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LE GULF-STREAM

Quoiqu’on ait déjà beaucoup écrit sur le Gulf-Stream, il ne manque pas de renseignements nouveaux et peu connus à donner sur ce fleuve océanique. C’est ce que nous entreprenons aujourd’hui, croyant devoir cependant rappeler succinctement les particularités les plus remarquables du plus puissant des grands courants de la mer. Le Gulf-Stream, comme on le sait, a son origine dans le golfe du Mexique, d’où il sort par le canal de la Floride.

À partir de la Floride, il se dirige d’abord au N.-E., puis se sépare en deux branches, dont l’une court vers le S.-E., tandis que l’autre dépasse Terre-Neuve, traverse l’Atlantique, et va réchauffer les côtes de l’Europe occidentale. Le changement de température des eaux de l’Océan dans les différentes saisons imprime au Gulf-Stream un mouvement d’oscillation, tantôt vers le nord, et tantôt vers le sud. Ainsi, en hiver, sur le méridien du cap Raze, la limite nord du courant se trouve vers le parallèle de 40° à 41°, et en septembre, quand la mer atteint son maximum de chaleur, vers 45° ou 46°. Lorsque les températures de l’hiver ou de l’été sont exceptionnelles, le lit du Gulf-Stream doit remonter ou descendre plus que d’ordinaire, et, comme on l’ajustement observé, la prévision de ces changements pourrait donner quelques règles applicables à la pêche de la morue, qui, comme la plupart des poissons, cherche de préférence les eaux fraîches, dans lesquelles sont établies les meilleures pêcheries. On sait d’ailleurs que l’existence du Gulf-Stream fut d’abord révélée par la constance avec laquelle la baleine franche évitait la chaleur de ses eaux.

L’action de ce grand courant sur le climat de l’Europe est due plutôt à l’énorme masse d’eau tiède qu’il entraîne qu’à sa température élevée. Dans son rapport sur les recherches scientifiques faites à bord du Shearwater, en août, septembre et octobre 1871, un éminent naturaliste, M. W.-B. Carpenter a reproduit des coupes obtenues en différents points du Gulf-Stream, en donnant les lignes isothermes à diverses profondeurs. On voit ces lignes suivre les courbes du fond de la mer, au lieu d’être parallèles à sa surface, indiquant ainsi l’existence du contre-courant froid, venant du pôle, dont Maury avait signalé l’existence, et qui s’interpose entre le Gulf-Stream et la croûte terrestre. Cette disposition naturelle contribue à conserver la chaleur que ce courant transporte à travers l’Atlantique, du canal de la Floride jusqu’à la Nouvelle-Zemble.

Les eaux les plus chaudes du Gulf-Stream, dont la température maximum est d’environ 30°, sont à la surface. Ces eaux débordent du courant après avoir franchi le 40e degré de latitude, et s’étendent sur un espace de plusieurs milliers de lieues carrées, couvrant l’Atlantique nord d’un manteau de chaleur qui adoucit les rigueurs de l’hiver.

On sait que les marins jettent de temps à autre à la mer des bouteilles cachetées renfermant l’indication de la date et de la position du navire. En marquant sur les cartes le point de départ et le point d’arrivée d’un grand nombre de ces bouteilles, on a reconnu que de tous les points de l’Atlantique les eaux ont une tendance à converger vers le golfe du Mexique et son courant. Une bouteille jetée sur la côte de l’Afrique méridionale a été recueillie à Guernesey, dans la Manche, et il est très-probable qu’elle a dû faire le tour du golfe du Mexique et suivre ensuite le Gulf-Stream. Les plantes marines, les bois de dérive que transporte ce courant, et qui proviennent des Indes occidentales, se rencontrent souvent aussi sur les côtes qu’il baigne, et servent, comme les bouteilles, à tracer son cours. Sur le rivage des Açores, il porte de nombreuses graines, dont quelques-unes germent et produisent des espèces américaines. Les exemples d’importations de plantes s’opérant ainsi par l’intermédiaire des courants marins ne sont pas rares, et les apports effectués par le Gulf-Stream ont été souvent constatés par les naturalistes.

Les innombrables organismes dont fourmillent les mers intertropicales sont entraînés par le Gulf-Stream, et de l’Amérique en Irlande accumulent sur le fond leurs coquilles microscopiques, qui forment les couches successives dont se compose le lit de l’Océan. À la hauteur des bancs de Terre-Neuve, il y a, en hiver, entre les eaux tièdes du courant et les eaux qui descendent du nord une différence de température variant de 11° à 16° cent. Des myriades d’animalcules transportés par le Gulf-Stream périssent au contact du courant froid qui, par le détroit de Davis, charrie les glaces du pôle, et leurs débris imperceptibles vont s’entasser au fond de la mer. En même temps, les glaçons rencontrent les eaux chaudes venues du sud fondent, et déposent les blocs de pierre, les rochers, les graviers arrachés aux terrains de l’archipel polaire.

Le courant polaire, après sa rencontre avec le Gulf-Stream, se divise en deux parties : l’une descend dans les profondeurs, où le thermomètre la découvre, et sert de lit aux tièdes eaux sorties du golfe du Mexique, jusqu’au détroit de Bahama ; l’autre se maintient à la surface et suit les rives américaines jusqu’à la Floride.

L’exploration scientifique du steamer des États-Unis le Bibb, dans le Gulf-Stream, en 1869[1] a montré la grande valeur des dragages opérés sur le lit du courant. Ce bâtiment, commandé par le capitaine Robert Plaat, chargé de la partie hydrographique, avait à bord Agassiz, et un naturaliste distingué, M. de Pourtalès, qui venait continuer ses remarquables travaux des expéditions précédentes, entreprises depuis trois ans par la marine de l’Union. Sur certains points, les instruments de sondage débordaient de coraux, de mollusques, de zoophytes, de crustacés, dont plusieurs espèces, communes à l’endroit où on les rencontrait, n’avaient jamais été décrites, et se rapprochaient plus des fossiles de la période tertiaire et de l’époque crétacée que des types contemporains, formant ainsi un des anneaux qui relient les espèces vivantes aux espèces disparues. À la profondeur de 400 et 500 brasses[2], la sonde, pénétrant dans la cuvette du Gulf-Stream, ramenait une vase épaisse, peuplée d’innombrables foraminifères, et ressemblant, après dessiccation, à la craie marneuse des dernières formations crétacées.

Les naturalistes anglais et Scandinaves, qui ont déjà réuni un grand nombre d’observations sur les faunes sous-marines des îles Britanniques et de la Norwége, ont constaté que le développement de la vie organique dans les mers est plus en rapport avec la température qu’avec la profondeur. Les sondages faits dans les mers situées au nord de l’Écosse, par le Lightening, sous la direction de M. Carpenter, accompagné du professeur Thomson, ont ramené d’une profondeur de près de 1 000 mètres, mais dans un fond chaud, une abondance d’espèces animales très-remarquables, quelques-unes inconnues, d’autres fort rares et ayant leurs représentants dans la faune du terrain tertiaire le plus récent du bassin de la Méditerranée. Mais les courants chauds de l’Océan, qui ont leur origine dans les mers équatoriales, sont croisés par des courants froids venus des mers boréales, dans lesquels on ne trouve que des espèces de la zone polaire. Des dépôts très-différents peuvent donc se faire en même à peu de distance l’un de l’autre, et comme il y a eu à toutes les époques une circulation océanique, des courants polaires et équatoriaux, on comprend que l’étude actuelle de ces courants et des climats sous-marins peut donner à la paléontologie géographique les plus précieuses indications. Ajoutons que des débris volcaniques, des scories, des cendres, des fragments de pierre ponce et d’obsidienne ont été recueillis dans la série des spécimens obtenus par les sondages faits dans la partie du Gulf-Stream qui traverse l’Atlantique, de l’Islande à Terre-Neuve. Le professeur Bailey, après avoir examiné ces marques plutoniques, a fait observer qu’elles ne proviennent pas nécessairement de volcans en activité. Si elles ont été déposées par des volcans éteints, la recherche de leur point d’origine peut conduire les géologues à d’intéressantes découvertes.

Élie Margollé.

La suite prochainement. —


  1. Voy. les Fonds de la mer, étude internationale sur les particularités nouvelles des régions sous-marines, dirigée par MM. Fischer, de Folin, Périer, — Tome I, 1867-1871 ; Savy, éditeur.
  2. La brasse anglaise vaut 1m66.