un lieu où il n’apprendra jamais ce que vous allez entendre ! Regardez, mon père, la lumière que je porte se consume et pâlit, dans quelques minutes elle s’éteindra ; mais avant qu’elle expire, le mot honteux sera prononcé. Mon père, je suis… un lâche ! Le mot est dit enfin, et le secret de ma honte appartient à un autre ! »

Le jeune homme tomba dans une espèce de faiblesse produite par l’angoisse qu’il avait éprouvée en faisant ce fatal aveu ; le gantier, saisi de crainte et de compassion, s’efforça de le rappeler à la vie, et y réussit, mais non à lui rendre le calme. Éachin cacha son visage avec ses mains, et ses pleurs coulèrent en abondance et avec amertume. — Pour l’amour de Notre Dame ! calmez-vous, lui dit le vieillard ; je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Vous n’êtes point lâche, mais vous êtes trop jeune, trop inexpérimenté, et vous avez une imagination trop vive pour avoir le courage ferme d’un homme qui porte de la barbe. Je n’aurais entendu personne dire cela de vous, Conachar, sans lui donner un démenti. Vous n’êtes point lâche ; j’ai vu des éclairs de courage jaillir dans vos yeux à la moindre provocation. — Dites des éclairs d’orgueil et de passion, » répondit l’infortuné jeune homme ; « mais quand les avez-vous vus soutenus par la résolution qui devait les appuyer ? Les éclairs dont vous parlez sont tombés sur mon lâche cœur comme sur un morceau de glace que rien ne pourrait enflammer. Si mon orgueil offensé me pressait de frapper, ma lâcheté me portait à fuir le moment d’après. — Manque d’habitude, dit Simon ; c’est en grimpant par-dessus les murailles que les jeunes gens apprennent à gravir les rochers. Commencez par de petits combats ; exercez-vous tous les jours au maniement des armes de votre pays en luttant avec ceux qui vous entourent. — Et en ai-je le temps ? » s’écria le jeune chef, tressaillant comme si quelque idée horrible s’était présentée à son esprit. Combien de jours y a-t-il encore d’ici au dimanche des Rameaux, et qu’arrivera-t-il alors ? Un champ clos d’où personne ne peut sortir, pas plus que le pauvre ours enchaîné à son poteau ; soixante hommes vivants, les plus braves et les plus résolus (un seul excepté !) qui puissent sortir de nos montagnes, tous altérés du sang de leurs ennemis, tandis qu’un roi et ses nobles, et mille spectateurs assemblés comme à un théâtre, viennent encourager leur furie diabolique. Les coups résonnent, le sang coule ; ils se précipitent les uns sur les autres comme des hommes privés de raison ; ils se déchirent comme des bêtes furieuses : les blessés sont écrasés sous les pieds de leurs compagnons, le sang ruisselle, les bras s’affaiblissent ; mais il ne peut y avoir ni pourparler, ni trêve, ni suspension, tant qu’un de ces malheureux mutilés reste en vie ! Là, il n’y a pas à s’abriter derrière des parapets, à combattre à coups de flèche : il faut combattre bras contre bras, jusqu’à ce que les bras ne puissent plus se lever pour soutenir ce terrible combat ! Si l’idée seule d’une telle bataille est si horrible, que pensez-vous que sera la réalité ? »

Le gantier garda le silence.

« Je vous le demande, qu’en pensez-vous ? — Je ne puis qu’avoir pitié de vous, Conachar, dit Simon ; il est cruel d’être le rejeton d’une race courageuse, le fils d’un noble père, le chef, par droit de naissance, d’une brave tribu, et de manquer, ou de croire manquer (car j’espère toujours que cela tient seulement à la vivacité de votre imagination qui s’exagère le danger) de cette qualité que possède tout coq de combat qui mérite une poignée de grain, tout chien qui mérite la curée. Mais comment se fait-il qu’avec ce sentiment de frayeur à l’idée d’un combat, vous m’offriez à l’instant même de partager votre rang avec ma fille ? Votre pouvoir dépend du résultat de cette bataille, et Catherine ne peut aider à votre lutte. — Vous vous méprenez, vieillard, dit Éachin. Que Catherine accorde un regard de bienveillance à l’ardent amour que je lui porte, et je m’élancerai contre l’ennemi avec l’impétuosité d’un cheval de bataille. Quelque accablé que je sois du sentiment de ma faiblesse, l’idée que Catherine s’intéresse à moi me donnerait de la force. Dites-moi, ah ! dites-moi qu’elle m’appartiendra, et je suis vainqueur dans ce combat, et Gow-Chrom lui-même, dont le cœur est aussi dur que son enclume, n’aura jamais marché au combat avec autant de courage que moi. Une passion forte est vaincue par une autre. — C’est de la folie, Conachar ; le souvenir de votre intérêt, de votre honneur, de votre race, ne peut-il enflammer autant votre courage que la pensée d’une jeune fille ? Fi donc, fi ! — Vous ne me dites que ce que je me suis dit à moi-même, » répondit Éachin en soupirant ; « mais ce n’est que lorsque le cerf timide est accouplé avec la biche qu’il est désespéré et dangereux. Est-ce un effet de ma constitution, ou celui du lait de la biche blanche, comme diront nos vieilles femmes des montagnes : est-ce le résultat de mon éducation paisible et de la contrainte où vous me teniez ? ou bien, est-ce l’effet d’une imagination trop ardente qui représente le danger plus terrible et plus redoutable encore qu’il n’est réellement ? je ne saurais le dire, mais je connais ma faiblesse. Et… oui, il faut le dire, elle est si grande que je ne puis en triompher, et, que si vous consentez à mes désirs, j’hésiterai encore, je renoncerai au rang où je suis monté, pour rentrer dans la vie privée. — Quoi ! pour vous faire enfin gantier, Conachar ? dit Simon ; cela passe la légende de saint Crépin. Non, non, votre main n’est pas faite pour cette profession ; vous ne me gâterez plus de peaux de daims. — Ne plaisantez pas, père Glover, je parle sérieusement. Si je ne puis travailler, j’emporterai assez de richesses pour vivre sans rien faire. Ils me proclameront renégat au son des cors et des cornemuses, n’importe ; Catherine m’en aimera mieux pour avoir préféré les sentiers de la paix à ceux de la guerre, et le père Clément nous apprendra à prendre le monde en pitié et à lui pardonner ses reproches, qui ne nous blesseront point. Je serai le plus heureux des hommes ; Catherine jouira de tout ce que peut procurer une affection sans bornes, et n’aura point à craindre les scènes d’horreur que lui préparerait l’union mal assortie que vous projetez ; et vous, père Simon, vous resterez au coin de votre foyer, l’homme le plus heureux et le plus respecté que jamais… — Arrêtez, Éachin, arrêtez, je vous prie, dit le gantier ; la lumière qui nous éclaire, et avec laquelle doit finir ce discours, tire à sa fin : je voudrais dire un mot à mon tour, car la franchise est ce qu’il y a de mieux. Quel que puisse être votre tourment, votre fureur même, à la déclaration que je veux vous faire, je veux mettre fin à ces visions en vous disant, une fois pour toutes, que Catherine ne peut jamais être à vous. Un gant est l’emblème de la bonne foi ; un homme de ma profession peut donc y manquer moins qu’un autre. La main de Catherine est promise, promise à un homme que vous haïssez, mais que vous devez honorer, à Henri l’armurier. Cette union est convenable pour le rang, conforme à leur désir mutuel, et j’y ai engagé ma parole. Il vaut mieux être franc ; vengez-vous de mon refus comme vous voudrez, je suis tout à fait en votre pouvoir, mais rien ne me fera manquer à ma parole. »

Le gantier parlait si résolument, parce qu’il savait par expérience que l’humeur irritable de son ex-apprenti cédait presque toujours à un ton ferme et déterminé. Cependant, se rappelant où il était, ce ne fut pas sans quelque crainte qu’il vit la lumière expirante s’élancer en l’air, et répandre un éclat momentané sur le visage d’Éachin, qui était pâle comme la mort, tandis que son œil roulait comme celui d’un maniaque pendant un accès. La lumière retomba aussitôt et s’éteignit, et Simon éprouva un instant la crainte d’avoir à défendre sa vie contre un jeune homme qu’il savait capable des actions les plus violentes quand il était fortement irrité, quoiqu’il ne tardât pas à étouffer les premières inspirations de la passion. Il fut bientôt délivré de ses craintes en entendant Éachin dire d’une voix rauque et altérée :

« Que cette conversation reste pour jamais couverte du silence ; si tu la mettais au jour, tu ferais mieux de creuser ton tombeau. »

En parlant ainsi il ouvrit la porte de la hutte, qui laissa pénétrer un rayon de lune. Simon vit le jeune chef sortir ; la porte de claies se referma, et il se retrouva dans l’obscurité.

Simon Glover éprouva un grand soulagement quand cette conversation si vive et si périlleuse fut terminée aussi pacifiquement. Mais il n’en resta pas moins profondément affecté du sort d’Hector Mac-Jan qu’il avait élevé.

« Pauvre jeune homme ! se dit-il, être appelé à une position si élevée pour en être renversé avec mépris ! Je savais en partie ce qu’il m’a dit, ayant souvent remarqué que Conachar était plus disposé à se quereller qu’à se battre. Mais cette invincible faiblesse du cœur, que ni la honte ni la nécessité ne peuvent surmonter, quoique je ne sois pas un Wallace, je ne puis la concevoir. Et il se proposait d’épouser ma fille, comme si une femme devait trouver du courage pour elle et pour son époux ! Non, non ; Catherine veut un homme à qui elle puisse dire : Mon mari, épargnez votre ennemi ! et non un homme en faveur duquel il lui faille crier : Généreux ennemi, épargnez mon mari ! »

Fatigué par ces réflexions, le vieux gantier tomba enfin dans un profond sommeil. Le matin il fut éveillé par son ami Booshalloch, qui, d’un air un peu confus, lui proposa de retourner à sa demeure de la plaine de Bellough, c’est-à-dire à l’endroit où le Tay sort du lac. Il dit que les préparatifs du combat empêchaient Éachin de visiter son hôte ; mais que le chieftain, pensant que Bellough serait un endroit plus agréable à Simon, avait ordonné, à lui Booshalloch, d’y reconduire le gantier et de pourvoir amplement à ses besoins et à sa sûreté.

Niel Booshalloch s’étendit sur ces détails pour pallier l’impolitesse que montrait son chef en renvoyant ainsi son hôte sans lui donner une entrevue particulière.

« Son père aurait mieux su ce qu’il y avait à faire, dit le berger ; mais où aurait-il appris les usages, ce pauvre jeune homme, élevé au milieu de vos bourgeois de Perth, qui, à part vous, voisin Glover, qui parlez le celtique aussi bien que moi-même, ne connaissent rien à la politesse ? »

Simon Glover, comme on le pense bien, ne fut pas fort mécontent du manque d’égards dont son ami se plaignait à son sujet. Au contraire, il aurait préféré la demeure passable du bon berger à l’hospitalité du jeune chef, quand même il n’aurait pas eu avec Éachin une conversation sur un sujet qu’il lui eût été fort pénible d’aborder de nouveau.

Il se retira donc tranquillement au Bellough, où son temps se serait passé d’une manière assez agréable, s’il n’eût eu rien à craindre pour la sûreté de Catherine. Il s’amusait à naviguer sur le lac, dans un petit esquif qu’un jeune montagnard conduisait, tandis qu’il pêchait à la ligne. Il abordait souvent à la petite île, et faisait une station sur la tombe de son ancien ami Gilchrist Mac-Jan ; il s’était même concilié l’amitié des moines en offrant an supérieur des gants de martre, et aux autres dignitaires une paire en peau de chat sauvage. Il passait la soirée à couper et à coudre les gants dont il faisait des cadeaux, tandis que la famille du berger, pressée autour de lui, admirait son adresse, et écoutait les histoires et les chansons par lesquelles le vieillard dissipait l’ennui de la soirée.

Il faut avouer que le circonspect gantier évitait tout entretien avec le père Clément, qu’il considérait, à tort, plutôt comme l’auteur de ses infortunes que comme un être innocent, victime des mêmes malheurs. « Je ne veux pas, pensait-il, pour me plier à ses fantaisies, perdre l’amitié de ces bons moines qui peuvent m’être utiles un jour. Ses prédications m’ont déjà été assez funestes, j’espère. J’en ai tiré peu de sagesse et beaucoup de malheurs. Non, non, que Catherine et Clément pensent comme ils voudront ; moi, je saisirai la première occasion pour m’en retourner comme un chien à l’appel de son maître. Je me soumettrai au cilice et à la discipline, je payerai une bonne amende, et je rentrerai dans le sein de l’Église. »

Il y avait plus de quinze jours que Simon était arrivé au Bellough, et il commençait à s’étonner de ne point recevoir de nouvelles de Catherine ni d’Henri du Wynd, à qui il pensait que le prévôt avait appris le projet et le lieu de sa retraite. Il savait que le hardi forgeron ne pouvait venir sur le territoire du clan de Quhele, à cause de ses différentes querelles avec les hommes de ce clan et avec Éachin lui-même, quand il portait le nom de Conachar. Il pensait cependant qu’Henri pouvait trouver les moyens de lui envoyer un message ou quelque signe de souvenir par quelqu’un des nombreux courriers qui allaient et revenaient sans cesse de la cour au quartier-général du clan pour régler les conditions de combat, la marche des combattants à Perth, et d’autres détails qui devaient être réglés à l’avance. On était au milieu du mois de mars, et le fatal dimanche des Rameaux approchait rapidement.

Tandis que le temps marchait ainsi, le gantier exilé n’avait pas vu une seule fois son ex-apprenti. Le soin qu’on prenait de pourvoir à ses besoins sous tous les rapports montrait qu’il n’était point oublié. Mais quand il entendait retentir dans les bois le cor du jeune chef, il ne manquait jamais de diriger sa marche du côté opposé. Un matin, cependant, il se trouva à l’improviste très-près d’Éachin, presque sans avoir le temps de l’éviter. Voici comment cela se fit.

Comme Simon se promenait tout pensif dans une petite clairière entourée de tous côtés par de grands arbres mêlés de broussailles, une biche blanche sortit du fourré, serrée de très-près par deux chiens de chasse, dont l’un la saisit à la hanche et l’autre au cou, et ils la renversèrent à quelque distance du gantier, qui tressaillit à cet incident inattendu. Le son perçant et rapproché d’un cor et l’aboiement d’un chien apprirent à Simon que les chasseurs étaient près de lui et sur la trace de la biche. Il entendit bientôt leurs cris et le bruit de leur marche dans la forêt. Un moment de réflexion aurait convaincu Simon que ce qu’il avait de mieux à faire était de rester à cette place ou de se retirer lentement, et de se montrer à Éachin ou non, selon qu’il le jugerait convenable. Mais son désir d’éviter le jeune chef était devenu chez lui une espèce d’instinct ; et alarmé de se trouver si près de lui, Simon se cacha dans un buisson de coudriers mêlés de houx, qui l’empêchait complètement d’être vu. À peine s’y était-il jeté qu’Éachin, le visage animé par l’exercice, s’élança du fourré dans la clairière, accompagné de son père nourricier, Torquil du Chêne. Ce dernier, avec autant de force que d’adresse, renversa sur le dos la biche qui luttait encore, et saisissant ses pieds de devant de la main droite, tandis qu’il lui appuyait le genou sur la poitrine, il présenta de la main gauche son couteau de chasse au jeune Éachin pour qu’il coupât la gorge de l’animal.

« Faites cela vous-même, Torquil, dit le jeune homme ; je ne puis tuer une biche qui ressemble tant à celle qui m’a nourri. »

Il prononça ces mots avec un sourire mélancolique, et en même temps une larme brilla dans ses yeux. Torquil regarde un instant avec surprise son jeune chef ; puis frappant de son couteau de chasse le cou de l’animal, il le coupa avec tant d’assurance et d’adresse que l’arme atteignit jusqu’à l’os. Se levant alors et fixant un regard perçant sur Éachin, il dit : « Ce que je viens de faire à cette bête, je le ferais à tout homme vivant dont les oreilles auraient entendu mon fils de lait prononcer le nom de biche blanche, et l’accoupler à celui d’Hector. »

Si Simon n’avait pas eu auparavant des motifs pour se cacher, ces paroles de Torquil lui en fournissaient un très-puissant.

« Cela ne peut rester caché, mon père Torquil, dit Éachin, cela sera mis au jour. — Qu’est-ce qui sera mis au grand jour ? » demanda Torquil avec surprise.

« C’est le fatal secret, pensa Simon ; maintenant si ce géant de conseiller privé manque de discrétion, je suppose que je serai responsable de la publicité donnée à la faiblesse d’Éachin. »

Tourmenté par cette inquiétude, il profita néanmoins de sa position pour voir autant que cela serait possible ce qui se passerait entre le chef affligé et son confident, entraîné par cet esprit de curiosité qui s’empare de nous dans les plus importantes comme dans les plus triviales occasions de la vie, et qui souvent s’allie avec une très-grande crainte personnelle.

Tandis que Torquil réfléchissait à ce que lui disait Éachin, le jeune homme se jeta dans ses bras ; et s’appuyant sur son épaule, il termina son aveu en murmurant quelques mots à son oreille. Torquil parut l’écouter avec un tel étonnement qu’il semblait n’en pouvoir croire ses oreilles. Comme pour s’assurer que c’était bien Éachin qui parlait, il releva peu à peu le jeune homme appuyé sur lui, et le redressant en le prenant par une épaule, il fixa sur lui un œil qui semblait agrandi par la surprise ; il paraissait pétrifié de ce qu’il venait d’entendre. Le visage du vieillard avait pris un air si sauvage après qu’il eut reçu l’aveu fait à voix basse, que Simon Glover craignit qu’il ne repoussât le jeune homme loin de lui comme un être déshonoré, auquel cas Éachin aurait pu venir tomber sur le buisson, et amener une découverte à la fois pénible et dangereuse. Mais les passions de Torquil, qui ressentait pour son fils de lait au plus haut degré cette tendresse qui accompagne toujours ces sortes de relations chez les montagnards, prirent un tour tout différent.

« Je ne le crois pas ! s’écria-t-il ; cela ne peut être vrai du fils de ton père, du fils de ta mère, de mon nourisson ! j’offre le gage du combat au ciel et à l’enfer, et je le soutiendrai contre quiconque dira que cela est vrai. Tu as été regardé par un mauvais œil, mon enfant ; et la faiblesse que tu appelles lâcheté, est l’œuvre de la magie. Je me rappelle la chauve-souris qui éteignit la torche à l’instant où tu naquis, à cet instant de joie et de malheurs. Courage, mon enfant chéri ! tu viendras avec moi à Jona, et le saint Colombus et tous les chœurs des saints et des anges qui ont toujours protégé ta famille, retireront de ton sein le cœur de la biche blanche, et te rendront celui que l’on t’a enlevé. »

Éachin écoutait de l’air d’un homme qui aurait désiré croire à ces paroles de consolation.

« Mais, Torquil, dit-il, en supposant que le pèlerinage puisse nous servir, le jour fatal approche ; et si j’entre dans la lice, je crains de me couvrir de honte. — Cela ne sera pas. L’enfer n’aura pas toute puissance ; nous tremperons ton épée dans l’eau bénite ; nous mettrons sur ton cimier de la verveine et de l’herbe Saint-Jean ; nous t’entourerons, moi et tes huit frères ; tu seras en sûreté comme dans une citadelle. »

Le jeune homme murmura encore quelques mots d’un ton si abattu que Simon ne put les entendre ; tandis que la réponse de Torquil, prononcée d’une voix forte, arriva clairement à son oreille.

« Oui, il peut y avoir un moyen de te tirer de ce combat. Tu es le plus jeune de ceux qui doivent se battre. Maintenant, écoute-moi, et tu sauras ce que c’est d’avoir un père nourricier qui t’aime, et combien son amour l’emporte sur tout autre amour. Le plus jeune des champions du clan de Chattan est Ferquhard-Day ; son père a tué le mien, et le sang versé fume encore entre nous. Je comptais sur le dimanche des Rameaux pour le refroidir… Mais, écoute ! Tu aurais cru que le sang de ce Ferquhard-Day ne se serait pas mêlé avec le mien, quand même ils auraient été mis ensemble dans le même vase. Eh bien ! il a jeté un œil amoureux sur Éva, ma fille unique, la plus belle fille de notre clan. Pense quel sentiment j’éprouvai en apprenant cette nouvelle ; c’était comme si un loup des forêts de Ferragon m’eut dit : « Donne-moi ta fille en mariage, Torquil. » Ma fille ne pense point ainsi ; elle aime Ferquhard, et perd ses couleurs et sa vie à l’idée du combat qui approche. Qu’elle lui donne quelque marque de faveur, et je suis sûr qu’il abandonne ses parents, renonce au combat, et s’enfuit avec elle dans le désert. — Le plus jeune des champions du clan de Chattan étant absent, moi, comme le plus jeune de ceux du clan de Quhele, je pourrai me dispenser de combattre, » dit Éachin, rougissant du honteux moyen de salut qui s’offrait à lui.

« Vois maintenant, mon chef, reprit Torquil, et juge de mes sentiments pour toi. D’autres t’auraient donné leurs vies et celles de leurs fils ; je te sacrifie l’honneur de ma maison. — Mon ami, mon père, » s’écria le chef, en serrant Torquil contre son sein, « quel vil misérable je suis, moi qui ai l’esprit assez bas pour accepter un pareil sacrifice ! — Pas un mot de plus, les bois ont des oreilles. Retournons au camp, et envoyons les serviteurs chercher cette venaison. En arrière, dit-il aux chiens, et suivez-moi. »

Le limier, heureusement pour Simon, avait trempé son nez dans le sang de la biche, autrement il eût pu découvrir la retraite du gantier dans le buisson ; mais ayant ainsi perdu la finesse de son odorat, il s’en alla tranquillement avec les autres chiens.

Quand le gantier cessa de voir et d’entendre les chasseurs, il se leva, grandement soulagé de leur départ, et s’éloigna dans une direction opposée, aussi vite que son âge le lui permettait. Sa première réflexion porta sur la fidélité du père nourricier.

« Le cœur de ces montagnards sauvages est fidèle et dévoué. Cet homme ressemble plus aux géants du roman, qu’à un homme d’argile comme nous ; et des chrétiens même pourraient recevoir de lui une leçon de loyauté. Toutefois son invention est pleine de simplicité ; faire manquer un homme à l’appel de ses ennemis, comme si vingt de ces chats sauvages ne devaient pas se présenter pour prendre sa place ! »

En raisonnant ainsi, le gantier ne savait pas que les proclamations les plus sévères avaient été publiées pour défendre à tout individu des deux clans, à leurs amis, alliés ou serviteurs d’approcher de Perth à la distance de cinquante milles, pendant la semaine qui précéderait le dimanche des Rameaux, jour du combat, et que la force armée devait veiller à l’exécution de cette défense.

Aussitôt que notre ami Simon fut arrivé à la demeure du berger, il y trouva d’autres nouvelles. Elles étaient apportées par le père Clément, qui, revêtu d’un manteau de pèlerin appelé dalmatique, se préparait à retourner vers le sud, et désirait prendre congé de son compagnon d’exil, ou le prendre pour compagnon de voyage.

« Qui a pu vous porter si subitement à vous exposer de nouveau au danger, demanda le gantier. — Ne savez-vous pas, dit le père Clément, que le comte de March et les Anglais ses alliés étant rentrés en Angleterre chassés par le comte de Douglas, le brave comte s’est occupé de remédier aux maux de l’État. Il a écrit à la cour afin de faire révoquer les pouvoirs donnés à la commission contre l’hérésie, pouvoirs qui, selon lui, ne sont propres qu’à troubler les consciences ; il demande aussi que la nomination d’Henri de Wardlaw soit soumise au parlement, et qu’on prenne quelques autres mesures dans l’intérêt du peuple. La plupart des nobles qui sont à Perth, et avec eux sir Patrick Charteris, notre digne prévôt, se sont déclarés pour les demandes de Douglas. Le duc d’Albany les a agréées, soit de bon gré, soit par politique ; le bon roi se laisse facilement décider à des mesures de douceur. Et ainsi les dents des oppresseurs sont en pièces dans leurs mâchoires, et la proie est arrachée à leurs serres. Viendrez-vous avec moi dans les basses terres, ou resterez-vous ici encore quelque temps ? »

Niel Booshalloch sauva à son ami l’embarras d’une réponse.

« Il était, dit-il, autorisé par le chef à dire que Simon resterait jusqu’à ce que les champions partissent pour le combat. » Le gantier ne trouva pas cette réponse entièrement d’accord avec sa parfaite liberté ; mais il s’en inquiéta peu pour le moment, puisqu’elle lui fournissait un prétexte légitime pour ne pas voyager avec le moine.

« C’est un homme exemplaire, » dit-il à son ami Niel Booshaloch, dès que le père Clément fut parti, « un grand savant et un grand saint. C’est presque dommage qu’il ne coure plus risque d’être brûlé ; car son sermon sur le bûcher en eût converti plus de mille. Ô Niel Booshalloch ! le bûcher du père Clément serait un sacrifice de bonne odeur pour tout bon chrétien. Mais à quoi servirait de brûler un ignorant bourgeois comme moi ? Les hommes n’offrent point de vieux gants pour de l’encens, et le feu d’un holocauste ne se nourrit pas avec des cuirs non préparés, je pense. Pour parler franchement, j’ai trop peu d’instruction et trop de peur pour gagner quelque honneur à une pareille affaire, et je n’en retirerais, comme on dit, que le mal et la honte. — Cela est vrai, » répondit le berger.



  1. Sorte de bois résineux qu’on trouve enfoui dans les marécages.