Librairie Hachette et Cie (p. 154-165).

III

La langue et l’alphabet. — Les écoles des nobles et celles du peuple. — La littérature savante et la littérature populaire. — Une langue rebelle. — Les jeunes Japonais et les langues européennes. — Enseignement supérieur. — Ecoles du gouvernement. — Manufactures impériales.

La Chine, qui a été la grande éducatrice des Japonais, ne leur a pas seulement donné le bouddhisme et l’art de fabriquer la porcelaine ; par malheur pour eux, c’est encore elle qui leur a appris à écrire, on pourrait presque dire à parler.

La langue japonaise, au moins la langue nationale, la langue populaire, diffère presque autant du chinois que de nos langues européennes. Mais lorsque le Japon entra en rapport avec la Chine, l’empire du Soleil levant était encore à peine civilisé, tandis qu’en Chine les lettres, les arts et la plupart des industries avaient atteint un grand développement. Ce fut dans des livres chinois que les Japonais, qui ne connaissaient pas encore l’écriture, apprirent à lire et à penser ; ce fut par eux qu’ils connurent les sciences et les arts ; ce fut à leur école qu’ils apprirent à raisonner ; tout naturellement une foule de mots chinois pénétrèrent dans la langue japonaise. La langue chinoise elle-même imposa ses formes et ses allures en même temps qu’une grande partie de ses mots à la littérature japonaise, au moins à la poésie, à l’histoire et à toutes les branches les plus hautes de cette littérature.

L’écriture chinoise est d’une effroyable complication. Au lieu de décomposer leurs mots en lettres et de représenter chaque lettre par un signe, comme dans toutes nos langues européennes, les Chinois ont une masse énorme de signes dont chacun représente un seul mot ; il leur faut pour écrire des milliers de caractères, en sorte qu’ils doivent consacrer les meilleures années de leur jeunesse à apprendre à lire et à écrire. Au Japon on a paré en partie aux inconvénients de ce système par la création d’un alphabet vulgaire qui, bien qu’employant des caractères chinois, leur donne à peu près la même valeur et le même rôle qu’aux lettres de notre alphabet ; mais la langue courante peut seule s’écrire avec ces caractères, tandis que l’écrivain qui s’occupe de littérature, de philosophie, de science, est sans cesse obligé de revenir au système chinois.

De là deux sortes d’instruction.

Jusqu’à ces dernières années il y avait des écoles supérieures répondant à peu près à nos lycées, où n’étaient admis que les fils des samouraïs. Celles de Kioto et de Yédo étaient tout particulièrement célèbres. Dans la première on enseignait surtout la théologie, la morale et la culture du pur langage japonais ; dans la seconde, la langue, la grammaire et l’écriture chinoises, ainsi que les classiques de la Chine. Chaque chef-lieu de province avait aussi son collège. Le chinois était pour les Japonais ce que le grec et le latin sont pour les Européens. Seulement le grec et le latin sont relativement faciles à apprendre, et en étudiant ces deux langues employées par les grands écrivains de l’antiquité qui ont été les précepteurs de toute notre société occidentale, nous faisons une sorte de gymnastique intellectuelle qui nous prépare directement à des études plus ardues, tandis que le chinois se prête peu aux abstractions des sciences.

Les écoliers japonais avaient à exercer beaucoup plus leur mémoire que leur raison : il leur fallait d’abord apprendre les caractères de l’écriture chinoise, au nombre de plus de deux mille, s’exercer à les distinguer les uns des autres, à se rappeler le son que représentait chacun d’eux et à les retracer avec un pinceau ; car ce n’est pas avec des plumes, mais avec des pinceaux qu’on écrit, au Japon comme en Chine. Ce n’était certes pas là une petite besogne. Tout en leur apprenant à lire et à écrire, on leur remplissait la tête des préceptes de Confucius, de la liste complète des souverains chinois et japonais, des beaux traits de la vie des hommes célèbres des deux pays. On leur enseignait aussi à compter à l’aide du saroban (abaque ou boulier), sorte de cadre de bois muni de plusieurs rangées de tringles de métal sur lesquelles se meuvent des boules. Cet instrument sert aux Japonais pour faire une foule de calculs, et je ne sais plus quel voyageur prétend qu’un bourgeois de Yédo ne se hasarderait pas à dire que deux et deux font quatre sans avoir au préalable promené sur leurs tringles les petites boules de son saroban.

D’après un Américain qui a été plusieurs années


UNE ÉCOLE JAPONAISE.

professeur dans une de ces écoles, les jeunes gens en sortaient habiles calligraphes, écoliers obéissants, fils respectueux, sujets disciplinés, adorateurs de l’antiquité, sectateurs de la morale saine mais inanimée de Confucius, polis, formalistes, disciplinés et éminemment faciles à gouverner ; mais en même temps l’inertie dans laquelle on avait laissé leur intelligence naturellement vive, les sentiments de convention sous lesquels on avait refoulé leurs sentiments personnels, et surtout l’absence de toute pensée religieuse, et l’habitude de prendre le respect humain comme unique règle de conduite, tout cela contribuait à les maintenir, longtemps après leur sortie de l’école, à l’état de grands enfants, incapables de se diriger tout seuls, et, comme on dit, de voler de leurs propres ailes.

Dans les écoles où l’on donnait aux enfants des classes bourgeoises et populaires une éducation infiniment plus élémentaire, les choses allaient plus aisément. Au lieu de deux ou trois mille caractères, les écoliers n’avaient à en apprendre qu’une cinquantaine. C’est peut-être un peu plus difficile que les vingt-quatre lettres de notre alphabet, pas beaucoup plus pourtant.

M. Bousquet a vu fonctionner ces écoles primaires par lesquelles passent à peu près tous les enfants du pays, en exceptant seulement ceux des nobles, élèves dans les universités dont nous venons de parler, et ceux des fiches bourgeois, confiés aux soins de précepteurs particuliers.

« Que de fois, dit-il, en traversant un hameau de montagnes habité par des chasseurs et des bûcherons, ou un village de sériciculteurs[1], j’ai entendu le bourdonnement monotone de ces petites ruches où une douzaine d’enfants, garçons et filles, récitent à tue-tête l’irofa — l’alphabet vulgaire — ou s’exercent à en retracer les quarante-sept caractères ! Chacun a devant lui une petite table haute d’un pied, longue de trois, pas mal barbouillée d’encre de Chine ; un encrier où il ta délaye ; des pinceaux et un rouleau de papier ; on en use beaucoup, et pour l’économiser, quand la page est noire, on la fait sécher, et sur cette surface mate on recommence à tracer des caractères qui se distinguent encore suffisamment. La grande joie de ces écoliers, quand passe un étranger, c’est de lui faire écrire son nom en sa langue et de dessiner ensuite les lettres par centaines d’exemplaires. En sortant de ces écoles, un bambin sait lire et écrire le kata-kana[2], compter sur le saroban, sorte d’abaque qui fait tout seul les quatre règles, et comprend couramment les livres populaires écrits dans la langue facile de la conversation. »

Cette division profonde entre les deux systèmes d’écriture et d’éducation a produit une division tout aussi profonde dans la littérature.

Les livres destinés aux hommes qui ont reçu l’éducation supérieure sont absolument inintelligibles pour ceux qui s’en sont tenus à l’instruction primaire. Ceux-ci non seulement ne peuvent pas les comprendre, mais ne peuvent pas même les lire. Un volume imprimé en grec est moins inabordable pour un élève de nos écoles primaires qu’un livre japonais de poésie ou de philosophie, imprimé en véritables caractères chinois et composé dans une langue où le chinois tient une grande place, ne l’est pour un Japonais qui n’a pas fait de longues études.

La haute littérature japonaise est, au dire du petit nombre d’Européens qui ont pu pénétrer plus ou moins profondément ses mystères, sèche, aride et pédante. Les livres en langue vulgaire sont au contraire assez intéressants. Les romans, destinés surtout aux femmes, appartiennent à ce dernier genre. Ce sont des histoires longues et compliquées où l’on cherche à amuser le lecteur par une succession rapide d’événements bizarres, beaucoup plus qu’à le charmer par l’analyse des caractères et l’étude des passions. Les livres où les images tiennent une grande place et les recueils où elles tiennent à peu près toute la place, sont très nombreux et très curieux pour nous autres Européens.

Les Japonais n’ont pas les mêmes procédés que nous pour imprimer des gravures, mais par leurs procédés ils arrivent à des résultats déjà satisfaisants. Beaucoup de nos lecteurs ont certainement pu s’en convaincre par eux-mêmes en feuilletant ou en dépliant ces albums japonais qu’on trouve maintenant en grande abondance et à très bon marché dans certains magasins de Paris.

L’instruction primaire est tellement répandue au Japon, qu’en dehors de quelques êtres disgraciés de la nature il n’y a pour ainsi dire pas, dans le Niphon, un seul sujet du mikado, homme ou femme, qui ne sache lire couramment, écrire et compter. Nul pays en Europe ne peut à cet égard soutenir la comparaison avec le Japon. Par malheur, cette instruction élémentaire est insuffisante, puisqu’elle ne met pas ceux qui la possèdent à même d’acquérir ensuite tout seuls, comme cela arrive si souvent chez nous, les connaissances d’un degré plus élevé dont ils viennent à sentir plus tard le besoin.

Les élèves des écoles supérieures eux-mêmes trouvent la science qu’ils y ont péniblement acquise bien insuffisante, quand ils veulent aujourd’hui s’initier à nos lettres et à nos sciences. La langue elle-même est rebelle et ne se prête pas à rendre nos idées abstraites. Elle peut servir sans trop de peine pour exposer ce qui concerne notre industrie et nos arts industriels ; mais quant à faire en japonais des leçons de droit, de politique, ou d’économie politique, c’est, paraît-il, chose absolument impossible. Aussi les jeunes Japonais qu’on veut maintenant instruire à l’européenne — et ils deviennent de plus en plus nombreux — doivent-ils commencer par apprendre l’anglais ou le français. Nous devons ajouter que par malheur c’est la langue de nos voisins qu’ils étudient en général de préférence à la nôtre, et cela pour plusieurs raisons. D’abord l’anglais, qui est parlé à la fois par les habitants des Iles Britanniques et par ceux des États-Unis d’Amérique, met les hommes de l’extrême Orient qui l’étudient en rapport avec deux grandes nations ; en outre, les Anglais, en gens pratiques, ont écrit et imprimé dans leur langue un nombre immense de petits traités élémentaires, où les Japonais qui veulent s’instruire dans les sciences de la civilisation occidentale trouvent tout ce dont ils ont besoin, tandis que les Français n’ont rien su faire de pareil ; notre langue qui, grâce aux officiers français appelés au Japon pour instruire l’armée, est devenue dans les troupes du mikado la langue du commandement, ne sert pas à grand’chose à ceux des Japonais qui ne se destinent pas à la carrière dés armés.

Nous n’avons parlé jusqu’ici que d’établissements d’instruction publique correspondant à nos écoles primaires et à nos lycées. Depuis que le Japon cherche à s’initier aux sciences européennes, des établissements d’un genre plus élevé sont devenus nécessaires, et ils s’organisent un, à un sans plan, sans méthode, un peu au hasard, à mesure que les besoins se font plus vivement sentir.

Avant la révolution de 1868, il s’était fondé à Nagasaki une école de médecine, qu’on a plus tard transportée à Yédo. Les premiers professeurs y furent tout naturellement des Hollandais, puisque la Hollande avait à peu près seule alors un pied au Japon ; mais, depuis cette époque, les Allemands ont pris leur place : sur dix-neuf professeurs on comptait, il y a trois ans, onze Japonais et huit Allemands. Les cours étaient suivis par 242 élèves. Avant la création de cette école, la médecine japonaise n’était qu’un recueil de recettes de bonne femme. Il n’y a pas longtemps qu’on a fait au Japon la première dissection ; jusque-là les médecins n’ avaient pas la moindre idée de la structure et de la nature intime des organes du corps humain qu’ils prétendaient guérir.

L’école de droit récemment fondée n’avait encore, du temps de M. Bousquet, que vingt étudiants, qui suivaient les cours de deux professeurs français ; huit Japonais destinés à venir y professer avaient été envoyés en France pour y étudier la science qu’ils auraient bientôt à enseigner à leurs compatriotes. Les cours de cette école comprennent le droit naturel, le droit civil et commercial comparé, les éléments du droit pénal et l’organisation administrative.

Les Allemands ne professent pas seulement à l’école de médecine de Yédo, ils sont aussi chargés des cours de l’école des mines, qui comptait, il y a trois ou quatre ans, une trentaine d’élèves. Les Anglais sont chargés de la direction et de l’enseignement de l’école supérieure la plus suivie, car elle compte déjà au moins trois cents élèves. C’est un établissement qui répond à peu près à notre École centrale. Il n’y a pas moins de onze maîtres, tous Anglais, sans compter un certain nombre d’instructeurs pratiques. Le cours complet des études comprend six années, dont deux sont employées à des travaux pratiques poursuivis dans des ateliers attenant à l’école. Les cours théoriques embrassent les mathématiques élémentaires et spéciales, la physique, la chimie, la mécanique, la topographie, la minéralogie, la géologie, la métallurgie. Le programme est bien vaste pour les élèves, et, selon M. Bousquet, pour les professeurs eux-mêmes, car ils sont en trop petit nombre pour suffire à des cours si nombreux et si divers. Aucun établissement n’est plus indispensable dans un pays où, au point de vue de la grande industrie, tout est encore à créer.

La plupart des cours de toutes les écoles supérieures sont très suivis ; les jeunes Japonais s’appliquent avec ardeur à ces études toutes nouvelles pour eux, et en tirent un profit incontestable. Mais c’est surtout dans la réforme de l’enseignement militaire que les progrès ont été rapides et brillants. Les Japonais étaient braves mais indisciplinés. De plus, par leur armement, comme nous l’avons dit plus haut, ils ressemblaient infiniment plus aux troupes européennes du xive et du xve siècles qu’à celles du xixe. Cependant, en quelques années, la révolution la plus profonde et la plus complète a été opérée : uniformes, armes, tactique, tout a été renouvelé ; les soldats du mikado, tout en gardant leur ancienne bravoure, se sont admirablement pliés aux règles de l’art militaire moderne, aux exigences d’un armement compliqué et au joug de la discipline. Ils manœuvrent aujourd’hui avec une précision qui fait l’étonnement de leurs instructeurs eux-mêmes. Nous sommes fiers d’ajouter que ces instructeurs sont des Français.

En 1867 une première mission française avait préparé la nouvelle organisation de l’armée. Les événements politiques interrompirent ses travaux. En 1872 une nouvelle mission reprit l’œuvre interrompue. Quinze officiers français et onze sous-officiers ont suffi pour donner aux troupes l’instruction pratique sur le terrain, aux officiers et aux sous-officiers indigènes l’enseignement théorique.

Une école militaire semblable à notre école de Saint-Cyr a été élevée d’après les plans d’un officier français : deux autres officiers français assistent de leurs conseils le haut fonctionnaire japonais qui la dirige. Les élèves y sont admis, comme à Saint-Cyr, à la suite d’un concours. Au bout des deux années qu’y durent les études, ils en sortent avec le grade de sous-lieutenant. Ils y sont au nombre de trois cents. Soixante-cinq professeurs indigènes, huit Français (cinq officiers et trois sous-officiers) y donnent l’enseignement théorique et pratique. Reste à savoir si cette armée si bien organisée trouverait au jour du danger des chefs capables de la bien diriger ; une armée est un instrument qui ne sert à rien en des mains malhabiles.

Ce qui explique le succès rapide et complet obtenu par nos instructeurs, c’est que les Japonais semblent avoir au moins autant que nous le goût ou plutôt la passion des choses militaires. Ils courent comme nous avec un empressement extrême au spectacle des grandes manœuvres ; une revue est, au Japon comme en France, la plus populaire de toutes les fêtes.

C’est encore dans les pages consacrées à l’enseignement donné par des Européens aux Japonais que nous devons mentionner les grandes manufactures créées dans ces dernières années par le gouvernement de Yédo.

Les ministres du dernier taïcoun étaient déjà entrés dans cette voie, car ce sont eux qui ont appelé des ingénieurs français et anglais pour fonder un arsenal maritime dans le voisinage de la capitale. C’est un Français qui fut chargé des constructions navales.

Le mikado suivit l’exemple que lui avait donné le taïcoun et confia aux todjin le soin d’organiser chez lui une foule de grands établissements plus ou moins complètement modelés sur ceux du même genre qui existent dans les divers pays de l’Europe. Un Français a élevé et dirige, ou du moins dirigeait encore il y a peu de temps, une filature modèle, établie pour le compte du gouvernement japonais au milieu de l’une des provinces qui produit la soie la plus belle et la plus célèbre de tout le pays. Cette manufacture, dont les bâtiments couvrent un espace de plus de huit mille mètres, n’emploie pas moins de cinq cents ouvrières, dirigées par des gouvernantes, les unes indigènes et les autres européennes.

L’hôtel des monnaies, à Osaka, est également un établissement tout neuf, bâti sur les plans fournis par des Européens pour appliquer les procédés employés dans les monnaies des grands États de l’Europe, ou plutôt de l’Angleterre, car la construction et la direction en ont été confiées à des Anglais, et à part quelques perfectionnements de détail empruntés à la France, tout y est anglais.

Nous pourrions encore parler d’une ferme modèle établie dans l’île de Yédo, tout près de Hakodaté, d’une manufacture où l’on sèche et où l’on prépare le thé, et de divers autres établissements impériaux du même genre ; mais nous craindrions de fatiguer le lecteur. Nous en avons dit assez pour montrer que le Japon, si longtemps élève de la Chine, a enfin changé d’instituteurs. Espérons qu’il n’aura jamais à regretter d’être venu se mettre à notre école.

  1. C’est-à-dire de gens qui élèvent des vers à soie.
  2. Langue et écriture vulgaires.