Librairie Hachette et Cie (p. 113-119).

CHAPITRE VI

LA FAMILLE — LA SOCIÉTÉ

I

Les enfants. — Les jouets. — La fête des poupées. — Les changements de noms. — Les registres de l’état civil.

Il y a peu de pays au monde où l’on voie autant d’enfants qu’au Japon. La première chose qui frappe le voyageur le jour de son débarquement à Yokohama, c’est le nombre prodigieux des petits Japonais qu’il aperçoit de tous les côtés. « Toutes les femmes que je rencontre, dit M. Guimet, vieilles, jeunes femmes ou jeunes filles, portent un enfant sur le dos ; je vois même d’autres bambins portés de la sorte par des enfants presque aussi petits que les bébés qu’ils ont sur le dos. » Tous les voyageurs sont d’accord pour vanter la grâce et la gentillesse de ces petits êtres. Ce qui contribue beaucoup à les rendre charmants, c’est qu’ils sont singulièrement heureux. Le Japon est, au dire de tous ceux qui l’ont visité, le véritable paradis des enfants.

Dans notre civilisation européenne, où la vie est difficile, les hommes sont accablés de travail et de soucis. Les uns ont à gagner un avancement nécessaire, les autres à faire honneur chaque fin de mois à de lourdes échéances : les ouvriers passent toute leur journée loin de leur famille, dans les ateliers auprès des grandes machines qu’ils conduisent.
Aussi quand nous rentrons au logis après de longues heures d’un pénible travail intellectuel ou manuel, nous sommes souvent préoccupés et soucieux, nous embrassons nos enfants, mais nous ne savons plus jouer avec eux, et souvent leur bruyante gaieté nous fatigue ou nous irrite. Les enfants des classes ouvrières ont à peine le temps d’être enfants : dès qu’ils sont assez grands pour gagner quelques sous, la nécessité du pain quotidien s’impose à eux, et les voilà qui travaillent comme de petits hommes. Les Japonais, qui ne connaissent pas encore notre existence dévorante, ont du loisir ; ils gagnent peu d’argent, mais la vie n’est pas chère dans leur pays ; ils n’ont pas de besoins de luxe et leurs femmes ne portent ni bijoux ni dentelles ; ils ont le temps de vivre et de se reposer l’esprit et le corps. Exempts des soucis qui nous vieillissent avant l’âge et qui assombrissent notre existence, ils restent toujours un peu enfants eux-mêmes ; aussi jouent-ils de bon coeur avec leurs enfants ; ils s’amusent pour leur propre compte des jeux qu’ils leur apprennent. Les enfants, généralement aussi peu vêtus que nos premiers parents avant la tentation, n’ont pas peur de détériorer leurs habits et d’être grondés pour les avoir salis ou déchirés ; comme il n’y a pas de voitures dans leur pays, on ne craint pas qu’ils se fassent écraser, et on leur laisse sans inconvénient une liberté d’aller et de courir qui aurait dans nos pays les plus funestes résultats. Enfin, ils jouissent en général, à ce qu’il est permis de supposer, d’une santé excellente, et leur dentition se fait facilement, car plusieurs voyageurs constatent qu’au milieu de cette nuée d’enfants de tous les âges et de toutes les tailles, il est infiniment rare d’en entendre un seul pousser des cris de colère ou de douleur.

On invente et l’on fabrique pour les divertir une foule de jouets singulièrement ingénieux. La plupart de ceux que décrivent les voyageurs ont été depuis quelques années importés chez nous, et ils ont obtenu beaucoup de succès. Tous les


MASQUES JAPONAIS.

Parisiens connaissent les tortues qui remuent les pattes et la tête, les poupées qui se mettent un masque sur la figure quand on tire une ficelle, les petits ménages en terre coloriée, les figurines en terre cuite vernissée, représentant des chats, des chiens ou des lapins, les feux d’artifice de salon, composés de petits brins de jonc, longs de sept à huit centimètres et enduits à une de leurs extrémités d’une composition qui, une fois allumée, brûle lentement en lançant des gerbes d’étincelles.

Les cerfs-volants, faits d’une façon un peu différente des nôtres, sont taillés et peints de façon à représenter des oiseaux bizarres, des monstres fantastiques. Les pères et mêmes les grands-pères s’amusent autant que les bambins à faire voler jusque dans les nuages ces machines ingénieuses et comiques. M. de Hubner déclare que les boutiques de joujoux de Yedo font son admiration. « On se demande, dit-il, comment il est possible de dépenser tant d’esprit d’invention, de goût, de savoir pour amuser des enfants incapables d’apprécier ces petits chefs-d’œuvre. La réponse est fort simple : c’est que dans ce pays tout le monde charme ses loisirs en jouant comme des enfants. »

M. Humbert parle d’une fête dont nous n’avons pas l’analogue en France : c’est la fête des poupées, qui se célèbre (tout au moins à Nagasaki) le troisième jour du troisième mois de chaque année. En ce jour, consacré à la jeunesse féminine, les mamans ornent de branches de pêcher en fleur la chambre de parade de leur maison, et elles y exposent les poupées données à leurs petites filles. Ce sont de jolies figurines élégamment costumées représentant le mikado, la kisaki (l’impératrice) et d’autres grands personnages. On leur prépare un repas complet ; ce sont les fillettes elles-mêmes que ce soin regarde, quand elles sont assez grandes et assez habiles pour s’en acquitter, et le soir toute la famille mange gaiement avec quelques amis le festin servi aux poupées.


LA FÊTE DES POUPÉES.

Les Japonais excellent à fabriquer des masques très plaisants et très expressifs, les uns en carton, les autres en bois laqué. On voit aujourd’hui beaucoup de ces figures grotesques à Paris chez les marchands de japonaiseries (si l’on nous permet de créer ce nouveau mot, qui nous est maintenant plus nécessaire que celui de chinoiseries). Les uns représentent des figures d’hommes, les autres des têtes d’animaux ; mais tous sont remarquables par l’expression qu’on a su leur donner. Les masques qui se fabriquent en grand nombre semblent faits surtout pour amuser les enfants, car les voyageurs n’ont rien vu au Japon qui ressemble à nos bals masqués ou à notre carnaval.

Le trentième jour après la naissance d’un enfant, ses parents le portent au temple du dieu de leur religion. Le père a choisi trois noms et les a inscrits d’avance sur un billet qu’il remet au bonze de service. Celui-ci les copie sur trois feuilles différentes qu’il agite en invoquant le dieu, puis il les jette en l’air, et le nom inscrit sur le papier qui tombe le premier à terre est celui qu’on donne au nouveau-né : c’est le ciel lui-même qui l’a désigné. L’enfant le garde jusqu’à quinze ans, c’est-à-dire jusqu’à l’époque de sa majorité. Il est alors regardé comme un homme fait, et on lui donne un second nom. S’il se marie, s’il obtient quelque fonction publique, si on lui confère une nouvelle dignité, chacun de ces événements est pour lui l’occasion d’un nouveau changement de nom. Enfin, après sa mort, on lui en donne un dernier qu’on grave sur son tombeau, sous lequel le désigneront désormais ses parents et ses descendants, et sous lequel il sera connu dans l’histoire, si l’histoire doit un jour s’occuper de lui. C’est ainsi que nous avons vu le betto Faxiba devenir de son vivant l’empereur Fidé Yosi, et après sa mort l’empereur Taïko Sama ; c’est ainsi que les lois édictées par son successeur Iyeyas sont connues sous le nom de lois de Gongen Sama. Cette multiplicité de noms attribués tour à tour au même personnage doit rendre singulièrement difficile l’étude de l’histoire du Japon.

Les bonzes inscrivent sur des livres tous les enfants auxquels ils ont ainsi donné leur premier nom. Ces livres, qui constituent les registres de l’ état civil, sont, dit-on, tenus d’une façon très régulière. Les officiers de police ont le droit de les consulter chaque fois qu’ils en ont besoin ; il faut qu’ils soient fort habiles pour retrouver à travers toutes ces dénominations diverses l’individu qu’ils recherchent.