Calmann-Lévy, éditeurs (p. 66-86).



IV


À Paris, dans la haute classe, le mot « jeune fille » sert d’étiquette à une sorte d’objet dont la définition est aussi changeante que la mode. Ainsi que les jupes drapées succédant aux robes étroites, les fourreaux droits aux tailles hautes ; les canotiers anglais aux turbans orientaux, les bandeaux espagnols aux nattes polonaises ; — « la jeune fille » se porte tantôt réservée, tantôt évaporée ; il y eut les « oies blanches, » les « demi-vierges, » les « fin de siècle, » les « affranchies ». Une année, il est de bon ton d’avoir donné le jour à de jeunes monstres spirituels, effrayants de précocité. Marthe s’exclame, indulgente : « Oui… je sais… ma fille prend des libertés d’allures et de langage… Mais, que voulez-vous ! Il faut bien lui laisser la bride sur le cou : elle est d’une intelligence ! À seize ans, son expérience en remontre à une femme de mon âge. » La saison suivante, les chapeaux sont grands au lieu d’être petits, les jaquettes remplacent les blouses ; et la mode des jeunes filles, également, a évolué. Madame Lambert-Massin déclare, parlant toujours d’Yvonne : « On a beau dire… l’éducation sévère est la seule qui porte ses fruits ; les filles dociles font les honnêtes femmes. Ainsi, la mienne est restée aussi ignorante qu’un agneau, à dix-sept ans ! Elle n’ose pas lever les yeux et ne sort jamais sans moi. » Ce qui est faux, car c’est la femme de chambre qui chaperonne Yvonne la plupart du temps.

Dans la classe moyenne, la jeune fille est à l’abri de ces fluctuations ; les parents ne considèrent point l’éducation comme une manière de snobisme.

Claude appartient à cette dernière catégorie : on lui a formé une âme sincère, un esprit juste. À défaut des préjugés qu’il méprisait ou des conventions dont il se moquait, son père lui enseigna le goût des belles choses et de la propreté morale. Claude est naturellement timide et peu curieuse : de ce fait, elle marque du respect aux gens âgés et conserve jusqu’aujourd’hui une innocence de vierge d’antan, quoique son père ne fût point rigide et se montrât enclin à la camaraderie familiale. Elle est foncièrement honnête, d’une honnêteté instinctive de créature bien portante et bien équilibrée ; artiste : elle est née musicienne et possède des dons qui l’inclinent, par malheur, à abuser de sa facilité en dédaignant le travail indispensable. Le trait dominant de son caractère, c’est un besoin d’expansion, de tendresse, une naïveté de cœur, un désir de se donner qui la prépare aux déceptions cuisantes.

Bref, Claude Gérard est la jeune fille dont Yvonne Lambert-Massin peut dire avec raison — sans se douter qu’elle lui rend hommage : « Vrai !… ce qu’elle a le genre « province » !… »

Il y a maintenant une dizaine de jours que Claude est installée chez les Lambert-Massin. Elle les enveloppe d’une affection ardente et s’étonne ingénument d’avoir rencontré de si braves gens.

Madame Lambert-Massin la choie comme un joujou neuf. Yvonne, moins hostile, commence d’étudier cette bête curieuse si différente d’elle et des autres poupées qui sont ses amies ; le résultat de son examen se traduit par un léger dédain qui éteint sa jalousie : « À quoi lui sert d’être jolie ? songe Yvonne : cette bécasse porte sur sa figure tout ce qu’il faut pour réussir sa vie : pourquoi lui a-t-on mis dans l’esprit tout ce qu’il faut pour la rater ? » Madeleine est toujours charmante. M. Lambert-Massin ne paraît qu’aux repas ; il s’y montre grave et correct, taciturne et préoccupé : son corps est à table, mais sa tête est restée place Saint-Sulpice ; il continue de ruminer ses affaires en mastiquant ses aliments.

Le luxe, jadis inconnu qui entoure Claude la baigne de douceur ; elle savoure inconsciemment la jouissance qui nous vient de l’existence facile, des beaux meubles, des quartiers riches, de l’auto confortable. Lorsqu’elle rentre, une femme de chambre lui prend son manteau des mains, son chapeau, ses paquets : tout se range comme par enchantement. Le temps où elle brossait elle-même ses vêtements et cirait ses bottines, lui semble déjà lointain — pourtant si proche. Et ce bien-être est pour Claude un second bienfait dont elle sait gré à ses protecteurs. Elle s’efforce de leur plaire, tâche de s’effacer dans sa crainte extrême de les gêner. Et par un sentiment de pudeur délicate, elle évite de rappeler la mort de son père, afin de ne point attrister cette famille heureuse.

Pourtant, il est une ombre au tableau : les Lambert-Massin, ces gens si puritains, lui semble-t-il, ces parents prudes et sévères dont elle apprécie la vertu, ont de bizarres relations. À côté des connaissances superficielles et impeccables, leur petite intimité se compose d’amis — auxquels Claude ne reproche rien — mais en présence de qui elle éprouve un malaise indéfinissable.

C’est d’abord cette cousine Colette de Verneuil, qui s’appelle en réalité Colette Lambert ; fardée, teinte, parfumée, sanglant ses quarante-cinq ans dans des toilettes de jeune fille, Colette est une femme équivoque dont les lèvres fredonnent constamment les derniers refrains de café-concert, lorsqu’elles ne mâchonnent pas la cigarette que Léon la regarde fumer d’un œil désapprobateur.

Ensuite, Irène d’Albret inquiète légèrement Claude : cette comédienne de salon a toutes les allures d’une demi-mondaine et les libres propos d’une cabotine.

Irène d’Albret, Colette de Verneuil,… pourquoi se sont-elles affublées de pseudonymes à particule ? La conversation de ces deux femmes effarouche Claude dont la naturelle candeur s’exprimait sans honte, sans trouble, au cours des tête-à-tête paternels ; son innocence ne comprend guère, mais sa pudeur en est obscurément choquée. Les manières réservées, le ton austère des Lambert-Massin, contrastant avec les façons indépendantes de leurs cousines, plongent la jeune fille dans des abîmes de réflexions ; chez elle, on parlait beaucoup plus franchement et, cependant, on respectait les convenances.

Or, comme elle a toujours vécu solitaire, Claude en arrive à conclure naïvement que ce doit être là l’ambiance habituelle des milieux mondains.

Les Frères Derive et le député Asquin sont les autres amis de la maison. Ils viennent déjeuner presque tous les dimanches, jour de repos de M. Lambert-Massin. Claude a remarqué malgré elle l’intimité suspecte de Joseph Asquin et d’Irène, le flirt déplacé entre Henri Derive, ce grave politicien de quarante-deux ans, et cette gamine vicieuse d’Yvonne. Les Lambert-Massin semblent ne rien voir. Et la sympathie grandissante de Georges Derive, le charmant viveur aux yeux doux, embarrasse Claude autant qu’elle l’attire, à présent qu’elle se manifeste dans une atmosphère insolite.

Aujourd’hui, où c’est la deuxième fois qu’elle assiste à ce déjeuner hebdomadaire qui réunit les trois hommes ainsi qu’Irène et Colette, Claude se rencogne timidement, glacée de tristesse et de contrainte. Elle songe à son père : comment est-il, maintenant ? Qu’est-ce que la putréfaction peut faire d’un cadavre, en dix jours ? Elle se reproche son abominable imagination et se remémore son horreur, au cimetière, quand elle a entendu le bois du cercueil cogner les parois de la fosse trop étroite : « Aïe donc ! » a crié trivialement un croque-mort… Le rire des convives la réveille : Claude s’efforce de ne plus penser. Elle sent qu’on la regarde et rougit, confuse. Georges Derive, son voisin, la considère avec sollicitude ; vis-à-vis d’elle, madame Lambert-Massin, encadrée d’Asquin et de Henri Derive, la contemple tendrement. Tout à coup, Marthe s’écrie avec des larmes dans la voix :

— Hein !… si nous ne l’avions pas recueillie, cette chère petite… Aujourd’hui, elle serait réduite à courir le cachet par tous les temps, la jupe crottée, les souliers percés ; à moins qu’elle ne préférât rédiger des circulaires à trois francs le mille… tandis qu’ici, c’est notre fille !

Et madame Lambert-Massin promène ses regards complaisants sur Claude, dont les cheveux ont été ondulés ce matin par le coiffeur, et dont l’élégante princesse de serge mate, qu’ornent de hautes bandes de crêpe soyeux, fut coupée, ajustée et exécutée en quarante-huit heures, place de la Madeleine.

Claude, au supplice, se dit que sa cousine est la charité personnifiée, mais qu’elle manque un peu de tact. Elle détourne ses regards, les pose par hasard sur la vieille madame Massin, placée à droite de son gendre, et remarque que la grand’mère vide subrepticement son verre de champagne. Marthe, qui a vu la scène, interpelle son mari :

— Léon ! tu as encore versé du vin à maman… tu sais bien que le docteur le lui a interdit !

M. Lambert-Massin relève la tête ; ses prunelles s’attendrissent ; il réplique avec bonté :

— C’est vrai… Mais la pauvre femme, elle aime tant le champagne ! Ça me crève le cœur, de la priver à son âge… S’il fallait observer rigoureusement les ordonnances des médecins !

— Sans compter qu’ils se trompent souvent, approuve la brune Irène : mon grand-père a vécu jusqu’à quatre-vingts ans et il buvait sa bouteille de bordeaux à tous les repas.

En vraie fille ignorante, la comédienne nie la science médicale, mais elle croit aveuglément aux recettes de son pédicure ou de sa masseuse.

Pourquoi Claude se sent-elle étrangement troublée par cet incident banal ? La voix de Léon Lambert-Massin tinte à son oreille ainsi qu’une pièce d’argent qui rend un son d’étain.

Enfin, on quitte la table. Colette de Verneuil, caressante, glisse son bras sous celui de Claude pour passer dans le salon. Elle s’exclame en regardant la jeune fille :

— Mon Dieu ! comme vous avez de beaux cheveux ! Qu’est-ce que vous mettez donc dessus, pour qu’ils soient aussi blonds ! De l’eau oxygénée ? vous avez tort : ils se casseront.

— Mais, je ne mets rien du tout, madame, proteste Claude.

— Vraiment ! c’est admirable d’avoir naturellement cette chevelure vénitienne avec des yeux si bruns ! Moi, je me teins au henné. Ah ! par exemple, vous êtes trop pâle… Vous devriez vous servir de la crème rosaline, en la recouvrant de poudre mauve : aux lumières, c’est exquis !

Claude, interloquée, examine d’un air choqué cette quadragénaire maquillée dont la patte d’oie dessine son réseau noirci par le khôl qui souligne les yeux pochés. Tout à coup, Colette s’élance dans la galerie vitrée et contemple le ciel d’un œil désolé, en gémissant :

— Il fait un temps superbe !… Chaque dimanche, c’est la même chose !

— Vous souhaitez qu’il pleuve le dimanche ? interroge Claude.

— Pardi !… ça fait monter la recette des matinées.

La jeune fille reste perplexe.

Dans un coin du salon, le député Asquin se dispute avec Henri Derive :

— Mon cher, ton système attaque la défense laïque… Veux-tu remplacer les instituteurs par des congréganistes ?

— L’enseignement de la morale religieuse à l’école s’impose, riposte Henri. La science est impuissante à satisfaire les esprits avides de savoir : seule, la religion peut les assouvir !

— Tu dérailles, mon cher vieux !

M. Lambert-Massin s’en mêle, soutient énergiquement le député Derive : déjà, le grand fabricant d’articles de piété rêve d’un gouvernement converti qui lui commanderait des milliers de chapelets de nacre et de croix en simili afin de les distribuer dans les écoles.

— Vous écoutez mon frère, mademoiselle ? Ça vous intéresse, la conversation d’un monsieur si sérieux ?

Claude tressaille : Georges Derive s’incline devant elle. Elle observe furtivement ce grand garçon souriant, aux traits fins, au teint un peu fripé par les veilles, dont les yeux caressants l’intimident. Le dessin de ses lèvres minces, rasées à l’américaine, a des sinuosités malicieuses. Il continue :

— Certes ! Henri est un homme grave… Vous pensez qu’on ne nous a pas taillés sur le même modèle, hein ? Effets contraires d’une même origine : notre père était un homme très énergique qui amassa une grosse fortune en brassant une foule d’entreprises industrielles ; mon frère, qui lui ressemble, a voulu continuer son effort et s’est orienté vers la politique ; moi, en venant au monde, je n’ai songé qu’à prendre le repos que papa avait bien gagné… Bref, Henri, c’est le fils de son père, tandis que moi, je suis le fils à papa.

Claude sourit, amusée par ce bagout d’homme d’esprit. Encouragé, Georges poursuit :

— J’avoue humblement que je ne suis qu’un superficiel : les profondeurs m’effrayent. Ma vie ne sert à rien ; je suis un chemin sans but, mais je ne marche jamais sur les pieds de mes voisins : et, c’est, en somme, une ligne de conduite…

Il s’interrompt, pour désigner Henri Derive et Joseph Asquin :

— Regardez-les discuter… Il faut toujours qu’ils se chamaillent… Ils ont commencé sur les bancs du collège ; ils continuent sur ceux du Palais-Bourbon. Ma foi, j’arrive à croire que si mon frère s’est déclaré réactionnaire bien pensant alors qu’Asquin s’affirmait socialiste anticlérical, c’est afin d’avoir un terrain de mésintelligence… Avec ça, ils s’adorent et finissent par se faire toutes les concessions. Eh bien ! voilà deux messieurs qui s’estiment sages : en quoi leur logique est-elle supérieure à la mienne ?

Ses phrases sont insignifiantes, mais il les prononce de tout près. Claude perçoit le souffle léger de ses lèvres fines, respire la senteur vague de brillantine musquée qu’exhalent ses cheveux noirs ; les prunelles du jeune homme plongent dans les siennes ; et elle rougit, parce qu’Yvonne regarde de leur côté.

— Mes enfants, je vous quitte, annonce brusquement Colette.

Madame de Verneuil prend congé des assistants, distribuant de fermes poignées de main qui vous laissent au creux de la paume une moiteur de blanc-gras.

Après son départ, Marthe propose :

— Si nous allions faire un tour au Bois ?

— Au Bois, le dimanche ! proteste Yvonne, horrifiée.

— C’est le seul jour où ses occupations permettent à ton père de prendre l’air, riposte Marthe, un peu pincée.

Yvonne lance un coup d’œil explicite à Irène. Elle propose, en contrefaisant l’enfant :

— Maman… emmène Claude et Madeleine ; je resterai avec Irène et nous jouerons sous l’œil de grand’mère, tandis que ces messieurs continueront de baragouiner leur charabia parlementaire…

Madame Lambert-Massin accepte avec joie, car elle réfléchit que l’automobile n’a que quatre places et que Léon devra monter à côté du chauffeur, même si elle laisse ici une partie de ses invités. D’autre part, Marthe souhaite cette promenade afin de faire diversion à la contrainte qui s’empare des maîtres de maison durant l’heure qui suit le repas ; lorsque, les cigares fumés, les liqueurs dégustées, après avoir nourri et abreuvé leurs amis, ils ne savent rien imaginer, pour les amuser. Car, si beaucoup de gens reçoivent, bien peu possèdent l’art de recevoir : il est tant d’hôtes ennuyeux à qui leur table tient lieu d’esprit et dont l’argenterie brille plus que la conversation.

Escortés de Georges Derive, les Lambert-Massin gagnent l’escalier. Avant de sortir, Claude, un peu offusquée, jette un dernier coup d’œil vers le salon : la vieille madame Massin, très congestionnée — l’effet du champagne — somnole au fond d’une bergère ; Yvonne, espiègle, taquine Henri Derive en lui chatouillant le cou du bout d’une de ses tresses mordorées qu’elle balance entre deux doigts ; Irène et le député Asquin sont blottis côte à côte, à l’autre coin du salon ; et la comédienne a des rires stridents qui coupent le silence.

Claude descend, toute songeuse, en méditant sur ces mœurs qu’elle ne comprend point : cette tenue douteuse, ces tolérances paternelles la confondent alors qu’elle les compare aux propos rigides que les Lambert-Massin tiennent devant d’autres personnes ; aux actions anodines qu’ils décrètent indécentes.

Au moment où elle monte en automobile, un regard du chauffeur Émile la frappe brusquement tandis qu’il écarte respectueusement la portière, le wattman observe ses patrons ; et cette œillade ironique et sournoise de valet qui jauge ses maîtres, semble refléter les doutes mêmes de Claude, avilis en suspicion vulgaire.

La voiture roule sur l’avenue ensoleillée, atteint l’Étoile, passe la porte Dauphine.

Claude est assise à côté de Marthe ; vis-à-vis d’elle se trouve Georges, installé sur le strapontin avec la petite Madeleine. Malgré elle, la jeune fille s’abandonne à la douceur de l’heure bienfaisante où l’on ne pense pas, où l’on ne se souvient de rien, où l’on se sent à peine vivre ; elle est agréablement balancée par les cahots légers et sourit aux arbres qui défilent, aux lacs pâles presque invisibles parmi l’herbe grise. Il lui semble qu’elle est une âme endormie dans un corps impondérable.

Soudain, un contact imperceptible frôle ses genoux ; elle a l’impression d’une chaleur croissante qui insiste peu à peu, se précise. Claude s’aperçoit que Georges Derive a glissé sa jambe contre sa jupe et qu’il tente une caresse vague, par pressions progressives. Le visage indifférent, il affecte de regarder par la portière, d’un air détaché. Claude rougit ; elle essaye de se reculer, prise de honte parce qu’involontairement, elle éprouve un émoi sensuel qui l’envahit de mollesse. Et, brusquement, elle rabat son voile de crêpe sur sa figure.

M. Lambert-Massin, qui est sur le siège de l’auto auprès d’Émile, se retourne tout à coup et frappe sur la vitre à l’adresse de sa femme ; Marthe fait un signe d’assentiment ; alors, l’auto, décrivant une courbe, s’arrête devant le pavillon d’Armenonville.

On s’assoit dans le jardin du café, car l’air est d’une tiédeur inusitée, annonçant un printemps hâtif. Claude, sérieuse, examine Georges avec rancune : pourquoi est-il ainsi envers elle, cet homme qui lui eût inspiré tant d’affectueuse sympathie ? Elle songe innocemment : « Peut-être est-ce moi qui ai tort ; on doit envisager le flirt sans pudibonderie… », mais les assiduités de Derive lui causent une sorte de tristesse.

À force d’étudier ses compagnons, elle remarque soudain les prévenances exagérées, voire déplacées, des Lambert-Massin (ces époux relativement âgés) à l’égard de ce garçon de trente-six ans qui paraît encore assez jeune pour avoir l’air d’un vrai jeune homme. M. Lambert-Massin l’écoute bavarder avec une obséquiosité attentive, tandis que Marthe opère de savants mélanges de crème et d’eau chaude dans la tasse de thé qui lui est destinée : ils semblent considérer Georges comme un être d’essence rare.

Une musique sautillante s’élève : l’orchestre du café commence de jouer la Musette de Pfeiffer, un de ces morceaux à la fois délicats et de compréhension facile que l’on entend un peu partout. Et Claude frissonne : cette Musette fait partie du répertoire des concerts Halberger ; combien de fois son père ne l’a-t-il pas répétée !… Le son nasillard du hautbois résonne encore dans ses oreilles…

Ah ! pourquoi faut-il que ces tziganes de restaurant lui rappellent le cher artiste qu’elle pleure… Et la ritournelle obsédante et joyeuse continue : « si, si, si,… do, si, sol, la… si, la, fa, sol… »

Claude balbutie, d’une voix étranglée :

— Papa !… oh, papa !

Les larmes irrésistibles lui montent aux paupières ; et elle s’enfuit à l’écart, derrière un bosquet, afin d’échapper aux curiosités environnantes. Ne pouvant rien comprendre, ahuris et scandalisés, ses cousins la regardent se sauver…

Claude sanglote, sans parvenir à se dominer. Elle s’est appuyée contre un arbre en dehors du café, dans une allée déserte. L’écorce du tronc lui pique le bras, à travers sa manche de crêpe. Quelqu’un murmure auprès d’elle : « Pauvre petite ! » On lui prend la taille ; et elle voit les lèvres de Georges tout près de sa bouche… Elle se dégage brusquement : les Lambert-Massin suivaient le jeune homme ; elle est sûre que ses parents ont surpris le geste hardi…

Mais Léon sourit amicalement à Georges, Marthe s’empresse ; Claude s’est-elle trompée ?… Non.

Elle a comme la perception obscure que le charmant millionnaire Derive, le frère du député influent, a dans la considération de ses cousins la place à part d’une prépondérance que l’on vénère et d’une force dont on respecte les actes, quitte à les ignorer lorsqu’ils ne sont point louables : la cécité du dieu Plutus est contagieuse pour ceux qui servent son autel.

Et dans son désir inconscient de chercher un refuge contre la menace vague qu’elle pressent, Claude va prendre la petite Madeleine par la main.