Le Jardin des chimères/La chanson de Pan

Perrin et Cie (p. 15-26).

SCÈNE PREMIÈRE


Un sous-bois profond, ténébreux. Sur l’herbe, à travers les feuillages épais, dardent les flèches d’or du soleil, plus aiguës dans cette pénombre fraîche. Au fond, à demi cachée par l’enchevêtrement des branches, on aperçoit une clairière déserte où se dresse une petite statue d’Aphrodite sur une stèle enguirlandée de roses. C’est le matin. L’air est limpide et printanier. Dans le silence, on entend les vibrations confuses de la forêt, et par instants, le son très doux et presque insaisissable de la flûte de Pan.


LA CHANSON LOINTAINE DE PAN


C’est l’heure harmonieuse où la tiédeur s’épand
Sous les rameaux noueux qu’argente la lumière,
Où l’Hadryade écoute, au bord de la clairière,
La flûte lointaine de Pan.


Tout se tait… La forêt s’alanguit et respire.
Dans l’air tremble l’écho d’une chanson d’oiseaux ;
Syrinx abandonnant son ténébreux empire
S’endort au milieu des roseaux.

C’est l’heure où le lézard allongé dans les herbes
Chauffe au soleil son corps chatoyant et frileux ;
Où le lièvre en passant fait onduler les gerbes ;
Où les mornes glaciers sont bleus.

C’est le matin… Joyeux, les papillons s’éveillent ;
Leur poids fait défaillir les calices ouverts.
L’ombre s’emplit d’un frais bourdonnement d’abeilles.
Pan rit au fond des halliers verts.

Mon souffle est l’âme de la Terre.
La forêt tressaille à ma voix.
Je suis la fraîcheur, le mystère,
L’haleine paisible des bois.

Mon chant est l’âme du silence,
Le frémissement des roseaux,
C’est lui qu’imitent les oiseaux
Sur la branche qui se balance…


Mon chant est celui du frelon,
Et de la cigale cachée.
Son écho fait, dans le vallon,
Trembler la source effarouchée.

Mon chant est celui de l’été.
Mon chant est celui de la sève.
Je suis Pan, le désir, le rêve.
L’oubli, l’amour et la gaîté.


La mélodie du chant divin s’éloigne. On entend encore :


Et sur l’herbe fleurie où l’ombre et la lumière
Dansent au bord de l’eau qui murmure et s’épand,
Écoute ! Écoute ! Au fond de la clairière,
Le rire insoucieux de Pan !


Depuis quelques instants déjà, dans la clairière pleine d’ombre, trois Nymphes sont apparues. Leur groupe enlacé s’est approché silencieusement de la statue d’Aphrodite. Elles s’arrêtent. Leurs voiles légers ont la transparence bleuâtre des brumes matinales, et semblent, comme celles-ci, frémir dans la lumière qui les pénètre et qui s’y joue. Avec des gestes calmes, d’une harmonie presque musicale, les Nymphes couronnent de guirlandes nouvelles le front souriant de Kypris, déesse de la jeunesse, de l’amour et du printemps. Agenouillées, elles fleurissent de nouvelles fleurs son piédestal moussu. D’un étroit trépied monte la fumée du sacrifice agreste d’herbes et de racines parfumées.


EUCHARIS.


Ô toi dont la beauté resplendit et rayonne,
Ô toi qui fais sourire, ô toi qui fais germer.
Pour tes cheveux dorés reçois cette couronne.


EARINA.


Et vois l’encens, la myrrhe et les herbes fumer
Vers ton front lumineux que leur nimbe environne,
Et la flamme qui brille et va les consumer.


EUCHARIS.


Viens ! Descends te mêler à nos jeux, à nos danses,
Et qu’Éros rejetant le carquois et les traits
Dirige de la voix nos rapides cadences.

EARINA.


Viens ! Les fleurs sous tes pas naîtront dans les forêts,
Les grands arbres ploieront sous leurs rameaux plus denses
Les fruits seront plus doux et les ruisseaux plus frais.


EUCHARIS.


Nous te devons les monts où bondissent les chèvres,
Et l’effleur caressant du Songe aux ailes d’or.
Et le vol des chansons se posant sur nos lèvres.


EARINA.


Nous te devons l’amour, le frémissant essor
De l’espoir qui fait fuir les terreurs et les fièvres,
Les sourires joyeux et les baisers du Sort.


EUCHARIS.


Nous t’aimons… Que serait, sans toi, le Labyrinthe ?
Les roses, les vergers et leur fleuve enchanté ?
La mousse où les pieds nus laissent leur fraîche empreinte ?


EARINA.


Et le morne univers par l’ombre épouvanté,
Malgré l’antique Nuit, oublie enfin sa crainte
Quand apparaît ton astre, ô blonde Aphrodité !


Les Nymphes se taisent. Au loin frémit toujours la mélodie indistincte des flûtes de Pan, qui, par moments, semble se rapprocher. La flamme légère met son reflet rose sur le visage de Kypris, immobile et souriante comme les trois sœurs inclinées. Seule, Rhodéia, qui n’a point encore parlé, se retourne avec une sorte d’inquiétude vers la partie la plus obscure du bois, attentive au bruissement des feuilles et au murmure léger du vent entre les branches.


RHODÉIA.


C’est lui !


(Icare apparaît dans la zone de l’ombre, et s’arrête, les yeux éblouis. Ses vêtements couverts de poussière sont presque en lambeaux. Il regarde fixement devant lui, en parlant avec une agitation fébrile.)


ICARE.


Je l’ai perdue ! Au fond de la clairière.
Je croyais voir frémir ses ailes de lumière,

Je croyais voir briller ses grands yeux tentateurs !
Nymphes ! L’avez-vous vue ? Errant, sur les hauteurs,
Dans les halliers, la nuit, seul, égaré par l’ombre,
Attiré par ses yeux au rayonnement sombre.
Je l’ai cherchée en vain !


RHODÉIA.


Je l’ai cherchée en vain ! Et tu cherches toujours ?


ICARE, regardant autour de lui.


Je la croyais ici…


RHODÉIA.


Je la croyais ici… Repose-toi ! Tes jours
S’écouleraient heureux si tu le voulais être !


ICARE.


N’avez-vous donc rien vu s’enfuir et disparaître ?


EUCHARIS.


Je n’ai rien vu. L’aurore éblouissait mes yeux.


ICARE.


L’aurore est sans couleur et sans flamme en ces lieux.

Se tournant vers Earina.

Et toi ?


RHODÉIA.


Pourquoi chercher un mirage éphémère ?


EARINA, à Icare.


Je ne sais pas. Les dieux ne voient pas la Chimère.


ICARE, suivant des yeux une vision lointaine.


Il sera plus qu’un dieu, son vainqueur !


RHODÉIA.


Il sera plus qu’un dieu, son vainqueur !Oh ! Ta main
Saigne ! Tu t’es blessé ?


ICARE, voulant s’élancer.


Saigne ! Tu t’es blessé ?Là-bas, sur le chemin,
La vois-tu resplendir, la Bête insaisissable ?
Laisse-moi !


ICARE, le retenant.


Laisse-moi !C’est le jeu du soleil sur le sable !


ICARE.


Oh ! La saisir enfin !


Il disparaît dans la zone de l’ombre. Le bruit de ses pas s’éloigne, étouffé par la mousse. On entend le froissement des branches qu’écartent violemment ses mains, puis tout se tait, et le silence s’emplit de nouveau de l’éternelle mélodie du dieu Pan.


LA VOIX DE PAN.


La forêt tressaille à ma voix.
Mon souffle est l’âme de la Terre.
Je suis la fraîcheur, le mystère,
L’haleine paisible des bois.

Mon chant est l’âme du silence…


Mais tandis qu’Earina et Eucharis, curieuses, suivent encore des yeux Icare qui s’est élancé à travers la broussaille, Rhodéia s’est rapprochée de la statue d’Aphrodite. Câlinement, comme on fait à une personne très chère, elle entoure de ses bras le cou de la déesse, et, se haussant vers elle, lui parle presque à voix basse, avec l’intonation chantante et tendre des enfants qui supplient.


RHODÉIA.


Mon chant est l’âme du silence…Kypris Aphrodita !


LA VOIX DE PAN, au loin.


Mon chant est celui de la sève,
Mon chant est celui de l’été.

Je suis Pan, le désir, le rêve.
L’oubli…


RHODÉIA.


Maîtresse à qui jamais l’Amour ne résista !
Mère des Éros, ne me sois pas cruelle !
Ô toi qui fais sourire ! toi qui fais fleurir,
Regarde ! Je suis jeune, et si blonde, et si belle…
Écoute ! Un cœur de Nymphe est-il fait pour souffrir ?
Je l’aurais tant aimé !… Chaque matin je tresse
Une guirlande fraîche et je viens t’implorer.
Tu ne peux pas vouloir que j’apprenne à pleurer !
toi qu’on dit si douce, exauce-moi. Déesse !


On entend de nouveau bondir le Dieu aux pieds de chèvre. Rhodéia tourne la tête. Le rire moqueur de Pan interrompt la prière de la Nymphe prête à fuir.


LA VOIX DE PAN, très proche.


Mon chant est celui de l’été.
Mon chant est celui de la sève.


Je suis Pan, le désir, le rêve,
L’oubli, l’amour et la gaîté.

Et sur l’herbe fleurie où l’ombre et la lumière
Dansent au bord de l’eau qui murmure et s’épand,
Écoute ! Écoute ! Au fond de la clairière,
Le rire insoucieux de Pan !