A. et C. Black (p. 34-38).

la loi

Jadis, les lois étaient, pour le moins aussi singulières que les délits. Très sévères souvent, elles avaient aussi d’étranges indulgences, surtout lorsqu’il s’agissait de vieillards, de femmes, d’infirmes, ou d’astronomes, envers qui le Code recommande la clémence.

Mais, par exemple, si ce même astronome, si paternellement protégé par la loi, s’avisait de dénaturer les décrets écrits par les astres dans le ciel et de faire de faux horoscopes, il était cruellement puni.

Les compagnies d’assurances contre l’incendie n’existent pas, là-bas, et les villes de bois brûlant comme des allumettes, on était particulièrement féroce pour les incendiaires, et même pour les incendiés : soixante coups de bâton, à l’homme qui, involontairement, mettait le feu à sa maison, et la strangulation si l’incendie se communiquait à un édifice appartenant à la famille impériale. Cela apprenait à être prudent.

Aujourd’hui, des résultats pour le moins aussi barbares proviennent de l’application de lois modernes à des crimes légendaires, qui jadis, peut-être auraient mérité des éloges.

Témoin cet acte d’héroïsme dont nos journaux se sont faits l’écho et qui, pour nous autres occidentaux, n’est ni plus ni moins qu’un crime.

Est-il assez japonais, ce crime.

Un pauvre et naïf paysan, nommé Kono-Guihei, conte ses peines à des amis :

— Ma vieille mère souffre d’un mal d’yeux qui ne veut pas guérir. La voici presque aveugle. J’ai tout essayé pour la soulager, rien ne réussit. Il n’y a plus de remède, et je me dessèche de chagrin.

— Comment pouvez-vous dire cela ? s’écrie un ancêtre, un laboureur qui passe pour en savoir long ; il y a un remède infaillible. Il est assez difficile à employer c’est vrai, dangereux même, mais rien n’est impossible à la piété filiale.

— Je suis décidé à tout, répond le fils ; quel est ce remède ?

— Il faut faire manger à votre mère un foie humain.

Le doute n’effleure même pas l’esprit du jeune paysan. Pour lui, sa mère est déjà guérie. Mais où se procurer un foie humain, sans nuire à des étrangers ? Se tuer lui-même ? Il y songe ; mais il juge qu’il ne le doit pas : ce serait réduire sa famille à la misère, en la privant de son soutien. Alors que faire ? Eh bien ! il tuera sa fille, sa mignonne Matsoué, si jolie. Il essaye, le malheureux : il prend un couteau pour égorger son enfant ; mais si l’amour filial est grand en lui, l’amour paternel ne l’est pas moins, et il tremble, il hésite. Cependant, il le faut, il va frapper, quand survient sa femme, Sougni, la jeune mère, inquiète des allures étranges de son mari.

Alors il lui avoue tout, lui raconte sa peine.

— C’est moi qu’il faut tuer, s’écrie la femme. Je serai heureuse de procurer, par ma mort, un soulagement à ta mère.

Est-ce assez simplement, niaisement sublime ?…

Et le mari trouve cela très naturel, c’est si bien dans la tradition, dans le caractère de la race. Il ne fait pas d’objection : il étrangle sa femme, et la malheureuse, tandis qu’il tire d’un côté sur la corde, pour aider, elle tire de l’autre.

Quand elle est morte, il reprend le couteau, lui fend l’abdomen, et retire le foie ; puis il allume du feu et le fait cuire dans une casserole.

Sa vieille mère va donc être guérie, enfin !… Mais non, elle ne goûtera même pas au remède ; des modernes sont allés chercher la police, on saisit le corps du délit. La pauvre Sougni s’est sacrifiée pour rien ; sa belle-mère n’aura pas le remède infaillible, ses yeux resteront malades, et son mari va être condamné à neuf ans de réclusion majeure, laissant ainsi sa fille et sa vieille mère privées du riz quotidien.

Cet arrêt, tout adouci qu’il soit par le bénéfice de circonstances atténuantes, ne semble pas être de la même époque que ce forfait d’une candeur et d’une abnégation troublantes. La loi est du dix-neuvième siècle, le crime est des temps primitifs.

Et un pareil désaccord doit avoir lieu bien souvent dans un pays de civilisation si récente, où les mœurs sont bien loin de suivre le prodigieux galop du progrès.

L’absurde dévouement de la paysanne Sougni n’a rien de rare. On n’en finirait pas de citer toutes les femmes japonaises qui se sont illustrées en donnant leur vie pour les motifs les plus étranges, en vue de points d’honneur insaisissables pour nous.

Il est presque classique, par exemple, de se pendre à la porte d’un magistrat qui a rendu un jugement inique et détient en prison quelque proche, pour le forcer à réviser le procès. Le matin, en sortant de chez lui, il se heurte au cadavre encore tiède, dont la ceinture est hérissée de rouleaux de papier, de suppliques, qui parleront au juge pour la bouche à jamais muette.

Pour aider sa famille à vivre — cela se faisait couramment — on allait subir une peine à la place d’un condamné ; il y avait même une criée aux enchères décroissantes. Pour dix sous, un voleur passait à un innocent les quarante coups de bambou qu’il devait recevoir. Et, chose plus cruelle encore, jusque sous le glaive du bourreau, était continué ce trafic : pour trois cents francs environ on pouvait racheter sa tête, en faire rouler une autre dans le sang.

Il savait cela, le pauvre Kono-Guilhei, quand il suppliait ses juges de remplacer les neuf années de prison, qui allaient priver sa mère et sa fille de son travail, par les plus horribles tortures que l’on pourrait inventer, mais qui, au moins, ne dureraient pas neuf ans. À son grand chagrin, on lui a refusé, et on n’a jamais pu lui faire comprendre que la torture est abolie au Japon.

Et l’infortunée victime, qui s’est si généreusement donnée en pâture, et n’a même pas guéri sa belle-mère ! Son ombre, plaintive et désolée, erre certainement autour de son époux captif, et elle apparaît aussi, sans doute, aux sévères magistrats qui ont si cruellement blâmé sa mort volontaire, car c’est dans la tradition que les ombres des mortes mécontentes reviennent demander justice.