Calmann-Lévy, éditeurs (p. 87-100).



V


— À quoi songez-vous, Claude la silencieuse ?

Yvonne vient d’interpeller sa cousine. Les deux jeunes filles passent la soirée en tête à tête, dans le petit salon. Les Lambert-Massin sont allés aux Variétés, au spectacle d’une pièce gaie ; ils n’ont point emmené Yvonne, car il eût été malséant qu’elle fût vue à cette représentation d’une œuvre trop légère : mais ils lui ont permis — en guise de compensation — de lire cette même pièce dans le supplément de l’Illustration : affaire de nuances.

La grand’mère et Madeleine sont déjà couchées. Yvonne s’ennuie ; elle a feuilleté un roman ; elle a examiné Claude Gérard qui rêve en face d’elle, le front plissé et les yeux fixes. Maintenant, elle l’interroge, pour se distraire.

Depuis un mois qu’elle vit chez les Lambert-Massin, Claude s’est familiarisée avec Yvonne : la séduction des méchantes spirituelles pare cette dernière d’une sorte de charme piquant. Le rapprochement de leurs âges et la différence même de leurs natures a créé entre elles une camaraderie — perfide de la part d’Yvonne — et très amicale en ce qui concerne Claude.

Celle-ci éprouve à l’égard de sa jeune cousine certains sentiments d’abandon qui viennent moins de sa confiance que du désir de se confier : Yvonne est la seule personne de son entourage qui soit capable d’entendre ses confidences.

Ce soir, Claude réplique d’une voix qui rêve tout haut :

— Je songeais aux choses qui se passent ici… et que je comprends mal.

— Vous êtes si naïve !

Yvonne considère la jeune fille avec une pitié moqueuse ; elle raille :

— Dire que vous êtes majeure !… Qu’est-ce que vous savez, à votre âge ?

— Tout ce que l’on m’a enseigné.

— Traduction libre : tout ce que nous n’avons pas besoin d’apprendre. Mais ma bonne Claude, la seule science qu’il nous faut connaître, c’est celle qui n’est point marquée au programme.

Yvonne — s’apercevant que ses boutades déconcertent Claude — reprend brusquement :

— Et qu’est-ce qui vous intrigue, chez nous ?

— Tenez… par exemple… la psychologie de madame votre mère.

— La psychologie de maman ?… Ah ! non, je vais étouffer !

Yvonne se roule sur son fauteuil en riant aux éclats. Elle s’exclame :

— La psychologie de maman : c’est ça…

Et ses doigts, haut dressés, font le geste de secouer une crécelle :

— Quelque chose qui s’agite bruyamment pour parvenir à remuer du vent, conclut Yvonne.

La malicieuse fille poursuit, se réjouissant des mines de Claude :

— Après ?… Continuez. Aujourd’hui, on renseigne gratis.

Claude a de beaux yeux tourmentés ; sa voix grave prend des inflexions profondes :

— Je vous assure que je ne plaisante guère, Yvonne. J’ai peur de ne pas aimer vos parents comme je le devrais, à cause de ces hésitations auxquelles je suis en butte… Alors, expliquez-moi, une bonne fois… Vos parents, n’est-ce pas, sont des gens austères, probes, un peu rigoristes, aux idées étroites, aux préjugés vertueux ; bref, ce que mon père appelait gaiement de « vrais bourgeois ? »

— Parfaitement !

— Eh bien… Mais je ne vais pas vous choquer, au moins ?

— Oh ! Yvonne Lambert-Massin choquée par mademoiselle Gérard… Qui paye sa place pour voir ce phénomène ?

— Eh bien… comment se peut-il qu’ils soient si tolérants ou si aveugles, quand il s’agit…

Claude est cramoisie ; il faut qu’elle s’encourage en regardant la frimousse amusée d’Yvonne, pour achever :

— De… nos flirts… et de leurs visiteurs…

Yvonne pouffe ; ses yeux noisette s’allument d’une lueur perverse ; elle riposte, acerbe :

— Si je vous répondais qu’ils sont trop indulgents par affection pour nous et par politesse envers leurs hôtes, vous me croiriez aisément… Mais je préfère d’être franche. Si je cédais à la fantaisie de marivauder avec mon professeur de dessin, qui a vingt-trois ans, de beaux cheveux blonds, bouclés, et pas un maravédis en poche, vous constateriez le courroux de mes chers auteurs et vous entendriez leurs anathèmes contre une fille dévergondée… seulement, je flirte avec Henri Derive, le riche député ; or, leur point de vue change… Ils suivent d’un œil attendri ces petits jeux innocents dont l’enjeu serait une union inespérée, qu’ils n’osent espérer…

— Pourquoi ?

— Ah ! voilà le hic… Mes parents me semblent fortunés, ils m’aiment ; et, cependant, d’après certains indices, je présume que je n’aurai pas une grosse dot… tandis qu’Henri est extrêmement riche. Comprenez-vous, à présent, pour quel motif j’ai la permission tacite de me laisser embrasser dans les coins ?

— Yvonne, vous calomniez vos parents… Monsieur Derive a vingt-cinq ans de plus que vous !

— Pauvre Claude… Ce qu’on vous roulera facilement, dans la vie !… La vérité vous scandalise parce que c’est une dame qui sort toute nue ; mais le mensonge vous abuse, lorsqu’il s’habille en quaker.

Yvonne poursuit ses révélations :

— Quant à Georges Derive, si l’on ne semble point remarquer combien sa galanterie vous gêne, c’est qu’on le sait capricieux, susceptible ; et qu’il est à ménager, à cause de son grand frère… D’ailleurs, ma chère, je vous trouve niaisement formaliste : ce garçon ne va pas vous… manquer de respect, dans le salon familial, au milieu de dix personnes ! À votre place, je m’amuserais à jouer les Célimènes, c’est fort divertissant de souffler sur les étincelles lorsqu’on est protégé par le garde-feu.

— Je ne veux pas qu’il me croie coquette… cela me ferait de la peine.

— Ah ! çà… seriez-vous prête à l’aimer ?… Ce serait une fameuse gaffe !

Les deux jeunes filles se considèrent fixement ; Claude, interdite, froissée par ce langage effronté, regarde la cynique gamine avec la mine inquiète d’une jeune chatte qui épie les grimaces d’un ouistiti. Yvonne, gouailleuse, finit par s’écrier :

— J’aurais dû m’en douter, parbleu !… Vous êtes une sentimentale, c’est complet !

La petite Lambert-Massin examine sa cousine avec une véritable compassion : à ses yeux de fillette avertie, la sentimentalité est une espèce de maladie dangereuse, aussi redoutable que le choléra. Après un silence, Claude, obéissant à sa curiosité, demande :

— Et madame de Verneuil, qui est-ce ?

— Bon ! C’est la cousine Colette qui vous préoccupe, maintenant.

— J’ai rencontré cette dame cinq ou six fois déjà ; et je n’arrive pas à la caractériser… je n’ose questionner vos parents… Pourtant, sa personnalité m’intrigue !… Puisqu’elle est reçue ici, c’est une femme convenable… alors pourquoi affecte-t-elle un genre si bizarre ? Elle tutoie les gens au bout de cinq minutes, fume comme un homme, et passe son temps à supputer les recettes des théâtres parisiens dont elle a l’air de connaître tous les directeurs… Est-ce que c’est aussi une actrice, ainsi qu’Irène d’Albret ?

— Comment !… Vous ignorez encore ce que fait Colette Lambert, alias de Verneuil ?… Voyons… Son nom ne vous dit rien ? Eh bien, voici son histoire, en deux mots : Colette est une cousine de papa ; c’est la fille naturelle d’une demoiselle Lambert qui avait mal tourné. À vingt ans, sans un sou, pourvue d’une naissance irrégulière et d’un joli visage, Colette comprit rapidement qu’elle resterait toujours en marge de l’existence correcte. Alors, débrouillarde, elle se présenta un jour aux auditions de l’Eldorado : on lui trouva du galbe ; elle débuta heureusement ; et, pendant quinze ans, chanta tous les flonflons du café-concert sous le nom de Colette de Verneuil : je vous prie de croire que papa ne se vantait pas d’être son cousin, à cette époque-là : Colette était excommuniée. Et puis, un beau jour, elle a quitté les planches ; avec ses économies, elle a acheté le Palais-Montmartre, ce grand café-concert du boulevard de Clichy ; elle le dirige à merveille, y réalise de gros bénéfices et rêve de se retirer prochainement des affaires pour aller vieillir en dame vénérable dans quelque province candide. Mais le plus drôle, c’est que Colette, en dépit de son existence accidentée, est demeurée pieuse comme une Romaine : elle communie une fois par mois et se confesse tous les quinze jours. Chaque fois qu’une revue osée du Palais-Montmartre atteint la centième, Colette prélève une part sur les recettes pour offrir au Seigneur l’amende honorable de cet argent déshonorant que rapportent les spectacles impurs. Il y a deux ans, lorsque son procès au sujet d’une danseuse nue lui fit tant de réclame, Colette imagina — pénitence ou actions de grâces ? — de donner à sa paroisse un christ d’ivoire, grandeur nature : et ce fut à papa qu’elle l’acheta ; six mois plus tard, elle lui adressait une nouvelle commande à l’occasion d’un nouveau succès ; coût, six mille francs. Depuis ce temps, mes parents reçoivent Colette et se souviennent de leur parenté ; ils l’ont désormais en odeur de sainteté, c’est le cas de le dire !

Plus les propos irrespectueux d’Yvonne la scandalisent, plus Claude se sent mordue par l’envie de savoir. Elle reprend ses questions avec une sorte de confusion :

— Et Irène d’Albret ?… Et monsieur Asquin ?

— Oh ! oh… Rien ne vous échappe, ma chère Claude… Eh bien, oui : Irène est entretenue par Joseph Asquin. Mon père et ma mère ferment les yeux, d’abord parce qu’Asquin est un député influent qui rend mille services à papa…

— Je me figurais qu’il n’avait pas les mêmes opinions que monsieur Lambert-Massin.

— Oui, mais raison de plus : il paraît qu’il est bien plus utile. Ensuite… nous ne pouvons tenir rigueur à Irène d’une décision, en somme, très sage… Irène Massin n’avait pas de fortune ; sa mère a d’abord cherché à la marier ; comme à vingt-sept ans ma cousine était toujours fille, elle a transformé en profession ce talent déclamatoire qui n’était qu’un art d’agrément… Elle a joué dans les salons, chez des rastaquouères ; puis, sur des théâtricules à côté… On a signalé son chic et sa grâce ; un couturier l’a habillée à l’œil… Enfin, elle a rencontré monsieur Asquin qui lui a meublé un entresol rue de Miromesnil et lui sert trois mille francs par mois… Mes parents n’ont garde de blâmer Irène ! elle a tant de tenue !… Elle leur fait honneur, ayant l’habileté de s’être ménagé une liaison flatteuse…

Yvonne conclut étourdiment :

— Somme toute, elle a su arranger sa vie ; et elle est bien moins gênante que si elle était restée leur parente pauvre !

Claude est cinglée par cette phrase : serait-ce donc là la morale des Lambert-Massin ! Ils salueraient l’argent, quelle que fût sa source, et déclareraient intelligente la déclassée « qui a su arranger sa vie », et de quelle façon !… Lui proposerait-on dans l’avenir de tels marchés, à elle, l’autre parente pauvre ? Claude se révolte contre cette pensée, et proteste :

— Vous êtes mauvaise, Yvonne… Vous vous méprenez sur les intentions de vos parents, dont le mobile nous échappe. S’ils agissent ainsi, c’est peut-être par charité, non par intérêt… Allons… Avouez que vous vous moquez de moi et que vous n’oseriez point juger de cette manière des êtres si excellents… si religieux ?… Que diraient-ils s’ils vous entendaient parler comme vous le faites ?

— Rien du tout, puisque personne ne m’écoutait… Mais ils me gronderaient terriblement, si quelqu’un de leurs amis eût pu surprendre mes paroles.

Yvonne murmure doucement :

— Aux yeux de papa, les apparences seules importent : il ne châtie que la faute publique… et maman est son écho fidèle. Colette de Verneuil ne défraye plus la chronique scandaleuse ; Irène d’Albret jouit clandestinement d’une aventure unique et fructueuse : donc, elles sont honorables, car nul ne critique leurs gestes. La bonté paternelle me laisse toute licence, du moment que je dissimule mon indépendance… Seulement, le hasard s’est plu à me doter d’une franchise native ; j’ai eu beau me réformer, la nature reprend ses droits… Et voilà pourquoi je m’exprime parfois si brutalement… ça me repose des grippe-minauderies forcées.

Yvonne se penche vers le guéridon, saisit le roman qu’elle feuilletait tout à l’heure et le tend à Claude qui déchiffre le titre, sur la couverture : Les Oberlé. — rené bazin. Yvonne ouvre une page, au hasard, et la place sous les yeux de Claude qui s’écrie, après avoir parcouru quelques lignes :

— Mais… c’est le Lys rouge, d’Anatole France !

— Pardi !… Tiens, on vous l’a donc laissé lire, jeune oie blanche, que vous le reconnaissez ?

— Oui. Mon père disait que les beaux livres peuvent être mis entre toutes les mains sans jamais pervertir l’esprit.

— Mes parents ne sont point de son avis, hélas !… On ne me permet pas encore Le Lys rouge, tandis que Les Oberlé, n’est-ce pas, ça se repasse de mère en fille… c’est la lecture saine ad usum delphini… Alors, moi, pas bête, j’ai décollé proprement les couvertures des deux livres ; j’ai recollé celle du bouquin autorisé sur la page de garde du roman défendu, et ainsi, je puis savourer tranquillement mon cher Lys rouge, sans que personne me dérange ; car, l’aspect rassurant du contenant protège le contenu ignoré…

Et Yvonne achève, non sans profondeur :

— Voyez-vous, ma chère Claude… chez monsieur et madame Lambert-Massin, tout n’est qu’une question de « couverture » !