Calmann-Lévy, éditeurs (p. 165-185).



X


Au mois d’août, les Lambert-Massin partent pour la mer. La grand’mère reste à Paris.

Depuis six semaines, Marthe a déjà fait ensevelir son mobilier sous le linceul des housses et des linges. Le lustre du grand salon est devenu un paquet neigeux d’où quelques lambeaux d’étoffe pendent, tels des stalactites ; les rideaux sont emmaillotés de toile grise ; des draps protègent les tentures et les tapisseries : on se croirait chez un photographe.

Depuis deux mois, Marthe et Yvonne courent les maisons de couture, les grands magasins et les modistes en vogue ; les essayages se succèdent ; les paquets affluent avenue d’Antin ; on a gratifié Claude d’un costume de piqué blanc avec ceinture de crêpe noir, d’un tailleur de lainage noir à grand col marin et d’une robe de charmeuse blanche voilée de mousseline de soie noire.

La jeune fille se demande, non sans curiosité, à quelle villégiature luxueuse sont destinées ces élégances.

Les Lambert-Massin vont à Cherville-sur-Mer, où ils doivent retrouver Irène, Asquin et les frères Derive. C’est un petit trou de la côte normande, une de ces plages minuscules qui s’échelonnent entre Deauville et Cabourg. Dernièrement, un gros brasseur d’affaires, possédant de vastes terrains à Cherville, s’est imaginé d’en faire une plage à la mode et s’y est pris de la plus simple façon : sur ses indications on a construit un somptueux et unique hôtel, face à la mer ; le tarif de ce palace est hors de prix, et cela seul a suffi pour y attirer des snobs. Il y aura un Casino à Cherville, l’année prochaine ; on parle également d’y organiser un champ de courses, un grand cercle, diverses attractions : aviation, tennis, golf. En attendant, le merveilleux hôtel solitaire se dresse majestueusement sur une grève déserte, derrière laquelle s’élèvent quelques bicoques de pêcheurs, une église et une petite colline verdoyante surmontée d’un calvaire. La flore du pays semble riche en luzerne, orties et chardons ; une herbe sale pousse çà et là, à même le sable ; mais le prospectus de l’hôtel annonce des excursions splendides.

Au bout d’une semaine de séjour dans cet endroit saumâtre — où l’on ne peut sortir sans être cuit par le soleil ou fouetté par la tempête, aveuglé par des trombes de sable et poursuivi par une ribambelle de marmots qui mendient avec l’effronterie de leur race — Claude ne comprend pas pourquoi ses cousins ont choisi cette étrange villégiature. Elle en découvre promptement l’explication.

À Deauville, les toilettes de Marthe se fussent perdues dans la cohue des courses ; elle se fût confondue parmi l’essaim de baigneuses, incapable de lutter avec le luxe professionnel des demi-mondaines dont les commanditaires sont autrement fortunés qu’un M. Lambert-Massin.

À Cabourg, à Houlgate, à Villers, les gens chics restent chez eux ; on voisine, entre villas ; un tel genre ne conviendrait guère aux goûts ostentateurs des Lambert-Massin qui préfèrent d’éblouir les foules satellites des feux de leurs étoiles, que de briller plus simplement parmi leurs égaux.

Alors, pour eux, Cherville devient le site idéal. C’est très simple : à Cherville, il n’y a que l’Hôtel, comme distraction ; et, dans l’Hôtel, la famille Lambert-Massin trône, domine et rayonne.

L’heure de gloire, c’est l’heure du dîner. Lorsque la grande salle à manger, meublée de petites tables qu’éclairent des guirlandes de fleurs électriques, est aux trois quarts remplie, Marthe opère une entrée sensationnelle, toutes voiles dehors, au bras de Léon en habit ; tandis que les trois jeunes filles suivent derrière eux, telles les vierges du chœur antique. Marthe sent les regards des femmes braqués sur elle avec une acuité de commissaire-priseur, évaluant le prix de son diamant bleu ; la coupe de sa tunique brodée, l’orient de ses perles fines. Les hommes examinent Yvonne, qui tire parti de sa grâce de fruit acide en attachant un nœud de petite fille dans ses belles nattes châtain clair, et en montrant ses jambes par l’entre-bâillement de sa jupe écourtée. Ils admirent Claude, plus encore pour le corps impeccable qu’ils devinent sous les plis de l’étoffe vaporeuse, que pour son beau visage régulier qui sourit trop rarement à leur gré.

À une table, Marthe aperçoit Irène d’Albret et Joseph Asquin, installés avec les frères Derive. Coquetant au milieu des trois hommes, provocante, exubérante, lançant de droite à gauche de noires œillades qu’encanaille le khôl de ses paupières fardées, la comédienne se fait beaucoup remarquer. Quand elle adresse un salut familier aux bourgeois Lambert-Massin, les dîneurs qui les observent s’étonnent intérieurement de ces relations insolites. Et Marthe, amusée, songe : « Nous avons l’air de connaître une cocotte ! » Car, ici, on est loin de Paris, du monde à ménager et de la place Saint-Sulpice : les scrupules se relâchent.

Environnée de généraux (?) brésiliens, de banquiers levantins traînant une smalah de femelles grasses, de dames seules lorgnant les bagues des messieurs qui ne portent point d’alliance à l’annulaire, et d’un prince napolitain qui déambule par l’hôtel avec une inquiétante démarche silencieuse de « rat » en espadrilles, madame Lambert-Massin s’épanouit d’accaparer l’attention universelle.

Le bonheur de Marthe n’est gâté que par un détail : elle a apporté à Cherville vingt-quatre robes du soir et elle y doit passer un mois entier ; comme elle change de toilette tous les soirs, il faudra donc que, les six derniers jours de sa villégiature, elle se résigne à remettre des robes qu’elle aura déjà offertes une fois aux curiosités de l’assistance : c’est un point noir à son horizon.

Les attractions de Cherville ne risquent pas de fatiguer par leur diversité : le matin, on déjeune ; on s’habille ; on re-déjeune. L’après-midi, des voitures vous promènent sur des routes désespérément ensoleillées ; on revient à six heures, courbaturé, congestionné ; on se dépêche de se déshabiller et de se rhabiller pour le solennel dîner ; puis, la soirée s’écoule, mélancolique : dans le vaste hall de l’hôtel où circulent des valets de pied en culotte courte, chacun s’assoit bien sagement. Les vieux messieurs lisent des revues ou ronflent derrière les pages déployées du Times, les femmes comparent leurs décolletages, à la dérobée ; des groupes d’amis chuchotent tout bas, comme à l’église. Parfois, un prestidigitateur de passage entre, fait son boniment, escamote des mouchoirs, surveille la génération spontanée de lapins ou de tourterelles au fond d’un chapeau haut de forme, puis, envoie sa femme — une forte brune sanglée de satin rouge — quêter dans l’assemblée. Et c’est une soirée extraordinaire.

Il arrive que Léon regrette intérieurement sa vie active de Paris, son frais bureau de la place Saint-Sulpice dont les deux fenêtres s’ouvrent sur les arbres ; mais, cependant, à la rentrée, il gémira devant ses amis : « Ah ! quelles délicieuses vacances nous avons passées… Je regrette que mes affaires m’empêchent de prendre plus d’un mois de congé ! »

Heureusement que la présence d’Irène et de ses amis égaie la famille Lambert-Massin.

On décide un jour d’aller en bande aux courses de Deauville ; c’est un but de promenade, une heure de voiture à travers la campagne normande. Les Lambert-Massin prennent avec eux, dans leur auto, Asquin et Irène. Henri Derive offre la sienne aux trois jeunes filles ; Yvonne et Claude s’installent au fond et placent la petite Madeleine entre elles. Les deux frères s’assoient vis-à-vis de leurs jeunes amies ; Claude voit le député qui serre déjà la jupe d’Yvonne entre ses genoux ; alors, elle s’écarte de Georges, le plus qu’elle peut. Les deux voitures quittent l’Hôtel, l’une derrière l’autre ; puis, se séparent bientôt au premier carrefour, Émile ayant suivi la route directe, tandis qu’Henri ordonnait à son chauffeur de s’engager sur un chemin qui ne mène guère à Deauville — sous prétexte qu’il offre un plus beau point de vue.

L’auto roule à travers un paysage verdoyant, où l’herbe et les feuilles sont de ce vert épais et chaud qui semble une couleur spéciale à la Normandie. Il fait bon. Un vent frais vous cingle le visage, apportant des bouffées d’odeurs diverses : goût acide des pommiers, parfum suffocant des sureaux, senteur pénétrante des chèvrefeuilles. Yvonne, indifférente à tout cela, continue son flirt avec Henri, éclate de rires factices, aussi froide, aussi coquette que dans un salon parisien. Mais Claude jouit de cette heure exquise avec une sensibilité presque douloureuse d’intensité. Ses yeux contemplent ces plaines qui s’étendent à l’horizon et dont le tapis uni semble une répercussion de la mer, dans une tonalité d’émeraude plus accentuée. Ses narines s’écartent, pour aspirer plus profondément les émanations de la nature. Claude est grisée par l’ivresse de la campagne : elle se trouve très heureuse, tout à coup, sans savoir pourquoi…

Georges l’épie. Très habile, le jeune homme se garde d’effaroucher cette timide en extase ; mais, ayant remarqué son affection pour Madeleine, il s’occupe de la petite fille, entame avec elle une conversation puérile où il s’agit de nids d’oiseaux, de fruits, de fleurs des champs. Madeleine interpelle sa grande amie, la mêle à leurs propos ; — et c’est ainsi que Georges se rapproche de Claude.

Le chauffeur des frères Derive est un garçon averti et discret, qui devine ses maîtres ; il promène sa voiture au hasard, court droit devant lui, et ne se retourne jamais pour demander des ordres.

Maintenant on est en pleines terres ; à perte de vue, ce n’est qu’une suite de prairies cultivées ; rectangles d’or, carrés de pourpre, bandes de sinople, losanges d’argent qui s’étendent sur la plaine comme autant d’écus armoriaux, tels des blasons champêtres.

Soudain, la petite Madeleine, pointant son doigt vers la haie, s’écrie :

— Oh !… Des mûres !… Allons en cueillir.

Tu es folle : elles sont encore vertes, objecte sa sœur : voyons… tiens-toi tranquille !

— Mais non : descendons, propose Henri. Cela nous délassera.

Le chauffeur stoppe. Madeleine se précipite et fourrage, parmi les ronces. Georges a passé son bras sous celui de Claude ; et il l’entraîne doucement, traîtreusement, à l’écart de leurs compagnons. Son frère le regarde agir avec un sourire complice, puis, se rapproche d’Yvonne.

Georges et Claude s’enfoncent dans un petit sentier qui serpente entre deux champs d’orge. La jeune fille, troublée, cherche à dégager son bras qu’emprisonne l’étreinte de Georges ; il la serre contre lui et, à chaque pas, leurs hanches se heurtent voluptueusement. Il murmure :

— Que vous ai-je fait ?… Vous êtes fâchée ?… Depuis quinze jours, vous me fuyez… vous me boudez !

Claude veut répondre, mais sa gorge serrée ne laisse passer aucun son ; elle se recule. Il insiste :

— Vous n’êtes pas gentille… Vous me rendez très malheureux…

— Moi !

L’innocente s’est méprise au verbiage banal du Lovelace. Claude regarde avec une tendresse passionnée cet homme qu’elle croit peiné ; elle lui sourit craintivement. Alors, Georges recommence de se défier : les paroles de son frère se rappellent à son esprit ; et les conseils judicieux du député Asquin… Georges paye à cet instant la rançon de ses millions : il lui est impossible de supposer sincère un amour qui s’adresse à lui. Ce garçon de trente-six ans, aimable, séduisant, joli de figure, vigoureux de corps, éprouve devant la femme toutes les suspicions d’un vieil amant dont on convoite l’or. Deux vers de Montesquieu chantent dans sa mémoire :

     Seigneur, je vous bénis malgré le tort immense
     D’être le riche affreux que nul ne peut aimer !

Et Georges Derive — presque haineux dans son scepticisme — songe, en considérant Claude :

« Toi, ma petite, ne t’imagine pas que tu vas me monter le coup avec la comédie de candeur amoureuse… Est-ce qu’il y a de véritables ingénues dans la famille Lambert-Massin ! » Et il évoque la beauté délurée d’Irène, la frimousse vicieuse d’Yvonne, afin de lutter contre le charme des regards purs de Claude qu’il accuse de fausseté. Il pense rageusement : « Comment… Là-bas, l’autre doit être en train de se laisser lutiner par mon frère ; et moi, je jouerais un rôle d’imbécile auprès de celle-ci ! »

Le contact de Claude, la sensualité puissante de cette insidieuse Normandie et toute la chaleur de sa jeunesse lui font perdre la tête. Ils sont seuls, au milieu d’un pré dont l’herbe leur monte à mi-jambes. Alors, Georges empoigne brusquement la jeune fille et la renverse sous lui, sur un lit de luzerne épaisse. D’abord, Claude, tout étourdie, n’oppose aucune résistance. Écrasée, pétrie, par cet homme que sa chair désire et que son cœur chérit, elle ressent un involontaire tremblement de joie, une étrange mollesse dans les membres, une lâcheté paresseuse qui l’incite à rester passive. Et puis — quand les lèvres de Georges, forçant sa bouche, lui apprennent son premier baiser, — sa volonté sursaute et se révolte.

Claude, ayant vécu isolée, sans curiosité malsaine, a gardé une singulière ignorance des choses de l’amour : les romans les plus osés qu’elle ait lus n’outrepassaient point certaines limites. N’ayant jamais eu d’amie, elle n’a point reçu les confidences troublantes, que l’on se chuchote entre compagnes. Elle n’a pas la moindre idée de ce que peut être le geste sexuel ; mais les mines choquées des gens vertueux, le mystère dont on voile certains actes, lui font imaginer que ces mots : amant, maîtresse… désignent des êtres ignominieux. Entre mari et femme, l’amour devient sans doute une manifestation immatérielle, idéalisée ; un accouplement de tourterelles perpétré dans l’ombre. Mais l’autre… l’Amour défendu, se représente à ses yeux naïfs sous l’apparence d’une succession de rites effrayants, démoniaques et baroques… Oh ! tout ce que peut inventer l’âme d’une vierge absolument chaste !

Et Claude, épouvantée, se débat désespérément, afin d’échapper au sort angoissant, énigmatique et barbare qui la menace. Sa pudeur se traduit sous forme de peur : peur de l’inconnu ; peur du secret qui hantait Psyché ; peur qu’on ne lui fasse du mal ; peur de ces mains qui la brisent et de ces lèvres qui la mordent… Elle lutte avec la terreur d’une assassinée.

Et soudain, Claude, à bout d’énergie, se met à pousser des cris fous, aigus, stridents, qui déchirent l’air comme des coups de sifflet… Georges, interloqué et furieux, la lâche.

Claude s’échappe, bondit, s’élance à travers la campagne — fuyant l’homme.

Elle court rapidement, malgré les battements de cœur qui lui coupent la respiration ; jamais ses pieds ne lui ont semblé plus agiles ni son corps plus léger ; elle voltige au-dessus des trèfles, franchit des rigoles d’eau qui sillonnent les pâturages, évite les troupeaux de bœufs couchés au soleil ; se sauve toujours plus vite, toujours plus loin, sans savoir où elle va — dans un besoin instinctif de mettre encore plus d’espace entre cette chose et elle.

Tout à coup, elle se trouve nez à nez avec un vieux paysan qui la contemple d’un air hébété.

Claude a une allure surprenante, en effet : échevelée, haletante, elle respire avec effort ; ses boucles fauves s’échappent de son panama aplati ; la sueur coule sur son front, dans son cou où des plaques roses marbrent la peau blanche ; sa jupe de piqué porte des taches verdâtres et sa ceinture de crêpe pend comme une loque effilochée. Qu’importe !… Claude questionne d’une voix étranglée :

— Cherville ?… Où est Cherville ?…

Le paysan médite un long moment. Il finit par désigner une masse jaune, vers l’ouest.

Claude le plante là, et galope de nouveau dans la direction indiquée. Au bout de trois quarts d’heure, elle arrive devant l’hôtel, grimpe l’escalier quatre à quatre, sous les yeux des baigneurs et des valets interdits, et monte se réfugier dans sa chambre. La chair brûlante, les tempes battantes, courbaturée, moulue, fiévreuse, Claude se jette sur son lit et ferme les yeux — anéantie.

Après un certain temps, elle reprend conscience, peu à peu. Elle compte six fois le tintement d’une pendule : on va rentrer, changer de vêtements pour le dîner… Aussitôt, elle saute à terre, court se regarder au miroir : oh ! ses cheveux… sa robe salie… Claude déroule ses torsades emmêlées, se recoiffe en un tour de main ; puis elle retire ses chaussures terreuses, ses bas humides, sa jupe souillée et son corsage fripé. Elle sonne la femme de chambre, pour demander qu’on lui prépare un bain.

À l’heure du dîner, Claude descend au salon, ayant réparé son désordre. Elle a revêtu sa toilette de soie blanche, promené une houppette de poudre rose sur la pâleur de ses joues ; ses yeux noirs scintillent, dévorés de fièvre : Claude fait sensation ; elle est en beauté.

Elle aperçoit, réunis dans la véranda, les Lambert-Massin, Asquin, Irène d’Albret et Henri Derive. Georges n’est pas là : Claude reprend courage et s’avance avec plus de sûreté. Tout d’abord, on ne lui dit rien. Marthe, continuant une conversation commencée, interroge Henri Derive :

— Mais, enfin… Qu’est-ce qu’il a, votre frère ?… Il paraît mal à son aise, depuis que vous êtes rentrés.

Le député réplique, sans mauvaise intention :

— C’est la faute de mademoiselle Gérard… Elle lui a causé une telle venette ! Figurez-vous qu’elle l’a lâché subitement, au beau milieu de la promenade, sans prévenir… Il l’a cherchée en vain ; puis, il est venu nous rejoindre, tout déconfit… Qu’est-ce qui vous a pris, mademoiselle Claude ? Nous vous avons cru perdue !

Il n’a pas achevé sa phrase que Léon et Marthe, furibonds, entraînent Claude dans un coin :

— Qu’est-ce à dire ? menace Léon d’une voix sifflante : vous vous êtes permis une telle insolence envers monsieur Derive !

— Vous lui adresserez des excuses dès qu’il entrera ! ajoute Marthe.

Claude se révolte :

— Ça… non, par exemple !

Elle poursuit, plus bas, avec une indignation contenue :

— Si je me suis sauvée comme une folle et une malheureuse, c’est que monsieur Georges, profitant d’un instant où nous nous trouvions isolés, a cherché à me manquer de respect. Il m’a jetée dans l’herbe. Il…

Elle s’arrête, rougit. Léon et Marthe ont échangé un regard bizarre chargé d’une lueur équivoque, vite éteinte. Leur contrariété se dissipe. Léon murmure, sur un ton autoritaire :

— Vous êtes une sotte, entendez-vous, Claude !… Vous vous forgez des idées absurdes : ma parole, c’est de l’hystérie !… monsieur Georges Derive est un homme bien élevé, absolument incapable… Je veux que vous soyez polie avec lui : c’est compris ? Je ne vous ai pas recueillie sous mon toit pour que vous insultiez mes amis.

Des larmes gonflent les paupières de Claude. Henri, qui devine une scène de famille sans avoir saisi le dialogue, se rapproche d’eux, intervient avec bienveillance :

— Voyons, laissez-la tranquille, cette petite… La voilà toute bouleversée ! Pardonnez-moi, mademoiselle : je suis un bavard.

Henri s’efforce de consoler Claude, avec une courtoisie paternelle. Il avise la fleuriste de l’hôtel, lui achète une gerbe de roses neigeuses qu’il épingle, une à une, au corsage de Claude, avec des gestes pleins d’aisance, de galanterie déférente. Et la jeune fille, comparant les manières du député à celles de Georges, songe, attristée :

« Henri a l’air de me respecter, lui… Il a remarqué, cependant, que son frère me fait la cour… Ainsi, ça lui semblerait naturel que Georges m’aimât pour le bon motif… Il est donc plus honnête et plus désintéressé que son cadet ? »

Sans se douter — la pauvre Claude ! — que le député Derive choie en ce moment l’aventure de tout repos qu’il souhaite à Georges, et se dit, tandis qu’il lui baise dévotement la main : « Quelle charmante petite maîtresse s’est choisie mon frère ! »

À l’instant où l’on passe dans la salle à manger, Georges Derive rejoint les Lambert-Massin.

— Prenez le bras de Georges, chuchote Marthe à Claude ; ce sera une façon de réparer votre bévue.

Fascinée par les regards fulgurants de sa cousine, Claude obéit afin d’esquiver de futurs reproches. Elle se place à côté du jeune homme ; puis, s’apercevant que Léon ne la quitte pas des yeux, elle se roidit, essaye de sourire avec amabilité.

Et Georges qui pensait qu’elle allait lui tenir rigueur de sa conduite brutale, dont il a honte à présent, Georges, qui ne comprend rien au revirement de Claude, s’exclame in petto :

« Cristi !… Elle est rudement forte, pour son âge ! »