Le Jardin des dieux/Poèmes pour Jézabel/L’Ancêtre
L’ANCÊTRE
Il médite, chauffant sa canne en bois des îles
D’une paume épaisse, courbant
Dans cette solitude où son âge l’exile
Un front blanchi sous le turban.
Il se grille au soleil et, des heures entières,
Rêve en gilet à fleurs, en bas bleus, et je vois
Sur l’un de ses genoux luire entre ses gros doigts
Son mouchoir et sa tabatière.
Il est l’ancêtre, il est le vieillard ténébreux
Dont le père a souffert dans la ruelle turque
Avant que sa race bifurque
Et mette un masque franc sur son visage hébreu.
Bonasse, en somme, avec ses lunettes d’écaille
— Les besicles du bon Chardin ! —
Il médite au milieu de son maigre jardin
Assis, luxe nouveau, sur la chaise de paille.
Car il vécut vautré dans les coussins épars
Bien avant que la rade éclatante secoue
Sous leur noire fumée, en face des remparts,
La première frégate et les bateaux à roue.
Ses yeux lointains ont vu la tempête ronger
Les escaliers visqueux de la porte marine
Et l’odeur de l’esclave, odeur fauve d’Alger,
Dès sa première enfance a flatté ses narines.
La Ville, maintenant, impose dans le soir
Mollement adossée à son cirque bleuâtre
Sa nouvelle splendeur, ses rêves, ses espoirs…
Voici son port, ses docks, sa gare, son théâtre.
Assis dans son jardin, il somnole en berçant
À son houleux passé sa vieillesse sereine
Et la ville moderne hausse un hymne puissant
Fait d’un fracas mêlé d’usine et de sirènes…
Et ses petits-enfants aux maigreurs de corbeau
En qui l’esprit sacré des algèbres abonde,
De rapides en paquebots,
Portant son nom de juif au cœur des nouveaux mondes,
Sont ces adolescents en jaquette qui vont,
De Marseille à Cardiff et de New-York à Londres,
Comme un vol de rapaces, fondre
Sur le fer, sur les grains, la houille, le savon…