Le Jour de Saint-Valentin ou La Jolie Fille de Perth
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 23p. 126-137).


CHAPITRE XI.

LE DUC DE ROTHSAY.


La damoiselle était belle, parfaitement belle : de loin, elle semblait radieuse comme le soleil ; mais de près, on voyait un nuage de tristes pensées se suspendre en tremblant sur son front et dans ses yeux.
Lucinda. Ballade.


Nous devons ici retracer avec un peu plus de détails les faits qui ont été imparfaitement vus de la fenêtre des appartements royaux, et plus imparfaitement encore rapportés par ceux qui les voyaient. La chanteuse dont nous avons parlé s’était placée en haut des degrés qui conduisaient à la porte principale des appartements royaux, c’est-à-dire environ à deux pieds au-dessus du sol où se tenait la foule dont elle espérait faire son auditoire. Elle portait le costume de sa profession, qui était plus brillant que riche, et dessinait les formes avec plus d’avantage que l’habillement ordinaire des femmes. Elle avait déposé une mante de dessus et une petite cassette renfermant le peu d’effets dont elle avait besoin, et un petit épagneul français était couché derrière elle comme pour les garder. Une jaquette bleu d’azur, brodée d’argent et dessinant les formes, était ouverte par devant, et laissait voir plusieurs corsages de soie de différentes couleurs, arrangés de manière à faire ressortir toutes les grâces de la taille, et à laisser le cou découvert. Une petite chaîne d’argent passée autour de son cou se perdait d’abord sous ces corsages à brillantes couleurs, et en ressortait ensuite pour soutenir un médaillon de même métal, qui indiquait dans quelle réunion de ménestrels elle avait pris ses degrés en la gaie science. Un petit coffret, suspendu autour de ses épaules par un ruban de soie bleu, pendillait à son côté gauche.

Son teint un peu hâlé, ses dents aussi blanches que la neige, ses yeux étincelants et noirs, sa noire chevelure, marquaient que son pays natal était le midi de la France, et son sourire fin, son menton à fossette, portaient le même caractère. Les boucles abondantes de ses cheveux, tressés autour d’une petite aiguille d’or, étaient retenues dans leur position par un filet d’or et de soie. Ses jupons courts étaient tout brodés d’argent, pour assortir à la jaquette ; elle portait des bas rouges que l’on voyait jusqu’au milieu de la jambe, et des brodequins en cuir d’Espagne complétaient son accoutrement qui, quoique loin d’être neuf, était conservé comme habit de fête et tenu en bon état à force de soins. Elle semblait âgée de vingt-cinq ans ; mais peut-être la fatigue et les chagrins avaient-ils devancé la main du temps, pour effacer la fraîcheur de la jeunesse.

Nous avons dit que les manières de la chanteuse étaient gracieuses, et nous pouvons ajouter que son sourire et ses reparties étaient toujours vives ; mais sa gaieté était de commande, comme une qualité essentiellement nécessaire à son état, et une des misères de cette profession, c’était de forcer à cacher des peines de cœur sous un sourire menteur. Telle semblait la position de Louise qui, soit qu’elle fût réellement l’héroïne de sa chanson, ou qu’elle eût quelque autre motif de tristesse, montrait parfois une suite de pensées profondément mélancoliques qui l’empêchait de s’exprimer avec la vivacité d’esprit nécessaire aux adeptes de la gaie science. Elle n’avait pas non plus, même dans les saillies les plus gaies, la hardiesse et l’effronterie de ses sœurs, qui manquaient rarement de relancer une plaisanterie équivoque, et de tourner les rires contre ceux qui les interrompaient ou les plaisantaient.

On peut ici remarquer qu’il était impossible que cette classe de femmes, fort nombreuse à cette époque, put avoir un caractère généralement respectable. Elles étaient néanmoins protégées par les usages du temps, et tels étaient les privilèges qu’elles possédaient par le code de la chevalerie, que rien n’était plus rare que de voir ces demoiselles errantes éprouver quelque dommage ; elles passaient et repassaient en sûreté par où des voyageurs armés eussent probablement rencontré une opposition sanglante. Mais quoique tolérés et protégés, par respect pour leur art, les ménestrels hommes ou femmes, comme tous ceux qui pourvoient à l’amusement du public, comme, par exemple, les comédiens ambulants de nos jours, menaient une vie trop irrégulière et trop précaire, pour être comptés comme une honnête partie de la société. Parmi les catholiques sévères, cette profession était même considérée comme coupable.

Telle était la demoiselle qui, placée sur la légère élévation dont nous avons parlé, s’annonçait comme ayant reçu le titre de maîtresse en la gaie science en la cour d’amour et de musique, tenue à Aix en Provence, sous la présidence de la fleur de la chevalerie, le galant comte Aymer ; elle suppliait les guerriers de la joyeuse Écosse, connus par tout le monde pour leur bravoure et leur courtoisie, de permettre à une pauvre étrangère d’essayer de les distraire par son art. L’amour du chant était alors, comme celui de la guerre, une passion générale, que tous au moins affectaient, qu’ils la ressentissent véritablement ou non : aussi l’assentiment à la proposition de Louise fut-il unanime. Au même instant un vieux moine, à sourcils noirs, crut nécessaire de rappeler à la chanteuse que, puisqu’on la tolérait dans l’enceinte sacrée, ce qui était une faveur extraordinaire, il espérait que rien ne serait dit ni chanté qui répondit mal au saint caractère du lieu.

La chanteuse baissa la tête, agita ses noirs cheveux et se signa dévotement, comme pour protester de l’impossibilité d’une telle transgression ; puis elle commença le lai de la pauvre Louise, que nous avons rapporté à la fin du dernier chapitre.

Au moment où elle chantait le premier couplet, elle fut interrompue par un cri de « Place… place… place au duc de Rothsay ! — Oh ! ne gênez personne pour moi, » dit le galant et jeune cavalier, qui entra monté sur un noble coursier arabe qu’il dirigeait avec une grâce exquise ; il retenait les rênes si légèrement et pressait d’une manière si peu visible les flancs de l’animal, que le cheval paraissait avancer de son propre mouvement, et porter ainsi gracieusement son cavalier, comme si celui-ci était trop indolent pour se donner la peine de le conduire.

Le prince portait un costume fort riche, mais souillé et mis avec une extrême négligence. Sa taille était élégante, quoique petite et frêle ; ses traits étaient beaux, mais il y avait sur son front une affreuse pâleur qui semblait provenir de chagrins ou d’excès, ou de la réunion de ces deux causes destructrices. Ses yeux étaient abattus et ternes, comme s’il se fût livré fort tard aux plaisirs du soir précédent ; tandis que sur ses joues brillait une rougeur extraordinaire, qui semblait indiquer que toute sa personne se ressentait encore de ses orgies, ou qu’il avait eu recours à un coup du matin pour dissiper les effets de la débauche de la nuit.

Tel était le duc de Rothsay, l’héritier de la couronne d’Écosse, tout à la fois objet d’intérêt et de compassion ; tous ôtèrent leurs bonnets, et lui ouvrirent un passage, tandis qu’il répétait nonchalamment : « Pas si vite… pas si vite… J’arriverai toujours assez tôt à l’endroit où il me faut aller… Qu’est ceci ? Une damoiselle de la gaie science ? Oui, par saint Gilles ! et une jolie fillette encore. Arrêtez un peu, mes braves ; jamais la musique n’est mauvaise pour moi… Une belle voix, par la messe ! recommencez ce lai, pour l’amour de moi, ma belle. »

Louise ne connaissait pas la personne qui lui parlait ; mais au respect que tous les assistants témoignaient au duc, à la manière insouciante dont il le recevait, elle comprit qu’elle était en présence d’un homme de la plus haute qualité. Elle recommença son lai, et, bien entendu, le chanta de son mieux, tandis que le jeune duc semblait pensif et presque touché du contenu de la romance ; mais il n’avait pas l’habitude de se complaire à des émotions mélancoliques. « C’est une plaintive romance, ma brunette, » dit-il en caressant le menton de la chanteuse qui se reculait, et en la retenant par le collet de sa jaquette, ce qui n’était pas difficile, car il se tenait à cheval auprès des marches où elle était ; « mais je parie que vos chansons sont plus gaies à volonté, ma bella tenebrosa, oui, et que vous pouvez chanter sous la feuillée aussi bien que dans la plaine, et la nuit aussi bien que le jour. — Je ne suis pas un rossignol, milord, » dit Louise, en s’efforçant d’échapper à une espèce de galanterie qui ne convenait ni au lieu ni aux circonstances, ce qui paraissait fort indifférent au jeune galant.

« Qu’as-tu donc là, mignonne ? » ajouta-t-il, lâchant le collet de la chanteuse pour prendre le coffret qu’elle portait.

Louise fut charmée de trouver ce moyen de lui échapper, et coupant le nœud du ruban, elle laissa le petit sac dans la main du prince, puis se retirant de manière à ce qu’il ne pût l’atteindre de nouveau, elle répondit : « Des noix, milord, de la dernière saison. »

Le prince prit en effet une poignée de noix. « Des noix, mon enfant… elles briseront tes dents d’ivoire… et gâteront ta jolie voix, » dit Rothsay, en en cassant une avec ses propres dents, comme un écolier de village.

« Elles ne viennent pas de mon brillant pays, milord, reprit Louise ; mais elles ne sont point haut sur l’arbre, et la main du pauvre les y peut cueillir. — Vous aurez de quoi vous procurer une meilleure nourriture, pauvre fillette vagabonde, » dit le duc, d’un ton où la sensibilité dominait plus que dans les galanteries affectées et dédaigneuses qu’il avait d’abord adressées à la chanteuse.

En ce moment, comme il se tournait pour demander sa bourse à un de ses gens, le prince rencontra le regard sévère et perçant d’un grand homme noir monté sur un vigoureux cheval gris de fer, qui était entré avec sa suite, pendant que le duc de Rothsay causait avec Louise, et qui semblait alors stupéfait, presque pétrifié de surprise et de colère, devant cette scène inconvenante. N’eût-on jamais vu Archibald, comte de Douglas, surnommé le Mécontent, on aurait pu le reconnaître à son teint basané, à sa taille gigantesque, à son pourpoint de peau de taureau, et à son air de courage, de fermeté et de sagacité, mêlé à l’orgueil le plus indomptable. La perte d’un œil qu’il avait faite à la guerre, sans être visible au premier coup d’œil, car la prunelle de l’organe blessé demeurait semblable à l’autre, donnait pourtant une expression farouche et immobile à toute sa figure.

La rencontre du royal gendre avec son terrible beau-père avait lieu dans des circonstances qui attirèrent l’attention de tous ceux qui étaient présents ; et les spectateurs attendirent l’issue en silence, sans oser presque respirer, dans la crainte de perdre quelque chose de ce qui allait advenir.

Quand le duc de Rothsay vit l’expression répandue sur les traits sévères de Douglas, et quand il s’aperçut que le comte ne bougeait nullement pour lui faire un salut respectueux, ou même poli, il parut décidé à lui montrer qu’il était fort peu disposé à se contraindre pour des regards mécontents ; Rothsay prit donc la bourse que lui présentait son chambellan.

« Tiens, ma belle, » dit-il à Louise, « je te donne une pièce d’or pour la romance que tu m’as chantée, une autre pour les noix que je t’ai volées, et une troisième pour le baiser que tu vas me laisser prendre ; car apprends, ma belle, que quand de charmantes lèvres (et les tiennes, faute de mieux, méritent cette épithète) font de gracieuse musique pour mon plaisir, j’ai fait serment à saint Valentin de les presser contre les miennes. — Ma romance est généreusement récompensée, » dit Louise en reculant ; « mes noix sont payées un bon prix… L’autre marché, milord, est indigne de vous et inconvenant pour moi. — Quoi ! vous faites la précieuse, ma nymphe des grandes routes ? » dit dédaigneusement le prince ; « sachez, damoiselle, qu’on vous demande une faveur qu’on n’est pas habitué à se voir refuser. — C’est le prince d’Écosse… le duc de Rothsay, » dirent les courtisans à Louise épouvantée, en poussant la tremblante jeune femme vers le duc ; « il ne faut pas contrarier son humeur. — Mais je ne puis atteindre Votre Seigneurie, » dit-elle timidement ; « vous êtes si haut sur votre cheval. — S’il faut que je descende, dit Rothsay, l’amende sera plus forte… Pourquoi la fillette tremble-t-elle donc ainsi ? Mets ton pied sur le bout de ma botte ; donne-moi la main… C’est cela même ! » Il l’embrassa tandis qu’elle était ainsi suspendue en l’air, appuyée sur son pied et soutenue par sa main, disant : « Voilà le baiser, et voici ma bourse pour le payer ; et pour te récompenser davantage, Rothsay portera ton coffret tout le jour. » Il laissa la chanteuse effrayée sauter à terre, et cessa un instant de la regarder pour tourner les yeux d’un air de dédain vers le comte de Douglas, comme pour lui dire : « Tout cela, je l’ai fait en dépit de vous et des prétentions de votre fille. — Par sainte Brigitte de Douglas ! » dit le comte s’avançant vers le prince ; « c’en est trop, jeune homme sans pudeur, aussi vide de bon sens que d’honneur ! Vous savez quelle considération retient la main de Douglas, autrement vous n’auriez jamais osé… — Savez-vous jouer aux billes, milord ? » dit le prince, et plaçant une noix dans la seconde jointure de l’index, il la lança avec le pouce. La noix frappa la large poitrine de Douglas qui poussa une effrayante exclamation de colère, inarticulée, et ressemblant au rugissement d’un lion par sa profondeur et son expression terrible. « Je vous demande pardon, très-puissant lord, » dit le duc de Rothsay d’un ton méprisant, pendant que tout tremblait autour de lui ; « je ne puis croire que ma balle vous ait blessé, à travers votre justaucorps de buffle. Elle n’a point frappé votre œil, j’espère ? »

Le prieur, envoyé par le roi, s’était, pendant ce temps, ouvert un passage à travers la foule ; et, saisissant les rênes de Douglas d’une manière qui le mettait dans l’impossibilité d’avancer, il lui rappela que le prince était fils de son souverain et époux de sa fille.

« Ne craignez rien, sire prieur, répondit Douglas ; je méprise beaucoup trop cet enfant pour lever un doigt contre lui ; mais je rendrai insulte pour insulte… Holà ! quelqu’un de ceux qui aiment Douglas… Jetez-moi cette coquine à la porte du monastère, et fouettez-la de manière à lui rappeler, jusqu’au dernier jour de sa vie, qu’elle a fourni occasion à un insolent marmot d’outrager Douglas ! »

Quatre ou cinq hommes de sa suite mirent aussitôt pied à terre pour exécuter ses ordres qui étaient rarement donnés en vain, et Louise aurait payé cher une offense dont elle était la cause involontaire, si le duc de Rothsay n’était intervenu.

« Jeter à la porte la pauvre chanteuse ! » dit-il avec une vive indignation… « et la fouetter pour avoir obéi à mes ordres ? Maltraite tes propres vassaux opprimés, farouche comte… Fouette ta propre meute quand elle est en défaut… mais prends garde à la manière dont tu touches seulement un chien que Rothsay a caressé sur la tête, et surtout à une femme qu’il a baisée sur les lèvres ? »

Avant que Douglas pût faire une réponse qui aurait certainement été un défi, il s’éleva à la porte extérieure du monastère le tumulte dont nous avons déjà parlé, et des hommes à pied et à cheval s’élancèrent dans la cour, ne se battant point, mais se voyant, à coup sûr, d’un œil très-peu ami.

Un des deux partis ennemis se composait de vassaux de Douglas, reconnaissables au cœur-sanglant qu’ils portaient ; l’autre était formé de citoyens de la ville de Perth. Il paraissait qu’ils avaient eu un engagement à la porte ; mais, par respect pour le territoire consacré, ils rengainèrent en entrant, et bornèrent leur combat à une guerre de mots et d’insultes réciproques.

Le tumulte eut ce bon effet, que l’affluence et la précipitation des arrivants forcèrent le prince et Douglas à se séparer au moment où la légèreté du premier et l’orgueil du second allaient les pousser à la dernière extrémité ; mais alors des pacificateurs intervinrent de toutes parts. Le prieur et les moines se jetèrent au milieu de la multitude, et recommandèrent la paix au nom du ciel, et respect pour leurs murs sacrés, sous peine d’excommunication ; et leurs instances semblaient faire impression. Albany, qui avait été dépêché par son royal frère au commencement de cette scène, n’était pas encore au théâtre de l’action ; mais aussitôt qu’il arriva, il s’adressa à Douglas et le conjura à l’oreille de calmer sa colère.

« Par sainte Brigitte de Douglas ! je me vengerai ! dit le comte ; aucun homme ne continuera de vivre après avoir insulté Douglas. — Eh bien ! vous pouvez vous venger en temps convenable, reprit Albany ; mais qu’il ne soit pas dit que, comme une femme vindicative, le grand Douglas n’a su choisir ni le temps ni le lieu de sa vengeance. Sachez que le fruit de nos longs efforts va être perdu par un accident. George de Dunbar a obtenu une audience du vieillard, et, bien qu’elle n’ait duré que cinq minutes, je crains qu’elle n’amène la dissolution de ce mariage, que nous avons eu tant de peine à conclure. L’autorisation de Rome n’a pas encore été donnée. — Bagatelle ! » répondit Douglas avec hauteur ; « ils n’oseraient pas le dissoudre. — Non, tant que Douglas est libre et en possession de sa puissance ; mais, noble comte, venez avec moi, et je vous montrerai dans quelle position délicate vous êtes maintenant. »

Douglas descendit de cheval, et suivit en silence son rusé complice. Dans une salle basse ils virent les Brandanes disposés en rangs, bien armés de casques et de cottes de mailles ; leur capitaine, saluant Albany, sembla désirer lui parler.

« Qu’y a-t-il ? Mac-Louis, demanda le duc. — Nous avons appris que le duc de Rothsay a reçu un affront, et je puis à peine empêcher les Brandanes de sortir. — Brave Mac-Louis, répliqua d’Albany ; et vous, mes fidèles Brandanes, le duc de Rothsay, mon royal neveu, est aussi bien en sûreté qu’un gentilhomme peut espérer d’être ; il y a eu du bruit, mais tout est apaisé. » Il continua d’emmener le comte de Douglas avec lui. « Vous voyez, milord, » lui dit-il à l’oreille, « que si le mot arrestation était une fois lâché, on serait bientôt obéi, et vous n’ignorez pas que votre suite est trop peu nombreuse pour résister. »

Douglas parut reconnaître qu’il était nécessaire de patienter pour le moment. « Quand mes dents devraient déchirer mes lèvres, dit-il, je me tairai, jusqu’à ce qu’arrive l’heure de parler. »

Cependant, George de March s’acquittait de la tâche plus facile de calmer le prince. « Milord de Rothsay, » dit-il en l’approchant d’un air solennel, « je n’ai pas besoin de vous dire que vous me devez quelque chose en réparation d’honneur, quoique je ne vous blâme point personnellement de la violation du contrat, qui a détruit la paix de ma famille. Laissez-moi vous supplier, au nom des égards que vous pouvez devoir à un homme injurié en votre nom, de cesser pour le moment cette scandaleuse dispute. — Milord, je vous dois beaucoup, répliqua Rothsay ; mais ce lord orgueilleux et toujours contrariant a blessé mon honneur. — Milord, je n’ai plus qu’à vous dire que votre père est malade, qu’il s’est évanoui de frayeur en pensant au péril que courait Votre Altesse. — Malade !… le cher, le bon vieillard… évanoui, dites-vous, milord de March ?… je vole auprès de lui. »

Le duc de Rothsay sauta de cheval à terre, et s’enfonçait dans le palais avec la légèreté d’un daim, quand une faible main saisit son manteau, et la voix tremblante d’une femme agenouillée s’écria : « Protection ! mon noble prince, protection pour une étrangère sans appui ! — Lâchez ce manteau ! coureuse, » dit le comte de March, en repoussant la chanteuse suppliante.

Mais le prince plus compatissant s’arrêta : « Cela est vrai, dit-il ; j’ai attiré la vengeance d’un démon impitoyable sur cette malheureuse créature. Ô ciel ! quelle vie est la mienne, toujours fatale à ceux qui m’approchent !… Que faire dans ce moment critique ? elle ne peut se réfugier dans mes appartements et tous mes gens sont de tels réprouvés ! Ah ! te voilà, honnête Henri Smith, que fais-tu là ? — Nous nous sommes quelque peu battus, nous autres citoyens, contre les coquins du sud qui suivent les Douglas, et nous les avons étrillés jusqu’à la porte de ce monastère. — J’en suis charmé, j’en suis charmé ; et vous les avez traités de la bonne manière ? — De la bonne manière ? demande Votre Altesse, dit Henri ; ma foi, oui ! Nous étions plus forts par le nombre, c’est vrai ; mais jamais soldats ne furent mieux armés que ceux qui portent le cœur-sanglant ; et ainsi, dans un sens, nous les avons battus de la bonne manière ; car, comme sait Votre Altesse, c’est l’armurier qui fait les hommes d’armes, et des hommes avec de bonnes armures valent des adversaires plus nombreux. »

Tandis qu’ils causaient ainsi, le comte de March, qui avait parlé à quelqu’un près de la porte du palais, rentra d’un air inquiet et d’un pas précipité. « Milord duc !… milord duc !… votre père a repris connaissance ; et si vous tardez d’un instant, milord d’Albany et Douglas auront pris possession de l’oreille royale. — Et si mon royal père est remis de son indisposition, dit le prince frivole ; s’il tient ou s’apprête à tenir conseil avec mon gracieux oncle et le comte de Douglas, il ne convient ni à Votre Seigneurie ni à moi de les interrompre sans être appelés. Ainsi donc, j’ai le temps de jaser de mes petites affaires avec mon honnête armurier que voilà. — Votre Altesse le prend-elle sur ce ton ? » dit le comte dont les vives espérances d’un retour de faveur à la cour avaient été trop promptement conçues et se dissipaient aussi vite ; « alors c’en est assez pour George Dunbar. »

Il se retira, l’air sombre et mécontent. Et ainsi, à une époque où le tronc était si fortement ébranlé par l’aristocratie, l’héritier présomptif, toujours inconsidéré, avait offensé mortellement les deux plus puissants lords de l’Écosse, l’un par un méprisant défi, l’autre par une insouciante inattention. Il ne remarqua point le départ de March, ou plutôt il se sentit soulagé de son importunité.

Le prince continua une conversation sans intérêt avec notre armurier, que son habileté dans son art avait fait connaître de beaucoup des grands seigneurs de la cour.

« J’ai quelque chose à te dire, Smith… Pourras-tu reprendre un anneau qui a manqué dans mon haubert de Milan ? — Aussi bien, s’il plaît à Votre Altesse, que ma mère pouvait reprendre un point dans les filets qu’elle fabriquait.. Le Milanais ne distinguera point son ouvrage du mien. — Bien. Mais ce n’est pas ce que j’attends de toi pour le moment, » dit le prince après un moment de réflexion. « Cette pauvre chanteuse, mon brave Smith, il faut la mettre en lieu sûr. Tu es homme à protéger une femme quelle qu’elle soit. »

Henri Smith était, comme nous l’avons vu, passablement téméraire et hardi quand il s’agissait de mettre les armes à la main ; mais il avait aussi l’orgueil d’un honnête bourgeois, et ne se souciait guère de se placer dans une position qui aurait pu sembler équivoque à la partie plus scrupuleuse de ses concitoyens.

« N’en déplaise à Votre Altesse, dit-il, je ne suis qu’un pauvre artisan ; mais, quoique mon bras et mon sabre soient au service du roi et du vôtre, je ne suis pas écuyer de dames. Votre Altesse trouvera dans sa suite des chevaliers et des seigneurs assez disposés à jouer le rôle de sir Pandarus de Troie[1]… c’est un trop noble personnage pour le pauvre Henri du Wynd. — Hum !… Ah ! dit le prince, ma bourse, Edgar… » Edgar lui dit un mot à l’oreille… « Vrai, vrai, je l’ai donnée à la pauvre fille… Je connais assez les gens de ton état et les artisans en général, pour savoir qu’on ne les amorce point les mains vides ; mais je crois que ma parole vaut le prix d’une bonne armure, et je te le payerai avec remercîment par-dessus le marché pour ce léger service. — Votre Altesse peut connaître d’autres artisans, dit le forgeron ; mais, sauf votre respect, vous ne connaissez pas Henri Gow. Il vous obéira s’il s’agit de forger une armure ou d’en raccommoder ; mais il n’entend rien au service des cotillons. — Écoute, mule de Pertshire, » dit le prince souriant encore des scrupules pointilleux de l’honnête bourgeois, « la fillette n’est pas plus à moi qu’à toi. mais dans un moment perdu, comme tu pourras l’apprendre de tes voisins, si tu ne l’as point vu toi-même, elle a reçu de moi en passant une faveur qui semble devoir coûter la vie à la pauvre malheureuse : il n’y a personne autre ici que je puisse charger de la défendre contre les coups de bandoulières et de cordes d’arcs dont les brutes de la frontière qui suivent Douglas la battront à mort, puisque tel est son plaisir. — En ce cas, monseigneur, elle a droit à la protection de tout honnête homme ; et puisqu’elle porte un cotillon… quoique je voudrais qu’il fût plus long et d’une mode moins bizarre… je réponds de la protéger aussi bien qu’un seul homme peut le faire. Mais où irai-je la loger ? — De bonne foi, je n’en sais rien ! dit le prince. Mène-la chez sir John Ramorny… mais non… non… il est indisposé. D’ailleurs il a des raisons… Mène-la chez le diable, si tu veux, mais place-la en sûreté, et tu obligeras Robin de Rothsay. — Mon noble prince, dit Henri, je pense, sauf votre respect, qu’il vaudrait mieux abandonner une femme sans défense aux soins du diable qu’à ceux de sir John Ramorny. Mais quoique le diable travaille à un fourneau tout comme moi, pourtant je ne connais pas sa maison, et avec l’aide de la sainte Église, j’espère ne jamais devenir son ami. Et d’ailleurs comment faire pour la tirer hors de la foule, et la conduire par les rues dans ce costume de comédienne, c’est encore une question. — Quant à vous tirer du couvent, dit le prince, ce bon moine… » et il saisit par le capuchon un religieux qui se trouvait près de lui, en ajoutant : « Père Nicolas ou Boniface. — Le pauvre frère Cyprien, au service de Votre Altesse, interrompit le père. — Oui, oui, frère Cyprien, continua le prince, c’est cela. Le frère Cyprien vous conduira par quelque passage secret, et je le reverrai pour l’en remercier d’une manière digne de moi. »

Le moine salua en signe d’obéissance, et la pauvre Louise, qui pendant ce débat avait activement porté les yeux de l’un des interlocuteurs à l’autre, se hâta de dire : « Je ne scandaliserai pas ce digne homme avec mon costume extravagant… J’ai une mante que je porte d’ordinaire… — Tiens, Smith, voilà un capuchon de moine et une mante de femme pour te cacher. Je voudrais pouvoir voiler aussi aisément toutes mes faiblesses ! Adieu, mon honnête ami ; je t’en remercierai plus tard. »

Et le prince, comme s’il eût redouté de nouvelles objections de la part de l’armurier, se hâta d’entrer dans le palais.

Henri Gow demeura pétrifié de ce qui venait d’arriver, et se trouva engagé dans une commission qui l’exposait non-seulement à un grand péril, mais encore aux traits empoisonnés de la calomnie ; cette malheureuse circonstance, et la part active qu’il avait prise au combat, selon son habitude, pouvaient nuire beaucoup à son amour. D’une autre part, abandonner une créature sans défense aux mauvais traitements des barbares Galowégiens, des gens licencieux de Douglas, était une pensée que son cœur généreux ne pouvait concevoir.

Il fut tiré de sa rêverie par la voix du moine qui, laissant tomber ses paroles avec l’indifférence que les saints pères ressentaient ou affectaient pour toutes les affaires temporelles, engageait le jeune homme et la jeune femme à le suivre. Le forgeron s’avança avec un soupir qui ressemblait fort à un gémissement, et sans avoir l’air d’observer la marche du moine, il le suivit dans un cloître, puis par une poterne dont le prêtre laissa la porte ouverte après avoir jeté les yeux derrière lui. Louise marchait la dernière ; elle avait promptement repris son petit paquet, et, suivie de son jeune compagnon à quatre pattes, elle s’était élancée dans le chemin qui devait la conduire hors d’un lieu si dangereux pour elle.



  1. Le rôle d’entremetteur, que Shakspeare fait jouer à ce personnage dans Troüus and Cressida. a. m.