Le Héros (1725)
Traduction par Joseph de Courbeville.
(p. 77-80).


XVIII

LA SYMPATHIE NOBLE ET ÉLEVÉE



C’est une qualité de héros que d’avoir de la sympathie avec les héros. Un rapport quoique très éloigné entre le soleil et une simple plante, attribue à celle-ci le glorieux nom de ce bel astre. La sympathie est un de ces prodiges, dont la nature se plaît à nous envelopper la cause, et dont les effets sont la matière de notre admiration et de notre étonnement. Néanmoins, on peut la définir en général une parenté des cœurs, comme au contraire l’antipathie en est un éloignement, une aliénation. Les uns mettent l’origine de la sympathie dans la convenance du tempérament, de l’humeur, des affections ; les autres la font remonter jusqu’aux astres, dont ils veulent que l’influence soit la source. Quoi qu’il en soit, l’antipathie enfante souvent des monstres dans la société civile, et la sympathie y produit souvent de si grandes merveilles que le peuple ignorant et superstitieux les nomme des enchantements, ou des miracles. L’antipathie trouve des défauts à la perfection la plus reconnue et la sympathie trouve des grâces à un défaut qui blesse les yeux de tout le monde. Celle-là comme une vipère se glisse dans le sein même des familles, où elle empoisonne tout, où elle brouille et bouleverse tout ; elle y soulève le père contre les enfants, et les enfants contre le père ; on n’y garde plus, ni subordination naturelle, ni subordination civile ; et l’on éclate enfin, on se poursuit en justice, on s’y décrie avec un acharnement réciproque. L’antipathie d’un père va jusqu’à frustrer son fils de la succession à la Couronne, tandis que la sympathie la met sur la tête d’un étranger. Car que celle-ci ne fait-elle pas à son tour, bien que ce soit d’une façon toute opposée à l’autre ? Sans éloquence, elle touche, elle gagne les cœurs ; sans demander, elle obtient ; sans crédit, sans protection, tout lui est possible, tout lui est accordé.

Par le terme de sympathie qui convient proprement aux personnes, j’entends encore le penchant, l’attrait, l’affection aux choses mêmes. Je dis donc que cette sorte de sympathie est comme l’horoscope de ce que l’on deviendra, suivant les objets auxquels elle se tourne. Si le penchant tend aux grandes choses, c’est un présage d’héroïsme en quelque genre ; si le penchant va aux petits objets, c’est un pronostic presque sûr qu’il n’y aura jamais de noblesse, de grandeur dans l’âme, ou bien, il faudra des soins infinis et d’excellents maîtres pour redresser cette pente. Au reste, ceux que nous appelons les grands, pour les distinguer du peuple, sont sujets à cette espèce de sympathie basse aussi bien que les hommes du commun. Quelques-uns d’eux véritablement petits dans leur condition élevée n’ont l’esprit tourné qu’à la bagatelle, au vil intérêt, à la finesse, à la ruse, à la supercherie. Des princes mêmes, par attrait, par tempérament, plutôt que par choix, n’ont-ils pas laissé les voies de la vraie grandeur, pour prendre celles d’une politique messéante à leur dignité ?

Je reviens à la sympathie des personnes. Il y a celle que nous sentons pour autrui, et celle que l’on sent pour nous. La première est un sentiment noble qui nous fait honneur, lorsqu’elle se termine aux grands personnages, aux gens de mérite : elle est même quelquefois une disposition à devenir ce que ces hommes sont. La seconde nous est honorable et utile avec cela, lorsque ceux qui la sentent pour nous sont distingués par de belles qualités, et par un puissant crédit. Le prix de cette sympathie est comparable à l’anneau de Gigez et sa vertu à la chaîne d’or du fameux Thébain ; elle vaut pour nous et l’un et l’autre à la fois, ainsi que je l’ai déjà insinué. Mais, bien que nous ayons de l’inclination et du penchant pour des hommes de ce caractère et de cette considération, ce n’est pas une conséquence qu’ils éprouvent en eux les mêmes sentiments à notre égard. Le cœur a beau nous parler pour eux, l’écho, si je l’ose dire, ne nous répond rien de leur part : alors il n’en est pas comme de la liaison naturelle des cœurs, où la correspondance se rend sensible des deux côtés. C’est donc à l’attention suivie d’un esprit pénétrant, de remarquer si la sympathie agit en sa faveur : il n’est donné qu’à lui de mettre en œuvre cette heureuse disposition, dont il doit la découverte à son habileté et à son étude ; il n’est permis qu’à lui de savoir bien user de ce charme naturel, et achever par son adresse ce que la nature avait commencé pour lui. Mais aussi, prétendre s’insinuer dans le cœur et gagner les bonnes grâces d’une personne en dignité et en crédit, sans que la sympathie y ait aucune part, c’est une entreprise téméraire et inutile ; quelque mérite que l’on puisse avoir, il restera de ce côté-là sans appui, et il ne fera jamais son chemin à moins qu’un autre secours ne lui soit prêté. Un prince ne saurait être un héros guerrier, si le bonheur n’accompagne point sa valeur, comme je l’ai dit ; un subalterne non plus ne saurait être un héros en ce même genre, si ses bonnes qualités ne sont point soutenues par la protection ; sans cela, il n’avancera guère.

La sympathie qui passe toutes les autres, et par rapport à la gloire, et par rapport à la fortune, c’est celle d’un grand roi à l’égard de son sujet. Cependant si le bonheur manque à celui-ci pour approcher le prince et pour s’en faire connaître, à quoi lui servira cette sympathie ? L’aimant n’attire pas le fer trop éloigné de son impression, et la sympathie n’opère qu’à la portée de sa sphère : une sorte de proximité entre l’objet et la puissance est ici une condition essentielle que rien ne peut remplacer. Mais supposé que nul obstacle n’empêche l’effet de cette auguste sympathie, un sujet qui a du mérite parvient en peu de temps à un haut point de grandeur.