Émile-Paul (p. 183-220).

CHAPITRE  HUITIÈME

le voyage à paris et la grande répétition
sous les yeux de simon

Dans ce temps-là, j’eus à parler au général Boulanger. Pour distraire Bérénice, je la décidai à m’accompagner, et j’écrivis à mon ami Simon de nous rejoindre à Paris. Depuis quelque temps, je désirais vivement les rapprocher l’un de l’autre. Quoi de plus piquant que d’essayer, dans une même soirée, ces deux compagnons, que je pourrais nommer les deux meilleurs trapèzes de ma gymnastique morale, les plus belles raquettes qu’ait trouvées mon imagination !

Après l’expérience de Saint-Germain, Simon s’était retiré dans la propriété de ses parents. Depuis huit mois il y vivait en hobereau, s’appliquant à acquérir les tics du chasseur et du propriétaire, se composant, pour tout dire, cette même tête de vieux philippiste anglomane qu’il supportait si impatiemment chez ses voisins. Contradiction qu’il justifiait par le raisonnement suivant : « Moi, disait-il, je me fais hobereau après avoir médité sur les autres vies, et parce que c’est encore de celle-ci que s’accommodent le mieux mon dégoût d’effort et ma pénurie d’argent ; mes parents, au contraire, et mes voisins ne sont dans ces manies que par ignorance de ces curiosités variées dont ils professent tant de dédain. Ce qui résulte chez moi d’une large compréhension, chez eux n’est qu’étroitesse d’esprit. »

Vous avez reconnu là une application rurale de notre axiome essentiel : « Les actes ne sont rien, la méthode qui nous y mène est tout. » Simon avait toujours une excellente philosophie.

Aux champs, elle gâtait ses plaisirs : en ce sens que, même à la chasse, il pensait, et ses idées lui étaient si fort ressassées qu’elles l’écœuraient et que la chasse elle-même lui devint un temps de dégoût. On conçoit que mon invitation lui agréa.

À Paris, la tristesse de ma Bérénice s’accentua au point que cette petite fille devint capricieuse ; la vie d’hôtel a des fatigues excessives pour une jeune femme déshabituée de notre civilisation parisienne sans confortable. Et puis, cette sécheresse, cette hâte des grandes villes, comment ne froisseraient-elles pas des regrets amoureux, auxquels la brume des étangs d’Aigues-Mortes avait été un liniment et un feutrage contre la vie.

Le jour de l’important dîner que je vais raconter, nous avions passé notre après-midi, Bérénice et moi, dans les magasins, où j’aurais voulu lui faire plaisir, mais l’extrême indécision de nos caractères nous laissait l’un et l’autre dans le plus pénible énervement. Le soir tombait, une fin de novembre pleine d’humidité, quand au milieu de Paris, soudain attristé de gaz, nous sortions de chez les couturières ; que de regrets n’emportait-elle pas ? Alors, sous la fatigue et à cause du crépuscule, elle demeurait dans un mutisme qui n’était pas bouderie, mais la souffrance d’un pauvre animal, mêlée de défaillance physique et de regrets obscurs. Petite fille qui se figure s’être tant amusée avec celui qui est mort !

Et moi, j’aurais aimé la prendre doucement dans mes bras et lui dire : « Ne proteste pas contre ton souvenir, aime l’image de celui qui est mort, donne-toi à cette image jusqu’à satiété, pleure et je m’attristerai à ton côté, de regret pour tout ce que je ne puis posséder. Tu es douce, sincère et chagrinée ; je te goûte, petite amie, mais je suis trop maladroit pour caresser ton instinct dont j’ai une si grande curiosité ; parle du moins, parle beaucoup et tu croiras vivre. »


Simon, arrivé dans la journée, nous avait priés à dîner aux Champs-Élysées. L’heure était venue de nous rendre à ce passionnant rendez-vous.

Quand le garçon nous ouvrit le cabinet où Simon nous attendait, ce véritable ami eut son geste sec et nerveux qui est à la fois d’un demi-épileptique et d’un cabotin de névrose, comme le deviennent en quelque mesure tous les analystes ; puis nous prîmes plaisir à rire en nous regardant, car Simon et moi nous nous sommes organisés dans la vie des fêtes très particulières, et le bouquet de tous ces vins bus, évoqué par notre rencontre, nous remplissait, dès ce premier abord, d’une délicieuse ivresse. Cependant, il lançait sur Bérénice un regard d’amateur sympathique, dont la conviction me parut une complaisance délicate de ce vieil idéologue.

Mais déjà, laissant le garçon soumettre le menu à Bérénice, nous rentrions de plain-pied dans notre domaine métaphysique, et Simon avec feu s’informait de l’atmosphère morale que me fait ma spécialité actuelle.

Ces deux minutes nous avaient suffi pour constater que nos sourires, que nous guettions, ont gardé cette lumière qui jadis nous désigna l’un à l’autre.

Simon a véritablement le sens de la géographie des âmes ; il sait dans quelle région intellectuelle je suis situé. Pas un instant il n’a admis que je fisse de l’action, au sens qu’ils opposent à contemplation. Dans la retraite de Saint-Germain, il se le rappelle, nous coupions nos fortes méditations par des parties de raquettes ; de même, je m’accommode, comme d’une détente hygiénique, de faire méthodiquement et sans plus discuter qu’un militaire, ce que la politique comporte de démarches ; mais l’important, c’était de jeter du charbon sous ma sensibilité qui commençait à fonctionner mollement.

— Tu sais, lui dis-je, que ma méthode de culture est de créer des sentimentalités nouvelles pour les projeter sur mon univers qui se fane à l’usage avec une prodigieuse rapidité. J’ai essayé ces temps-ci le contact avec les groupes humains, avec les âmes nationales, et ce que j’en ai tiré, tu le verras, dépasse singulièrement toute prévision. Mais organiser des comités, donner audience, polémiquer, ce sont besognes où je ne mets que la partie de moi-même qui m’est commune avec le reste des hommes. C’est ainsi que j’imagine très bien un Spinosa, un saint Thomas d’Aquin, employés tant d’heures par jour dans un greffe, sans rien y compromettre de ce qui leur est essentiel. De ces conditions inévitables de ma poursuite, je n’emporte que des impressions fort superficielles ; au plus pourraient-elles me fournir des plaisanteries de conversations, si d’ailleurs je ne jugeais oiseux ce genre-là.

— Fort bien, me dit Simon, tu as excellemment posé ton attitude. Mais dis-moi maintenant quelle réaction produit sur ton vrai moi ta nouvelle gymnastique.

À peine lui répondais-je que, sur mes premiers mots, il m’arrêta…

…Un formidable malentendu se révélait entre nous. Ne croyait-il pas que je visitais les hommes importants de la région, grands propriétaires, chefs d’usine, notaires ! Quand je lui eus affirmé que je me souciais du peuple seul, de la masse, il n’en revenait pas.

Il se tourna vers Bérénice pour lui demander son appui.

— Enfin, m’objectait-il avec une fâcheuse âpreté, que les notables soient d’esprit grossier, sans désintéressement, je l’accorde, mais au moins ce sont gens qui se lavent !

Il montrait peu de délicatesse à surprendre ainsi l’appui de Bérénice, qui réellement n’est pas éclairée sur la question, et j’en fus si froissé que je fis devant elle ce que toujours je considérai comme une inconvenance : dès le potage, je m’exprimai en termes abstraits.

Aussi bien n’était-il pas essentiel d’arrêter net Simon, qui parlait presque comme un Charles Martin !

— Tu viens de juger, lui dis-je, avec ce que tu as d’inférieur ; tu as consenti à avoir du peuple une perception sensible, toi, si mal doué (comme moi, d’ailleurs) pour ce qui est des yeux ! Ne sais-tu pas que si tu étais peintre, tu le trouverais pittoresque. Que chacun se construise son univers avec ses moyens ! rentrons dans notre domaine, qui n’est pas le pire ; il nous appartient de juger les choses sub specie æternitatis.

Nous avons la propriété de sentir ce qui est éternel dans les êtres. Ne rougirais-tu pas d’avoir raillé la misère de saint Labre ? Je t’en permets des quolibets de concession mondaine, mais devant toi-même reconnais la magnificence de cet homme qui se renonçait. C’est essentiellement ce que toi et moi appelons un bonhomme propre. Du même point de vue, mais avec un horizon infiniment plus large, discerne quel trésor somptueux est l’âme populaire ?

Elle a le dépôt des vertus du passé, et garde la tradition de la race ; en elle, comme dans un creuset, où tout acte dégage sa part d’immortalité, l’avenir se prépare. Vas-tu la juger sur un peu de poussière et quelque sueur dont la couvre un pareil labeur ?

En m’approchant des simples, j’ai vu comment, sous chacun de mes actes, à l’activité consciente collabore une activité inconsciente, et que celle-ci est la même qu’on voit chez les animaux et chez les plantes ; je lui ai simplement ajouté la réflexion… Tu souris, Simon, du mot simplement… Il te semble que la puissance de notre réflexion est une grande chose ! Petite agitation, en vérité, auprès de l’omniscience et de l’omnipotence que manifeste dans sa lenteur l’inconscient !

Avec le seul secours de l’inconscient, les animaux prospèrent dans la vie et montent en grade, tandis que notre raison, qui perpétuellement s’égare, est par essence incapable de faciliter en rien l’aboutissement de l’être supérieur, que nous sommes en train de devenir et qu’elle ne peut même pas soupçonner. C’est l’instinct, bien supérieur à l’analyse, qui fait l’avenir. C’est lui seul qui domine les parties inexplorées de mon être, lui seul qui me mettra à même de substituer au moi que je parais le moi auquel je m’achemine, les yeux bandés.

…Voilà ce que m’ont enseigné ces hommes grossiers, ces ignorants que tu t’étonnes de me voir fréquenter. Ils sont de sublimes professeurs, bien qu’ils ne se possèdent pas eux-mêmes. Chacun d’eux représente une des étapes de mon âme le long des siècles. Je me suis penché sur eux, comme sur un pays que j’aurais gravi par une nuit sans lune et sans en garder rien que de confuses images.

Comment pouvais-tu croire qu’à ces masses d’une telle fierté créatrice, désintéressées, spontanées, je préférerais la médiocrité des salons, la demi-culture des bacheliers. Je vois bien que tu ne connais pas l’Adversaire ! Pour le mieux, de telles gens peuvent me communiquer des faits, quelques notions parfois exactes ; le peuple me donne une âme, la sienne, la mienne, celle de l’humanité !

J’entends bien l’objection où tu te réfugies :

« Que tu ne sois allé ni au salon, ni à la brasserie, soit ! » me diras-tu. « Mais pourquoi aller au peuple ? Pourquoi ne pas rester parmi les hommes de culture, de haute clairvoyance ? »

Pour tout dire, tu supportes malaisément que je fasse aussi bon marché de notre éducation de Jersey.

Eh ! qu’avais-je appris de ces saints divers, le Benjamin Constant du Palais-Royal, le jeune Sainte-Beuve et quelques autres familiers de notre institution ? J’avais reconnu chez eux, et avec plus de netteté que sur moi-même, quelques-unes de mes particularités. Tel un jeune employé du Louvre, lisant Alfred de Musset, se fait une vue plus claire de l’ardeur, ivresse ou jalousie, qui l’agitèrent le dimanche passé auprès de sa maîtresse. Mais quoi ! ces analystes ne me parlaient que de mes excès, se limitaient à m’éclairer sur les pousses extrêmes de ma sensibilité ; ils m’eussent perdu dans la minutie.

Sans doute, à étudier l’âme lorraine puis le développement de la civilisation vénitienne, je compris quel moment je représentais dans le développement de ma race, je vis que je n’étais qu’un instant d’une longue culture, un geste entre mille gestes d’une force qui m’a précédé et qui me survivra. Mais la Lorraine et Venise m’enfermaient encore dans des groupes, ne me laissaient pas sortir de ma famille, pourrais-je dire. Seules, les masses m’ont fait toucher les assises de l’humanité.

Je n’avais pas su dans l’étude de mon moi pénétrer plus loin que mes qualités ; le peuple m’a révélé la substance humaine, et mieux que cela, l’énergie créatrice, la sève du monde, l’inconscient.

Toutefois, j’aurais pu parler dans les comités, dans les réunions, suffire à toute l’activité d’un politicien, sans rien soupçonner de ces forces spontanées et secrètes. Mes sens furent affinés dans l’atmosphère de Bérénice.

Ah ! mon cher Simon, que ne sommes-nous dans le triste jardin de Rosemonde ! Comme certains soirs d’automne, mieux qu’aucun soir, exaspèrent la senteur des tilleuls, ce décor qui ne laisse subsister que des idées graves met en valeur les vertus de Bérénice, mieux qu’aucun lieu du monde. Parfois, par un simple geste, cette jeune femme me découvre, sur la vie profonde et le sentiment des masses, des aperçus plus sérieux que n’en mentionnent les enquêtes des spécialistes, les programmes des politiciens et les vœux des réunions publiques.

Viens à Aigues-Mortes, dans son étroit jardin qui ne voit pas la mer. Les murailles closes, cette tour Constance qui n’a plus qu’à garder ses souvenirs, cette plaine féconde seulement en rêves mettent ma Bérénice dans sa vraie lumière, — comme l’oiseau du Paradis n’est vraiment le plus beau des oiseaux que sur les branches suintant de chaleur des mornes forêts du Brésil. Et ses animaux eux-mêmes, de qui son chagrin se plaît à égayer les humbles vies, s’accordent avec elle, avec ces landes, avec ces dures archéologies, et tous se donnent un sens dont je me suis nourri.

Ah ! Simon, si tu étais là et que tu visses Bérénice, ses canards et son âne échangeant, celle-là, des mots sans suite, ceux-ci, des cris désordonnés d’enfants et ce dernier, de longs braiements, témoignant chacun d’un violent effort pour se créer un langage commun et se prouvant leurs sympathies par tous les frissons caressants de leurs corps, tu serais touché jusqu’aux larmes. Isolées dans l’immense obscurité que leur est la vie, ces petites choses s’efforcent hors de leur défiance héréditaire. Un désir les porte de créer entre eux tous une harmonie plus haute que n’est aucun de leurs individus.

Viens à Aigues-Mortes et tu découvriras entre ce paysage, ces animaux et ma Bérénice des points de contact, une part commune. Il t’apparaîtra qu’avec des formes si variées, ils sont tous en quelque façon des frères, des réceptables qui mourront de l’âme éternelle du monde. Âme secrète en eux et pourtant de grande action. Je me suis mis à leur école, car j’ai reconnu que cet effort dans lequel tous ces êtres s’accordent avec des mœurs si opposées, c’est cette poursuite même, mon cher Simon, dont nous nous enorgueillissons, poursuite vers quelque chose qui n’existe pas encore. Ils tendent comme nous à la perfection.

Ainsi, ce que j’ai découvert dans le misérable jardin d’une petite fille, ce sont les assises profondes de l’univers, le désir qui nous anime tous !

Ces canards, mystères dédaignés, qui naviguent tout le jour sur les petits étangs et venaient me presser affectueusement à l’heure des repas, et cet âne, mystère douloureux qui me jetait son cri délirant à la face, puis, s’arrêtant net, contemplait le paysage avec les plus beaux yeux des grandes amoureuses, et cet autre mystère mélancolique, Bérénice, qu’ils entourent, expriment une angoisse, une tristesse sans borne vers un état de bonheur dont ils se composent une imagination bien confuse, qu’ils placent parfois dans le passé, faisant de leur désir un regret, mais qui est en réalité le degré supérieur au leur dans l’échelle des êtres. C’est la même excitation qui nous poussait, toi et moi, Simon, à passer d’une perception à une autre. Oui, cette force qui s’agite en nos veines, ce moi absolu qui tend à sourdre dans le moi déplorable que je suis, cette inquiétude perpétuelle qui est la condition de notre perpétuel devenir, ils la connaissent comme nous, les humbles compagnons que promène Bérénice sur la lande. En chacun est un être supérieur qui veut se réaliser.

La tristesse de tous ces êtres privés de la beauté qu’ils désirent, et aussi leur courage à la poursuivre les parent d’un charme qui fait de cette terre étroite la plus féconde chapelle de méditation.

Dans cette campagne dénudée d’Aigues-Mortes, dans cette région de sel, de sable et d’eau, où la nature moins abondante qu’ailleurs, semble se prêter plus complaisamment à l’observation, comme un prestidigitateur qui décompose lentement ses exercices et simplifie ses trucs pour qu’on les comprenne, cette petite fille toute d’instinct, ces animaux très encouragés à se faire connaître, m’ont révélé le grand ressort du monde, son secret.

Combien la beauté particulière de cette contrée nous offrait les conditions d’un parfait laboratoire, il semble que tous parfois nous le reconnaissions, car il y avait des heures, au lent coucher du soleil sur ces étangs, que les bêtes, Bérénice et moi, derrière les glaces de notre villa, étions remplis d’une silencieuse mélancolie…

Mélancolie ou plutôt stupeur ! devant cet abîme de l’inconscient qui s’ouvrait à l’infini devant moi.

En attendant que tu fasses le voyage, regarde donc, ma chère Bérénice, sa grâce, sa douceur. Les femmes adoucissent notre âpreté nerveuse, notre individualisme excessif ; elles nous font rentrer dans la race. Le fâcheux est que trop souvent nous négligeons d’utiliser pour notre culture morale l’émotion qu’elles répandent dans nos veines. Mais je t’en prie, observe Bérénice, cette petite chose, cette curieuse construction. En voilà une qui sait utiliser la sève de l’humanité. L’as-tu examinée à la loupe ? Quel effort ! Certes elle ne se connaît guère. Et comment se posséderait-elle ? Elle ne se regarde même pas. C’est une enfant aveugle, emportée par les forces secrètes de son âme. Interroge-la donc. Elle ne te parlera que de M. de Transe ; elle croit regretter le passé ; simplement dans un effort douloureux elle enfante quelque chose qui sera mieux qu’elle. Par cette tension que lui donnent son chagrin et son regret sans réalité, elle atteint un objet qu’elle n’a pas visé. Ah ! c’est bien elle, la chère petite fille, qui m’a aidé à comprendre la méthode créatrice des masses, de l’homme spontané !

Alors pour achever de convaincre Simon, je me retourne vers Bérénice et je lui rappelle nos bonnes soirées d’Aigues-Mortes, où si souvent je la pressai qu’elle me parlât avec une intimité plus tendre de M. de Transe, que j’aime en elle et n’ai pas connu.

Les deux syllabes de ce nom qui déchire son âme et qu’elle répète avec un indicible chagrin de petite bête malade retentissent profondément dans son cœur, d’autant que ce long débat, ces fortes critiques l’ont accablée. Son œil absent et ses bâillements me le disent. Son esprit est ailleurs. Il vague là-bas où elle se figure avoir eu l’âme satisfaite, Pour ramener Bérénice auprès de nous, je lui fis un éloge exalté de François de Transe. J’en vins même à lui reprocher avec une réelle amertume, ce qu’elle m’avait avoué un jour, par mégarde, au détour d’une histoire : d’avoir voulu le quitter. Et ses nerfs étaient montés au point qu’elle se prit à pleurer.

Visiblement, Simon avait compris les raisons de mon profond intérêt pour les masses et en quoi Bérénice m’est un sujet excellent pour m’édifier sur la psychologie de l’humanité se développant sans le consentement de l’âme individuelle. Je déclarai donc la séance close ; toutefois, désireux de méditer encore avec Simon, je m’autorisai de l’abattement que faisait voir Bérénice pour la mettre en voiture.

Nous allumâmes nos cigares.

— Hein, dis-je à Simon, la vie a-t-elle des dessous assez abondants ? Tu vois comme j’ai déshabillé devant toi Bérénice. Cela t’a fait le même effet de pitié et d’âpre curiosité que si on avait écrasé sous tes yeux la patte d’un chien. Eh bien ! la misère universelle de l’humanité s’épuisant vers le mieux retentit en moi de cette façon-là.

Comprends-tu, ajoutai-je, car j’étais plein de mon sujet, combien je suis heureux de dévêtir auprès d’elle mon personnage habituel d’indifférence et d’impertinence pour être irréfléchi. Si tu savais combien j’aime les naïfs, ceux qui me disent des choses dont j’aurais soin de rire s’il fallait les énoncer moi-même. As-tu jamais soupçonné que ma sécheresse n’était que du dégoût pour le manque de désintéressement que je vois partout et pour la frivolité. Mais ceux qui ne raillent jamais, les gobeurs, si tu savais comme je les aime, ceux-là ! Si tu savais comme je me sens le frère des petites filles qui, avec une grande fortune, de beaux cheveux et connaissant déjà le monde, entrent au couvent. Bérénice, tiens, en réalité, je m’agenouille devant sa simplicité.

— Eh ! me dit-il, elle est un peu maigre !

— Simon ! lui répondis-je avec vivacité, chaque jour un écart plus grand se fait entre nous. Parfois je me demande si jamais, d’un sentiment sincère, tu as aimé la souffrance.

— Tu as de la chance, me répliqua-t-il, tu es tout à fait dans le ton pour goûter Saint-Trophime.

À cette réflexion très juste sur mon état d’esprit, je vis bien que Simon comprenait encore ce qu’est la vie intérieure, mais il ne croit plus qu’aux satisfactions tangibles. Pour ce qui est des variétés de l’idéalisme, il ne sympathise plus, il classe. C’est là que j’avais été sur le point d’en arriver, quand mon cœur n’avait pas d’autre maître que moi-même. Je l’ai prêté à cette petite mendiante d’affection pour qu’elle me le rafraîchît entre ses mains.


À la campagne, Simon avait pris l’habitude de faire un tour après son repas, quel que fût le temps (j’ai déjà indiqué sa tendance à la congestion) ; moi-même j’étais très échauffé par ma démonstration ; nous décidâmes de regagner à pied notre hôtel. Il m’accompagna jusqu’à la chambre de Bérénice, de qui je tenais à prendre des nouvelles avant de me coucher. Là, nous échangeâmes encore quelques mots.

— Enfin, disais-je à Simon, près de la porte entre-bâillée, si j’en croyais le témoignage de mes sens, elle m’aimerait, car elle est prête à se donner à moi ; or je sais qu’il n’en est rien.

Tout d’abord, il ne me comprit guère, puis :

— Chut ! me dit-il en se frottant les yeux, parle plus bas, tu blesserais sa délicatesse.

— Pas de subterfuge, m’écriai-je ; avoue qu’en réalité tu n’as jamais aimé que Spencer : tu fais prédominer le rationalisme… Peut-être vas-tu historiquement jusqu’à regretter que la France n’ait pas accepté le protestantisme…

Il me déclara qu’il se sentait réellement fatigué.

— Simon, lui dis-je avec amertume, je croyais que j’aurais plus de plaisir à te revoir.


J’entrai chez Bérénice et je trouvai la lampe encore allumée. Comment m’allait-elle recevoir ? Ah ! cette tristesse de s’endormir près d’une lampe qui semble attendre ! À côté d’elle étaient des biscuits et une bouteille de bourgogne vidée. Cela me fit sourire : cette enfant adorait le bon vin après les émotions ; ai-je tort de la tenir pour une incarnation de l’âme populaire ? Elle ouvrit les yeux avec un joli sourire d’animal reposé ; il semblait qu’elle eût laissé toute sa bouderie dans son sommeil et qu’elle s’éveillât à une vie nouvelle. Alors nous nous mîmes à bavarder, et par une pente irrésistible, la conversation revint sur celui que nous aimons, sur M. de Transe. Aussitôt toute ma sensibilité s’intéressait à la conversation, mais elle, cette fois, parlait de lui avec joie, riait des bons tours qu’ils avaient faits ensemble.


Ah ! qu’elle jouisse du bonheur dans la mort, l’aïeule qui t’a fait la naïveté de tes yeux et t’a mis au cœur tant de gravité !