Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 317-322).


CHAPITRE XXVI.

LA FUITE.


Salut, terre des archers ! patrie de ceux qui dédaignèrent de courber la tête devant le vaste empire de Rome. Ô ! la plus chère moitié d’Albion entourée par les mers !
Albania. (1737)


« J’ai trouvé, dit le bienveillant prévôt, un moyen par lequel Je vous mettrai, pendant une semaine ou deux, à l’abri de la méchanceté de vos ennemis, car je ne doute pas qu’il n’y ait bientôt un revirement à la cour. Mais afin que je puisse mieux juger ce qu’il y a à faire, dites-moi franchement, Simon, la nature de vos relations avec Gilchrist Mac-Jan, et ce qui vous porte à lui accorder une confiance aussi complète. Vous êtes un exact observateur des lois de la cité, et vous connaissez les peines sévères portées contre les bourgeois qui auraient des liaisons et alliances avec les clans des montagnes. — Sans doute, milord ; mais vous savez aussi que notre profession ayant besoin de peaux de daims, de chèvres, et autres espèces de cuirs, il existe un privilège en notre faveur, et qu’il nous est permis de commercer avec les montagnards, parce qu’ils peuvent nous fournir plus facilement que d’autres les moyens d’exercer notre métier au grand profit de la ville. C’est ainsi que j’ai eu de fréquentes relations avec eux ; et je puis dire, sur le salut de mon âme, que vous ne trouverez nulle part des hommes qui trafiquent d’une manière plus probe et plus honorable, et avec qui un homme puisse plus aisément faire un bon marché. J’ai fait autrefois plusieurs voyages dans les montagnes sur la foi de leurs chefs, et je n’ai jamais vu de gens plus fidèles à leur parole, une fois qu’on l’a obtenue. Quant au chieftain Gilchrist Mac-Jan, si ce n’est qu’il est un peu prompt à employer le fer et le feu contre ceux avec qui il a querelle, je n’ai jamais connu d’homme dont la voie fût plus droite et plus juste. — C’est plus que je n’en avais jamais entendu dire, répondit sir Patrick Charteris ; cependant je savais aussi quelque chose de ces bandits de montagnards. — Ils en agissent d’une manière tout autre envers leurs amis qu’envers leurs ennemis, comme doit bien le penser Votre Seigneurie, dit le gantier. Mais, quoi qu’il en puisse être, j’ai eu occasion de servir Gilchrist Mac-Jan dans une circonstance fort importante. Il y a environ dix-huit ans, le clan de Quhele étant en guerre avec le clan de Chattan ; car il leur arrive rarement d’être en paix, le premier éprouva une telle défaite que la famille de Mac-Jan fut presque entièrement détruite. Sept de ses fils furent tués pendant et après la bataille ; lui-même fut obligé de fuir, et son château fut pris et livré aux flammes. Sa femme, qui était sur le point d’accoucher, s’enfuit dans la forêt avec sa fille et un serviteur fidèle. Là, au milieu des inquiétudes et des chagrins, elle mit au monde un garçon ; et comme sa malheureuse situation ne lui permettait guère d’allaiter son enfant, il fut nourri avec le lait d’une biche, que le serviteur qui l’avait suivie était parvenu à prendre vivante dans un piège. Quelques mois après, dans une autre rencontre entre les deux clans belliqueux, Mac-Jan défit à son tour son ennemi, et reprit le territoire qu’il avait perdu. Ce fut avec une inexprimable joie qu’il apprit que sa femme et son fils vivaient encore ; car il ne s’attendait plus à revoir d’eux que leurs ossements rongés par les loups et les chats sauvages.

« Mais un préjugé fortement enraciné, comme en conservent souvent ces peuples grossiers, empêcha leur chef de goûter pleinement le bonheur de retrouver ainsi son fils unique sain et sauf. Une ancienne prophétie populaire répandue parmi eux annonçait que la puissance du clan serait détruite par le moyen d’un enfant qui naîtrait sous un buisson de houx, et qui serait allaité par une biche blanche. Malheureusement cette prédiction s’accordait parfaitement avec la naissance du seul fils qui restât à Gilchrist, et les anciens du clan lui demandèrent que l’enfant fût mis à mort, ou au moins exilé du pays, et élevé dans l’obscurité. Gilchrist Mac-Jan fut obligé d’y consentir, et ayant choisi le dernier parti, l’enfant, sous le nom de Conachar, fut élevé au sein de ma famille, afin de pouvoir lui cacher qui il était et les droits qu’il avait à commander un peuple nombreux et puissant. Mais les années s’écoulèrent et les anciens du clan, qui avaient exercé une si grande autorité, moururent, ou furent mis par l’âge hors d’état de se mêler des affaires publiques ; d’un autre côté, l’influence de Mac-Jan s’accrut par plusieurs avantages qu’il remporta sur le clan de Chattan, et qui rétablirent entre les deux populations ennemies l’égalité qui existait avant la désastreuse défaite dont j’ai parlé à Votre Honneur. Voyant donc son pouvoir raffermi, il désira naturellement faire rentrer son fils dans sa famille ; et, pour ce dessein, il fit venir plusieurs fois dans les montagnes le jeune Conachar. C’était un jeune homme dont la taille, la tournure et la bonne mine devaient facilement gagner le cœur d’un père. Enfin, il devina, je suppose, le secret de sa naissance, ou bien on lui en dit quelque chose ; et le dégoût que le fier montagnard avait toujours montré pour cette profession devint évident ; si bien que je n’osais plus frotter son pourpoint de mon bâton, de peur de recevoir un coup de poignard, comme une réponse en langue gaélique à une observation faite en saxon. Ce fut alors que je désirai en être débarrassé, d’autant plus qu’il montrait beaucoup trop d’égards à Catherine, qui s’était mise dans la tête de laver un nègre et d’enseigner à ce grossier montagnard la morale et la bienveillance. Elle sait ce qu’il en est résulté. — Certes, mon père, dit Catherine, c’était un acte de charité, de vouloir retirer un tison du feu. — Ce n’était certes pas un acte de sagesse de risquer pour cela de brûler vos propres doigts : qu’en dit milord ? — Milord ne voudrait point offenser la Jolie Fille de Perth, dit sir Patrick ; il connaît la pureté et la sincérité de son âme ; et cependant je dois dire que, si ce nourrisson d’une biche avait eu la peau noire et rugueuse, les yeux louches et les cheveux roux, comme quelques montagnards que j’ai connus, il n’est pas certain que la Jolie Fille de Perth eût montré autant de zèle pour sa conversion ; et d’autre part, si Catherine eût été aussi vieille, aussi ridée, aussi courbée que la femme qui m’a ouvert votre porte ce matin, je gagerais mes éperons d’or contre une paire de brogues highlandaises, que ce chevreuil sauvage n’aurait pas écouté la seconde leçon… Tu ris, Simon, et Catherine rougit de colère… N’importe, c’est la marche ordinaire des choses. — C’est du moins la manière dont les hommes du monde jugent leurs semblables, milord, » dit Catherine avec une certaine vivacité. »

« Pardonnez une plaisanterie, belle sainte, dit le chevalier ; et toi, Simon, dis-nous comment a fini l’histoire. Conachar s’enfuit dans les montagnes, je présume. — Il y retourna, reprit le gantier. Depuis deux ou trois ans, il y avait aux environs de Perth un drôle, une espèce de messager, qui allait et venait sous divers prétextes, mais qui, dans le fait, servait d’intermédiaire entre Gilchrist et le jeune Conachar, qu’on appelle maintenant Hector. J’appris de cet homme, en termes généraux, que le bannissement du Dault au Neigh-Dheil, c’est-à-dire du nourrisson de la biche blanche, avait été remis en délibération devant l’assemblée que son père nourricier Torquil du Chêne, ancien forestier, parut avec ses huit fils, les plus beaux hommes du clan, et demanda que le bannissement fût révoqué. Il parla avec beaucoup d’autorité, car il était lui-même taishalar, ou voyant, et passait pour avoir commerce avec le monde invisible. Il assura qu’il avait fait une cérémonie magique appelée Tine Égan, par laquelle il avait évoqué le diable, et qu’il avait arraché de lui l’aveu qu’Éachin, ou Hector Mac-Jan, était le seul homme qui sortirait sans blessure et sans tache du combat qui devait bientôt avoir lieu entre les deux camps ennemis. Torquil du Chêne conclut en disant que la présence de la personne désignée par le sort était indispensable pour assurer la victoire. « J’en suis si bien convaincu, ajouta-t-il, que si Éachin ne combat à sa place dans les rangs du clan de Quhele, ni moi son père nourricier, ni aucun de mes huit fils, nous ne lèverons une arme dans cette querelle. »

Ce discours excita quelque alarme, car la défection de neuf hommes, les plus robustes du clan, était une affaire sérieuse, surtout si le combat, comme le bruit s’en répandait, devait être décidé par un petit nombre de chaque côté. L’ancienne superstition touchant le nourrisson de la biche blanche fut contrebalancée par de nouveaux préjugés, et le père saisit cette occasion pour présenter au clan ce fils long-temps caché ; la jeunesse, la beauté, la vivacité, la haute taille, les membres agiles du jeune Conachar excitèrent l’admiration de tous les hommes du clan, et ils le reconnurent avec joie comme héritier et fils de leur chef, malgré les mauvais présages qui s’attachaient à sa naissance et à la manière dont il avait été élevé.

« D’après ce récit, milord, continua le gantier. Votre Seigneurie conçoit aisément pourquoi je compte sur un bon accueil dans le clan de Quhele ; vous pouvez aussi comprendre combien il serait imprudent à moi d’y emmener Catherine. Et c’est là, noble lord, la plus terrible de mes inquiétudes.

— Nous en allégerons le poids, répondit sir Patrick ; et je m’exposerai, bon Glover, pour toi et la fille. Mon alliance avec Douglas me donne quelque crédit auprès de sa fille Marjory, duchesse de Rothsay, l’épouse négligée de notre prince opiniâtre. Comptez, bon Glover, qu’à la suite de cette noble dame votre fille sera aussi en sûreté que dans un château fort. La duchesse tient maintenant sa maison à Falkland ; château que le duc d’Albany lui a prêté pour sa résidence. Je ne puis vous y promettre du plaisir, belle Catherine ; car la duchesse Marjory de Rothsay est malheureuse, et son malheur la rend morose, hautaine et impérieuse. Sachant fort bien qu’elle manque des qualités qui plaisent, elle est jalouse des femmes qui les possèdent ; mais sa parole est sûre et son âme élevée. Elle ferait jeter dans les fossés de son château un prélat et le pape lui-même, s’il voulait arrêter quelqu’un qu’elle aurait pris sous sa protection ; vous y serez donc complètement en sûreté, quoique sans beaucoup d’agrément. — Je n’ai pas droit de demander davantage, dit Catherine ; et je ressens vivement la bienveillance qui m’assure une si honorable protection. Si la duchesse est hautaine, je me rappellerai qu’elle est une Douglas et qu’elle a droit d’avoir autant d’orgueil qu’en peut avoir un mortel ; si elle est acariâtre, je me souviendrai qu’elle est malheureuse ; si elle est exigeante au delà de toute mesure, je n’oublierai pas qu’elle est ma protectrice. Ne vous inquiétez plus pour moi, milord, quand vous m’aurez placée sous la protection de cette noble dame. Mais mon pauvre père, qui va s’exposer au milieu de ces hommes sauvages et cruels ! — Ne songe pas à cela, Catherine, dit le gantier, je suis aussi familier avec les brogues et les kilts, que si j’en avais porté moi-même. Je crains seulement que la bataille décisive n’ait lieu avant que je puisse quitter le pays, et si le clan de Quhele est vaincu, je souffrirai de la défaite de mes protecteurs. — Nous y pourvoirons, dit sir Patrick : comptez sur moi pour veiller à votre sûreté… Mais quel parti doit l’emporter, selon vous ? — Franchement, milord prévôt, je crois que le clan de Chattan aura le dessous ; les neuf fils du forestier ne forment que le tiers de la troupe qui entoure le chef du clan de Quhele, et ce sont de redoutables champions. — Et votre apprenti, croyez-vous qu’il fasse bonne contenance ? — Il est ardent comme le feu, sir Patrick, répondit le gantier ; mais il est presque aussi mobile que l’eau : néanmoins, s’il vit, il fera un jour un homme brave. — Mais à présent il a encore un peu du lait de la chèvre blanche autour du cœur, n’est-ce pas, Simon ? — Il n’a pas encore d’expérience, milord, et je n’ai pas besoin de dire à un chevalier tel que vous qu’il faut se familiariser avec le danger avant de pouvoir badiner avec lui comme avec une maîtresse. »

En conversant ainsi, ils arrivèrent au château de Kinfauns, où, après avoir pris quelques rafraîchissements, le père et la fille furent forcés de se séparer pour se rendre chacun dans leur retraite. Alors, pour la première fois, Catherine, voyant que l’inquiétude avait banni de l’esprit de son père tout souvenir de son ami, laissa échapper, comme dans un songe, le nom de Henri Gow.

« C’est vrai, c’est vrai, dit Simon ; il faut lui faire savoir notre dessein. — Laissez-m’en le soin, répliqua sir Patrick ; je ne confierai point cette commission à un messager, ni n’enverrai de lettre ; car si je lui en écrivais une, je crois qu’il ne pourrait pas la lire. Il sera inquiet un instant ; mais demain j’irai à Perth, et je lui apprendrai le parti que vous avez pris. »

L’instant de se séparer approchait ; il était cruel, mais le caractère mâle du vieux bourgeois et la pieuse résignation de Catherine l’adoucirent plus qu’on ne pouvait s’y attendre. Le bon chevalier pressa le départ de Simon, mais de la manière la plus bienveillante ; il alla même jusqu’à lui offrir de lui prêter de l’or, ce qui, dans un pays et à une époque où les espèces étaient si rares, pouvait être considéré comme le nec plus ultra de l’obligeance. Néanmoins le gantier l’assura qu’il en était amplement muni, et dirigea sa route vers le nord-ouest. La protection hospitalière de sir Patrick de Charteris ne se manifesta pas moins à l’égard de la jolie fille de Simon. Elle fut confiée à une duègne qui surveillait la maison du chevalier, pendant le temps qu’elle fut forcée de passer à Kinfauns, à cause des obstacles et des délais d’un batelier du Tay, nommé Kittstenhaw, qui devait la conduire à Falkland, et en qui le prévôt avait beaucoup de confiance.

Ainsi se séparèrent le père et la fille dans un instant difficile et dangereux ; des circonstances ignorées du gantier et de sa fille rendaient cette crise plus périlleuse encore qu’elle ne leur paraissait, et diminuait beaucoup la chance de salut qui leur restait.