V

La face et le revers de la médaille. — Beauté du pays. — Fléaux qui le ravagent.

La température du Niphon et des îles qui l’avoisinent est à peu près celle de notre Provence et de l’Italie du nord. Le froid y est fort modéré en hiver, au moins dans les parties basses du pays. Les chaleurs de l’été y sont assez fortes, mais sans être excessives. La transparence de l’air y est beaucoup plus grande qu’en aucune partie de l’Europe, et tous les touristes s’extasient sur l’immensité des panoramas qu’ils découvrent dès qu’ils gravissent quelques sommets un peu élevés. M. Georges Bousquet, par exemple, nous décrit avec enthousiasme la vue merveilleuse dont il jouit du haut d’une montagne qui s’élève sur la côte est de la baie d’Yédo : « Me voici entre deux talus, et quoique le sommet soit proche, au dire de mon jeune guide, je ne vois rien encore autour de moi, sinon la fumée d’un hameau voisin, quand tout à coup, un pas de plus, un détour brusque, et — le paysage japonais, avec ses déchirures, ses escarpements, ses bois opaques, a de ces surprises et de ces coups de théâtre — j’eus sous les yeux douze provinces ! Au sud Aoua, et son chaos de rochers volcaniques, Idzou, avancée en sentinelle dans la mer, Kadzoura, Jagami, etc…, et sous nos pieds la baie d’Yédo, avec ses deux gardiens majestueux, le Fousi et l’Asama Yama. Je restai ébloui, fasciné ! »

D’une autre hauteur, sur la baie de Matsou Sinia, le même écrivain découvre huit cents îles qui forment le plus merveilleux tableau.

On conçoit aisément que dans un pays où les côtes sont si profondément découpées, où les grandes montagnes s’offrent de tous côtes aux regards, où la végétation est luxuriante, où l’homme a semé partout ses habitations et ses temples, où un air d’une incroyable transparence laisse les regards s’étendre si loin, les paysages les plus variés et les plus splendides excitent presque à chaque pas l’admiration des voyageurs.

Nous avons déjà cité plusieurs descriptions de M. Georges Bousquet. M. de Hubner, dans sa Promenade autour du monde, ne se montre pas moins émerveillé de l’aspect à la fois gai et grandiose de la nature japonaise. Voyez, par exemple, comment il décrit les spectacles variés qui frappent ses yeux pendant qu’à bord du steamer le New-York il navigue sur la Mer intérieure :

« Au lever du soleil je viens sur le pont. Des deux côtés surgissent des îlots coniques. Au sud se développent les hautes montagnes de l’île de Sikokf.

» À deux heures, nous sommes devant Mehara… Nous passons devant le yashki (château) d’aspect féodal du prince de Keshou : pour l’œil, c’est un mur percé à égales distances de grands portails. Le prince y est ; des hommes armés fourmillent devant le château et sur la plage…

» Le New-York continue de son pas réglementaire. Les éléments du paysage, renommé à juste titre pour son indéfinissable beauté, sont toujours les mêmes. La mer, aujourd’hui comme une glace, devient tour à tour lac et fleuve. Partout d’innombrables volcans éteints, flanqués de blocs arrondis qui ressemblent aux flots de l’océan. Une végétation abondante les recouvre de pied en cap. Les parois des gorges sont relevées en terrasses et converties en champs, les crêtes des rochers, panachées d’arbres. Entre leurs troncs on voit le ciel ; sur la plage, au fond de mille petites baies, blanchissent des villes, des bourgs, des hameaux de pêcheurs. Des bateaux fourmillent dans les anses et le long des petites jetées qui avancent dans l’eau. Au-dessous des toits, se profitent les flancs de la montagne. Des escaliers taillés dans le roc mènent au temple, enseveli dans le feuillage épais du bosquet sacré. Parfois les sons lugubres et solennels du gong appelant les dieux rompent le silence qui plane sur le lac. »

M. le comte de Beauvoir, qui venait de parcourir l’Australie, Java, Sumatra, le royaume de Siam et la Chine avant d’arriver au Niphon, n’est pas moins frappé de sa beauté que M. Bousquet et M. le baron de Hubner. « Oui, s’écrie-t-il, le japon est le plus ravissant pays que nous ayons parcouru dans tout notre voyage ! Oui, je suis bien enchanté d’y avoir passé un temps si délicieux ! »

Par malheur, il n’y a pas de médaille sans revers. Ce pays enchanté est ravagé par plusieurs fléaux.

Ce sol volcanique tremble sans cesse. Les secousses, assez faibles pour rester inoffensives, sont si fréquentes que personne n’y fait attention. Quant aux convulsions assez graves pour causer de terribles désastres, elles sont malheureusement loin d’être rares. On affirme que le tremblement de terre de 1854, et celui qui avait eu lieu vingt ans auparavant, ont fait des victimes par centaines de mille.

Pour atténuer les conséquences de ces incessantes convulsions du sol, les Japonais emploient le moins possible dans leurs constructions les murailles de pierre et de plâtre, qui pourraient, en s’écroulant, les écraser sous leurs décombres. Presque toutes leurs maisons sont bâties au moyen de quelques poutres de bois ; les murailles sont représentées par des châssis de sapin sur lesquels on colle de grandes feuilles de papier : on peut recevoir sans inconvénient, sur la tête, des pans de mur de ce genre. Mais il est fort dangereux d’y laisser tomber une étincelle ; or les étincelles ne sont pas chose rare dans les grandes villes du Japon, où les habitants, qui se comptent par centaines de mille, sont tous, sans distinction de sexe, des fumeurs acharnés, et gardent jour et nuit, pour la satisfaction de leur passion favorite, des braseros allumés ; les incendies sont presque aussi fréquents au Japon que les tremblements de terre, et le feu qui éclate sur un point quelconque d’une de ces villes de bois et de papier s’arrête rarement avant d’avoir détruit plusieurs quartiers.

Enfin, l’air n’est guère moins perfide que le sol, dans ce pays que nous étions tout à l’heure tentés de prendre pour un paradis terrestre. Pendant l’été et pendant l’hiver les moussons[1] soufflent avec une bienfaisante régularité ; mais aux équinoxes, lorsque la mousson qui vient de régner six mois doit faire place à celle qui arrive en sens inverse, la lutte de ces deux courants atmosphériques amène d’épouvantables tempêtes, nommées typhons, auprès desquelles les plus terribles coups de vent de nos climats semblent inoffensifs. À Yokohama, bien que la baie soit fermée de tous les côtés, on a vu les lourdes assises de granit des quais soulevées et jetées à plusieurs mètres par les vagues furieuses. Dans le port de Nagasaki, des jonques ont été lancées non seulement par-dessus le quai, mais encore par-dessus les murs de clôture des propriétés qui le bordent, et sont venues tomber au milieu des jardins. On est exposé deux fois par an à ces convulsions de l’atmosphère, presque aussi terribles que celles du sol.

On voit que si la nature a prodigué ses faveurs à l’empire du Soleil levant, elle a compensé ses bienfaits par de terribles fléaux. Nous devons nous consoler de n’avoir chez nous ni une aussi puissante végétation, ni d’aussi admirables paysages, ni un ciel aussi beau, en songeant que nous sommes exempts des typhons et des tremblements de terre.

  1. Les moussons sont des vents réglés et périodiques de la mer des Indes qui soufflent six mois du même côté, et les six autres mois du côté opposé (Littré).