Calmann-Lévy, éditeurs (p. 145-164).



IX


L’existence de Claude change, à partir de ce jour. L’hostilité sourde de Léon éclate librement. Marthe devient agressive, nerveuse. Yvonne, aimable à ses heures, ne se montre désagréable qu’au moment où l’on agite des questions d’intérêt. À propos d’une robe supplémentaire que sa mère lui refuse, Yvonne pousse des soupirs de victime et dit âprement, en louchant vers sa cousine : « Naturellement, depuis qu’il y a une personne de plus à habiller, je dois me contenter d’user mes vieilleries. »

Lorsque Léon rentre du magasin, il s’affale lourdement sur un fauteuil, se plaint d’être éreinté, geint toute la soirée. Si Claude, jouant dans un coin du salon avec Madeleine, élève un peu la voix, M. Lambert-Massin, excédé, la prie de se taire et fait d’amères réflexions sur l’égoïsme des gens désœuvrés qui ne savent point respecter le repos de ceux qui travaillent pour les entretenir. À l’entendre, on croirait qu’il n’existe à Paris qu’un homme occupé de dix heures du matin à midi et de deux heures à six heures du soir : et que la profession d’éditeur de bronzes religieux soit la plus exténuante au monde, sans qu’aucune autre puisse lui être comparée. La fatigue de Léon Lambert-Massin est une fatigue spéciale, particulière, déprimante, sacrée ; nul n’a le droit d’être également fatigué dans son entourage : la fatigue est le privilège unique du chef de famille qui gagne la vie des siens. Et Claude se rappelle son père toujours si gai, si dispos, après des journées et des soirées de neuf heures consécutives de musique, concert, répétitions, leçons ; où, sans répit, il jouait de ce hautbois maudit, qui lui retranchait une minute d’existence avec chaque parcelle de son souffle ; elle pense au violoniste Halberger qui compose, travaille, organise ses programmes, dirige son orchestre, le sourire aux lèvres, et qui jamais ne se lamente de ses efforts ni de son labeur. Elle songe à tous les besogneux modestes qui travaillent gaillardement par la ville.

À rebours de son mari, Marthe ne critique point l’inaction de la jeune fille ; mais, elle lui reproche toutes ses actions. Claude ne peut lui rendre un service sans se faire taxer de maladresse, ni s’efforcer de l’aider à tenir son intérieur sans que Marthe l’accuse de vouloir être la maîtresse.

Ces vexations quotidiennes torturent la jeune fille d’un supplice irritant et sournois ; elle a la sensation de subir de perpétuelles piqûres de moustiques. Il est des instants où elle se dit : « J’en ai assez… c’est intolérable… je vais partir… » Partir pour où ? Que faire ? Que tenter ? Et Claude baisse la tête, accablée par son impuissance : elle n’a rien et n’est capable de rien. Elle a suffisamment vécu — d’une vie humble qui côtoyait la pauvreté — pour connaître les difficultés du struggle for life, l’impossibilité matérielle de subsister sans métier ; elle ne se forge point d’illusions irréalisables, sachant bien que, seules, les héroïnes de romans nourrissent leur vieille mère en peignant des éventails ou des menus ; et que, seuls, les personnages de comédies sont des industriels bienfaisants qui offrent à la jeune inconnue entrée chez eux, sans références, une place grassement rétribuée et le mariage au troisième acte.

Claude n’a qu’à se souvenir de la façon dédaigneuse dont la reçut un élève de son père chez qui Gérard l’avait envoyée réclamer le montant de ses cachets, ou de l’accueil brutal d’un éditeur de musique auquel elle proposa des valses inédites de Victor Gérard — pour se représenter la série de démarches inutiles et rebutantes qu’elle devrait entreprendre en vain, si elle quittait les Lambert-Massin ! Du jour où elle cherche à pourvoir honnêtement à ses besoins, la femme n’a plus à compter sur la courtoisie humaine ; ceux qui la payent s’arrogent le droit de la traiter durement, réfrigérants envers la solliciteuse, exploiteurs avec l’employée. Et puis, comment gagner de l’argent quand on n’a appris aucun métier ? Claude déplore l’éducation mal avisée que l’on dispense à la plupart des filles de petite bourgeoisie : ainsi qu’elles, Claude est assez forte en littérature ; elle pénètre la syntaxe avec l’instinct de sa race harmonieuse ; mais elle est rebelle à l’arithmétique et possède de très vagues notions géographiques. Elle joue remarquablement du piano : neuf Françaises sur dix se trouvent dans son cas ; la musique et la pyrogravure tiennent beaucoup de place au programme de notre instruction.

Claude constate avec découragement :

— Que pourrais-je résoudre ? Je suis une faible chose désarmée d’avance… Je ne sais rien faire. Je ne sais pas même coudre !

Elle pense que toutes les filles sans fortune devraient acquérir des connaissances utiles, étudier quelque profession qui supplée à leur médiocrité, aujourd’hui que les exigences de la vie chère éloignent les hommes sages du mariage et des petites dots. Cette réflexion lui rappelle Jacquard. Pourquoi n’a-t-il plus voulu d’elle ? Ce mystère la préoccupe obstinément. Claude — ignorant que Léon offrait une dot disproportionnée à la position luxueuse qu’elle semble occuper ici et à la situation du jeune homme — se creuse la tête pour découvrir quelle est la faute dont on l’accuse. Elle est si joyeuse de ne point épouser Jacquard qu’elle ressent l’obligation de racheter son bonheur par un peu de remords : pour qu’un homme lui ait fait l’injure de reprendre sa parole après avoir demandé sa main, il faut qu’elle ait commis un acte très répréhensible. Claude finit par s’imaginer que Jacquard s’est aperçu de son amour pour Georges Derive et s’est retiré, cédant à un accès de jalousie.

Sans volonté, sans énergie contre son destin, Claude se résigne aux rebuffades de son entourage. Elle paye ses cousins de leur hospitalité en devenant le déversoir où s’épanche l’aigreur de chacun. Quand la couturière a manqué de parole, Claude essuie une scène de Marthe ; quand M. Lambert-Massin a raté une affaire, Claude est l’objet de ses rares colères ; si la femme de chambre a oublié une commission d’Yvonne, la petite Lambert-Massin grogne rageusement : « Parbleu ! Julie ne peut tout faire à la fois : elle commence par servir mademoiselle Claude ! » Ce qui est vrai d’ailleurs : les domestiques — qui ont expérimenté le réel caractère de leurs maîtres — se sont pris d’amitié à l’égard de Claude et lui témoignent de bienveillantes prévenances ; et quoiqu’elle leur en sache gré, cette pitié de la valetaille est encore la principale humiliation de la jeune fille.

Une amélioration notable se produit dans les rapports respectifs de la famille Lambert-Massin, depuis que Claude leur sert de bouc émissaire. On ne gronde plus Madeleine ; Yvonne est livrée à ses caprices. Jusqu’à la vieille madame Massin dont Léon contemple d’un œil moins sinistre la trop robuste sénilité.

Claude souhaite que ses cousins reçoivent le plus souvent possible, car ses seuls moments de répit sont ceux où il y a du monde à la maison. Alors, derechef, Claude est la fille adoptive des Lambert-Massin, leur enfant gâtée, leur chérie, ils soignent la réclame vivante de leur bonne action.

La jeune fille n’a qu’un adoucissement à sa peine : l’amitié de la petite Madeleine, trop jeune encore pour entrer dans les calculs de sa famille. L’enfant adore sa grande amie qui l’encourage à s’instruire en lui apprenant les leçons indiquées par l’institutrice, sous forme de contes ingénieux que Claude imagine si bien. Ce sont aussi les belles histoires inventées par sa compagne qui endorment insensiblement Madeleine, les soirs où elle s’agite dans son lit, apeurée au milieu des ténèbres. Et Claude se raccroche éperdument à cette tendresse puérile, qui est son unique réconfort.

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Une nouvelle épreuve : ses yeux se dessillent. Et cela lui semble extrêmement dur d’être désabusée sur le compte de ses faux parents.

Un dimanche matin, M. Lambert-Massin entre dans la chambre de sa femme au moment où elle se dispose à partir pour la messe avec Claude, Yvonne et Madeleine. Il annonce, d’un air sombre :

— Je reçois à la minute un mot de Colette : elle se décommande… elle ne viendra pas déjeuner. C’est le troisième dimanche qu’elle nous réserve ce coup du pneumatique… Que signifie son attitude ?

Léon s’inquiète. Colette de Verneuil chercherait-elle à espacer les relations, à rompre en douceur ? Mais alors… Et les importantes commandes qu’elle adresse à la maison de la place Saint-Sulpice, vont-elles cesser également ? Marthe devine la pensée de son mari et s’exclame :

— Que peut-elle avoir ? Personne, ici, ne l’a contrariée, que je sache… À moins que Claude… ?

À son nom, la jeune fille tremble, songe : « C’est encore moi qui vais endosser les lubies de Colette ! »

Par bonheur, Yvonne détourne le cours de l’entretien en s’écriant :

— Je la connais, moi, la raison de l’abstention de Colette !

— Eh bien ! parle… dis-la ! interroge Léon.

— Elle a un nouveau béguin, explique crûment Yvonne.

— Oh ! veux-tu te taire ! gronde Marthe, scandalisée.

— Fallait rien me demander, riposte Yvonne. L’un m’ordonne de parler, l’autre de me taire…

M. Lambert-Massin impose silence à sa femme ; ce n’est pas l’heure de se formaliser des libertés de leur fille ; il vaut bien mieux la questionner. Léon reprend :

— Voyons, ma mignonne, apprends-nous ce que tu sais…

— Voici… Irène m’a raconté l’autre jour que Colette a engagé pour sa saison d’été le fameux Saint-Médard, ce célèbre chanteur comic-excentric-idiot, comme disent les affiches qui le représentent clignant de l’œil et coiffé d’un melon posé de travers… Saint-Médard a, paraît-il, un succès fou parmi les dames du théâtre et du demi-monde. Colette s’est éprise de lui : elle lui a fait un traité superbe… Elle ne le quitte plus… Bref, vous comprenez qu’en pleine lune de miel, Colette ne veut pas laisser son cher et tendre, pour aller déjeuner avec des gens chez qui il n’est pas invité… Voilà pourquoi elle se défile depuis trois semaines…

Les Lambert-Massin oublient de s’indigner, tant ils sont préoccupés de cette nouvelle insolite. La disparition de Colette les navre, à un tel moment : n’est-ce pas lorsqu’elle vient d’offenser Dieu par sa conduite que Colette de Verneuil fait amende honorable, en offrant au curé de sa paroisse un don proportionné à sa faute ? Pourvu qu’elle n’omette point le rite accoutumé… et ne retire point sa pratique à Léon !

M. Lambert-Massin est perplexe. Marthe réfléchit. À la fin, Yvonne propose malicieusement :

— Après tout, nous pourrions peut-être inviter aussi Saint-Médard ?

La plaisanterie est trop osée. Pour le coup, Léon proteste ; Marthe pousse des cris d’orfraie.

Claude a l’audace de se mêler à la discussion. Telle une brebis en révolte qui s’efforcerait de frapper de la tête, — oubliant qu’elle n’a pas les armes du bélier, — l’inoffensive Claude se permet d’insinuer avec ironie :

— Au fait… pourquoi ne recevriez-vous pas l’ami de Colette ?… Vous recevez bien l’ami d’Irène : quelle différence y a-t-il ?

Léon la regarde d’un air stupéfait ; cette Claude inattendue lui inspire une sorte de crainte vague qui l’empêche de se fâcher. Et c’est très sérieusement qu’il réplique :

— Quand nous accueillons monsieur Joseph Asquin, ce n’est pas l’ami d’Irène d’Albret que nous invitons : c’est l’ami d’Henri Derive, notre intime… La nuance est sensible, il me semble !

Évidemment.

Saint-Médard est un cabotin sans argent — qui en reçoit. Asquin est un député influent — qui en donne.

Et dix minutes plus tard, agenouillée à la droite de madame Lambert-Massin en l’église Saint-Philippe-du-Roule, Claude, voyant sa cousine profondément absorbée, se dit : « Elle ne prie pas, elle est en train de se demander si elle doit inviter Saint-Médard. »

En effet, rentrée à la maison, Marthe déclare à son mari :

— Léon… N’y aurait-il pas moyen de le recevoir tout de même… ce monsieur ? C’est un artiste, dans son genre… On l’a fait chanter à l’Élysée, quand le roi d’Espagne est venu à Paris !… C’est une espère de personnage… Et puis, nous donnerions un déjeuner absolument intime, ce jour-là : il ne se rencontrerait avec personne.

Léon médite un long moment ; il consulte ensuite sa femme, puis Yvonne. On finit par décider que l’on priera Colette, pour la semaine suivante, d’amener déjeuner et de présenter M. Saint-Médard à ses cousins, qui seront enchantés de le connaître. Léon rédige la lettre d’invitation et décide qu’à part Irène d’Albret, il ne conviera aucun étranger à sa table, ce dimanche-là.

Claude, écœurée, observe la physionomie de Marthe : ce regard aguiché de femme curieuse, cet air de concupiscence bourgeoise à l’idée de frôler de si près une vedette de boui-boui, qui traîne sa personnalité canaille dans tous les mauvais lieux et ses mœurs douteuses dans les alcôves galantes.

Madame Lambert-Massin a sa figure émerillonnée des matins où sa manucure lui rapporte les potins de coulisses…

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C’est Colette de Verneuil, — l’ex-théâtreuse, la Montmartroise débraillée — qui donne une leçon de tact aux prudes Lambert-Massin. Ahurie mais flattée qu’ils aient invité son amant, Colette a dicté à Saint-Médard (en surveillant son orthographe) une missive élégamment tournée où le chanteur s’excuse, mettant son refus sur le compte de ses habitudes peu mondaines et de sa sauvagerie native. Puis, Colette s’est rendue seule au déjeuner de ses cousins afin de leur manifester sa gratitude.

Les Lambert-Massin jubilent : ils ont reconquis la bonne cliente et sauvegardé les convenances.

Néanmoins, après le repas, lorsqu’on s’installe au salon, un certain froid s’établit.

Colette — qui ne manque pas d’esprit — a une manière si narquoise de cligner ses cils frisés en dévisageant ses hôtes, que Léon et Marthe, gênés, commencent de perdre contenance. Yvonne se divertit bien trop de l’embarras de ses parents pour venir à leur secours.

Heureusement, Irène d’Albret sauve la situation. Remarquant cette contrainte dont elle ignore les motifs, la comédienne se demande : « Qu’est-ce qu’ils ont donc, tous ? On croirait qu’ils se sont chamaillés. » Et comme sa nature jouisseuse réprouve les digestions maussades, la brune Irène s’efforce de rétablir un courant de gaieté. Elle s’approche du piano, fredonne un air de revue en tapotant le clavier avec un seul doigt ; puis, ses talents musicaux s’arrêtant là, elle se retourne vers Marthe et propose :

— Jouez-nous donc quelque chose !

— Je n’ai pas appris la musique, confesse Marthe à voix basse.

— Et Yvonne ?

— Yvonne non plus : elle est sujette à des névralgies terribles qui lui interdisent cet art.

La petite Lambert-Massin, en effet, a soustrait son enfance à la méthode Carpentier, au chant et au solfège, par l’infaillible moyen des migraines atroces qu’elle feignait à ravir. Irène s’étonne :

— Je pensais que vous étiez musiciennes, moi, en voyant ce superbe instrument… Ben, alors… À quoi vous sert-il, votre piano ?

— À meubler le salon, riposte Yvonne entre haut et bas.

Les Lambert-Massin estiment que tout salon chic doit s’orner d’un piano à queue grand modèle, de six mille francs : peu importe que nul n’en joue. On n’est pas nécessairement peintre parce qu’on possède des tableaux, pourquoi aurait-on besoin d’être pianiste pour exhiber un piano ?

Irène s’adresse à Claude :

— Et vous, mademoiselle ?

Claude a un tressaillement : depuis cinq mois, depuis la mort de son père, elle n’a pas joué une fois… Ses doigts s’agitent malgré elle ; des rythmes, des sons aimés chantent dans sa tête. Machinalement, elle s’approche de l’instrument, s’assoit sur le tabouret. Ses mains s’essayent sur les touches, ses pieds manœuvrent les pédales. Elle murmure, d’une voix attentive :

— Il faudrait qu’on l’accordât… La haute est un peu faible.

On l’engage à continuer. Marthe s’empresse, la complimente. Claude recherche dans sa mémoire.

Installée vis-à-vis du piano, toute menue devant ce monument de palissandre, Claude offre un joli profil studieux à la paupière abaissée, à la bouche pensive. Un rayon de soleil, se glissant par la baie entr’ouverte, traverse le salon, vient se nicher au creux de la nuque de la jeune fille, et s’amuse à faire miroiter dans sa lumière blonde l’or rutilant du chignon roux.

Les nerfs de Claude vibrent de plaisir à retrouver la jouissance perdue ; ses petites pattes exercées écartent démesurément leurs phalanges étroites pour plaquer les accords sonores ; puis, elles se relèvent soudain avec un geste d’envolée. Claude exécute la première partie de l’admirable Schéhérazade de Rimsky-Korsakow, avec une compréhension parfaite qui exprime l’âme de l’œuvre ; et une habile virtuosité d’amateur qui escamote adroitement les trop grandes difficultés en croquant quelques notes, de-ci de-là. Claude a les yeux mi-clos ; son visage s’empreint de sensualité ; elle savoure la double volupté physique et cérébrale qui est le privilège des artistes ; et son regard lointain évoque le harem bariolé de Schéhérazade où les sultanes en folie, vautrant leur chair brûlante sur la soie des tapis, attendent l’heure de faire entrer les nègres déchaînés…

Quand la jeune fille s’arrête, les paumes moites et les poignets brisés, Marthe se pâme :

— Oh ! Que c’est beau… ça fait penser au théâtre des Champs-Élysées… Tu te rappelles, Léon ?… Les soirées d’Astruc où les fauteuils nous ont coûté soixante francs, et où il y avait de si jolies toilettes !… Et Nijinsky… Oh ! Nijinsky !

Colette de Verneuil félicite chaudement Claude Gérard : par une antinomie assez fréquente, cette femme qui gagna sa vie à se gargariser de refrains idiots et de chansonnettes, goûte toutes les beautés de la haute musique.

Irène s’extasie. Elle conseille à Claude :

— Vous devriez donner des concerts… Ça ne coûte pas très cher et on peut laisser croire qu’on s’est fait payer : je connais un directeur qui a la spécialité de ces petites opérations… Ce que le public vous remarquerait !… Vous en auriez du succès — et des adorateurs !… Il faudrait porter une robe de tulle, décolletée ; les bras nus ; avec une écharpe de voile noir qui s’attacherait à votre chignon et retomberait sur le sein gauche après avoir glissé sur l’épaule droite… Vous seriez très chic… C’est Georges Derive qui vous admirerait ! N’est-ce pas, Marthe ?

La comédienne, quêtant une approbation, s’avance du côté de sa cousine. Mais, madame Lambert-Massin ne la voit même pas. Anxieuse, apeurée, Marthe surveille sa fille aînée : Yvonne a le teint plus jaune encore et les traits contractés ; ses yeux noisette dardent sur Claude un regard de haineuse souffrance.

Envieuse à s’en rendre malade, Yvonne ne peut supporter le bonheur ni le succès d’autrui ; toute attention qui s’adresse aux voisins lui semble frustrer sa précieuse petite personne de l’intérêt qu’elle lui juge dû.

Et Marthe, qui gâte sa fille, respecte tendrement les susceptibilités ombrageuses de cette jalousie malsaine.

Aussi désormais, lorsque ses amis prient Claude de leur jouer un morceau, madame Lambert-Massin retient impérieusement la jeune fille, et proteste, avec véhémence :

— Non… non… non !… Je ne veux pas. Cette petite se prodigue trop quand elle est à son piano. Elle s’énerve, se détraque, s’épuise… Elle est si délicate ! Nous préférons nous priver du plaisir de l’entendre que de la voir se fatiguer. Vous comprenez, cette enfant, c’est comme une grande fille que nous aurions retrouvée… Alors, la santé de Claude passe avant tout !