Le Héros (1725)
Traduction par Joseph de Courbeville.
(p. 74-76).


XVII

L’ÉMULATION



La plupart des premiers héros n’ont point du tout eu de postérité, ou n’en ont point eu qui héritât de leur héroïsme. Mais si ce bonheur leur a manqué, la gloire d’avoir tant de fameux imitateurs les en dédommage assez. Il semble que le Ciel les eût moins formés pour laisser des successeurs de leur sang et de leur mérite que pour être des modèles communs à tous les héros à venir. En effet, les hommes extraordinaires sont comme des livres de conduite, qu’il faut lire, méditer et repasser sans cesse, afin d’apprendre par quels moyens, par quelles voies on peut parvenir à l’héroïsme, qui était leur terme. Que l’on se les propose donc, ces premiers hommes en chaque genre, et que l’on ne se les propose pas seulement pour les imiter, seulement pour les égaler et pour marcher du même pas qu’eux, mais encore pour les surpasser. La valeur d’Achille fut le noble aiguillon qui piqua le jeune héros de la Macédoine. Les hauts faits du premier excitaient dans le cœur de celui-ci une impatience vive et jalouse d’en devancer la renommée. Alexandre en vint jusqu’à verser des larmes au récit des grandes actions d’Achille : mais ce n’était point Achille qu’il pleurait ; c’était sur lui-même, qui n’avait pas encore commencé la course glorieuse du vainqueur des Troyens.

Alexandre fut ensuite pour César ce qu’Achille avait été pour Alexandre. Les prodigieux exploits du Macédonien inspirèrent au Romain la généreuse envie de devenir son rival. César en effet poussa si loin ses conquêtes que, jusqu’ici, la renommée a partagé également ses suffrages entre ces deux héros. Car, si Alexandre eut tout l’Orient pour théâtre de ses belles actions, César pour théâtre des siennes eut tout l’Occident. Alphonse le Magnanime, roi d’Aragon et de Naples, disait que les trompettes et les tambours n’animaient pas plus un cheval de bataille que la réputation de César lui enflammait le cœur d’un feu martial. Ainsi, les héros se succèdent-ils à la gloire par l’émulation, et à l’immortalité par la gloire.

En toute profession, en toute science, en tout art, on voit toujours quelques hommes qui brillent, tandis que mille autres sont ensevelis dans l’obscurité. Ceux-ci sont comme les antipodes du mérite, et ceux-là sont comme les lumières qui montrent le chemin pour y arriver. C’est au sage à étudier et à discerner ces différents grades : et pour cela, qu’il ait bien présente à l’esprit l’histoire des grands hommes dans l’état auquel il veut se destiner. Plutarque dans ses Vies parallèles fournit une espèce de catalogue des anciens héros ; et Paul Jove dans ses Éloges en donne un autre pour les modernes. Il manque à ces deux auteurs plus d’étendue et plus de critique. Mais qui oserait entreprendre d’y suppléer ? C’est ce qui ne se peut exécuter avec succès que par un génie supérieur. Il est facile de placer ces grands hommes, suivant l’époque des temps où ils ont vécu ; et il est très difficile de les caractériser au juste, et d’en assigner exactement la différence, selon la variété et le degré du mérite.

Mais sans nous fatiguer beaucoup, pour tracer les divers portraits de l’héroïsme, un seul suffira, dont tous les traits sont autant de qualités éminentes. L’Espagne doit aisément reconnaître ici Philippe IV qui nous représente en sa personne les perfections partagées en tant d’autres : ce modèle sur lequel il faut se former pour être un monarque parfait, ce prince heureux dans ses entreprises, héros dans la guerre, sage et réglé dans ses mœurs, solide et fort dans sa foi, aimable dans ses manières, accessible au dernier de ses sujets ; en un mot, grand homme en tout.