La fin du paria. — Dessin de A. de Neuville, d’après une peinture japonaise.


LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE[1].


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



Les Matsouris.

Une ingénieuse machination des gouverneurs des affaires étrangères du Taïkoun faillit brusquer, d’une façon peu courtoise, la fin de notre premier séjour à Yédo.

Il s’agit de l’événement que M. le capitaine de frégate Layrle rapporte avec une bienveillance par trop flatteuse pour ma personne, dans l’un de ses excellents articles de la Revue des Deux-Mondes sur le Japon en 1867. Je me garderais de toucher à ce sujet, ne fût-ce que sous forme de rectification, s’il ne me paraissait particulièrement propre à caractériser la politique d’expédients qui a signalé le règne éphémère du dernier Taïkoun de la dynastie des princes de Ksiou, le malheureux Minamoto Jyémotsi, auquel a succédé le Stotsbaschi, fils du prince de Mito.

Le gouvernement taïkounal s’était engagé par écrit à conclure un traité avec la Suisse. Lorsque je me présentai pour recueillir l’effet de cette promesse, les ministres japonais objectèrent que des circonstances impérieuses en exigeaient l’ajournement. Il est vrai qu’à cette époque les conséquences politiques et économiques de l’établissement des Européens au Japon indisposaient, de plus en plus, les grands dynastes féodaux. Le Mikado, sous la pression des mécontents, se refusait à sanctionner les conventions internationales auxquelles le Taïkoun avait souscrit. Il n’était question à la cour de Kioto que de provoquer la fermeture du port de Yokohama, et, en général, l’expulsion des Européens de tous les points qu’ils occupaient sur les côtes du Nippon. Dans la perplexité où les jetaient ces manifestations, les hommes d’État du Taïkoun imaginèrent de donner à la fois aux légations étrangères les assurances les plus tranquillisantes quant au maintien des relations internationales, et à la cour du Mikado toutes les satisfactions qui pouvaient lui être offertes, sans en venir à une rupture formelle et irrémédiable avec l’Occident.

C’est ainsi que, par un système bien entendu de petites vexations journalières, ils déterminèrent les consulats étrangers à évacuer le bourg de Kanagawa, où, conformément à la lettre des traités, on avait établi leur résidence. Quant aux ambassades qui s’étaient installées à Yédo sur la foi des mêmes traités, elles durent, l’une après l’autre, subir le sort des consulats. Lorsqu’il ne resta plus dans la capitale que la légation des États-Unis, déjà délogée par l’incendie, et la mission diplomatique de la Confédération suisse, les agents du Castel ne voulurent pas s’arrêter en si beau chemin, et même ils se flattèrent qu’en un jour et d’un seul coup de filet ils viendraient à bout de leur tâche.

Un soir donc que nous rentrions de la promenade, un gouverneur des affaires étrangères survient inopinément et demande, d’un ton mystérieux, à me parler sans témoins. Il m’informe que le parti qui veut créer des embarras au Taïkoun l’emporte dans les conseils de l’empire : tous les grands daïmios se sont retirés à Kioto, et le Taïkoun lui-même a dû s’y rendre en toute hâte ; si, pendant son absence, nous restons à Yédo, nous y serons menacés des plus grands malheurs, car les lonines que les princes ont laissés dans la capitale complotent de détruire jusqu’aux derniers vestiges les légations étrangères ; telle est, en un mot, la
La sortie d’un convoi funèbre. Dessin de L. Crépon, d’après une photographie.
gravité de la situation, que le ministre américain s’est décidé à prendre passage, dans la nuit même, sur un steamer de la marine de guerre japonaise à destination de Yokohama : et voilà, concluait le gouverneur, une occasion dont la mission suisse ferait sagement de profiter !

Je lui répondis que, tout en le remerciant de l’attention, je ne partirais pas sans avoir, pour ma décharge vis-à-vis du conseil fédéral suisse, une lettre du Gorodjo exposant les circonstances qui le mettaient dans le cas de m’engager à quitter la capitale. En même temps, je dépêchai en ville un exprès, qui m’apprit qu’en effet tout le personnel de la légation américaine s’était transporté en rade.

Je résolus de l’y rejoindre pour obtenir, si possible, de la bouche du ministre, l’explication de ce départ précipité.

Il était déjà nuit close, lorsque nous nous embarquâmes dans notre sampan. Nos yakounines avaient le leur, et nous suivaient à courte distance. Le temps était couvert ; des bandes de corbeaux regagnant tardivement la plage traversaient l’air au-dessus de nos têtes et dessinaient vaguement leur silhouette fantastique sur le disque de la lune quand elle sortait des nuages. Au bout d’une heure et demie de navigation, nous accostâmes, au delà des forts détachés, un gros vapeur, dont nous entendions bouillonner la chaudière. Le ministre américain me reçut au haut de l’escalier. Nous échangeâmes à la hâte quelques paroles pendant qu’on levait les ancres. Tout à coup les roues se mirent en mouvement, et mes compagnons et moi n’eûmes que le temps de nous jeter dans notre chaloupe pour gagner le large. Un instant après, le chef de l’escorte, debout à l’avant de son embarcation, me déclara qu’il avait l’ordre de ne pas nous laisser rentrer en ville à une heure si indue, et il me désigna du doigt, à


Un convoi funèbre à Nagasaki. — Dessin de Thérond, d’après une photographie et des croquis japonais.

quelques encâblures, un vaisseau où nous pourrions passer

la nuit.

Ce bâtiment n’était autre que le yacht impérial, le fameux « Emperor », dont lord Elgin fit hommage au Taïkoun, au nom de la reine Victoria, « avec autant d’à-propos, » dit Oliphant, « que si nous avions offert au pape une femme à marier ! » L’idée que ce beau navire atteignait enfin le but mystérieux de sa destinée, en se présentant là juste à point pour recueillir la mission suisse, nous parut non moins récréative que lumineuse. Le commandant nous fit très-bon accueil, et nous ouvrit deux cabines vierges : l’une, celle du Taïkoun, approvisionnée de divans dont on pouvait faire quatre lits ; l’autre, arrangée en façon de boudoir à l’usage de l’impératrice, charmant réduit capitonné, dont l’ameublement dénotait, en ses moindres détails, la prévoyante sollicitude d’une lady très-expérimentée. Mais ce fut surtout le lendemain, au lever du soleil, que je pus apprécier, comme ils le méritaient, les contrastes accumulés dans notre habitation flottante : d’un côté, les glaces, les dorures, la soie, la moquette des cabines taïkounales ; de l’autre, à l’avant du navire, un vrai ménage de lazzarone, les yakounines campés sous la tente, accroupis ou couchés sur des nattes grossières, les uns dormant, le plus grand nombre buvant du thé, fumant leur pipe ou grignotant du riz, et un groupe, à l’écart, faisant une partie d’éventail : le jeu consiste, pour l’un des partenaires, à lancer son éventail fermé dans la main droite de son camarade, que celui-ci tient entr’ouverte, de manière à former une sorte d’entonnoir où l’éventail doit se planter, le manche en avant ; et le même exercice se répète indéfiniment, à tour de rôle.


Embarcation d’officiers japonais. — Dessin de A. de Neuville, d’après un croquis de M. Roussin.

Je priai ces messieurs de me conduire au Tjoôdji. Ils s’empressèrent de faire appareiller les chaloupes ; et quand nous fûmes en route, ils convinrent avec mes compagnons d’employer gaiement la journée à une grande excursion à cheval dans les quartiers du nord. Quant à moi, je restai au logis, où je ne tardai pas à recevoir la visite d’une délégation du Castel. On venait m’exprimer l’embarras dans lequel ma demande de la veille plongeait le Gorodjo ; mais je n’en persistai pas moins à exiger de sa bienveillance une lettre propre à justifier auprès de mon gouvernement la rupture momentanée des négociations. Vers le soir, un gouverneur des affaires étrangères m’apporta la nouvelle que ce point m’était accordé ; toutefois, le Gorodjo me conjurait d’aller encore passer la nuit en rade en attendant sa missive.

La nuit était orageuse, la mer houleuse. L’expédition se composait de deux embarcations, la première montée exclusivement par nos officiers japonais. Nous remarquâmes qu’elle ne se dirigeait point du côté du yacht, mais sur un gros steamer de guerre, où l’on distinguait, parmi l’équipage, un mouvement qui nous parut suspect. À la vérité, le gros steamer ne fumait pas, mais il pouvait fort bien chauffer et lever l’ancre pendant la nuit. Nous le laissâmes accoster par nos yakounines ; puis, virant de bord, nous fîmes conduire notre sampan en droite ligne sur le yacht, malgré les cris du patron de nos sendôs, lequel, tout en ramant avec ceux-ci, comme nous l’entendions, ne cessait de répéter qu’il avait l’ordre de suivre la chaloupe des officiers.

Arrivés au yacht, nous en trouvons l’escalier levé. D’un bout à l’autre du bâtiment, silence de mort, obscurité complète. Les plus jeunes de notre troupe montent à l’abordage et abaissent l’escalier. Nous étions tous sur le pont, quand le commandant parut. Je lui démontrai que notre escorte faisait fausse route, puisqu’il était convenu avec le Castel que je devais retourner à bord, conséquemment là où j’avais couché la


Fête de Gots-Tennoô : La châsse de l’idole à la mer. — Dessin de L. Crépon, d’après une gravure japonaise.

nuit dernière. Aussitôt il nous fit ouvrir nos cabines et

apporter des lampes et du saki.

Pendant que nous nous installions dans nos dortoirs, la chaloupe des yakounines aborda, et une vive altercation s’engagea sur le pont, entre le chef de l’escorte et le brave commandant. Mais celui-ci tint bon, et déclara carrément qu’il ne nous livrerait que sur la production d’un ordre supérieur. C’est ainsi que nous demeurâmes en paisible possession de notre yacht, première et unique prise maritime que la Suisse ait jamais faite !

Nous y passâmes encore six nuit. Le Gorodjo, renonçant à toute vexation ultérieure, agréa les arrangements que je lui proposai et pourvut avec dignité aux formalités de notre départ. Déchargé des embarras de la protection du Tjoôdji et ne nous envisageant plus que comme des hôtes en visite, il nous laissa la libre disposition de nos journées, sous la seule réserve de ne pas rester en ville après le coucher du soleil. Quelques-uns de ses agents inférieurs crurent pourtant devoir tenter, par-ci par-là, de nous molester. Un jour que quatre membres de la mission débarquaient à l’Hatoban, des officiers du poste s’avisèrent de les retenir dans l’enceinte des bâtiments de la douane. Quand de pareils conflits surgissent, il faut s’abstenir de discuter avec les subalternes, et en référer immédiatement à l’autorité supérieure.


Pêche à l’épervier. — Fac-simile d’une esquisse japonaise.

Comme la réponse du gouverneur en chef de la douane se faisait attendre, nos amis organisèrent entre eux, avec le plus grand sang-froid, un tir au pistolet dans la cour même dont on leur fermait la porte, et bientôt l’on se hâta de leur en livrer l’accès.

Du reste, aucun incident désagréable, aucune rencontre fâcheuse ne vinrent troubler nos dernières excursions : partout, dans les rues les plus fréquentées, dans les parvis des temples le plus en vogue, aussi bien que dans les retraites des jardins publics, nous trouvâmes le même accueil, à la fois plein de bienveillance et de discrète curiosité.

Nos yakounines, de leur côté, déployaient une amabilité si peu commune et se relâchaient si visiblement de la rigidité de leur première consigne, que nous ne pûmes nous empêcher de leur faire part de nos doutes sur la réalité des dangers dont leur gouvernement nous avait entretenus. Ils déclarèrent cependant que la situation n’avait rien perdu de sa gravité, mais que l’on paraissait plus tranquille à Yédo depuis le départ des princes, et, qu’en tout cas, les rues de la capitale étaient parfaitement sûres jusqu’au coucher du soleil.

Notre résidence maritime nous fournit naturellement l’occasion de faire ample connaissance avec les pêcheurs de la baie. Ils constituent, si l’on en excepte les yétas, la classe la plus infime de la population de Yédo. Elle est disséminée sur l’immense périmètre des faubourgs méridionaux de la Cité et du Hondjo. Les barques innombrables qui font la pêche au large, au delà des forts détachés, viennent, au retour, s’amarrer le long des îles et des quais situés à l’embouchure de l’Ogawa.

Aux heures de la marée basse, le retrait de l’eau laisse à découvert des quartiers de roc et des têtes de pilotis tout autour des cinq forts. Les bateaux qui profitent du reflux pour sortir de la baie déposent sur ces points mis à sec une partie de leur équipage, des jeunes gens surtout, armés des engins nécessaires pour pêcher à la ligne. Là, debout sur les blocs de pierre ou accroupis sur les pieux, un soleil ardent sur leur tête et l’éclatante réverbération de la mer à leurs pieds, ils restent immobiles comme les hérons et les aigrettes qui viennent charmer leur solitude. Quand on a la patience de ne pas les perdre de vue, on s’aperçoit, de temps en temps, qu’ils retirent avec prudence des poissons pris à l’hameçon : ils les glissent ensuite dans un long sac en filet, qui pend à leur ceinture et traîne dans l’eau, où ils conservent de la sorte leur capture vivante et fraîche pour le marché. Cependant la marée montante ramène les barques vers les forts ; elles recueillent, en passant, les pauvres exilés et emmagasinent leur proie dans les viviers de la cale.

D’autres embarcations, plus légères, se bornent à circuler dans l’enceinte de la baie pendant toute la durée du reflux. Ceux qui les montent sont armés d’une longue perche qui se termine par un fer légèrement recourbé, avec lequel ils raclent, au hasard, les fonds vaseux où rampent les anguilles ; ce mouvement remplace aussi le jeu de la rame et fait cheminer lentement le bateau.

Dans certains parages peu éloignés de la côte, on distingue toute une file de grosses barques, amarrées contre de fortes perches plantées en chevalet dans la mer ; un long bambou posé sur le chevalet fait bascule et supporte un filet taillé en carré, que l’on plonge et laisse longtemps dans l’eau ; mais comme il y a une quantité de ces engins autour des grosses barques, on en voit constamment monter ou redescendre.

Ailleurs, on submerge lentement le long filet semi-circulaire, et quand il est tendu à la profondeur convenable, les pêcheurs, munis de planches sonores qu’ils
Le pêcheur et l’aigrette. — Dessin de A. de Neuville, d’après une gravure japonaise.
frappent en cadence, à coups de baguettes, font une bruyante battue pour effrayer le poisson et le chasser dans la direction du piége.

Mais la pêche la plus pittoresque est celle qui se fait avec cette sorte de filet que nous appelons l’épervier. Deux hommes seulement montent l’embarcation : l’un est le pêcheur, l’autre l’amorceur ; celui-ci rame le plus doucement possible, s’arrête sur un geste de son camarade, saisit une grande coquille nacrée, la plonge dans le réservoir de la barque et la retire chargée de pâture pour les poissons, c’est-à-dire de menus coquillages cassés de telle façon que le petit animal qu’ils contiennent en sorte à moitié. Un instant après que cette pâture a été répandue dans la mer, le pêcheur, debout sur l’avant du bateau, ploie et plisse avec soin un filet, dont il tient l’ouverture dans la main droite ; puis, tout à coup, du geste d’un semeur qui jette le grain dans le sillon, il lance si adroitement ce filet, qu’il lui fait décrire un demi-cercle sur l’endroit où l’on vient d’attirer les poissons ; aussitôt il le ramène avec non moins d’adresse, et l’on ne tarde pas à voir briller dans les mailles les gloutons argentés qui se sont laissé prendre.

Un jour, nous accostâmes deux de ces bateaux. Le patron du premier fit deux coups de filet si fructueux, que nos yakounines lui en achetèrent immédiatement le produit pour leur table. Je crois que leur règlement de compte, en petite monnaie de fer, n’atteignit pas la valeur d’un tempo (quinze centimes). Lorsque, à mon tour, je m’abouchai avec le patron du second bateau, les mêmes yakounines négocièrent, en mon nom, l’achat de deux fort belles pièces, pour le prix de deux quarts d’itzibou, valant ensemble un franc vingt-cinq centimes ; mais ils reçurent pour leur peine toute une poignée de petits poissons et des crabes à discrétion. Je savais que ces officiers, étant très-mal payés, prélèvent tout ce qu’ils peuvent sur les barques, sur les marchés et dans les boutiques. Il ne se fait pas une vente pour un étranger, que le marchand n’arrange son prix de manière qu’il y ait quelque chose pour le yakounine. Il en est de même dans les payements faits aux coulies pour transport de personnes ou de
Pêche au feu dans la baie de Yédo. — Dessin de A. de Neuville, d’après une gravure japonaise.
bagages : on peut être sur que ce qu’ils reçoivent n’entre pas intégralement dans leur bourse. L’aumône que l’on donne aux mendiants n’échappe pas davantage à cette dîme arbitraire.

La baie de Yédo est aussi animée la nuit que le jour par les bateaux de pêcheurs, et alors on y jouit d’un charmant spectacle, car ils font la pêche au feu. Chaque embarcation porte à l’avant une espèce de gril où l’on brûle des joncs et de la résine. Ces bateaux forment quelquefois un demi-cercle immense qui produit au loin l’illusion d’un quai étincelant de milliers de lumières.

Ces tribus de pêcheurs des plages de Yédo, cette population si déshéritée des biens qui attachent l’homme au sol, a une affection d’autant plus vive pour l’élément qui lui procure sa subsistance. Le marin ne connaît pas de plus belles fêtes que celles dont la mer est le théâtre. Quand les riverains du faubourg de Sinagawa célèbrent l’anniversaire de leur divinité favorite, Tengou, le dieu ailé, le grotesque et jovial messager du ciel, ils ne savent rien imaginer de mieux pour lui témoigner leur tendresse que de le transporter à la mer. Tandis que les vétérans de la bonzerie et leurs domestiques vaquent à la purification annuelle du temple et de son mobilier, les prêtres les plus vigoureux

chargent sur leurs épaules le brancard où

La matsouri de Roksamia. — Dessin de L. Crépon, d’après une gravure japonaise.



La matsouri de Roksamia : Procession nocturne dans la forêt. — Dessin de L. Crépon, d’après une gravure japonaise.
repose la chasse ou mikôsi de leur divin patron, et

lorsqu’ils ont atteint la plage, ils se dépouillent de leurs vêtements sacerdotaux et fendent les flots en bon ordre. Cependant les troupes de pêcheurs qui les suivent en tumulte, enveloppent bientôt le cortége : saisissant de leurs bras vigoureux la sainte retraite de l’idole, ils l’enlèvent par-dessus les toques laquées des bonzes, et malgré les efforts, réels ou simulés, de ses gardiens officiels, qui luttent contre la foule au milieu des vagues écumantes, le mikôsi chancelant, mais toujours debout, accomplit entre les mains du peuple son pèlerinage maritime. On appelle cette solennité la matsouri de Gots-Tennoô. Elle a lieu le sixième jour du sixième mois (juillet-août), et elle se prolonge, avec des rites différents, jusqu’à la fin du huitième jour, où les bonzes, pour conclure, distribuent à leurs ouailles des branches d’arbres chargées de fruits comme le peuple les aime, c’est-à-dire à peine parvenus à la maturité.

Les matsouris de Yédo sont loin d’avoir conservé l’élévation patriotique et la noble simplicité qui distinguaient ces anciennes fêtes religieuses dans les temps de la splendeur du culte national des kamis. Chaque temple, ou peu s’en faut, a sa matsouri annuelle, et chaque matsouri est l’occasion de foires, de réjouissances et de divertissements populaires qui lui sont propres. Le sens mythique de la solennité s’est perdu, sa signification morale est tombée dans l’oubli. Ce qui n’était que l’accessoire de la fête en est devenu l’objet principal, ou plutôt l’unique intérêt. C’est ainsi que certaines fêtes religieuses du moyen âge ont disparu en nous léguant cependant leur kermesse, la foire populaire qui d’année en année s’était développée sous leur protection. La grande kermesse de Munich porte encore aujourd’hui un nom, celui de Dult, qui rappelle que primitivement l’on y faisait surtout le trafic des indulgences. De même à Yédo, certaines fêtes rappellent les noms des anciennes divinités nationales : la déesse du soleil, Ten-sjô-Daïzin ; le dieu de la lune, Sosano wô no Mikotto ; le dieu de l’eau, Midsou no Kami ; le patron du riz, Inari ; le dieu de la mer, Yébis ; le dieu de la guerre, Hatchimann, dont on célèbre l’anniversaire le premier jour du lièvre du second mois (mars). Mais ce qui caractérise ces solennités, ce sont la pompe théâtrale et les séductions de tout genre que l’on y déploie : ici, les processions, les chœurs de musique, les danses et les pantomimes des prêtres ; là, les mascarades et les représentations scéniques en plein vent ; ailleurs, les illuminations ; ou encore, certaines spécialités de jeux publics : un tir à l’arc, des courses de chevaux, des luttes d’athlètes, des loteries publiques, et presque partout un marché quelconque de fruits ou de poissons de la saison, de pâtisseries, de sucreries, de fleurs, et même d’objets usuels tels que des éventails, des parapluies, des objets en paille tressée, des lanternes de papier et des jouets d’enfants.

Quoi qu’il en soit, le sujet des matsouris, dans une ville comme Yédo, où les temples se comptent par centaines, défie toute énumération et même toute description détaillée. Quelques rapides esquisses suffiront cependant pour donner une idée du genre, et je les prends parmi les fêtes qui, plus que toutes les autres, ont le privilége de mettre sur pied la population presque tout entière de la grande ville.

Le cinquième jour du cinquième mois (juin-juillet), on se rend en foule dès le matin dans les bois du faubourg de Foutchiou pour y cueillir des herbes dont la vertu est réputée souveraine dans les cas de maladies contagieuses. Une foire improvisée sur la lisière de la forêt invite les pèlerins à se pourvoir de tout ce qui leur est nécessaire, et même au delà, pour qu’ils puissent passer cette journée sans privations quelconques.

Le soir venu, les prêtres de la Roksa-mia, temple kami du voisinage, procèdent soudainement à la purification annuelle des lieux saints. Tandis que l’on nettoie le temple, une procession solennelle doit promener dans les bois, pendant la plus grande partie de la nuit, les reliques et le mobilier du sanctuaire. Des bûchers de bois résineux sont préparés dans les cours de l’enceinte sacrée, au pied des toris de l’avenue, dans les éclaircies ou les carrefours de la forêt, et sur toute la route que parcourra le cortége.

À un signal donné, au bruit des fifres, des gongs et des grosses caisses de la bonzerie, tous les bûchers s’allument à la fois, et la procession se met en route, abondamment pourvue de lanternes de papier transparent, de diverses couleurs. De tous côtés la foule accourt sur le passage du cortége en poussant des cris de joie, auxquels répondent par milliers les oiseaux effarés, surpris dans leur sommeil par ces lueurs et ces clameurs étranges.

En tête de la procession, derrière le premier corps de musique, marchent les chevaux d’honneur du kami, conduits à la bride par des palefreniers revêtus de l’antique costume national. À leur suite viennent les grands prêtres et leurs acolytes, et leurs serviteurs portant les armes sacrées, trophées des anciens héros ; enfin, précédés du goheï, l’antique goupillon, deux personnages masqués de têtes de chiens de la Corée, ainsi que toute la troupe des prêtres et des valets employés à la parade des mikôsis, des meubles et des ustensiles du temple et de ses dépendances.

Quand le cortége a parcouru toutes les stations extérieures, il rentre au lieu sacré, et les bûchers s’éteignent. La foule se disperse dans les restaurants de la foire et sur les chemins de la ville ; l’ombre et le silence reprennent possession de la forêt, et les oiseaux, à leur tour, rentrent peu à peu dans leurs asiles.

Le vingt-quatrième jour du huitième mois (septembre-octobre), le temple de Temmangô dans le Hondjo, dont la purification a lieu le vingt-cinquième jour du second mois, exhibe et promène dans les rues principales de Yédo l’image de son dieu, installée sur un chariot traîné par un buffle. Les principaux officiers



La matsouri de Miôdjin : Parade de la tête du démon. — Dessin de L. Crépon, d’après une gravure japonaise. des familles qui patronnent cette bonzerie et les prêtres qui la desservent précèdent et suivent le char, accompagnés de coulies qui portent les coffrets et les paniers renfermant les ustensiles et les autres objets sacrés du temple.

Le Tohiéïsan, l’un des grands temples du Taïkoun, célèbre sa procession annuelle le deuxième jour du dixième mois (décembre-janvier). Les bonzes, à leur retour, font lecture au peuple de certains fragments des livres sacrés ; ils lui servent à boire du thé préparé et béni de leurs mains, et lui ouvre libéralement les jardins et le bois sacré qui font partie des dépendances du couvent. Le septième jour est consacré a des pantomimes sur des sujets tirés de l’ancienne histoire du Nippon.

Dans la grande procession bisannuelle du temple du Kanda-Miôdjin, il y a toute une cavalcade de personnages historiques, parmi lesquels on distingue Taïkosama.

Pour donner plus de relief encore à la parade, les bonzes y invitent un certain nombre de courtisanes, qui figurent au cortége, portées dans d’élégants palanquins.


Le char de triomphe du saint de Miôdjin. — Dessin de L. Crépon, d’après une gravure japonaise.

Le char du saint de Miôdjin est traîné par deux buffles et par un nombre illimité de fidèles, volontairement attelés aux cordes de paille du sacré véhicule. À quelques pas en arrière de celui-ci, on porte sur un plateau la tête hideuse et colossale du démon dont le saint a triomphé. Les bonnes gens du peuple en contemplent avec effroi les cornes gigantesques, la crinière ébouriffée ; ils se montrent les uns aux autres ses yeux sanglants, sa peau d’écarlate, son horrible mâchoire. Pour ajouter à l’effet du spectacle, des bonzes, à quelques pas en arrière, sonnent de la conque et en tirent de lugubres hurlements. Un peu plus loin, on exhibe la hache énorme au moyen de laquelle le héros victorieux fit tomber la tête du monstre.

Mais toutes les merveilles réunies de la procession de Miôdjin pâlissent devant les splendeurs de la fête que donnent annuellement les prêtres du temple de Sannoô, consacré à la mémoire de Zinmou, le fondateur de l’empire du grand Nippon. C’est la plus imposante des matsouris de Yédo. Elle a lieu le quinzième jour du sixième mois.

Tengou, le fidèle portier et messager des dieux, ouvre la marche. Paré de son plus beau costume de héraut céleste, il déploie à demi une paire de grandes ailes aux couleurs de l’iris. Son air souriant, ses yeux malins, son teint cramoisi, son nez d’une longueur démesurée, disposent le peuple à la gaieté et assurent au cortége l’accueil le plus sympathique. Lorsque les mauvais

esprits aperçoivent l’image de Tengou à la porte

Matsouri de Sannoô : La langouste, les courtisanes, le buffle, le riz. — Dessin de L. Crépon, d’après des gravures japonaises.



Matsouri de Sannoô : L’éléphant blanc, les tigres de Coré, le coq du daïsi. — Dessin de L. Crépon, d’après des gravures japonaises.



Matsouri de Sannoô : La musique tartare. — Dessin de L. Crépon, d’après des gravures japonaises.
des temples de la religion nationale, ils ont hâte de

passer leur chemin. La procession n’a donc point à redouter leur funeste rencontre.

Quant à l’ordre public, la police municipale s’en charge. Plus d’un million de spectateurs sauront observer en ce grand jour la plus exacte discipline. Dans toutes les rues et sur toutes les places que doit parcourir le cortége, il y a des estrades en amphithéâtre pour les femmes, les vieillards, les enfants ; des places marquées pour quiconque veut en payer le tarif ; des stations libres pour les prolétaires ; mais chacun est tenu de demeurer tranquille à son poste pendant toute la durée de la fête. Les marchands ambulants qui vendent des fruits, des gâteaux, du thé et du saki, ont seuls le privilége de circuler en dehors des cordeaux qui séparent la foule de la voie réservée au cortége.

La procession de Sannoô est une sorte d’encyclopédie nationale en action, ou se trouvent réunis pêle-mêle, et agencés l’on ne sait comment, toutes sortes de souvenirs historiques, de symboles mythologiques, de traditions et de mœurs populaires, à peu près, et sans autre point de comparaison, comme l’on voit dans l’antique fête des vignerons de Vevey, Bacchus, Silène, les vieux Suisses et l’arche de Noé, Cérès, Pomone et les armaillis du ranz des vaches. De part et d’autre la liberté scénique est aussi complète que possible. Quand l’art atteint cette largeur démocratique, la critique n’a plus qu’à s’incliner. Passons donc aux détails les plus pittoresques de la cérémonie.

Voici le patron des danses sacrées du daïri. L’image, revêtue du vieil accoutrement théâtral de Kioto, est exhaussée sur un tambour très-élevé, supporté par des figurants en habits de fête et à chapeaux couronnés de fleurs.

Vient ensuite la procession de l’éléphant blanc. L’animal en papier carton marche au pas de ses porteurs, dont on ne distingue que les pieds qui se remuent sous les jambes du colosse. Il est précédé d’une musique tartare, où les sons des flûtes et des trompettes s’allient au bruit de la grosse caisse, des cymbales, des gongs et des tambourins. Les hommes de ce groupe portent la barbe, un chapeau pointu surmonté d’une aigrette, des bottes, une longue robe retenue par une ceinture, et quelques-uns d’entre eux font flotter dans les airs des bannières chinoises couvertes d’images de dragons.

Plus loin, une langouste gigantesque chemine montée par un prêtre du culte kami et entourée d’une troupe de nègres.

À sa suite, une centaine de cultivateurs sont attachés au char du buffle : le roi des animaux domestiques, placé sur le véhicule, à l’ombre d’un sapin et d’un pêcher en fleurs, est accompagné du demi-dieu qui l’a introduit au Japon.

Six autres chars sont consacrés à étaler en pittoresques trophées les instruments et les produits de la culture du riz.

Un cortége de prêtres de la religion des Kamis compose l’escorte d’honneur d’une voiture faite à la ressemblance de celle du Mikado, et d’un splendide chariot que surmontent le gong sacré et le coq du daïri.

D’antiques bannières, dont quelques-unes ornées d’esquisses de chevaux, précèdent une cavalcade d’officiers supérieurs, costumés, pour la plupart, selon les modes de la cour de Kioto.

Tout a coup deux monstres terribles apparaissent. Ils ont la face d’un tigre et les cornes d’un taureau. Leur croupe énorme s’élève au-dessus des casques des hommes d’armes qui les environnent. Peut-être rappellent-ils, sous une forme fantastique, le souvenir de ces tigres qui, dans la campagne de Corée, causèrent tant d’ennuis aux soldats de l’héroïque mère d’Hatchimann.

C’est à ce groupe que se rattache l’exhibition des armes antiques de l’arsenal de Sannoô : lances et hallebardes, sabres à deux mains, arcs, flèches, éventails de guerre et enseignes de commandement.

Peu à peu cependant cette exposition perd son caractère belliqueux, et l’on voit défiler, sous des bannières couvertes de signes hiérographiques, les prêtres et les coskeis chargés des mikôsis, des vases du sanctuaire et de tout le mobilier du temple et de ses dépendances.

Une autre troupe de coskeis balance, au bout de longues perches, des lanternes de papier formant un gracieux assemblage de transparents variés. On reconnaît dans le nombre les armes du quartier de Sin-Yosiwara, et voici le bouquet de la fête !

Les sept plus belles dames de cette partie réservée de la capitale s’avancent majestueusement l’une après l’autre dans leur costume de parade. Chacune est accompagnée de sa fille de chambre et d’un coskei, porteur d’un haut et ample parasol de soie, destiné à protéger la belle contre les rayons du soleil.

Elle est coiffée en cheveux, dont l’orgueilleux édifice à deux ou trois étages exige le soutien de larges peignes entrelacés de crêpe et renforcés de toute une auréole de gigantesques épingles en écaille blonde.

Sa figure resplendit de l’éclat des plus savantes préparations cosmétiques.

Sa toilette permet de compter le nombre de ses robes, grâce aux cinq ou six collets, si ce n’est plus, que celles-ci étalent sur sa poitrine.

Un ample kirimon les recouvre et même il balayerait la terre s’il n’était quelque peu relevé, de manière à bouffer sur la taille, au moyen d’une énorme ceinture composée d’une pièce entière de soie ou de velours. Enfin la coquette a eu soin d’adopter pour ce jour de gloire la haute chaussure à planchettes, qui ajoute, sans qu’il y paraisse, quelques centimètres à sa noble stature.

Au surplus, les sept figurantes sont toutes bien connues du peuple. À leur passage, il les désigne par leurs noms, et ces noms sont brodés sur leur riche costume de parade. Celle-ci, c’est la dame à l’éventail de guerre : elle l’étale sur sa grande ceinture de velours et elle y ajoute comme agréments quatre coqs de divers plumage, dont deux sont blancs, brodés en relief sur les pans et sur les larges manches de son kirimon ; les plumes de soie de leur queue flottent gracieusement en l’air à chaque mouvement de la belle. La seconde est la dame aux poissons d’or : elle en porte un de chaque côté de sa robe, sur un fond de vagues et d’écume en fil d’argent ; les broderies accessoires représentent de petits enfants qui jouent avec des rubans de toutes sortes de couleurs voltigeant librement sur le kirimon.

Peindrai-je ensuite la dame aux têtes de mort, la dame aux candélabres, la dame aux grues, la dame aux chrysanthèmes ? Mais où faudrait-il s’arrêter, si l’on voulait décrire dans tous ses détails le tableau des hommages rendus aux courtisanes par les prêtres et par le peuple de Yédo ? Les scènes des matsouris sont loin d’épuiser ce ridicule sujet. Ce n’est pas assez que les bonzes de Miôdjin et les prêtres de Sannoô invitent des courtisanes à se produire dans des processions religieuses périodiques : il y a chaque année dans l’enceinte de Sin-Yosiwara une foire accompagnée d’une parade, d’une exhibition générale des cinq mille privilégiées qui habitent ce quartier ; et les bonzes d’un grand temple du voisinage, celui du Quannon d’Asaksa, se font délivrer régulièrement les portraits des reines de la fête pour les suspendre, comme dans un panthéon, aux parois de leur sanctuaire.

En présence de pareilles mœurs, on ne peut qu’admirer l’à-propos avec lequel la grande matsouri de Sannoô admet au rang de ses idoles et promène solennellement dans les rues de la ville la grotesque statue d’un singe à face rouge, coiffé de la mitre sacerdotale et armé du goupillon.

Du haut de son tambour orné de riches tentures, cette moqueuse image domine au loin la foule et semble étaler aux yeux des spectateurs l’ironique caricature des parades religieuses auxquelles ils viennent d’assister.


Les fêtes du calendrier.

Les matsouris ou kermesses des temples du Japon rendent au gouvernement de ce pays un service qui serait fort apprécié en Europe. Elles le déchargent du souci d’amuser ses sujets. Ceux-ci, de leur côté, suppléent de leur propre fonds à ce qu’elles peuvent encore laisser à désirer. Il y a donc des fêtes japonaises qui ne consistent point en représentations et en divertissements donnés au peuple par les bonzes, mais en véritables réjouissances publiques, dans lesquelles le peuple lui-même est l’unique acteur et le véritable héros de la journée.

Ce sont d’abord les go-sékis ou cinq grandes fêtes annuelles. Issues du daïri, elles avaient dans l’origine un cachet religieux, qui ne nuisait en rien à la gaieté des manifestations extérieures, car la morale du culte kami proclame qu’un cœur joyeux est par le fait dans l’état de pureté.

La séki du premier jour du premier mois est naturellement la principale des fêtes du nouvel an. C’est celle des visites de félicitations et des étrennes. Ces dernières consistent au moins en deux ou trois éventails que le visiteur apporte, selon l’usage, dans une boîte de laque entourée de cordons de soie ; mais quelles que soient la nature et la valeur du présent principal, il l’accompagne d’un cornet de papier contenant un morceau séché de la chair du coquillage nommé awabi, ou du siebi, poisson des plus vulgaires ; et cette manifestation est un pieux hommage rendu à la frugalité des antiques mœurs nationales. D’autre part, la famille qui reçoit la visite, y répond par une petite collation composée de saki, de pain de riz et d’oranges mandarines. La langouste joue aussi un rôle important dans l’échange des étrennes. Chaque ménage en conserve généralement une jusqu’à l’année suivante : toutefois, quand il le faut, on la réduit en poudre pour la consommer ; elle est efficace contre certaines maladies.

La seconde des go-sékis, la fête des poupées, a lieu le troisième jour du troisième mois (avril). Elle est consacrée à la jeunesse féminine. La mère de famille orne de branches de pêchers en fleurs la chambre de parade, et y fait une exposition des poupées que ses jeunes filles ont reçues à leur naissance. Ce sont de jolies figures, élégamment costumées, représentant le mikado, la kisaki et d’autres personnages de la cour impériale. On leur offre un festin complet, que les jeunes filles, quand elles sont en âge de le faire, préparent de leurs propres mains, et vers le soir on le consomme gaiement avec les amis de la maison.

Le cinquième jour du cinquième mois (juin), une fête d’un caractère moins intime, celle des bannières, se célèbre en l’honneur des jeunes garçons. Que l’on se figure une ville comme Yédo, toute pavoisée, dès le matin, de tiges de bambous de la plus haute taille, surmontées de plumets, ou de houppes de crin, ou de boules de papier doré, et supportant, les unes une touffe de longues banderoles de papier de couleur flottant au gré du vent ; les autres, des poissons en paille tressée ou en papier laqué ; le plus grand nombre enfin, de hautes bannières tendues sur un cadre de roseaux et ornées d’armoiries, de noms de familles, de sentences patriotiques ou de figures héroïques. C’est un spectacle charmant, surtout lorsqu’on le contemple du haut d’une galerie donnant sur l’une des grandes rues de la Cité. Les passants paraissent et disparaissent parmi les images des bannières. Les magasins de bronzes exhibent, à l’étalage, des casques, des armures complètes, des hallebardes gigantesques aux formes fantastiques. Le marchand obséquieux reçoit ou accompagne sur le seuil, les officiers qui viennent visiter son nouveau choix de fournitures militaires et commander quelque pièce digne de figurer parmi les cadeaux de la journée. Des troupes de jeunes garçons en habits de cérémonie circulent sur la voie publique, les uns ayant à la ceinture deux petits sabres semblables à ceux des yakounines, d’autres portant sur l’épaule un énorme sabre de bois orné de couleurs variées et de beaux rubans de papier ; d’autres encore, chargés de petites bannières reproduisant les sujets favoris de celles qui tapissent les rues. À cet égard, le goût du peuple s’est prononcé plus spécialement pour l’une des figures les plus pittoresques du vieux Nippon, le brave Shyoki, le chevalier sans peur et sans reproche de la première guerre de Corée. La foule aime à contempler son visage austère, toujours impassible au sein du danger : le vent agite sa barbe et sa longue chevelure, et fait flotter sur sa tête les deux classiques fanons de l’ancienne toque du daïri ; mais ses grands yeux calmes et vigilants, sa main droite armée du glaive et la fermeté de son attitude, en font le type accompli de la bravoure et de la prudence réunies. Longtemps après qu’il eut cessé de vivre, Shyoki remportait encore des victoires. Quand les Mongols tentèrent d’envahir l’île de Kiousiou, le siogoun ne voulut pas se borner à leur opposer ses meilleures troupes, il fit déployer à leurs yeux un grand nombre de bannières portant l’image de Shyoki, et ce spectacle seul les glaça d’épouvante.


Procession de la fête du temple de Sannoô. — Dessin de L. Crépon, d’après une gravure japonaise.

Malgré l’inaltérable fidélité avec laquelle les artistes reproduisent les traits conventionnels de leurs grands types nationaux ils en varient à l’infini les poses, l’action, l’attitude, tous les accessoires, en un mot, qui ne peuvent compromettre l’identité du personnage. Ainsi, le vieux Shyoki, dans sa carrière aventureuse eut à combattre des ennemis de tout genre, entre autres, une légion de petits démons à peau rouge extrêmement taquins, opiniâtres et malicieux : ils s’attachaient à ses pas, s’embusquant sur les arbres, derrière les rochers, sous les ponts et dans les roseaux. La manière dont il leur fait la chasse et dont sa proie tantôt lui échappe, tantôt reste en son pouvoir, forme le sujet d’une épopée burlesque, à laquelle, depuis des siècles, les peintres indigènes ne cessent d’ajouter quelque épisode de leur invention. Souvent leurs dessins à l’encre de Chine sont de petits chefs-d”œuvre de verve héroï-comique.

Aimé Humbert.

(La suite à une autre livraison.)


  1. Suite. — Voy. t. XIV, p. 1, 17, 33, 49, 65, 305, 321, 337 ; t. XV, p. 289, 305, 321 ; t. XVI, p. 369, 385, 401 ; t. XVIII, p. 65 et 81.